M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Merci !

Mme Sophie Joissains. Je salue également encore une fois les professionnels du droit, qui ont su faire fi d’intérêts parfois très divergents pour s’unir dans la défense de la justice et du justiciable.

La réforme de la justice, ses enjeux et les obstacles que rencontrent chaque jour les justiciables et les professionnels doivent faire partie intégrante du grand débat national.

Pourtant, cette réforme essentielle tant sur le plan pratique que sur le plan fondamental de nos principes démocratiques en est exclue ! Exclue de facto parce que la procédure législative est en cours et qu’il ne faut toucher à rien de ce qui est engagé. C’est inouï, c’est ubuesque : c’est tout simplement antidémocratique !

Tout est encore possible, vous pouvez encore entendre le Sénat, madame la garde des sceaux, vous pouvez encore entendre les professionnels du droit et surtout entendre les citoyens. Ce sont eux les premiers concernés et ils doivent pouvoir, à l’heure de ce grand débat national, donner leur avis !

L’Assemblée nationale a d’office quasiment rétabli le texte initial du Gouvernement, en balayant comme billevesées les modifications apportées par le Sénat.

Il est ici nécessaire d’insister sur les difficultés croissantes des deux chambres à s’entendre sur un texte commun ou plutôt sur le refus du groupe majoritaire de l’Assemblée nationale à accepter un point de vue différent de celui du Gouvernement.

Le nombre de commissions mixtes paritaires conclusives est en diminution drastique depuis juillet 2017. Depuis 1958, la règle a toujours été l’accord entre nos deux assemblées. Entre 1958 et octobre 2017, seulement 12 % des textes ont été adoptés par la procédure dite du « dernier mot » à l’Assemblée nationale. Les dernières évaluations font état d’un taux de 37 %. Ces chiffres sont profondément inquiétants et révèlent l’abus par le Gouvernement de la procédure du dernier mot, de même que le recours abusif aux ordonnances, notamment, s’agissant du présent texte, en ce qui concerne la justice des mineurs.

Les commissions mixtes paritaires ont pour objet de permettre l’avènement du jeu démocratique. Le bicamérisme est essentiel parce qu’il reflète l’accord entre l’avis d’une chambre dédiée au pouvoir exécutif et celui d’une chambre qui ne dépend pas de lui, entre la France du moment d’une élection présidentielle et celle d’une élection à mi-mandat. Enfin, le bicamérisme est issu de l’essence même de la démocratie et de la théorie des contre-pouvoirs.

Les corps intermédiaires, les contre-pouvoirs sont essentiels à la République, ne pas les entendre est extrêmement dangereux. Entendez les voix qui s’élèvent, madame la garde des sceaux, cette unanimité doit vous alerter. Aujourd’hui, nous sommes responsables pour demain. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et sur des travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Marc.

M. Alain Marc. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui, en nouvelle lecture, le projet de loi de programmation 2018–2022 et de réforme pour la justice et le projet de loi organique relatif au renforcement de l’organisation des juridictions, les commissions mixtes paritaires du 13 décembre dernier n’ayant pas été conclusives.

Au vu du texte résultant des travaux de l’Assemblée nationale et compte tenu de la forte hostilité exprimée au sein des milieux judiciaires contre la réforme telle qu’elle est envisagée par le Gouvernement, la commission des lois a organisé à la fin du mois de janvier une table ronde avec les représentants des avocats, des magistrats et des fonctionnaires de greffe.

Trouver des solutions d’avenir, nourrir le dialogue, tels étaient les objectifs de cette initiative visant à écouter les inquiétudes exprimées par les professionnels de la justice. Je me félicite donc de cette volonté de travailler à la recherche de convergences, mais également de se situer au-delà des clivages. C’est cet esprit de compromis et de dialogue qui permet au Sénat d’avoir des travaux de grande qualité !

C’est précisément cet esprit qui a conduit la commission à conserver les modifications et ajouts de l’Assemblée nationale lorsque ceux-ci s’avéraient pertinents et ne soulevaient pas de difficulté de principe.

C’est toujours cet esprit qui a permis de prendre en compte les craintes du monde judiciaire et des territoires. La commission a bien entendu les interrogations relatives à la pérennité de la carte judiciaire.

En tant que rapporteur pour avis sur les crédits du programme « Administration pénitentiaire », je me réjouis particulièrement que la commission ait rétabli la trajectoire budgétaire de la mission « Justice », telle qu’adoptée par le Sénat en première lecture. Elle prévoit une augmentation des crédits de 33,8 % entre 2017 et 2022, et la création de 13 700 emplois.

La programmation du Gouvernement, rétablie par l’Assemblée nationale en première lecture, prévoyait une progression des crédits de 23,5 % et la création de 6 500 emplois sur la même période. Or cela paraît bien insuffisant pour assurer le redressement budgétaire des juridictions et de l’administration pénitentiaire. En effet, cette trajectoire doit également permettre de mettre en œuvre le programme de construction de 15 000 places supplémentaires de prison, figurant dans les engagements de campagne du Président de la République.

En matière de justice civile, la commission a largement rétabli le texte adopté par le Sénat en première lecture, avec l’intention d’améliorer les procédures et de mieux protéger les personnes les plus fragiles.

Elle a en effet conforté et mieux encadré le recours aux modes alternatifs de règlement des différends, dans l’intérêt des justiciables.

Elle a notamment rétabli l’exigence de certification obligatoire par le ministère de la justice des services en ligne de résolution amiable des litiges et d’aide à la saisine des juridictions, dans l’objectif d’imposer des garanties pour les justiciables pouvant recourir à ces services.

Elle a ensuite choisi de maintenir la phase de conciliation judiciaire dans la procédure de divorce contentieux, compte tenu de son intérêt pour les parties. Elle a également veillé à mieux protéger les personnes les plus vulnérables en préservant le rôle protecteur du juge.

Enfin, s’agissant de la réforme de l’organisation judiciaire, si le regroupement du tribunal de grande instance et du tribunal d’instance cristallise à lui seul une large part de l’opposition du monde judiciaire, qui craint un éloignement pour le justiciable et la suppression de sites judiciaires, la commission a repris les garanties que le Sénat avait déjà apportées en première lecture, et qui sont susceptibles d’apaiser certaines des craintes exprimées.

Parmi ces garanties, je citerai la suppression de la possibilité de spécialiser certains tribunaux en matière civile et pénale lorsqu’il existe plusieurs tribunaux au sein d’un même département.

Je fais également référence à la fixation au niveau national d’un socle minimal de compétences des chambres détachées remplaçant les tribunaux d’instance situés en dehors du siège du nouveau tribunal unifié, afin d’éviter qu’elles ne soient définies au cas par cas, de façon trop limitée ou résiduelle, des compétences supplémentaires pouvant en outre leur être attribuées par les chefs de cour sur proposition des chefs de juridiction.

Je veux aussi mentionner la création d’un dispositif d’encadrement de toute modification de la carte judiciaire, laquelle relève de la compétence du pouvoir réglementaire, comportant une évaluation, au vu des observations présentées par les chefs de cour ainsi que par le conseil départemental, dont il serait rendu compte dans un rapport public, et sur la base de critères objectifs préexistants.

Concernant le régime des peines, je me réjouis particulièrement que la commission ait rétabli le texte que le Sénat avait voté en première lecture, lequel prévoyait notamment une importante refonte du système de l’aménagement des peines, de façon que la peine prononcée soit en principe la peine exécutée

Pour toutes ces raisons, le groupe Les Indépendants votera en faveur de ces deux textes ainsi modifiés par la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste, ainsi quau banc des commissions. – Mme Maryse Carrère applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous avons tenté de nous accorder avec l’Assemblée nationale sur des textes communs de réforme pour la justice le 13 décembre dernier. Malheureusement, nous n’y sommes pas parvenus et les commissions mixtes paritaires ont échoué…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Hélas !

M. Thani Mohamed Soilihi. … malgré le formidable travail des rapporteurs,…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. En effet.

M. Thani Mohamed Soilihi. … notamment.

C’est la raison pour laquelle nous nous retrouvons aujourd’hui pour les examiner en nouvelle lecture.

Alors même que ces deux textes ont fait l’objet de larges consultations, qu’ils ont évolué au cours des discussions entre la Chancellerie et le milieu judiciaire, un mouvement de contestation semble s’être cristallisé.

La commission des lois a, pour chercher à sortir de cette impasse, organisé le 30 janvier dernier une table ronde avec les représentants des milieux judiciaires, qui a été suivie par votre audition, madame la garde des sceaux.

Si je n’ai pu physiquement y assister, j’ai suivi ces discussions avec grand intérêt grâce à la captation vidéo qui a été retransmise sur le site internet du Sénat.

Je voudrais néanmoins effectuer une correction, qui a son importance, quant aux termes choisis par notre commission. Il ne s’agissait pas, comme j’ai pu le lire, de « tenter de renouer le dialogue », car celui-ci n’a jamais cessé.

Vous avez entrepris, madame la garde des sceaux, un grand tour des juridictions françaises afin de présenter votre réforme et vous avez, depuis le printemps, régulièrement rencontré les avocats. Vous vous êtes d’ailleurs rendue à la rentrée du barreau de Paris et, très récemment, à l’assemblée générale statutaire de la Conférence des bâtonniers.

Si ces échanges n’ont pas répondu à l’ensemble des attentes des acteurs de la justice, il est inexact de dire que votre position n’a jamais pu être infléchie et que vous vous êtes montrée hermétique aux arguments qui vous ont été opposés.

Au contraire, ces échanges nourris ont permis de faire évoluer sensiblement les textes examinés par notre assemblée.

Je pense, notamment, au renforcement des obligations des plateformes numériques ; à la simplification de la procédure de divorce contentieux qui permet de ne pas causer le divorce dès l’introduction de la procédure ; à la généralisation des règles protectrices en matière de perquisitions effectuées dans le cabinet d’un avocat, à son domicile, dans les locaux de l’ordre des avocats ou des caisses autonomes des règlements pécuniaires des avocats, les CARPA ; ou encore à l’encadrement du rôle des CAF dans la révision des pensions alimentaires en rendant possible la suspension provisoire de la décision et le recours devant un juge.

Je pense également à la réforme des ordonnances d’injonction de payer, qui vise à centraliser le traitement des injonctions de payer aux fins d’une meilleure efficacité.

Paradoxalement, ces compromis ont parfois été qualifiés de reculs du Gouvernement. C’est à n’y rien comprendre !

Concernant l’organisation judiciaire, vous n’avez jamais cessé de tenter de rassurer les professionnels qui redoutent légitimement que la réorganisation des juridictions ne se traduise par la fermeture de sites, en martelant que vous maintiendrez les hommes, les lieux et les compétences existants. Lorsqu’il existe plusieurs TGI, le texte offre, je dis bien « offre », la possibilité aux juridictions de spécialiser les contentieux techniques et – et non pas ou, car la conjonction de coordination a ici son importance – de faibles volumes, ce qui exclut les contentieux de masse.

Face à la crainte légitime d’une « robotisation », d’une « déshumanisation » de la justice que pourrait induire la dématérialisation des procédures, vous avez précisé que le numérique ne viendra pas se substituer, mais viendra s’ajouter à l’accueil physique. Ainsi, pour les justiciables peu familiarisés avec les nouvelles technologies ou habitant dans une zone qui les prive d’un accès internet de qualité, un guichet d’accueil physique sera maintenu dans chaque lieu de justice.

La numérisation présente un intérêt tant pour les victimes, qui peuvent être intimidées par un dépôt de plainte dans un commissariat, que pour les praticiens du droit, lesquels se heurtent souvent – croyez-en mon expérience – à des temps d’attente téléphonique particulièrement longs pour obtenir parfois la seule confirmation qu’un acte a bien été enregistré.

L’Assemblée nationale a procédé à des améliorations intéressantes telles que l’extension des possibilités d’anonymisation des policiers et gendarmes dans les procédures ou encore le dossier entièrement numérique dans le cadre de la procédure pénale.

En revanche, si comme nombre de mes collègues, je suis favorable à réformer la justice des mineurs afin de la rendre plus lisible pour les professionnels et les justiciables, et de renouer avec son esprit fondateur, tendant à faire primer l’éducation sur la répression, je regrette néanmoins que vous ayez choisi de passer par la voie de l’ordonnance pour ce faire. J’aurais préféré que le Parlement ne soit pas ainsi dessaisi ab initio.

Je forme malgré tout le vœu que la réforme que vous envisagez tiendra compte des travaux de nos assemblées sur ce sujet – je pense, notamment, au rapport de la mission d’information sur la réinsertion des mineurs enfermés ou à la mission en cours à l’Assemblée nationale sur la justice des mineurs –, et qu’elle sera menée en toute transparence, avec le concours des parlementaires. Je vous fais d’ores et déjà savoir que nous voulons y être associés. (Mme Sophie Joissains applaudit.)

Pour conclure, malgré nos divergences d’opinions, j’avais formulé, en première lecture, le vœu que le débat se poursuive à l’Assemblée nationale, parce que nous souscrivons tous à cet objectif d’une justice plus simple, plus rapide et plus efficace. Dans ce même esprit, j’espère encore que des compromis raisonnables puissent être trouvés avec nos collègues de l’Assemblée nationale sur certains sujets comme le dispositif de certification obligatoire des plateformes de résolution amiable des litiges, la suppression de l’extension de l’obligation de tentative de règlement amiable préalable à toute saisine du juge en matière civile ou la limitation de l’extension des techniques spéciales d’enquête.

Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe La République En Marche s’abstiendra sur ces textes. (Mme Maryse Carrère applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Sylviane Noël. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Loïc Hervé applaudit également.)

Mme Sylviane Noël. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, ce projet de loi entend répondre au besoin d’équité de notre société, qui dénonce avec pugnacité la lenteur de la justice, et parfois la distance qu’elle observe par rapport aux réalités vécues par nos concitoyens.

Pourtant, force est de constater que cette réforme ne tient absolument pas compte des caractéristiques de certaines zones géographiques. Car si la France est une et indivisible, elle n’est pas uniforme ! Oui, la France est un grand pays fort de la diversité de ses territoires où tout ne fonctionne pas comme à Paris !

Dans le contexte de crise que nous traversons, le Gouvernement assure avoir saisi la portée de la colère des Français. Ces mêmes Français qui se retrouvent dans l’incompréhension face à toutes les réformes qui ne vont résolument pas dans leur sens.

Prenons la modification de la carte judiciaire. Elle est vécue comme un coup de grâce porté au rôle pourtant prépondérant que joue l’institution judiciaire dans nos territoires.

Par ce texte, notamment au travers de l’article 53, les juridictions se retrouveront demain vidées d’une grande partie de leurs compétences puisque vous entendez fusionner les tribunaux de grande instance et les tribunaux d’instance pour créer un seul tribunal de première instance dans chaque département.

Vous centralisez l’activité judicaire alors qu’il conviendrait dans certaines zones de maintenir une proximité qui permettrait de conserver un lien cher avec nos administrés. Cela n’est pas sans conséquence. Par exemple la Haute-Savoie compte actuellement trois tribunaux de grande instance : Bonneville, Thonon et Annecy. Ils devront, si cette loi est adoptée, transférer leurs compétences au tribunal de première instance, qui traitera les matières dans des pôles dédiés, et deviendront par ailleurs des centres d’accueil qui permettront aux justiciables d’entamer toutes les étapes préalables à l’audience.

Or c’est oublier que dans ces départements de montagne, les distances ne se comptent pas en kilomètres, mais en temps de parcours. Ce sont des territoires reculés, enneigés une grande partie de l’année, où il faut parfois faire plusieurs heures de voiture pour atteindre une destination éloignée de quelques kilomètres ! Ce sont des départements qui, malgré leur éloignement, sont pourtant des territoires extrêmement vivants et qui connaissent une activité judiciaire intense.

Comme en Haute-Savoie, territoire pour le moins atypique, dont l’activité judiciaire n’est pas en reste puisque ce département enregistre à la fois la plus forte croissance démographique de notre pays, la plus forte concentration mondiale d’entreprises de la mécatronique, compte plus de lits touristiques que d’habitants permanents et est de surcroît doublement frontalier avec la Suisse et l’Italie.

Pour ces territoires, un tel schéma de délocalisation de certains contentieux entraverait considérablement l’accès des citoyens à la justice puisque ces derniers devront parcourir plus de 100 kilomètres pour se rendre à une audience.

Au-delà de l’aspect géographique, la réalité est bien entendu fonctionnelle.

Les professionnels de la justice, les élus locaux, dont je suis l’un des porte-parole dans cet hémicycle, s’inquiètent, eux aussi, de pouvoir garantir une certaine proximité de leurs actions, d’autant que l’efficacité et la performance de ces juridictions sont unanimement reconnues.

Comment sauront-ils rester à l’écoute des justiciables, d’une part, en les accueillant physiquement au sein des services d’accueil unique du justiciable et, d’autre part, avec des moyens qui seront demain dématérialisés ? Comment assureront-ils un contact décent au cours des diverses procédures, de l’audience jusqu’à la décision finale, afin de faciliter les démarches de nos administrés ?

Comprenez, madame la ministre, que dans la période difficile que nous traversons, la justice ne saurait être un facteur supplémentaire de fracture sociale et territoriale.

À l’instar de Joseph Joubert qui aimait à rappeler que la justice est le droit du plus faible, souvenons-nous que la justice doit être plus que jamais un point de cohésion et d’équité nationale ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste, ainsi quau banc des commissions.)

Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission des lois.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je veux d’abord dire toute ma reconnaissance à nos rapporteurs qui, avec beaucoup de persévérance, ont poursuivi la tâche pour donner jusqu’au bout toute leur chance aux mesures d’apaisement et de raison proposées par le Sénat.

Au moment de prendre la parole, je veux exprimer le sentiment d’un certain gâchis. Après l’échec de la commission mixte paritaire, nous avons renoncé, ce que nous avons confirmé par notre vote aujourd’hui, à adopter une motion tendant à opposer la question préalable à la présentation en nouvelle lecture de ce projet de loi. Grâce à une concertation approfondie, nous avons voulu essayer de trouver les voies du plus large accord possible sur les axes fondamentaux de la réforme avec les professions de justice.

Vous me rétorquerez que nous nous sommes élevés un peu au-dessus de notre condition de sénateur en prétendant apporter notre secours au Gouvernement, qui se heurte aujourd’hui à de très graves tensions,…

M. Gérard Longuet. Nous sommes de bons Samaritains !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. … puisque la table ronde que nous avons organisée il y a quinze jours a fait apparaître une très large convergence des avocats, des syndicats de magistrats et des syndicats de personnels des greffes autour d’un certain nombre de demandes.

Madame la garde des sceaux, les professions de justice ont des attentes. Chacun est conscient de la nécessité de réformer. Nous partageons le même diagnostic sur la situation de notre justice. Les délais de traitement des affaires – la Cour des comptes vient encore de le rappeler – ne cessent de s’allonger. L’efficience de l’utilisation des crédits et des ressources humaines de la justice peut encore très largement progresser. De ce fait, nous aurions aimé collaborer plus étroitement avec vous à une réforme prenant en compte les années de travail de la commission des lois du Sénat, années qui ont donné lieu au rapport intitulé ambitieusement Cinq ans pour sauver la justice ! publié en avril 2017.

Je regrette que l’ultime chance que nous avons voulu proposer en déposant nos amendements de rouvrir la concertation afin de trouver des solutions consensuelles ne soit pas saisie. Cette impasse n’est pas une impasse législative.

Bien sûr, vous disposez, madame la garde des sceaux, d’une majorité à l’Assemblée nationale pour voter votre texte, car les institutions de notre pays apportent au Gouvernement la stabilité dont il a besoin : un Président de la République tout-puissant, un gouvernement qui lui est naturellement subordonné et une Assemblée nationale, dans sa majorité, qui a été désignée peu après l’élection présidentielle pour soutenir le Président de la République. C’est donc seulement ici, au Sénat, que vous pouvez trouver les voies d’un dialogue avec d’autres que ceux qui vous soutiennent, mais qui sont de bonne volonté pour permettre à la justice d’échapper au clivage partisan, ce qui est notre souhait le plus profond.

Nous avons vu récemment quels sont les résultats d’une méthode de gouvernement pouvant se résumer par la volonté d’un passage en force quand on est sûr d’avoir raison. Mais si le Gouvernement a une pédagogie, il lui manque une capacité de dialogue. Nous étions nombreux à penser que les leçons de l’expérience récente allaient servir et que la justice pourrait être le terrain d’expérimentation d’une autre méthode de gouvernement. Cet espoir est aujourd’hui largement déçu : j’en suis profondément navré, car c’est une occasion manquée.

Vous l’avez relevé vous-même, madame la ministre, il existe entre nous des divergences politiques sur certains points, ce qui est bien naturel en démocratie. Nous aurions pu, au fond, les laisser de côté pour nous intéresser surtout à ce qui nous réunit, car ce qui paraissait l’objet d’accords possibles avec le Gouvernement est tout à fait essentiel.

Le premier point de divergence politique – ce n’est pas une antienne que je répète à l’excès – est bien sûr l’abandon par le Gouvernement du programme du Président de la République de construction de places de prison. Vous avez affirmé que nous préférions la prison aux alternatives : c’est faux ! Dois-je vous rappeler que la période durant laquelle les alternatives à la prison – c’est-à-dire le bracelet électronique – se sont le plus développées, c’est la fin du mandat du Président Sarkozy ? Depuis, calme plat ! (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Cependant, il ne suffit pas de développer les alternatives à la prison pour s’accommoder de la situation de surpopulation carcérale que nous connaissons. Si les magistrats prononcent aujourd’hui des peines de prison, ce n’est pas simplement parce qu’ils préfèrent la prison c’est aussi parce que les alternatives à la prison ne bénéficient pas des moyens nécessaires à leur développement.

Nous en arrivons alors à notre deuxième point de divergence, qui est celui du budget. Certes, dans cette loi de programmation, est fait un effort méritoire, mais elle comporte des faiblesses. Une programmation pour cinq ans intervenant deux ans après le début du quinquennat n’engage le Gouvernement que pour la fin de ce quinquennat, et pas pour les années qui commenceront après le prochain quinquennat. Il s’agit à nos yeux d’un point important.

Au fond, une vraie loi de programmation doit commencer dans les trois mois qui suivent l’élection présidentielle, sinon cela n’a guère de sens ! Vous n’avez plus aujourd’hui que deux lois de finances pour mettre en œuvre cette programmation !

Par ailleurs, si l’effort paraît important, il doit être mesuré à l’aune des besoins de rattrapage des moyens de la justice, en ancrant cette évaluation dans une comparaison européenne. Or nous sommes vraiment très en retard et il convient de mettre les bouchées doubles !

Une loi de programmation des moyens de la justice avait été promulguée en septembre 2002, trois mois après l’élection présidentielle. À cette occasion, les moyens avaient été augmentés de 39 % sur cinq ans. Vous proposez aujourd’hui une augmentation de 23 %. Certes, je suis conscient de l’état de dégradation de nos finances publiques par rapport à la période antérieure. Je comprends que l’on ne puisse pas faire autant qu’en 2002, mais l’effort consenti ici ne me paraît pas suffisant.

Enfin, nous ne sommes pas d’accord avec le parquet national antiterroriste et nous regrettons que ce texte ne contienne pas de disposition pour assurer la pérennité du financement de l’aide juridictionnelle, qui est la condition de l’accès de nos concitoyens les plus démunis à la justice. Bref, nous sommes en désaccord sur un nombre important de points.

Pour autant, ce n’est pas à cause de ces désaccords que nous n’avons pas pu conclure. En effet, je le redis, nous aurions pu les laisser de côté. Si nous n’avons pas pu conclure, c’est tout simplement parce que sur un certain nombre de points qui rendaient possible un accord vous n’avez pas voulu faire mouvement. Vous avez purement et simplement voulu rétablir votre texte initial et faire l’économie du dialogue avec le Sénat. De la même façon, vous faites, selon moi de manière excessive, l’économie d’un dialogue approfondi avec les professions de justice au moment où elles vous demandent d’infléchir votre réforme.

Un certain nombre de points ont été parfaitement abordés par notre collègue corapporteur François-Noël Buffet. J’y reviens brièvement.

En ce qui concerne le champ d’intervention du juge, vous auriez pu faire un effort sur la certification des plateformes proposant des possibilités de conciliation sur internet. Ce n’eût pas été de votre part un effort disproportionné…

La pension alimentaire en cas de conflit sera traitée par un directeur de caisse d’allocations familiales et non par un juge. Cette mesure n’offre pas à nos yeux de garanties suffisantes. Cela n’aurait pas bouleversé votre réforme de nous écouter sur ce point et de prêter attention aux professions judiciaires qui s’inquiètent.

S’agissant de la procédure pénale, ce texte porté par le ministre de la justice est un texte de ministre de l’intérieur ! Sur la prolongation de la garde à vue, sur le refus d’informer l’avocat sur des perquisitions, sur la comparution différée, sur l’accès au dossier par l’avocat, vous avez pris des mesures qui vont toutes dans le même sens, et qui n’est pas celui des garanties offertes à nos concitoyens face au ministère public.

Quant à l’organisation judiciaire, c’est évidemment pour nous un sujet de vive préoccupation. Au fond, nous vous demandions de sécuriser les chambres détachées en prévoyant la création d’un juge chargé des contentieux de proximité, une garantie de localisation des emplois pour les fonctionnaires de greffe dans ces chambres détachées et la définition d’un socle minimal de compétences au niveau national pour ces chambres. De la sorte, vous auriez pu tenir en échec tous ceux qui affirment – peut-être à tort – que vous préparez la suppression de lieux de justice, alors que vous proclamez régulièrement qu’il n’en est rien et que vous voulez conserver ces lieux de justice. Donnez-nous des gages de cette volonté de les conserver et nous pourrons vous soutenir.

Vous auriez pu accepter la mise en place d’un mécanisme d’encadrement de toute modification de la carte judiciaire : ce n’est pas extravagant eu égard aux contraintes que cela vous imposerait. Vous auriez pu accepter aussi qu’un avis soit donné par le conseil départemental.