M. Gérald Darmanin, ministre. Vous n’êtes pas la seule…

Mme Isabelle Florennes. Elle ne mérite sûrement pas les réactions très excessives qu’elle suscite.

Y a-t-il aujourd’hui des personnes en situation irrégulière qui travaillent légalement dans notre pays ? La réponse est oui, bien sûr.

Sont-elles parfois régularisées au bout d’un certain temps de présence et de travail sur le territoire national ? Oui, bien sûr ! Autrement dit, le sujet de cet article n’est pas nouveau et il ne serait pas juste de prétendre le contraire.

L’innovation majeure de l’article 3 réside dans la création d’un titre de séjour de plein droit pour une personne travaillant dans notre pays depuis plus de huit mois au cours des deux dernières années.

Notre groupe a longuement débattu de cette disposition. Un élément central a toujours fait consensus : nier la situation de ces travailleurs sans-papiers, qui travaillent parfois depuis des années sur notre sol, souvent dans des métiers pénibles, ne résoudra pas le problème.

M. Thomas Dossus. C’est vrai !

Mme Isabelle Florennes. Soyons clairs, ces personnes sont le plus souvent non expulsables : elles sont sur le territoire depuis trop longtemps, elles sont intégrées, elles ont souvent une famille. Inutile donc de venir les voir grossir la catégorie de ce que l’on appelle les « ni ni » : ni expulsables ni régularisables.

Faut-il pour autant créer un nouveau type de titre de séjour ? Nous avons finalement considéré que ce n’était pas la bonne option. La solution la plus efficace est de conserver, comme aujourd’hui, le pouvoir d’appréciation des préfets dans une gestion des dossiers au cas par cas. C’est ce à quoi que tend l’amendement que nous vous présenterons.

Il vise aussi et surtout à modifier le régime applicable en matière d’autorisation de travail. Cela a été rappelé : un salarié sans-papiers qui souhaite régulariser sa situation doit recueillir l’accord de son employeur pour pouvoir présenter sa demande de titre de séjour en préfecture. Il ne nous paraît pas pertinent de maintenir ainsi un salarié étranger dans la dépendance de son employeur. C’est la raison pour laquelle notre amendement a également pour objet la suppression de cet accord préalable.

Une telle rédaction de l’article 3 nous semble pragmatique et responsable : ni appel d’air ni déni de réalité. Nous espérons que celle-ci sera finalement partagée par tous.

Nous sommes également favorables à un dispositif qui permette d’assouplir l’accès plus rapide au marché du travail pour les demandeurs d’asile qui sont le plus susceptibles d’obtenir la protection de la France.

Il ne s’agit pas de remettre en cause la règle applicable à tous les demandeurs d’asile, d’autant que l’on sait pertinemment qu’une majorité d’entre eux n’obtiendra pas le statut de réfugié.

En revanche, laisser travailler un individu originaire d’un pays pour lequel les ressortissants obtiennent l’asile dans 90 % des cas est une mesure pragmatique ! Cela favorisera son intégration et nous y sommes favorables.

Je conclurai en reprenant une analyse de notre collègue député Jean-Louis Bourlanges. Ce dernier considère qu’il règne en France un climat de peur et d’insécurité dû en grande partie à une perte de confiance dans nos institutions.

Ce texte, à l’aune de nouvelles procédures administratives, tente de remédier à ce constat. Il vient compléter d’autres mesures déjà prises en y mettant encore plus d’exigences. Il correspond à une attente de fermeté et d’efficacité de nos concitoyens. En effet, un sondage paru hier montre que les trois quarts de l’opinion publique soutiennent le présent projet de loi.

Enfin, à celles et à ceux qui veulent fermer les frontières de notre pays, je rappelle que la France s’est construite de tout temps grâce à l’arrivée d’étrangers venant de multiples pays, à qui elle doit une grande partie de sa richesse et de son rayonnement. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP.)

(M. Alain Marc remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Alain Marc

vice-président

M. le président. La parole est à M. Guy Benarroche. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Guy Benarroche. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant d’entrer dans les détails importants de ce projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, il est bon de rappeler qu’il est le trentième texte de loi sur la question de l’immigration depuis les années 1980…

À sa lecture, on peut être heurté par son déséquilibre provoqué tant par la partie sécuritaire du texte gouvernemental initial que par la version de la commission des lois du Sénat, qui reste sans voix sur les articles 3 et 4, au cœur de l’intégration prévue, tout en renforçant ses aspects punitifs.

Je sais que nous ne définissons ni ne caractérisons pas tous l’immigration de la même façon.

L’immigration est un phénomène normal, historique, récurrent. Point commun de l’histoire des civilisations, elle a participé et participera à l’évolution de notre culture et à la construction de notre pays.

C’est un phénomène démographique complexe et tributaire de contingences géopolitiques comme les guerres ou les famines, et même du changement climatique.

Cependant, d’autres fables, de plus en plus nombreuses, voient le jour. Dans la réalité, aucun mur physique ou administratif n’a pu empêcher durablement l’être humain d’aller voir ailleurs, surtout pour des raisons liées à sa survie. Tant d’épisodes tragiques nous le rappellent : en Méditerranée, dans la Manche et ailleurs.

C’est un phénomène, enfin, qui entraînera encore plus de mouvements dans les années à venir au sein des pays et des continents et entre ceux-ci.

Le phénomène migratoire ne peut être appréhendé uniquement à l’aune d’une vision sécuritaire, sauf à assimiler l’étranger à une menace, ce que nous refusons. Le ministère de l’intérieur ne doit pas être l’unique maître d’œuvre de la politique migratoire de notre pays. Il est urgent de nous pencher sur la création d’un ministère dédié à la politique d’immigration, d’accueil et d’intégration comme notre groupe, notamment par la voix de mon collègue Thomas Dossus, a déjà pu l’évoquer.

L’équilibre recherché par ce projet de loi est loin de la promesse présidentielle de 2019, lorsque Emmanuel Macron affirmait : « Je crois au vrai “en même temps” sur la politique migratoire aussi. »

Aussi, quelle est cette histoire présentée aujourd’hui par le Gouvernement et réécrite par la commission des lois du Sénat ? Ne soyons pas dupes et analysons l’intérêt politicien devenu le fondement de ce texte dont le parcours jusqu’à ce jour est plus qu’erratique.

Certes, vous déclariez, monsieur le ministre, il y a quelques jours dans Le Journal du dimanche : « L’enjeu est trop important pour la Nation pour faire de la politique politicienne. » (M. le ministre acquiesce.) Pourtant, tout, dans la gestion de ce texte, n’est que reflet d’un calcul politicien.

Sinon, comment expliquer son retrait de la séance publique au mois de mars dernier, au prétexte qu’« il n’existait pas de majorité pour voter un tel texte », selon Élisabeth Borne ?

Comment expliquer les annonces présidentielles de mars dernier : « Il y aura bien une loi immigration. Il y aura sans doute plusieurs textes immigration et ils arriveront dans les prochaines semaines. » ?

Comment accorder ces propos avec les déclarations de la Première ministre en avril : « Ce n’est pas le moment de lancer un débat sur un sujet qui pourrait diviser le pays. […] Si nous ne pouvons pas trouver d’accord global, nous présenterons en tout état de cause un texte à l’automne, avec comme seule boussole l’efficacité. » ? Pensez-vous réellement que le climat soit plus apaisé aujourd’hui qu’en avril ?

La politisation outrancière de la question migratoire est un piège qui ne devrait profiter à personne, mais qui profitera malheureusement à certains.

Comment expliquer, encore, que l’on soit passé d’un texte « gentil avec les gentils, méchant avec les méchants » – c’était la morale de la fable –, au texte « le plus ferme avec les mesures les plus dures depuis ces trente dernières années » ?

M. Gérald Darmanin, ministre. Ce n’est pas incompatible !

M. Guy Benarroche. « La France ne peut pas accueillir tout le monde si elle veut accueillir bien », disait le Président de la République en 2019. Mieux accueillir, est-ce procéder dans le budget à une baisse des crédits octroyés pour l’allocation pour demandeur d’asile de plus d’un tiers – 36 % – comme l’an dernier ? (M. le ministre conteste ce chiffre.) Quel décalage entre la réalité et le récit !

Notre pays ne peut pas mettre les gens dans des situations irrégulières vis-à-vis de la loi du fait de la complexité croissante de celle-ci et de l’inflation législative nationale et européenne. Comment ne pas voir que ce texte n’apporte rien au phénomène inexcusable de précarisation des étrangers ?

Venons-en à l’intégration par le travail : c’était l’un des deux piliers mis en avant par les ministres Darmanin et Dussopt. L’accès au travail est la clé de l’intégration des adultes arrivant sur notre sol. Je sais que cette conviction est partagée, au vu du traitement des Ukrainiens lors de leur arrivée. La crise ukrainienne a montré que l’Europe et notre pays pouvaient accueillir, de manière à la fois convenable et rapide, dès lors que la volonté politique en ce sens était affirmée. Le régime dérogatoire appliqué aux Ukrainiens, qui a fait ses preuves, ne devrait-il pas tendre à devenir la règle ?

La question de la régularisation – la jambe gauche bien maigrichonne du texte –, abordée en partie dans l’article 3, est essentielle. Permettez-moi de rappeler l’objectif annoncé : régulariser les travailleurs sans-papiers pour faciliter leur intégration, leur éviter d’être à la merci de réseaux mafieux et permettre à de nombreuses branches de notre économie de fonctionner normalement, comme beaucoup d’employeurs le demandent.

Or, monsieur le ministre, en l’absence du ministre du travail, vous nous dites aujourd’hui que vous allez passer un accord avec la droite afin que cet article 3 permette de régulariser le moins de monde possible, sans satisfaire aucun des objectifs que vous aviez vous-même annoncés. Comment ne pas vouloir protéger des personnes qui travaillent et qui veulent s’intégrer de la peur permanente du contrôle, de l’éloignement, d’un nouvel exode ? Personne ne peut être complètement intégré, même après des années, en vivant dans une telle crainte. Intégrer par le travail, c’est aussi régulariser par le travail.

Par ce texte, vous proposez également de multiplier les OQTF ainsi que les centres de rétention administrative (CRA) et, en même temps, d’imposer plus de contraintes dans le cadre du renouvellement des demandes, pour les étudiants par exemple, pour les prises de rendez-vous en préfecture ou encore pour l’obtention de titres, alors que l’on sait déjà que les délais sont insupportables.

Nous étions prêts à féliciter le Gouvernement pour enfin agir sur la rétention de mineurs dans les centres de rétention administrative, mais la limitation de l’interdiction de placement aux mineurs âgés de moins de 16 ans est une farce qui ne nous amuse pas.

Vous organisez les défaillances systémiques de la CNDA – manque de moyens et de personnels – et, en même temps, vous vous appuyez sur ces délais rendus trop longs pour justifier une réflexion au sujet des modifications des règles de droit pour limiter les recours et généraliser le juge unique !

Les assesseurs de la formation collégiale ne sont pas forcément des magistrats : cesser de faire appel à la collégialité, notamment au membre désigné par le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, n’accélérera pas les procédures.

Certes, il y a une embolisation d’un système mal dimensionné, mais la seule réponse est un calibrage adapté, avec un nombre de locaux et des effectifs adéquats.

Au groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, nous sommes clairement en faveur d’une plus grande célérité des procédures, mais jamais aux dépens des fondamentaux de la justice, des droits de la personne ou des conditions de travail des agents de notre service public.

Je pense aussi à l’enterrement définitif de la promesse d’Orléans de 2017, lorsque le Président avait déclaré qu’aucun demandeur d’asile ne dormirait dehors : rien de ce qui nous a été présenté ne s’attelle à ce sujet pourtant essentiel.

Et comment ne pas évoquer la fin de l’AME, qui, comme l’ont souligné des milliers de médecins, acteurs de la santé et du social, est une aberration ? Quelle est cette légende d’un prétendu appel d’air que tous les chiffres et témoignages démentent ?

Nous devons veiller à une inconditionnalité de la dignité dans l’accueil : il y va de notre honneur, dont je regrette que nous ne fassions pas preuve à un degré égal face à l’Aquarius ou à l’Ocean Viking.

L’accord comme le rejet des demandes d’asiles doivent s’inscrire dans le respect des procédures et des personnes, et dans le cadre d’une prise en charge digne, de l’accueil jusqu’au traitement des demandes.

Chers collègues, n’y voyez ni naïveté ni idéalisme utopique, mais entendez au contraire le besoin d’accueillir humainement et de mieux respecter la dignité de chacun. Ce projet de loi ne le permet pas : nous avons la responsabilité de le faire évoluer dans les jours qui viennent. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE-K.)

M. le président. La parole est à M. Ian Brossat. (M. Fabien Gay applaudit.)

M. Ian Brossat. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, ce projet de loi, tel qu’il a été réécrit par la commission des lois du Sénat, part au fond d’un principe : l’idée que l’étranger serait d’abord une menace dont il faudrait se prémunir, un péril dont nous devrions nous protéger, un danger qu’il nous reviendrait d’écarter. Mon groupe ne partage ni cette vision des choses ni toutes les mesures qui en découlent.

Qu’un pays définisse des règles en matière d’immigration, c’est une chose qui est parfaitement naturelle et légitime ; qu’il veille à leur respect l’est également. En revanche, que la politique d’immigration se consacre quasi exclusivement à faire des étrangers qui vivent sur notre sol des suspects, c’en est une autre, à laquelle nous n’adhérerons jamais.

Il suffit d’ailleurs, pour démentir cette vision, de regarder la société en face ; de regarder en face la grande masse des étrangers qui vivent sur notre sol, qu’ils aient des papiers ou non – ceux dont on ne parle finalement jamais, ceux qui travaillent en silence, ceux qui, bien souvent, prennent le premier métro pour que les cadres de La Défense puissent travailler dans des bureaux propres. De tous ceux-là, personne ne parle jamais. Ils sont pourtant là, sous nos yeux, dans les cuisines des restaurants alentour, dans les chantiers où se préparent les jeux Olympiques : ils sont auxiliaires de vie dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), médecins dans les hôpitaux, ouvriers agricoles dans nos champs, chercheurs dans nos universités.

Ne pas voir la réalité de la grande masse des étrangers qui vivent sur notre sol, c’est nier que ces femmes et ces hommes travaillent ici, produisent des richesses ici, participent du rayonnement de notre pays et respectent les lois, les principes et les valeurs de la République.

Ces hommes, ces femmes-là, ceux qui représentent la grande masse des étrangers qui vivent sur notre territoire, sont assurément beaucoup plus patriotes et loyaux à la France que tous ces émigrés fiscaux qui continuent à bénéficier d’un laxisme coupable.

M. Ian Brossat. Vous l’avez compris : notre vision est à mille lieues de celle que défendent la majorité sénatoriale et le Gouvernement. Nous sommes à la fois en désaccord avec votre constat de départ et, par conséquent, avec toutes les mesures qui en découlent.

En effet, les amendements qui ont été votés en commission des lois visent en réalité à aggraver le projet initial présenté par le Gouvernement : je pense ici à la limitation du droit du sol et du regroupement familial – ce qui est d’ailleurs totalement contradictoire avec l’objectif d’intégration, car il faudra m’expliquer comment un étranger qui vient en France peut s’intégrer, dès lors qu’il n’a pas la possibilité de vivre en famille – et à la remise en cause de l’aide médicale de l’État.

Au fond, partant de l’idée que l’immigré est une menace, vous déployez une stratégie selon laquelle vous parviendrez à réduire les flux migratoires en dégradant les conditions d’accueil de ceux qui cherchent refuge chez nous. C’est totalement faux : d’abord parce que, depuis des années, ces conditions d’accueil ont déjà été considérablement dégradées sans que cela ait en rien conduit à un tarissement des flux ; ensuite, parce que le faible taux de recours aux nombreuses aides dont peuvent bénéficier les immigrés prouve bien que ceux-ci ne viennent pas en France pour ce motif.

Comment expliquer autrement que le taux de recours à l’aide médicale de l’État soit d’à peine 50 % ? Comment expliquer que 70 % des étrangers en situation régulière, ressortissants d’un État hors de l’Union européenne, ayant droit au revenu de solidarité active (RSA) n’y ont pas recours ? C’est bien la preuve que ces personnes ne viennent pas en France pour bénéficier d’aides.

Adopter une telle vision, c’est par ailleurs se tromper fondamentalement : en effet, ce qui provoque la migration, c’est non pas l’attractivité du pays d’accueil, mais bien la situation du pays de départ. Pour avoir un effet sur les flux, il faut donc agir sur la situation du pays de départ et non pas dégrader les conditions d’accueil sur notre sol.

Dès lors, deux possibilités se présentent à nous. Soit nous restons dans le déni et continuons à vendre le mirage d’une immigration zéro – ou d’une immigration quasi réduite à néant – : faire ce choix, c’est laisser le chaos s’installer. Soit nous regardons la réalité des migrations en face et nous organisons les conditions d’un accueil digne et d’une intégration par l’école, par la langue et par le travail.

C’est d’ailleurs précisément parce que cette organisation fait défaut que nous en sommes là aujourd’hui. C’est précisément ce qui nourrit le discours sur le chaos migratoire : c’est l’absence de voie légale d’immigration qui crée un marché pour les passeurs ; c’est l’absence d’hébergements dignes qui crée un marché pour les marchands de sommeil – d’ailleurs, nous proposons un amendement visant à permettre aux victimes des marchands de sommeil qui portent plainte de bénéficier d’un titre de séjour provisoire, afin de les protéger. C’est, enfin, l’absence de régularisation massive par le travail qui crée les conditions pour que des patrons voyous puissent profiter de la misère.

Autrement dit, le drame est non pas l’immigration, mais son exploitation par un certain nombre de personnes qui profitent de la misère humaine. Cela a été dit, mais la suppression par la commission des lois de l’article 8, qui sanctionnait les employeurs d’immigrés sans-papiers, soulève une question qui devrait interpeller chacun d’entre nous : dans une relation d’exploitation, qui est coupable ? L’exploiteur, ou l’exploité ? Seule la régularisation des travailleurs sans-papiers nous permettrait de sortir de cette hypocrisie.

Vous l’aurez compris : la vision que nous défendons est aux antipodes de celle du texte issu des travaux de la commission des lois. Ne l’oublions pas : lorsque nous débattons au sujet des étrangers qui vivent sur notre sol et des politiques qui les concernent, c’est d’abord de nous-mêmes, de notre vision de notre pays et de nos valeurs qu’il est question. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER et GEST.)

M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, ces dernières décennies, notre hémicycle a plutôt eu l’habitude légitime de se plaindre du millefeuille administratif, face à la prolifération des strates d’administrations locales. Le menu de cette semaine ne s’en éloigne finalement pas tellement, puisque nous allons nous pencher sur un autre millefeuille – mais celui-ci change de saveur : il est législatif !

Depuis le début des années 1980, le Parlement a déjà voté près de trente lois sur l’immigration, soit environ une tous les dix-sept mois.

Ces chiffres à l’esprit, on s’interroge forcément sur la nécessité d’un nouveau texte, alors même que nous n’avons pas encore tiré tous les enseignements de la loi Collomb, qui nourrissait pourtant des ambitions assez similaires à celle du projet que nous examinons. Il est vrai que le monde change et qu’il faut s’adapter, mais inspirons-nous des leçons des expériences précédentes.

Toutefois, en découvrant le texte dans sa version initiale, nous avons d’abord été plutôt surpris. Il comprenait des mesures auxquelles nous étions favorables, et celles qui nous contrariaient le plus restaient malgré tout tempérées.

Parmi les mesures positives, il y avait évidemment les articles 3 et 4. Nous sommes absolument favorables à l’idée de sortir les travailleurs immigrés d’une situation de précarité difficile, marquée par des emplois instables, une faible rémunération et l’absence de tout dispositif de protection sociale. Il n’y a pas de doute que l’intégration par le travail soit efficace et valorisante. Au sein de cet hémicycle, qui n’a pas reçu dans son département l’appel d’un chef d’entreprise devant se séparer de son employé pour non-régularisation de sa situation ?

Parmi les mesures qui nous paraissaient négatives, je pense à la réforme du contentieux des étrangers. Certes, nos administrations et nos juridictions font face à de réelles difficultés, liées à l’engorgement et à la complexité juridique. Pour autant, ces difficultés juridiques et le manque de moyens humains ne sauraient être compensés par le renoncement à nos principes fondamentaux, notamment la collégialité des juridictions et la publicité des débats.

Il s’agit là de principes que nous défendons systématiquement, à chaque réforme du contentieux ou des institutions.

Il aurait peut-être été plus judicieux de réformer le fond du droit, en le simplifiant et en le clarifiant : les résultats d’une telle démarche sur la célérité et l’efficacité de la justice seraient sans doute plus probants. Nous y reviendrons lors de l’examen des articles et des amendements.

Toujours est-il que, dans sa première mouture, le texte aurait pu convenir à notre groupe, sous réserve de quelques aménagements, mais sans modification en profondeur.

Puis est venu l’examen du texte par notre commission des lois – là, ce projet de loi sur l’immigration a pris une tournure radicale, parfois même brutale.

Je m’attarderai seulement sur quelques exemples, car nous aurons le temps de détailler nos positions durant cette semaine d’examen.

D’abord, l’article 1er I, qui prévoit de substituer à l’aide médicale de l’État une aide médicale d’urgence, est symptomatique d’un état d’esprit – celui-là même qui a donné au projet de loi une tournure éloignant tout espoir de consensus.

En effet, cet article ajouté par notre commission est révélateur d’un parti pris sur l’immigration, car rien ne le justifie, ni dans les faits ni d’un point de vue économique ou sanitaire.

D’abord, certains décrivent ce dispositif comme générateur d’un appel d’air. Or, d’une part, toutes les personnes éligibles à l’AME n’en bénéficient pas réellement, et cela, même lorsqu’elles déclarent souffrir de maladies nécessitant des soins ; d’autre part, moins de 10 % des étrangers en situation irrégulière invoquent la santé comme motif de venue en France. J’ai du mal à y voir un usage abusif.

D’un point de vue économique et sanitaire, ensuite, nous sortons d’une pandémie qui a rappelé les impératifs les plus fondamentaux en matière de santé publique : que se passera-t-il lorsque, dans notre pays, nous ne soignerons plus une partie de la population pour défaut de titre de séjour ? Quelle sera la réaction des médecins ? Nous le savons tous très bien : cette suppression idéologique pourrait avoir de graves conséquences pour le système de santé français et constitue un non-sens économique. En effet, les pathologies hospitalières prises en charge tardivement sont particulièrement coûteuses.

Parmi les autres dispositifs préoccupants et ajoutés par le Sénat, les articles 2 bis et 2 ter marquent un recul très net du droit du sol, exigeant des mineurs une manifestation de volonté – et, pour le dire simplement, un casier judiciaire vierge – pour acquérir la nationalité française. Alors que notre assemblée s’attache le plus souvent à défendre les droits des enfants et de la jeunesse, j’ai du mal à comprendre que ce sujet soit encore débattu.

S’agissant de la manifestation de volonté, je veux bien y voir un intérêt symbolique, mais, en pratique, ce ne sera qu’une démarche administrative de plus sans efficacité concrète.

Ensuite, concernant l’exclusion du bénéfice de l’acquisition de la nationalité par droit du sol des mineurs condamnés à une peine de six mois d’emprisonnement, ces jeunes n’auraient donc plus le droit à l’erreur, alors même que notre Parlement peine, par exemple, à adopter une mesure de cette nature pour les élus.

Mme Maryse Carrère. L’asymétrie dans cette exigence de moralisation me met mal à l’aise.

Les articles 3 et 4 restent cependant en suspens, comme un dernier espoir que ce texte puisse encore être défendu. Puisque nos rapporteurs n’ont pas trouvé d’accord, j’espère que notre hémicycle sera favorable à ces deux articles : ils nous semblent en effet fondamentaux pour que notre pays aborde avec plus d’apaisement et de sérénité la question de l’immigration.

Dernier point sur lequel nous ne pouvons pas faire l’impasse : la question des OQTF, difficile, car souvent instrumentalisée par les populismes. Nous sommes forcément saisis par l’écart qui existe entre, d’un côté, le nombre d’OQTF prononcées et, de l’autre, celles qui sont finalement exécutées.

Par ailleurs, chacun a déjà rencontré dans son département le cas d’une personne parfaitement intégrée et pourtant menacée d’expulsion ; or il est rare que ces personnes soient concernées par les dispositions des articles 9 et 10 du projet de loi.

Autrement dit, il faut trouver l’équilibre pour cesser de prononcer des OQTF à l’encontre de personnes intégrées et appliquer fermement celles qui visent des personnes risquant d’attenter à la sûreté de notre Nation.

Cela étant, nous admettons que cette équation est difficile à résoudre. Notre seule certitude sur cette question est qu’elle ne sera pas réglée si chacun campe sur ses positions.

Impossible donc en l’état de dire quelle sera la position du RDSE à l’issue des débats sur ce texte : il faudra attendre l’examen des amendements. Toutefois, si le texte n’était pas modifié lors de la séance publique, peu d’entre nous le soutiendront – voire aucun sénateur de mon groupe ne le votera. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE, ainsi que sur des travées des groupes SER et GEST.)