M. Vincent Éblé. Tu tombes de la lune !

M. Jean-Pierre Sueur. C’est l’une de leurs fonctions !

M. Philippe Pemezec. Effectivement, les maires sont des agents de l’État en ce qui concerne l’état civil, mais ils sont d’abord les élus dotés de la légitimité du peuple, en première ligne pour pallier les défaillances trop nombreuses d’un État devenu obèse qui n’assume plus ses pouvoirs régaliens.

La seconde contre-vérité est liée à l’idée que la taille serait un gage d’efficacité – « big » serait « beautiful ». C’est peut-être vrai dans l’univers économique, car le regroupement y est source de profit, mais cela n’a jamais été prouvé à l’échelon local.

En organisant cet improbable regroupement des régions sur un coin de table, le Président Hollande a cru qu’il arriverait à bâtir des régions à la dimension des Länder allemands. Trois ans plus tard, la réalité démontre que les super-régions n’ont généré aucune économie d’échelle et qu’elles peinent à s’imposer à l’échelle européenne. Pourquoi ? Parce que, face à leurs concurrentes allemandes, elles ne disposent ni de la légitimité ni de la palette de compétences décentralisées requises pour lutter à armes égales.

À l’inverse, la Suisse démontre qu’avec des microcantons…

Mme la présidente. Il faut conclure, cher collègue !

M. Philippe Pemezec. … on peut conjuguer efficacité et réponse de proximité. Agilité et proximité, telles sont les deux clés pour répondre aux enjeux de demain.

La troisième est liée à l’image de la métropole,…

Mme la présidente. Il faut vraiment conclure !

M. Philippe Pemezec. … laquelle est devenue une organisation totalement schizophrénique qu’il faut simplifier.

Il faut décentraliser et faire en sorte que la commune soit au cœur du dispositif, car c’est la cellule de base de l’organisation territoriale, et il faut que l’État se concentre sur ses missions régaliennes et laisse tout le reste aux communes. C’est de cette façon que nous pourrons réorganiser administrativement ce pays. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jérôme Durain. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

M. Jérôme Durain. Madame la présidente, madame la ministre, chers collègues, nous sommes très fiers de soumettre au Sénat cette proposition de résolution pour une nouvelle ère de la décentralisation. Cette proposition est en effet le fruit d’un travail de longue haleine que nous avons amorcé il y a maintenant plus d’une année : nous avons auditionné des chercheurs, des associations d’élus ; nous avons revu bon nombre de rapports parlementaires abordant la question ; nous avons revu des dizaines de promesses passées d’un nouvel acte de la décentralisation ; nous avons relu les travaux sénatoriaux, de gauche comme de droite – il y en a à profusion ! – ; nous avons relu M. Macron, celui du début, qui disait qu’il y avait trop d’élus locaux, et celui qui, plus récemment, a compris l’importance de la démocratie locale ; nous avons organisé des rencontres partout en France, au Creusot, à Villeurbanne, à Lille, à Nantes, et j’en passe.

Cette introduction de la méthode ambitieuse étant faite, permettez-moi d’apporter une dernière précision : nous souhaitons d’abord rester modestes.

M. François Bonhomme. C’est sage ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jérôme Durain. Trop de promesses d’un nouvel acte de la décentralisation ont été trahies. C’est pourquoi nous avons choisi de parler d’une nouvelle ère.

Nous sommes ici, toutes travées confondues, des élus issus de millésimes différents, même s’ils sont tous de qualité. Nous avons suivi certaines étapes du cursus honorum tant décrié par M. Macron. Ce que nous avons appris au cours de notre parcours aux côtés de nos collègues élus locaux – et dans l’humilité –, c’est qu’il y a une grande intelligence dans les territoires. La crise du Covid-19 l’a illustré. Les collectivités locales ont d’ailleurs aidé à réparer les erreurs de l’État central, par exemple sur la question des masques. Il ne faut pas se contenter de saluer cette grande intelligence, il faut l’accompagner et la faire prospérer.

Cette proposition de résolution pose en quelque sorte les fondations de la nouvelle ère de la décentralisation que nous appelons de nos vœux. À une époque où beaucoup prétendent réinventer le fil à couper le beurre, nos propositions se veulent réfléchies, applicables, précises et réalistes. Vous pourrez faire le comparatif avec les propositions des députés LaREM, qui, dans leur partie « territoires », évoquaient lundi une proposition visant à « multiplier des contacts entre les écoles et les entreprises » ou à « accélérer la déconcentration des services de l’État sur le territoire ». On a connu plus précis ! Je suis d’ailleurs certain que leurs collègues sénateurs les nourriront de réflexions plus abouties.

Nous défendons avant tout une vision, non pas clientéliste visant à contenter chaque échelon territorial en distribuant des caramels, mais globale. Il s’agit de faire en sorte que les compétences de l’État soient clairement définies dans la Constitution, celles des collectivités locales devenant la règle pour tous les autres sujets. Il faut que les collectivités deviennent des acteurs à part entière, et non des figurants dépendants des dotations de l’État, qui récupèrent trop souvent de nouvelles compétences sans les moyens financiers nécessaires – mon collègue Didier Marie y reviendra. Nous voulons mettre fin à la multiplication des agences nationales, qui signifie trop souvent le retour à des pilotages à distance centralisés et sectorisés tout en signant un démembrement de l’État territorial.

Nous n’avons pas peur de dire que, en matière de développement économique, il faut rendre aux régions le pilotage de la politique de l’apprentissage en leur confiant celle du service public de l’emploi. Nous ne nous contentons pas de vouloir supprimer telle loi parce qu’elle est issue du parti d’en face. Nous voulons redonner à chaque échelon, mais aussi à l’État, leur juste place. Nous voulons achever la démocratisation des collectivités locales, avec davantage de femmes élues – je salue ma présidente de région, ainsi que Mme Pécresse ou Mme Delga –, davantage de participation citoyenne et, comme Éric Kerrouche l’a souligné, davantage de droits pour les oppositions.

Je ne reviens pas en détail sur tout ce qui a été développé par mon ami Éric Kerrouche, mais je peux vous assurer que les élus locaux, par exemple de Bourgogne-Franche-Comté, ont davantage besoin de clarification et de fluidité que de promesses sans lendemain.

Je terminerai ce propos par une réflexion et une question.

Ma réflexion est la suivante : cette nouvelle ère de la décentralisation que nous appelons de nos vœux doit être celle de l’émancipation. Éric Kerrouche parle souvent de l’infantilisation des collectivités locales par l’État central. Il faut rompre avec cette logique.

Ma question est donc la suivante, madame la ministre : estimez-vous que cet esprit d’émancipation se retrouve dans la proposition – le marché, le chantage ou l’offre ? – du Président de la République « d’un grand élan », « d’une grande porte » contre le report des élections régionales et départementales ? Je n’ai pas le sentiment que cela soit très conforme à cet esprit d’émancipation ni très respectueux de la démocratie locale. Je pense donc que, à l’issue de ce débat, vous aurez pris le soin de répondre à cette question : qu’en est-il du report des élections territoriales ? (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, depuis le début des années 1980 et le vote des lois Defferre, la décentralisation est l’un des principaux mots d’ordre des politiques publiques – presque une incantation magique ! Les réformes se succèdent depuis que l’organisation décentralisée de la République a été consacrée à l’article 1er de la Constitution. L’activité du Parlement sur ce sujet est permanente et quasiment frénétique, chaque gouvernement souhaitant imposer sa marque et chaque ministre donner son nom à une loi. Après les lois RCT, Maptam et NOTRe, nous attendons le projet de loi 3D, pour décentralisation, différenciation et déconcentration.

Nos collègues du groupe socialiste et républicain proposent aujourd’hui de débattre de ce que pourrait être le prochain acte de la décentralisation. À vrai dire, il semble que c’est ce que nous faisons depuis bientôt quarante ans, sans parvenir, en dépit des effets d’annonce et des concertations, à la stabilité de notre organisation territoriale. Cela est même suggéré dans l’exposé des motifs de cette proposition de résolution, qui indique que, dans leur grande majorité, les maires ne sont pas « favorables à un nouveau bouleversement institutionnel entre collectivités locales ou en matière de compétences ».

Il est bien sûr indispensable de remédier à cette situation. En tant qu’interlocuteur privilégié des élus locaux, le Sénat doit être un catalyseur attentif. Pensons, par exemple, aux imbroglios en matière de compétence « eau et assainissement ».

L’appel à renforcer le plan de soutien aux collectivités dans le contexte sanitaire et économique actuel apparaît comme une priorité conjoncturelle indéniable, a fortiori alors que la période de confinement a éprouvé nombre de nos concitoyens.

Le « plan de rebond territorial », qui se concentrerait sur la santé ainsi que sur la couverture et l’accessibilité numérique, semble également primordial – c’est même une évidence dans la situation que nous connaissons. Les territoires, en particulier ruraux, souffrent d’inégalités profondes qui les empêchent de profiter des facilités offertes par le numérique. Celles-ci sont pourtant nécessaires pour leur développement économique et leur attractivité.

Vous le savez, mon groupe y attache une très grande importance, lui qui est à l’origine de la création de l’Agence nationale de la cohésion des territoires précisément pour combattre les ruptures d’égalité dans l’accès aux services publics et aux infrastructures, même si cette ANCT est sortie édulcorée des débats du Parlement.

Dans la même logique, l’égalité entre les territoires doit également passer par la lutte contre l’illectronisme – une question chère à Raymond Vall et à mon groupe qui gagnerait à être déclarée grande cause nationale, comme nous le soutenons.

Cela étant dit, cette proposition de résolution comprend quelques aspects qui nous semblent plus problématiques.

Nous restons très sceptiques – pour ne pas dire opposés – à l’introduction d’une clause constitutionnelle attributive de compétences à l’État. Cela nous semble même antinomique avec la stabilité institutionnelle réclamée par les élus, puisqu’il faudrait une nouvelle fois réorganiser toute l’architecture institutionnelle de nos collectivités. Souvenons-nous également des débats interminables entre 2010 et 2015 sur la clause de compétence générale. Pourquoi vouloir rouvrir ces débats ?

L’égalité devant la loi est bien sûr l’une des pierres angulaires de la République. L’organisation décentralisée de la République ne peut et ne doit pas nuire à ses caractères indivisible, démocratique et social, qui reposent largement dessus. Une telle innovation constitutionnelle, conjuguée au renforcement du pouvoir réglementaire local, entraînerait des conséquences qui nous dirigeraient vers un modèle quasi fédéral, dont je ne suis pas certain qu’il corresponde aux aspirations de nos concitoyens. La France est un pays riche de sa diversité et splendide par son unité, une condition décisive de son existence, selon l’historien Fernand Braudel.

Par ailleurs, en ces temps de crise où tous – collectivités, agents économiques, acteurs associatifs ou simples citoyens – demandent davantage de l’État, il serait paradoxal d’ouvrir cette brèche. Il conviendrait plutôt de se concentrer sur l’amélioration de l’efficacité de l’État.

Les inégalités entre collectivités proviennent aussi de la disparité des tissus économiques, que nourrit le manque d’équipement ou d’infrastructures. Sur ce point, rien ne serait pire que de libéraliser l’autonomie fiscale, au risque de créer une véritable concurrence entre collectivités et de favoriser celles qui sont déjà bien pourvues en valeur ajoutée. Il convient d’abord d’améliorer la solidarité financière et la péréquation indispensable à l’unité de notre nation, unité qui serait fragilisée par la compétence de principe des collectivités territoriales hors matières régaliennes.

Cela étant dit, nous sommes aussi surpris qu’heureux de constater que l’échelon départemental, celui de la proximité, retrouve grâce aux yeux des auteurs du texte. Chacun se souvient ici que telle n’était pas leur position lors des débats sur la loi Maptam et la loi NOTRe, car la métropole était vue comme un nouvel eldorado.

M. François Bonhomme. Ils ont un petit trou de mémoire…

M. Jean-Claude Requier. Pour notre part, nous n’avons jamais varié.

Je souhaite enfin évoquer les « pactes interterritoriaux prescriptifs », qui visent à garantir « un accès et une distribution équitable des biens et services publics accessibles en moins de trente minutes aux citoyens du périmètre concerné ». N’ajoutez-vous pas de la complexité, alors que vous la dénoncez à raison ? La subsidiarité que vous défendez ne suppose-t-elle pas plutôt des espaces de liberté qu’étouffent aujourd’hui le pullulement d’échelons administratifs, leur chevauchement et leurs interactions complexes ? Il ne faudrait pas que cette nouvelle ère de la décentralisation ressemble aux précédentes sous les habits nouveaux de la coopération territoriale.

Ces observations constituent autant de réserves que je formule au nom du groupe du RDSE à l’égard de cette proposition de résolution.

Mme la présidente. La parole est à M. Didier Rambaud.

M. Didier Rambaud. Madame la présidente, madame la ministre, chers collègues, les deux crises majeures que nous venons de traverser – celle des « gilets jaunes », puis la crise sanitaire – ont mis en exergue la demande claire de nos concitoyens d’un retour à la proximité.

Si, notamment au Parlement, les propositions faites à l’issue de ces deux crises consécutives peuvent varier, il n’en reste pas moins que le diagnostic, lui, est largement partagé. Il me semble que l’on peut à ce titre dresser deux constats indiscutables.

Tout d’abord, les périodes mouvementées que nous avons traversées ont mis en exergue le rôle incontournable qu’ont joué, par leur engagement, nos élus locaux, au premier rang desquels les maires, comme garants du lien social. Ce sont bien eux qui incarnent l’État dans ce qu’on appelle désormais couramment « les territoires ».

Ensuite, elles ont mis en lumière la demande d’une décentralisation plus aboutie. Les Français, notamment les élus locaux, n’appellent pas forcément de leurs vœux plus de décentralisation, mais bien, me semble-t-il, une meilleure décentralisation. Au fond, ce qu’ils nous disent est simple : « Nous voulons plus de services publics, proches de chez nous. » La demande de décentralisation est en ce sens l’aboutissement d’un mouvement de retour à la proximité.

Derrière le mot de décentralisation, plusieurs aspects se mélangent : la décentralisation au sens strict, c’est-à-dire donner plus de compétences aux collectivités, mais également la déconcentration, c’est-à-dire les pouvoirs donnés aux services de l’État territorial, ou encore la différenciation, c’est-à-dire, comme vous le dites souvent, madame la ministre, le « cousu main », autrement dit la possibilité d’adapter les règles selon les spécificités de chaque territoire. Finalement, on comprend que se cachent bien souvent derrière ce mot presque tarte à la crème de décentralisation des attentes multiples, polymorphes, en 3D.

Dès lors, chers collègues, le point de départ de cette proposition de résolution est indéniablement partagé. Tous ici, quelle que soit la travée sur laquelle nous siégeons, nous partageons le diagnostic. Tous ici, nous avons entendu la demande d’un retour à la proximité. Et tous ici, nous partageons la volonté d’affirmer le soutien indéfectible du Sénat à notre République décentralisée.

La décentralisation n’est en fait qu’une réalité relativement récente de notre histoire politique et institutionnelle. Loin de moi l’idée de profiter de cette tribune pour donner un cours d’histoire sur la Ve République et les grandes lois de décentralisation. Il me semblait toutefois nécessaire de rappeler que notre organisation décentralisée, si elle n’est pas parfaite, est le résultat d’une construction récente par vagues. La dernière, pas si lointaine, est la désormais célèbre loi NOTRe. Son souvenir doit être encore frais…

M. François Bonhomme. Et douloureux !

M. Didier Rambaud. … dans la mémoire de certains de nos collègues socialistes auteurs de cette proposition de résolution qui ont eu l’occasion d’en débattre sur ces travées en 2014, alors que leur majorité soutenait ce texte. Je me réjouis donc, chers collègues, de constater que, comme bon nombre de parlementaires et d’élus, vous admettez que la loi NOTRe demande d’être corrigée.

M. Vincent Éblé. Elle a été adoptée à l’unanimité en CMP !

M. Didier Rambaud. La décentralisation nécessite d’être plus aboutie, plus particulièrement, selon nous, au profit des collectivités territoriales de proximité que sont les communes et les départements. Un tel mouvement de décentralisation ne pourrait cependant se faire sans repenser, au moins en partie, l’organisation de l’État territorial. La crise sanitaire a prouvé que son organisation reste perfectible – j’ai entendu ces dernières semaines, comme nombre d’entre vous, beaucoup de choses sur le fonctionnement des ARS…

Le couple maire-préfet a plus que jamais démontré qu’il fonctionne. Il nous faudra donc tout faire pour le renforcer. Ce mouvement a d’ailleurs déjà été entamé. La loi Engagement et proximité, examinée dans notre hémicycle il y a quelques mois, a déjà œuvré en faveur des maires et, plus largement, du bloc communal. L’intuition sur laquelle elle reposait, celle que le bloc communal doit être le premier acteur d’une République décentralisée, est d’autant plus forte aujourd’hui.

Mes chers collègues, je l’ai dit, nous partageons amplement le constat qui a fait naître cette proposition de résolution. Notre République décentralisée est perfectible : parfois, des doublons de compétences existent ; parfois, la lisibilité pour savoir qui fait quoi, qui paie quoi, qui assume quoi n’est pas au rendez-vous. Doit-on pour autant tout remettre en cause ? Telle est au fond la question que nous devons nous poser.

Pour répondre à cette question lourde, complexe et sérieuse, cette proposition de résolution ne constitue ni le bon véhicule ni la bonne méthode. Cette question ne saurait simplement être abordée au détour d’une proposition de résolution. Je crois au contraire qu’une telle question, qui fait résonner les fibres les plus profondes de notre histoire politique, qui touche à l’organisation de ce qui fait notre État – l’État à la française –, mérite un vrai débat et que nous engagions toute notre responsabilité en l’examinant et en la tranchant.

Ce débat sera sans doute animé, il l’a toujours été – l’éternelle opposition des Jacobins et des Girondins l’a prouvé –, mais il sera essentiel. N’amoindrissons pas notre ambition pour la République en la privant d’un réel débat.

Pouvons-nous vraiment affirmer aujourd’hui la position du Sénat sur des questions aussi complexes que l’autonomie fiscale des collectivités, la limitation constitutionnelle des compétences de l’État, la répartition des blocs de compétences par échelon de collectivité, l’évolution des nomenclatures budgétaires, la révision des dotations de l’État, le transfert à la carte des compétences, la création d’un pouvoir réglementaire des collectivités ou encore la participation citoyenne, pour ne citer que ces sujets ?

Pouvons-nous vraiment prétendre énoncer notre position sur ces sujets, tous vastes et complexes, dont les implications législatives et budgétaires sont majeures, sans avoir réellement débattu, chiffres à l’appui ? Je ne le crois pas – cela d’ailleurs ne ferait pas honneur à la réputation de sérieux législatif du Sénat.

Vous l’aurez compris, le groupe La République En Marche partage la déclaration d’intention de nos collègues qui en appellent à une meilleure décentralisation. Cependant, nous ne saurions accepter de restreindre cette question à une simple proposition de résolution. Notre débat parlementaire mérite mieux. Nous en sommes persuadés, le Sénat doit être en mesure de jouer pleinement son rôle de chambre de représentation des collectivités territoriales face à cette problématique. Pour toutes ces raisons, nous nous abstiendrons.

M. Jacques Bigot. En Marche est dans l’impasse !

Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson.

M. Jean Louis Masson. Madame la présidente, madame la ministre, chers collègues, si l’on veut réussir la décentralisation, encore faut-il qu’elle soit organisée de manière cohérente. Le cadre institutionnel est certes fondamental, mais la définition du cadre territorial l’est tout autant, car elle conditionne la réussite des institutions. Il est impossible d’avoir une décentralisation réussie si les circonscriptions administratives n’ont aucune cohérence et aucune logique.

Le gouvernement de M. Valls avait pris l’initiative d’une fusion autoritaire des régions. Pour certaines, cette fusion se justifiait, et elle s’est passée correctement ; pour d’autres, on a abouti à des sortes de monstres tentaculaires.

Mme Françoise Gatel. C’est vrai !

M. Jean Louis Masson. Ce qui a été fait par le gouvernement de l’époque est complètement débile. Est-il normal, par exemple, que la région Grand Est soit plus que deux fois plus grande que la Belgique ?

M. François Bonhomme. Et l’Occitanie !

M. Jean Louis Masson. Moyennant quoi, pendant la crise de l’épidémie de coronavirus, les gens du département de l’Aube ont été traités exactement comme ceux de Strasbourg, alors que l’Aube est deux fois plus proche de Paris que de Strasbourg.

Vous avez des chefs de service, des fonctionnaires et même des élus qui décident à un endroit pour ce qui se passe à l’autre bout d’une région. Dans la région Grand Est, quand vous voulez modifier de cinq minutes l’horaire des transports scolaires, c’est à deux cents kilomètres de là que ça se décide ! Parfois, ils ne savent même pas où c’est ! Récemment, j’ai téléphoné à la région Grand Est pour une commune du canton dont je suis le conseiller départemental : la brave dame au bout du fil ne trouvait pas la commune en question, elle pensait qu’elle était dans le Haut-Rhin. C’est un truc de fou !

M. François Bonhomme. Vive la proximité !

M. Jean Louis Masson. Maintenant, quand on lit les articles de presse, quand on entend les prises de position, on s’aperçoit qu’il y a une véritable remise en question du découpage territorial. La plupart des commentateurs reconnaissent que ce qu’ont fait MM. Valls et Hollande était totalement inadéquat. On ne peut pas décider du découpage des régions sur un coin de table ! Résultat : le matin, telle région était découpée de telle façon ; l’après-midi, Dupond ou Durand étant passé, on découpait autrement…

M. François Bonhomme. Ce n’est pas faux !

M. Jean Louis Masson. Madame la ministre, le Gouvernement, qui veut tout changer et tout améliorer, trouverait là quelque chose de concret, d’utile et de pertinent à faire. Il serait peut-être temps d’y penser !

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Savoldelli.

M. Vincent Éblé. Allez Pascal, relève le niveau ! (Sourires sur les travées des groupes SOCR et CRCE.)

M. Pascal Savoldelli. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe socialiste nous présente une proposition de résolution sur la décentralisation. Il faut reconnaître qu’il y a du travail.

Les élus locaux ont traversé une situation inédite en tenant honorablement la barre et au plus près des citoyens. Les crises comme celle que nous traversons révèlent les défaillances de l’État et mettent en avant d’autres acteurs sur le terrain qui n’ont pas pu faire autrement que d’agir avec les moyens du bord. Mais les crises sont aussi des moments d’exacerbation des mécontentements, facilitant les divisions.

L’organisation territoriale est le cœur de cible de la réduction de la dépense publique – c’est un peu votre leitmotiv, madame la ministre. Elle est surtout questionnée, parce que le principe constitutionnel de libre administration et d’autonomie fiscale des collectivités est rogné.

Les élus ne veulent pas d’un nouveau big-bang territorial. Ils aspirent à plus de stabilité – ce qui ne veut pas dire qu’ils aspirent à l’immobilité. Or cela n’est possible que si l’on desserre l’étau normatif et financier qui étrangle les collectivités depuis plusieurs années.

Cette proposition de résolution présente pour nous aussi des paradoxes. Je ne vais pas faire l’inventaire des lois promulguées sous le quinquennat de François Hollande et les gouvernements de Manuel Valls, dont les conséquences sont ici pointées.

Si nous ne sommes pas d’accord sur de nombreux points, je commencerai par évoquer les aspects sur lesquels nous nous retrouvons.

Nous ne pouvons qu’abonder dans le sens d’un renforcement du plan de soutien aux collectivités face à la crise. Nous avons d’ailleurs récemment déposé une proposition de loi en ce sens.

Nous souhaitons également que les élus locaux ne soient pas traités comme un coût à écrêter et qu’ils bénéficient de davantage de place et de reconnaissance, notamment dans l’édiction des dispositions législatives.

Nous nous félicitons du consensus trouvé autour de l’échelon départemental, partenaire des communes et des intercommunalités. Ce consensus marque la fin d’une période durant laquelle son existence était menacée alors qu’il s’agit d’un échelon pertinent de décentralisation, mais également de déconcentration en lien avec le préfet de département, qui a un rôle important à jouer dans le dialogue entre l’État et les communes.

Le rôle du préfet nous conduit à évoquer notre profonde opposition à ce texte. Nous refusons que le préfet devienne une entité indépendante, négociant des adaptations de normes nationales pour des intérêts économiques locaux. À ce titre, madame la ministre, le décret du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet nous semble être un recul déplorable, révélateur des vices de la différenciation territoriale. Les associations de défense du patrimoine et de l’environnement sont vent debout contre ce décret, qui permet de déroger à des normes protectrices, faisant le bonheur de bon nombre de promoteurs immobiliers.

Plusieurs de vos propositions, mes chers collègues, nous paraissent prendre un mauvais cap, comme la création d’un pouvoir réglementaire local indépendant de la législation nationale, ou la différenciation des compétences entre collectivités de même niveau. Vous contribuez malgré vous à opposer l’État et les collectivités alors qu’elles doivent être complémentaires. Nous basculerions donc dans un système fédéral – après tout, c’est un choix politique – où les collectivités se retrouveraient en concurrence et en négociation permanente. C’est une porte ouverte, nous semble-t-il, au dumping social et environnemental.

L’État a un rôle à tenir, même si celui-ci s’apparente trop souvent aujourd’hui à une déresponsabilisation de l’exécutif, et ce sur le dos des acteurs locaux et économiques. Le législateur, pour garantir l’égalité des territoires et des individus, doit fixer des règles claires et applicables partout. Cette vision de la République peut et doit laisser de la place aux élus. Le renvoi au pouvoir réglementaire local peut être envisagé, mais dans un cas précis et seulement s’il ne consiste pas en une régression de la loi.

Vous souhaitez, mes chers collègues, consacrer la clause générale de compétence des communes. Nous la défendons aussi, mais nous la défendons à tous les niveaux de collectivités – puisque c’est un principe fondateur de la République – pour permettre à ces dernières d’agir en commun avec l’État, d’autant plus en période de crise. Voilà une vision de la décentralisation démocratiquement forte et solidaire, qui donne les moyens au local de répondre aux besoins de la population, contrairement à la logique de spécialisation à outrance des compétences.

Nous avons du mal à suivre nos collègues qui déplorent un repli local, défendent une plus grande coopération, mais, dans le même temps, adulent la différenciation, qui est, à nos yeux – mais c’est le débat –, la mère des inégalités territoriales, de la concurrence et des mouvements identitaires.

Notre profond attachement à une République unie, indivisible et protectrice ne peut que nous faire bondir à la lecture de certaines propositions telles que, par exemple, l’inscription de manière limitative des compétences de l’État dans la Constitution.

L’État n’est pas un partenaire : cette vision managériale de la République nous semble dangereuse. Les élus locaux savent bien que, lorsqu’ils récupèrent des compétences, l’État se désengage et que les contreparties financières ne sont pas au rendez-vous. On le voit aujourd’hui. Comme d’autres ici, je connais particulièrement la question de la recentralisation du RSA : ce problème se pose, alors que la compensation versée aux départements n’a cessé de diminuer, tous gouvernements confondus, et que la crise rend cette dépense maintenant impossible à assumer.

Au lieu de céder à la tentation du moins d’État et, donc, à une plus grande marchandisation des services, demandons plus d’État, une décentralisation synonyme d’égalité des citoyens, indissociable d’une déconcentration proche des élus. État et collectivités sont efficaces ensemble : cessons de penser seulement en termes de rationalisation.

Les politiques territoriales impliquent proximité, complémentarité des niveaux d’action, avec des intercommunalités au service des communes. Nous approuvons à cet égard vos propositions pour plus de souplesse dans l’organisation des compétences du bloc communal, à partir du moment où cette démarche découle d’un dialogue démocratique. En revanche, nous sommes profondément contre l’avènement d’un État fédéral, composé de grandes régions et de métropoles européennes.

Pour résumer, nous n’avons pas eu le sentiment d’examiner une proposition de résolution pour une nouvelle ère de la décentralisation, qui aurait donné un nouvel élan au processus engagé en 1982 et 1983, un très bon processus qui a eu de très bons résultats. Il nous a plutôt semblé que nous avions affaire à un texte pour un État central qui morcelle peu à peu, désagrège une grande partie de ses missions nationales en matière d’action publique. Or la nature ayant horreur du vide, le marché va récupérer à profit des activités à haute valeur ajoutée.

Les règles de procédure ne nous autorisent pas à déposer des amendements sur une proposition de résolution, mes chers collègues socialistes. Sinon, vous savez que nous en aurions fait. Comme il s’agit d’une proposition de résolution, il nous faut donc répondre par oui ou non.

On le voit bien, tous ceux dans cet hémicycle qui ont choisi de s’abstenir l’ont fait pour des raisons diverses. C’est même plus que l’expression d’une diversité dans l’abstention : certaines prises de position ont été argumentées ; d’autres, à mon sens, n’ont en revanche pas été assez respectueuses du travail réalisé par nos collègues socialistes. Néanmoins, nous sommes défavorables à ce texte.