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Dossier législatif : projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2019-950 du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs
Discussion générale (suite)

Code de la justice pénale des mineurs

Discussion en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2019-950 du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs
Question préalable

Mme le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, ratifiant l’ordonnance n° 2019-950 du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs (projet n° 228, texte de la commission n° 292, rapport n° 291).

Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureux, dans le prolongement des échanges très riches que nous avons eus en commission, de présenter à la Haute Assemblée le projet de loi ratifiant l’ordonnance du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs.

La loi pénale, tout particulièrement lorsqu’elle concerne les mineurs, suscite souvent des débats, parfois excessifs, mais toujours légitimes, surtout lorsqu’ils permettent de construire un consensus dans notre société, pour améliorer le sort de nos enfants et mieux protéger la société dans son ensemble.

Cette réforme est particulièrement attendue ; je suis fier de débattre avec vous d’un texte qui a fait l’objet d’une aussi large concertation avec tous les acteurs de la justice des mineurs. En outre, comme vous le savez, il a été enrichi par l’Assemblée nationale en première lecture et, désormais, par votre commission des lois. Je tiens d’ailleurs ici à saluer le travail constructif de votre rapporteure, Mme Canayer, qui a pointé très justement un certain nombre d’enjeux sur lesquels je reviendrai.

Comme je l’ai déjà dit lors de mon audition – je voudrais insister sur ce point –, cette réforme n’est en rien une construction hâtive, mais le fruit de plus de dix ans de consultations : ce sont quatre gardes des sceaux et presque autant de majorités qui ont préparé ce travail de codification et de clarification de notre droit. Le Sénat y a d’ailleurs largement contribué ; je pense, par exemple, au rapport que le sénateur Michel Amiel a rendu en 2018 sur les mineurs enfermés.

Longuement mûrie, cette réforme en est d’autant plus équilibrée. J’ai la certitude qu’elle parvient à répondre aux attentes des Français. Ainsi, elle améliore la procédure pénale applicable aux mineurs délinquants tout en renforçant les principes fondamentaux de l’ordonnance de 1945 : la primauté de l’éducatif, l’atténuation de la peine et la spécialisation des acteurs.

Permettez-moi de revenir en quelques mots sur les grands apports de ce texte.

Il consacre tout d’abord une justice des mineurs plus efficace et plus lisible, parce que désormais prévisible pour tous. La phase judiciaire éducative interviendra plus vite, dans un cadre procédural clarifié et simplifié.

La suppression de la phase de mise en examen devant le juge des enfants, associée à la généralisation de la procédure de césure, assure enfin une réponse éducative rapide, au plus près du passage à l’acte ; une telle réponse est un gage essentiel de la réactivité et de l’efficacité de la justice des mineurs, car une justice trop longue perd toutes ses vertus pédagogiques.

Rappelons la procédure : le mineur est convoqué à une première audience de culpabilité, dans un délai compris entre dix jours et trois mois. Cette première audience est cruciale, car elle permet de statuer sur la culpabilité du mineur dans un délai raisonnable et adapté à la particularité de son âge, alors qu’aujourd’hui ce délai est de dix-huit mois en moyenne. La seconde audience, qui vise au prononcé de la sanction, mesure éducative ou peine, intervient dans un délai compris entre six et neuf mois. Elle clôture une période de mise à l’épreuve éducative.

Le temps éducatif n’est pas raccourci ; c’est le temps judiciaire qui est encadré. La mesure éducative unique s’inscrit dans un continuum ; elle peut d’ailleurs se poursuivre au-delà de la majorité, jusqu’aux 21 ans du jeune.

La mise à l’épreuve éducative peut être adaptée selon la situation du mineur et son évolution ; elle comprend des modules d’insertion, de réparation, de placement et de santé. Vous retrouvez ici toutes les composantes de la mission menée par les éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, qui disposent désormais d’un cadre d’intervention clarifié et flexible.

La primauté de l’éducatif est ainsi garantie, grâce à une réponse éducative cohérente et encadrée par des délais de procédure.

L’effectivité de la réponse éducative permet de réduire le recours à la détention provisoire, qui concerne actuellement environ 80 % des mineurs détenus.

Les jugements rapides en audience unique restent exceptionnels et sont soumis à une appréciation individualisée des procureurs spécialisés, qui doivent concilier la gravité des faits reprochés et, bien sûr, la personnalité du mineur. Ces garde-fous sont nombreux, et le juge saisi garde la possibilité de revenir au principe de la césure.

Ainsi, les grands équilibres sont non seulement maintenus, mais même renforcés.

Je tiens également à mettre ici en valeur une conséquence essentielle et primordiale de la réforme : la meilleure prise en charge des victimes, qui seront mieux informées et mieux associées à toutes les étapes de la procédure.

Je souhaiterais ensuite revenir sur certaines des modifications apportées par votre commission, en commençant par celles qui touchent au fond du droit, avant d’en venir à la question indissociable de l’entrée en vigueur de la réforme. À ce titre, trois points me semblent devoir être évoqués. Certains appellent une convergence ; d’autres, la prolongation des débats.

La suppression par votre commission de l’intervention du juge des libertés et de la détention (JLD), intervention introduite à juste titre lors de l’examen du texte à l’Assemblée nationale, ne peut qu’affaiblir l’exigence d’impartialité qui doit trouver à s’appliquer également aux mineurs et, comme c’est déjà le cas, aux majeurs. J’appelle votre attention sur les difficultés soulevées en pratique par l’intervention de plusieurs juges des enfants prévue par votre commission, notamment au sein des petites juridictions, où il n’y a souvent qu’un seul juge des enfants.

C’est pour ces raisons, tant juridiques que pratiques, que le Gouvernement vous proposera par amendement de garantir l’impartialité de la justice des mineurs, au stade de la mise en examen, en prévoyant l’intervention du juge des libertés et de la détention, sans que cela remette en cause d’une quelconque manière la continuité du suivi des mineurs par le juge des enfants.

Votre commission des lois est par ailleurs revenue sur les compétences du tribunal de police, pourtant bien établies et ne soulevant aucune difficulté juridique, pour les contraventions de faible intensité des quatre premières classes. Or l’ensemble des acteurs de terrain sont unanimes pour estimer que l’intervention d’un juge des enfants spécialisé doit rester dédiée au seul suivi éducatif de long terme. La confusion des procédures ne peut que nuire à la lisibilité de la justice des mineurs et, par conséquent, à son efficacité.

J’ai en revanche été convaincu par la proposition de votre commission visant à renforcer la force normative de la définition du discernement, désormais insérée dans la partie législative du code de la justice pénale des mineurs. Je souscris à cet objectif, tout en suggérant d’intégrer dans la rédaction les notions de « compréhension » et de « volonté », qui sont plus objectivables que celle de « maturité ». Nous pouvons ici nous référer à la définition adoptée par la Cour de cassation, qui a fait référence à la compréhension de la procédure pénale par le mineur.

Il nous faut enfin évoquer la question de l’entrée en vigueur de la réforme, qui est tout à la fois liée à la question des moyens et à l’importance des modifications apportées au texte lors des débats parlementaires.

Pour ce qui est des moyens, je veux souligner une fois de plus que le Gouvernement s’est employé, depuis de nombreux mois, à donner à toutes les parties prenantes les moyens indispensables à la bonne mise en œuvre de la réforme. C’est ainsi que des moyens humains supplémentaires importants ont été attribués aux juridictions et aux services de la protection judiciaire de la jeunesse : 252 emplois nouveaux seront créés d’ici à 2022 et 86 éducateurs recrutés dans le cadre des budgets alloués à la justice de proximité ; près de 72 magistrats ont été recrutés en 2020, dont 24 juges des enfants. L’inspection générale de la justice a également été missionnée pour favoriser l’adaptation des pratiques professionnelles et apporter un appui déterminant aux juridictions les plus en difficulté.

Je tiens à saluer ici la mobilisation exceptionnelle des acteurs de terrain pour s’approprier cette réforme au plus vite. En effet, de très nombreuses concertations locales ont été menées afin de parvenir à une appropriation de la réforme dans les meilleurs délais.

Enfin, les efforts conjugués des juridictions malgré la crise sanitaire ont permis l’apurement d’une partie des stocks – pardon pour ce terme néocapitalistique, mais c’est celui qui est utilisé –, grâce à la création d’audiences supplémentaires et à la réorientation des dossiers les plus anciens.

Aujourd’hui, la grande majorité des juridictions est désormais prête à intégrer la nouvelle procédure. Je vous l’ai dit en commission, seulement une dizaine d’entre elles se trouve en difficulté et bénéficie à ce titre d’un appui renforcé.

Toutefois, l’entrée en vigueur dépend aussi de la nature et de l’importance des modifications introduites par le législateur au texte de l’ordonnance, comme aux aléas liés au contexte de la crise sanitaire.

Quel est le dernier état de la situation ? À contexte sanitaire inchangé – vous savez à quel point il peut encore évoluer dans les semaines à venir – et au regard des derniers éléments communiqués par mes services, seule la modification substantielle liée à l’intervention du JLD dans la procédure conduit à des adaptations informatiques et opérationnelles telles qu’un temps supplémentaire de préparation peut être nécessaire.

Comme j’ai bon espoir que nos discussions permettent la réintroduction des dispositions relatives au JLD et, dans un esprit de dialogue constructif et de cohérence, le Gouvernement prend acte du report de la date de l’entrée en vigueur voté par votre commission. (Ah ! sur les travées du groupe Les Républicains.)

Pour conclure mon propos, je souhaiterais me réjouir des conditions dans lesquelles nous nous apprêtons à débattre. Je nourris l’espoir que nous convergerons sur un certain nombre de sujets, pour ne pas dire sur la quasi-totalité d’entre eux.

Vous l’aurez compris, cette réforme représente aujourd’hui une formidable occasion de démontrer notre capacité à mieux protéger la société dans son ensemble tout en améliorant l’adéquation de la réponse pénale à la situation si particulière des mineurs.

C’est cet espoir que je souhaite aujourd’hui partager avec vous. La justice n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se préoccupe du sort des plus petits. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes RDSE et UC.)

Mme le président. La parole est à Mme le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la modernisation de la justice pénale des mineurs est une réforme attendue. Ce constat est partagé. L’ordonnance du 2 février 1945, trente-neuf fois modifiée, a perdu de sa cohérence et de son efficacité. La sédimentation des réformes législatives a rendu ce texte peu lisible pour les juristes et peu compréhensible par les mineurs. Plus encore, l’ordonnance de 1945 ne permet plus de répondre aux exigences du respect des droits de l’enfant et de l’efficacité de la lutte contre la délinquance des mineurs.

Deux chiffres traduisent l’épuisement de l’ordonnance de 1945.

D’une part, il faut en moyenne dix-huit mois à la justice pénale des mineurs pour juger un mineur. Or, comme 60 % des auteurs ont entre 16 et 18 ans, la sanction arrive souvent après la majorité.

D’autre part, 80 % des mineurs emprisonnés sont en détention provisoire – vous l’avez souligné, monsieur le garde des sceaux. Ce chiffre parle de lui-même

L’ordonnance du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs, dont nous examinons aujourd’hui le projet de loi de ratification, répond clairement à cet ambitieux objectif de modernisation de la justice pénale des mineurs, mais elle a malheureusement pris une route sinueuse, qui impose l’allongement du chemin pour atteindre le but.

Les innovations apportées par le nouveau code de justice pénale des mineurs sont avant tout procédurales et appellent, mes chers collègues, plusieurs appréciations.

À ce stade, nous pouvons regretter le manque d’ambition de la réforme, l’acte manqué d’un véritable « code des mineurs » réformant à la fois l’enfance délinquante et l’enfance en danger. Malheureusement, l’enfant délinquant est trop souvent un enfant victime de carences éducatives, de parents absents, d’un manque de repères éducatifs. Je me félicite des amendements de ma collègue Valérie Boyer, qui tendent à mieux responsabiliser les parents.

Reste que nous pouvons aussi nous satisfaire que le projet reprenne les grands principes de l’ordonnance de 1945 : l’atténuation de la responsabilité en fonction de l’âge, la primauté de l’éducatif sur le répressif et la spécialisation des juridictions. Principes fondamentaux, ils constituent le socle de la justice pénale des mineurs, une justice adaptée à un public plus vulnérable.

La spécialisation de l’ensemble des magistrats qui interviennent auprès des mineurs est la base d’une justice familiarisée aux questions éducatives, indissociables de la répression des mineurs. C’est pourquoi la commission des lois du Sénat a souhaité appliquer ce principe dans son intégralité. Elle a décidé de supprimer le recours au tribunal de police pour les contraventions des quatre premières classes. Le juge des enfants, en tant que magistrat spécialisé, doit avoir une vision globale de l’ensemble des infractions commises par le mineur, même les plus modestes, pour agir le plus tôt possible. C’est l’esprit même du code de la justice pénale des mineurs.

De même, l’introduction du juge des libertés et de la détention par les députés pour statuer sur la détention provisoire des mineurs incarcérés avant l’audience de culpabilité nous paraît une atteinte inutile au principe de spécialisation des juridictions pour les mineurs. Certes, ce dispositif vise à mieux répondre à l’injonction du Conseil constitutionnel relative à l’impartialité du juge. Cependant, nous considérons que la conciliation des principes d’impartialité et de spécialisation sera plus équilibrée si le contentieux de la liberté et de la détention est confié à un juge des enfants autre que celui qui statuera sur la culpabilité ou, à défaut, à « un magistrat désigné par le président du tribunal judiciaire en raison de son expérience sur les questions de l’enfance ». C’est le sens de l’amendement adopté en commission.

Dans les faits, la spécialisation des JLD ne sera que de façade. Ils sont moins nombreux que les juges des enfants et, dans les petites juridictions, l’habilitation de tous les JLD reviendra à effacer le principe de spécialisation. Par ailleurs, les juges des libertés et de la détention seront accaparés par le contentieux de la dignité en prison au détriment du contentieux des mineurs délinquants.

Enfin, concernant les principes cardinaux, l’ordonnance de 2019 fixe l’âge pivot de la présomption de discernement à 13 ans. Tout mineur de moins de 13 ans est présumé ne pas être capable de discernement et ceux d’au moins 13 ans le sont. Ce principe nouveau appelle trois remarques.

Premièrement, l’âge de 13 ans répond aux attentes de l’article 40 de la convention internationale des droits de l’enfant ratifiée par la France. Il n’existe pas aujourd’hui de consensus sur l’âge pivot applicable au discernement du mineur. En revanche, l’âge de 13 ans est reconnu dans le droit positif français.

Deuxièmement, l’introduction de la présomption simple est plus protectrice du mineur et de sa victime. Elle oblige le juge à se poser la question de la capacité de discernement de l’auteur. Si celui-ci a moins de 13 ans et que le juge prouve qu’il est capable de discernement, les poursuites pourront être engagées, comme dans la triste affaire de la petite Évaëlle, et a contrario. La présomption simple permet la souplesse de l’adaptation à la maturité du mineur, ce que ne permet pas de déceler la date d’anniversaire.

Troisièmement, le discernement est défini dans le code pénal, mais les critères retenus sont avant tout l’atteinte par des troubles psychiques ou neuropsychiques, insuffisants pour les mineurs. En la matière, la jurisprudence de la Cour de cassation est constante. C’est pourquoi il nous a paru important que cette définition puisse s’intégrer dans la partie législative de ce nouveau code de la justice pénale des mineurs et de rendre ce dernier plus moderne. Cette définition est attendue par les magistrats. Il appartiendra au pouvoir réglementaire de fixer les critères d’appréciation, et non l’inverse.

Enfin, nous pouvons nous féliciter de la simplification de la procédure et de la rationalisation de la gamme des sanctions applicables au mineur. La principale innovation de cette réforme procédurale consiste à ancrer la césure de la procédure comme principe et l’audience unique comme exception. Le mineur sera jugé selon la procédure de mise à l’épreuve éducative, qui se déroulera en trois phases : une audience de culpabilité, une période de mise à l’épreuve éducative et une audience de sanction.

Encadrée dans des délais courts – dix jours à trois mois pour l’audience de culpabilité, de six à neuf mois pour l’audience de sanction –, cette procédure a le mérite de fixer rapidement le mineur sur son sort et de permettre à la victime d’être indemnisée dans les meilleurs délais. Néanmoins, son efficacité dépendra non seulement des moyens dont disposera la justice des mineurs pour respecter les délais non contraignants, mais aussi de la capacité qu’auront les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) à mettre en œuvre de manière instantanée les mesures éducatives. À cette fin, la commission des lois du Sénat a adopté un amendement obligeant la PJJ à fixer la date de mise en œuvre des mesures éducatives provisoires à l’audience de culpabilité. La continuité et la cohérence éducatives sont au cœur de la réforme.

Les mineurs déjà fortement connus ou pour lesquels il existe un risque de non-représentation peuvent être jugés au cours d’une audience unique, qui doit rester l’exception.

La rationalisation de la gamme des sanctions constitue un enjeu d’efficacité dans la politique de lutte contre la délinquance des mineurs, afin que la mesure soit, d’une part, mieux adaptée à la situation du mineur et, d’autre part, mieux comprise par le jeune.

Mes chers collègues, vous le comprenez, cette modernisation du code de la justice pénale des mineurs est une bonne réforme, voulue et attendue. C’est la raison pour laquelle, monsieur le garde des sceaux, nous ne comprenons pas la méthode employée, peu respectueuse du travail parlementaire et à marche forcée. Nous ne nous appesantirons pas sur le recours aux ordonnances : le parallélisme des formes ne s’imposait pas. Le contexte de 1945 n’est pas celui de 2019.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. Un sujet d’ampleur, tel que le nouveau code de la justice pénale des mineurs, aurait justifié un véritable débat parlementaire, pas uniquement au détour d’une loi de ratification.

Nous ne nous appesantirons pas sur le calendrier parlementaire contraint. La crise de la covid a naturellement bousculé les priorités législatives. Alors que l’Assemblée nationale a adopté cette ordonnance de près de 250 articles entre deux votes budgétaires, le Sénat a trois jours pour l’examiner, alors qu’il y a tant d’ordonnances qui attendent leur ratification.

Monsieur le garde des sceaux, pourquoi tant de précipitation ? Pourquoi vouloir faire adopter à marche forcée cette réforme d’ampleur, attendue, au point de ne pas respecter le travail parlementaire, en rédigeant la partie réglementaire avant les débats au Sénat et en donnant des instructions aux juridictions sur l’application de la réforme juste après l’adoption de la « petite loi » par l’Assemblée nationale ? Après dix ans de gestation, la réforme de la justice pénale des mineurs n’est plus à quelques mois près.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. La commission des lois du Sénat a, à l’unanimité, considéré que le report de l’entrée en vigueur de la réforme au 30 septembre 2021 était sage, non pas, comme nous pouvons l’entendre, pour enterrer la réforme, mais, bien au contraire, justement parce que nous croyons au bien-fondé de ce nouveau code de la justice pénale des mineurs, pour lui donner toutes les chances d’atteindre son objectif de réduction de la délinquance. En effet, même avec tous les efforts d’anticipation, les juridictions des mineurs ne sont pas prêtes.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Ce n’est pas vrai !

Mme Agnès Canayer, rapporteur. La crise de la covid et la grève des avocats n’ont pas permis d’écouler tous les stocks possibles. Certes, des moyens humains ont été affectés, mais en nombre insuffisant pour réduire les stocks dans des délais aussi contraints et permettre un double audiencement maîtrisé. Si les magistrats spécialisés ont absorbé les enjeux de la réforme, c’est loin d’être le cas des greffiers, toujours en nombre insuffisant, et des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, dont le rôle est crucial dans la réussite de la réforme. La baisse du budget de la formation de la PJJ pour 2021 est un facteur d’inquiétude supplémentaire.

Surtout, les outils informatiques à la disposition des magistrats et de la PJJ ne seront pas prêts dans deux mois. Le logiciel Cassiopée, qui permet le suivi par les tribunaux judiciaires des affaires pénales, ne sera pas opérationnel. Il faut dire que les informaticiens du ministère ont d’autres priorités, puisque Cassiopée n’a toujours pas intégré la réforme du « bloc peines ». De même, le logiciel Parcours de la PJJ, essentiel pour la continuité éducative, cœur de la réforme, ne sera totalement déployé qu’au mois de décembre 2021.

« Ta direction est plus importante que ta vitesse. Beaucoup vont très vite nulle part… » Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ce sage proverbe doit nous guider pour faire en sorte que la réforme du code de la justice pénale des mineurs, qui va dans la bonne direction, aille au bout de ses objectifs. C’est pourquoi nous proposons de ratifier cette ordonnance et d’en reporter, avec sagesse, l’entrée en vigueur au 30 septembre 2021. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC. – M. Franck Menonville applaudit également.)

Question préalable

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2019-950 du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs
Discussion générale

Mme le président. Je suis saisie, par Mmes Assassi, Cukierman et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, d’une motion n° 1 rectifiée.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, ratifiant l’ordonnance n° 2019-950 du 11 septembre 2019 portant partie législative du code de la justice pénale des mineurs (n° 292, 2020-2021).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 7, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à Mme Éliane Assassi, pour la motion.

Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ce projet de loi de ratification nous interroge, tant sur la forme que sur le fond.

Si l’examen d’un tel texte a été perturbé, c’est en raison non du contexte sanitaire, mais bien de la méthode choisie par le Gouvernement : réformer une fois encore par voie d’ordonnance. La précipitation dans laquelle cette réforme a été présentée – un amendement au détour d’une séance publique pour habiliter le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance –, puis discutée deux jours à l’Assemblée nationale et quelques demi-journées à venir au Sénat, après engagement de la procédure accélérée, témoigne d’un certain irrespect pour les travaux du Parlement, notamment de la chambre haute. En attestent, monsieur le garde des sceaux, la diffusion de votre circulaire, le 18 décembre dernier, ou encore la publication de la partie réglementaire de ce code avant l’examen complet de sa partie législative.

Monsieur le garde des sceaux, vous avez fait valoir que cette réforme était le fruit « de plus de dix ans de consultations », quatre gardes des sceaux et presque autant de majorités l’auraient préparée. Pourquoi donc, en bout de course, ne laisser au Parlement qu’un article de ratification et quatre jours de débat, pour passer en revue les 277 articles que contient ce nouveau code de la justice pénale des mineurs, sans l’étude d’impact que permet un projet de loi ordinaire, puisqu’il s’agit d’un projet de loi de ratification, sans base de comparaison claire et solide des deux ordonnances, si ce n’est le rapport rapide de notre commission et celui, plus que rapide, de la commission des lois de l’Assemblée nationale ?

Avec cette approche, le Gouvernement place le Parlement dans une nasse, faisant usage, point par point, de tous les mécanismes permettant de faire passer au plus vite un maximum de mesures. Finalement, ce que ce texte prône sur le fond dans le cadre de la justice rendue aux mineurs, à savoir traiter le maximum d’affaires, le plus rapidement possible et en sollicitant le moins de professionnels possible – la collégialité est ainsi mise à mal dans certains cas –, processus déjà engagés pour la justice dans son ensemble avec la réforme Belloubet, se retrouve dans la manière de faire.

Comment voir les choses autrement, lorsque l’unique article du projet de loi initial ne comportait qu’un seul article demandant au Parlement un blanc-seing pour la rédaction de l’ensemble d’un nouveau code de la justice pénale des mineurs, issu d’un héritage historique qui n’est pas des moindres, l’ordonnance de 1945, laquelle véhicule avec elle toute l’appréhension nouvelle de la justice qui devait être rendue aux mineurs dans un contexte de reconstruction du pays ?

On aurait pu s’imaginer que le contexte inédit dans lequel s’inscrit ce débat eût fait réfléchir le Gouvernement autrement : considérer, comme en 1945, la jeunesse comme un atout fort pour surmonter la crise sanitaire et économique que nous traversons, qui mériterait une attention plus particulière et attentive que celle qui est proposée aujourd’hui. Une ellipse temporelle semble être passée par là… L’héritage historique de 1945 a été troqué, pas sur la forme bien sûr – il est rappelé et encensé à plusieurs reprises –, mais sur le fond, contre celui des tristes années 2000 en matière de réformes pour la justice des mineurs.

Dans sa célèbre décision du 29 août 2002 relative à la loi du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation pour la justice, dite loi Perben I, le Conseil constitutionnel a érigé le principe de spécificité de la justice pénale des mineurs au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République. Face à la délinquance des mineurs, le choix de faire primer la réponse éducative sur la réponse répressive paraît donc nettement établi par le juge constitutionnel. Or, comme l’explique l’enseignante-chercheuse en droit public à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse Nadia Beddiar, « soucieux de lutter contre l’insécurité que générerait la délinquance juvénile – problématique qui a trouvé une place solide dans les débats publics –, le législateur français a cédé, à l’instar de nombreux pays, au réflexe sécuritaire ». Ainsi, l’arsenal pénal tend à se diversifier et à se durcir depuis la loi Perben I de 2002 pour apporter des réponses à un phénomène de délinquance juvénile, jugé en forte croissance.

Les précisions apportées par les réformes successives du droit pénal sont traduites par le développement d’un mouvement visant une forte responsabilisation des mineurs. Cette dynamique a produit la mise en place d’un dispositif pénal de plus en plus coercitif et l’idée d’un droit pénal des mineurs de plus en plus proche du droit général ainsi que le recours à un schéma répressif destiné à permettre la rééducation des mineurs délinquants : exception de minorité pour les plus de 16 ans, droits de la défense pas toujours garantis, etc.

Si la loi Perben I, en parallèle au contrôle judiciaire pour les mineurs et au sursis avec mise à l’épreuve, a créé les centres éducatifs fermés, la loi Sarkozy en 2003 a quant à elle créé de nouveaux types d’infractions venant stigmatiser davantage une jeunesse des quartiers, comme l’entrave à la circulation dans les halls d’immeuble, la participation à un groupement en vue de commettre un délit ou encore le fichage des mineurs auteurs d’infractions pénales, pour ne citer que ces lois.

Dans leur sillage, le Gouvernement crée aujourd’hui vingt nouveaux centres éducatifs fermés. Il brouille le temps éducatif et le temps judiciaire en les enserrant dans des délais intenables avec la procédure de césure et avec la possibilité de balayer les jugements en une audience unique, ainsi que celle d’un jugement sur sanction sans collégialité.

Selon nous, ce bref retour en arrière est important pour comprendre la lente mais sûre entreprise de démolition des grands principes de l’ordonnance de 1945, qui, ne soyons pas naïfs, si elle était révolutionnaire en son temps, n’était pas magique non plus, faisant passer les établissements publics qualifiés avant-guerre de « bagnes d’enfants » à l’éducation surveillée. Il s’agissait finalement avant tout d’une prise de conscience collective de l’importance d’éduquer les mineurs, de prendre soin de l’enfance.

En effet, cela a été dit, le mineur est souvent un être en souffrance, mais surtout – j’y insiste – le mineur n’est pas un adulte : c’est un enfant, un jeune en construction, en devenir. C’est pourquoi traiter de la justice des mineurs n’est pas une simple question juridique : cette matière sensible qu’est la rééducation de la jeunesse en difficulté amène à une réflexion au sein de laquelle s’entremêlent et se confondent le philosophique, le juridique, le judiciaire et l’éducatif et même l’historique et le sociologique.

Les mineurs – enfants et adolescents – sont aussi le reflet du monde qui les entoure : leur environnement social et familial bien sûr, mais aussi la société dans son ensemble, marquée également ces vingt dernières années par l’avènement d’internet et du monde numérique avec lequel la jeunesse a évolué. Certes, l’ensemble des professionnels de justice – magistrats, procureurs – ont assisté à un glissement vers une aggravation des actes commis par des mineurs primo-délinquants, mais, comme l’expliquait Martin Levrel, commissaire divisionnaire à Roubaix, lors d’un colloque à l’Assemblée nationale sur les soixante-dix ans de l’ordonnance de 1945, cela n’est pas sans cause.

Avec l’explosion d’internet, nous sommes pour ainsi dire passés des dégradations de voitures pour y dérober des autoradios à des jeunes de certains quartiers difficiles affirmant vouloir former des bandes comme au Mexique ou en Amérique latine, s’autoalimentant de leurs fantasmes de criminalité organisée que les médias de masse et internet véhiculent volontiers.

Tout cela est à prendre en compte, et cette réforme n’est pas non plus née de rien : elle s’ancre dans cette dérive répressive qui se contente de soigner des maux profonds en s’attaquant uniquement aux symptômes.

Cette réforme entérine un profond changement de paradigme : avec ce texte, le principe de la primauté de l’éducatif sur le répressif est largement atténué, si ce n’est inversé. Sous couvert d’une délinquance juvénile qui aurait muté et serait devenue davantage violente, on supplante l’éducatif pour le répressif. C’est un cercle vicieux.

Ainsi, des enfants d’« apaches », c’est-à-dire des enfants d’ouvriers sous la monarchie de Juillet, aux enfants des quartiers populaires à « nettoyer au Kärcher » dans les années Sarkozy, on en arrive aujourd’hui, sous des termes plus feutrés, mais aussi plus hypocrites, à viser les « mineurs non accompagnés », les MNA, c’est-à-dire les mineurs isolés étrangers, que certains souhaiteraient voir expulsés de notre pays à la moindre petite infraction, mesure « malheureusement inconstitutionnelle », pour reprendre les termes de la rapporteure en commission. Laissez-moi vous rappeler que, quand bien même ces mineurs sont venus d’ailleurs, ils n’en sont pas moins des enfants comme les nôtres, et nous leur devons, en plus de la protection et l’asile, la même application de notre justice, que cela plaise ou non.

Mes chers collègues, la philosophie avec laquelle ce texte est abordé reflète, vous l’aurez compris, et nous en sommes pour notre part convaincus, toute une vision de la société. Celle qui a été adoptée de concert par la majorité gouvernementale à l’Assemblée nationale et la majorité sénatoriale de droite ne vise pas uniquement à simplifier sur la forme l’ordonnance de 1945 : elle tend bien à la réformer au fond, pour la marquer du sceau des dispositifs répressifs qui l’ont ternie ces dernières années.

Au sein du modèle socio-économique libéral bien établi dans lequel évolue notre pays, l’approche répressive des dérives, quelles qu’elles soient, et dès le plus jeune âge a, hélas, de nombreux tristes jours devant elle.

« Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. » Ces premières phrases de l’exposé des motifs de l’ordonnance de 1945, héritage du Conseil national de la Résistance, continueront à être pour nous une boussole dans tous nos débats. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)