M. Jean-Jacques Mirassou. Ce n’est pas banal ! (Sourires.)

M. Yves Détraigne. Or un parquet n’est qu’un élément d’un ensemble comprenant également des juges d’instruction et des formations de jugement.

À titre liminaire, soulignons que le dispositif sera source de complexité sur le simple plan de la gestion du tribunal. Les tribunaux fonctionnent habituellement sur une dyarchie. Nous aurions ici une troisième juridiction, compétente rationae materiae, dont on peine à comprendre quelle serait la place. Le parquet en sortirait en tout état de cause divisé, donc affaibli.

Un tel projet traduit une méconnaissance de la réalité des phénomènes de fraude fiscale et de corruption, qui nécessitent au contraire une approche globale, et non segmentée, en raison des liens de plus en plus étroits entre toutes les formes de criminalité. Inversement, la force des JIRS est de disposer de tout le champ de compétences de la délinquance complexe, s’agissant aussi bien de criminalité organisée que de délinquance économique et financière stricto sensu.

Seule l’intégration de toutes les compétences au sein d’un même parquet permet une vision globale des phénomènes de criminalité, y compris financière, en garantissant une réelle cohérence dans le traitement des procédures judiciaires.

Il apparaît en effet que des liens particulièrement étroits existent entre la criminalité organisée et la délinquance financière, notamment via le blanchiment. Le plus souvent, avant d’appréhender des délits comme la corruption ou le détournement de fonds publics, des investigations doivent être menées en enquête préliminaire sur la base de suspicions d’abus de biens sociaux, d’abus de confiance, de faux ou d’escroquerie. Les premières investigations sont généralement faites sans que des éléments permettant d’envisager la saisine du procureur financier soient réunis. De même, il est impossible de considérer dès le départ que les éléments constitutifs de la bande organisée sont réunis.

L’architecture proposée par le projet de loi s’inscrit donc dans une vision obsolète, verticalisée et segmentée des processus de fraudes fiscales et de corruption. Ceux-ci reposent pourtant aujourd’hui sur des infractions complexes, transverses, imbriquées, nécessitant une vision globale et unifiée, ainsi que des réponses fondées sur un partage d’informations en temps réel et la mise en œuvre de synergies opérationnelles entre les différents intervenants : parquet, enquêteurs, administrations.

Une telle réforme sera source de dysfonctionnements majeurs entre le procureur financier et les juridictions de droit commun ayant initialement eu à connaître des procédures financières. Elle créera des difficultés sans fin pour déterminer qui, du procureur de droit commun ou du procureur financier, est compétent, et ce au seul bénéfice des délinquants, qui tireront profit de ces complexités procédurales et de ces découpages byzantins.

Alors même que la matière commande une circulation rapide des informations entre les différents intervenants et que les investigations exigent des décisions très rapides, la saisine éventuelle du parquet financier relèvera du parcours du combattant, notamment parce que celui-ci ne sera pas destinataire des plaintes initiales ou des dénonciations TRACFIN.

Cette situation, avec un ministère public morcelé, sera illisible tant pour les magistrats instructeurs, qui auront deux interlocuteurs à Paris, que pour les enquêteurs et les autorités et administrations partenaires de l’institution judiciaire, appelés à s’adresser tantôt au procureur de Paris, tantôt au procureur financier ! Ce dernier ne pourra pas recevoir les plaintes et dénonciations. Et quand bien même il en recevrait, il ne pourrait pas s’en saisir. Dès lors, les plaintes seront toujours reçues par les procureurs territorialement compétents, c’est-à-dire à 8o % par le parquet de Paris.

De plus, le projet de loi n’atteindra aucunement l’objectif affiché par le Gouvernement de renforcer l’indépendance de la justice : nommé selon les mêmes modalités que les autres procureurs de la République, le procureur financier ne sera ni plus ni moins indépendant. Or le Gouvernement propose par ailleurs une réforme du statut de la magistrature présentée comme renforçant l’indépendance de tous les procureurs de France ! Est-ce à dire qu’il ne croit pas à cette réforme ?

En raison de sa complexité, le dispositif conduira à faire trancher les conflits de compétence les plus sensibles par la Chancellerie !

En effet, quels critères complémentaires pourraient être prévus par le garde des sceaux pour arbitrer les conflits de compétence, qui, en toute hypothèse, se traduiront par des lourdeurs dans les échanges d’information et provoqueront des retards inhérents au traitement des procédures, dans une matière qui commande une circulation rapide des informations entre les différents intervenants et des décisions très rapides ? Le procureur général de Paris, à qui, semble-t-il, les arbitrages seraient confiés, au motif que le procureur financier dépendra de lui, n’aura pas l’information suffisamment tôt, ni l’autorité et le pouvoir pour trancher les conflits avec les procureurs généraux d’autres JIRS.

En réalité, la Chancellerie, par le biais de sa direction des affaires criminelles et des grâces, sera la seule à disposer des éléments sur les procédures, à travers les rapports d’information qui lui sont adressés par les procureurs généraux. Ce sera donc elle qui arbitrera les saisines du procureur financier, pourtant présenté comme totalement indépendant, et ce alors qu’elle se targue de ne plus donner aucune instruction sur des dossiers particuliers !

Le coût de cette réforme inutile sera en outre sans commune mesure avec le choix, plus pragmatique et efficace, qui consisterait en un renforcement des effectifs des JIRS, avec l’assurance que l’ensemble des postes de magistrats, de greffiers et d’assistants spécialisés, mais aussi des postes nécessaires au fonctionnement des services de police et de gendarmerie spécialisés en matière économique et financière soient bien pourvus.

M. le président. Il faut vous diriger vers votre conclusion, mon cher collègue.

M. Yves Détraigne. D’un point de vue strictement budgétaire, on ne peut que s’étonner des très maigres éléments figurant dans l’étude d’impact, où l’on semble avoir totalement oublié de chiffrer le coût de création et de fonctionnement de la structure envisagée !

Voilà pourquoi nous proposerons en séance publique, à titre principal, une série d’amendements tendant à supprimer les dispositions relatives au procureur financier.

Toutefois, notre démarche est constructive. À l’instar du Gouvernement, nous souhaitons améliorer la lutte contre la délinquance économique et financière. Ainsi, nous soumettrons également des amendements visant, d’une part, à charger spécifiquement un procureur de la République adjoint dans les JIRS financières du suivi de ces affaires et, d’autre part, à envisager une alternative.

M. le président. Veuillez conclure !

M. Yves Détraigne. Monsieur le président, je dispose de huit minutes seulement, sur un débat de plus de deux heures trente ! (Mouvements divers.)

L’alternative serait la suivante : confier une compétence concurrente dans certaines matières au procureur de la République de Paris ou confier une compétence concurrente pour des infractions d’ampleur nationale et recouvrant le territoire de plusieurs JIRS à celle de Paris.

Nous réclamons la même chose que tous les professionnels qui se sont exprimés sur ce sujet ; ce sont probablement les mieux à même de nous apporter des avis éclairés.

M. le président. Concluez !

M. Yves Détraigne. Au lieu que de créer une nouvelle structure très perfectible, utilisons les outils dont nous disposons déjà !

M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.

M. Nicolas Alfonsi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, qui pourrait s’opposer au renforcement des moyens de l’administration et de la justice pour lutter efficacement contre la fraude fiscale ? Qui pourrait s’opposer à une meilleure complémentarité entre leurs actions ? À un durcissement des sanctions en matière de délinquance économique et financière ? Nous sommes tous favorables à de tels objectifs.

Pour autant, cette cause, aussi juste soit-elle, ne légitime pas tout. Il n’est pas acceptable, sous prétexte de lutter contre la fraude fiscale, de donner force de loi à des pratiques susceptibles de remettre en cause les principes fondateurs de notre droit et les libertés fondamentales, qui sont le ciment de notre démocratie.

Nous sommes en droit de nous indigner de la remise en cause des libertés fondamentales que constituent les écoutes pratiquées par les États-Unis dans le cadre du programme PRISM.

La lutte contre le terrorisme ne saurait justifier l’usage de pratiques illégales. La République doit se garder de tomber dans de telles dérives, quel que soit l’objectif visé.

Il me paraît opportun de le rappeler, car le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale suscite un certain nombre d’interrogations. Certes, l’Assemblée nationale a apporté plusieurs améliorations, mais nos collègues députés ont également introduit dans le texte des dispositions inquiétantes qui appellent une réaction forte et claire de la part du Sénat. Notre commission des lois, grâce à son rapporteur, a commencé le travail en ce sens.

Nous nous félicitons de l’adoption de l’amendement du rapporteur tendant à supprimer l’article 2 bis, qui inversait la charge de la preuve en matière de blanchiment. Nous nous réjouissons tout autant de la suppression des articles modifiant les règles de prescription. L’on ne peut pas, nous semble-t-il, manipuler impunément les fondements de notre droit pénal lors de l’examen de chaque projet ou proposition de loi.

Je partage les propos tenus ce matin par notre collègue Jean-Jacques Hyest : il ne faut pas bousculer en permanence les règles de prescription ou l’échelle des peines… Je n’irai pas jusqu’à vous inviter à relire Beccaria, mais je crois que nous devons avoir en permanence ces éléments à l’esprit.

Certes, nous connaissons les difficultés de la lutte contre la fraude fiscale, pratique qui repose sur la dissimulation. Mais elles ne sauraient justifier l’adoption de dispositions créant des crimes ou des délits imprescriptibles.

De plus, si la volonté de lutter contre les paradis fiscaux et de mettre en place l’échange automatique d’informations qu’affichent les chefs d’État et de gouvernement aussi bien au G8 que lors des conseils européens est réelle, il deviendra bientôt beaucoup plus difficile pour les particuliers ou les entreprises qui veulent échapper à l’impôt d’y parvenir.

Par conséquent, selon nous, c’est davantage dans une telle coopération internationale, véritablement ambitieuse, en faveur d’une transparence accrue que réside la clef de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.

Toutefois, même si le texte de la commission est déjà beaucoup plus satisfaisant que celui de l’Assemblée nationale sur certains des points que je viens d’évoquer, notre groupe reste très réservé sur des dispositions qui demeurent.

Je pense à l’article 9 septies, qui vise à mettre en place une protection générale pour les « lanceurs d’alertes ».

De même, la possibilité pour l’administration fiscale et les douanes d’utiliser des « preuves illicites » nous semble préoccupante. Certes, l’affaire de la « liste HSBC » a montré les limites des dispositifs actuels. Mais il n’est pas anodin de généraliser la possibilité d’utiliser de telles preuves. La mesure mérite en tout cas d’être extrêmement encadrée. La commission des lois a rétabli un garde-fou essentiel que l’Assemblée nationale avait supprimé : l’intervention de l’autorité judiciaire.

Nos préoccupations portent également sur l’article 16, qui prévoit d’étendre aux délits de fraude fiscale en bande organisée ou aggravés les « techniques spéciales d’enquête » applicables à la criminalité organisée.

Je le rappelle tout de même, ces techniques spéciales comprennent les écoutes téléphoniques, la captation des données informatiques ou le prononcé de mesures conservatoires sur les biens de la personne mise en examen.

À cet égard, il faut se réjouir de l’initiative du rapporteur, qui a fait adopter en commission un amendement tendant à dresser explicitement la liste des infractions concernées. Comme le précise l’exposé des motifs, une telle énumération est indispensable en matière d’atteinte aux libertés individuelles.

Je souhaite également aborder plus précisément le titre III du projet de loi, qui porte sur les juridictions spécialisées en matière économique et financière.

J’observe que ce volet du texte a été ajouté avec une certaine précipitation. Il a été intégré par une lettre rectificative parue treize jours seulement après le dépôt du projet de loi !

Mais ce n’est pas tant la forme que le fond qui pose problème : une réforme comme celle qui est proposée au titre III mérite une plus grande réflexion.

J’en viens au projet de loi organique relatif au procureur de la République financier.

La création d’un procureur financier, dont les contours ont, semble-t-il, été tracés un peu grossièrement – notre rapporteur a tenté tant bien que mal d’améliorer le dispositif en commission des lois, notamment pour prévenir les conflits de compétences – renforcerait significativement, aux dires de ses promoteurs, la lutte contre la fraude fiscale et la délinquance économique et financière.

Pour reprendre les propos tenus par le procureur de la République de Paris, François Molins, lors de son audition devant notre commission des lois, nous craignons que « ce procureur financier, qui présente plus d’inconvénients que d’avantages, ne soit dans le meilleur des cas, inefficace, et, dans le pire, contre-productif ».

Car le procureur financier ne répond clairement pas aux besoins de la justice, qu’il méconnaît voire contredit, en matière d’efficacité de la lutte contre la fraude et la délinquance économique. La nouvelle institution va à l’encontre de la transversalité, pourtant indispensable face à des formes de délinquance – fraude fiscale, crime organisé et grand banditisme – qui sont souvent liées.

En outre, sa création rend plus complexe l’architecture des juridictions spécialisées en matière économique et financière et fait apparaître le risque de nouveaux conflits de compétences, malgré les améliorations adoptées en commission.

Madame la garde des sceaux, comme l’a souligné François Molins, ce dont les magistrats ont besoin pour être plus efficaces, c’est de plus d’enquêteurs – vous avez vous-même insisté sur l’importance que vous attachiez à la création d’emplois – et surtout de modes d’arbitrage opérationnels pour trancher les conflits de compétences.

Je me dirige vers ma conclusion, car le temps passe, et je connais l’extrême sévérité de M. le président. (Marques d’amusement.)

Nous soutiendrons sans doute les mesures de lutte contre la fraude fiscale qui figurent dans le texte. Mais le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique, avec ses faits divers suivis d’annonces immédiates… La création d’un procureur financier vient troubler notre ordre institutionnel et juridique. C’est le sens de nos réserves.

Madame la garde des sceaux, je voudrais vous faire part de mes hésitations.

M. le ministre chargé du budget nous a exposé ses certitudes à propos du « verrou » de Bercy. Des amendements visant à le rétablir ont été déposés. J’ai indiqué ce matin en commission que j’étais dans l’incertitude. Les arguments de M. le rapporteur paraissent tout aussi irréfutables que les certitudes du ministre. C’est un débat entre efficacité et justice sociale, voire entre efficacité et justice tout court. Je crois que je finirai, après moult hésitations, par revoter le verrou de Bercy : l’argument de M. le ministre du budget me paraît quand même plus fort, et c’est probablement celui que retiendra la commission des finances. Jacques Mézard a déposé un amendement en ce sens. J’ai hésité à le cosigner, mais je pense que je le voterai finalement.

C’est sur ces réflexions que je conclus mon propos, en remerciant M. le président, qui m’a permis de dépasser de plus d’une minute le temps de parole dont je disposais, de son indulgence. (Applaudissements sur les travées du RDSE, sur certaines travées de l'UDI-UC et de l'UMP, ainsi qu’au banc des commissions.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour le groupe écologiste, la lutte contre la fraude fiscale recouvre un triple enjeu : économique et budgétaire, moral et politique. Il revêt une triple dimension : nationale, européenne et internationale.

L’enjeu économique et budgétaire est évident. Il s’agit pour l’État de collecter les milliards d’euros qui manquent chaque année à son budget.

Selon les estimations, le montant de la fraude fiscale dans notre pays se situe entre 40 milliards et 80 milliards d’euros par an, contre 20 milliards d’euros environ pour la fraude sociale. De quoi combler largement le déficit de la France, évalué à 68 milliards d’euros cette année !

L’ensemble des redressements de cotisations sociales opérés par l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales, l’URSSAF, à la suite de fraudes, de négligences ou d’erreurs se montait à 1,37 milliard d’euros en 2012 – c’est un nouveau record –, en hausse de 7 % par rapport à 2011.

De même, les redressements liés au seul travail au noir ont atteint 260 millions d’euros en 2012, en hausse de 19 % par rapport à 2011. Sur cette somme, 151 millions d’euros étaient liés au travail non déclaré, 38 millions d’euros à des heures dissimulées et 42 millions d’euros à une activité dissimulée.

En 2012, 18,1 milliards d’euros ont été réclamés par le fisc en droits et pénalités à l’issue de contrôles fiscaux, soit une hausse de 10 % par rapport à l’année précédente.

Ces chiffres démontrent l’ampleur et la gravité du phénomène qu’il s’agit de combattre. Ils interpellent naturellement les écologistes, d’autant que l’enjeu économique et budgétaire se double ici d’un enjeu moral.

En effet, il est de toute évidence urgent de répondre à la crise de confiance qui s’ajoute à la terrible crise économique que traverse notre pays. Quand les plus riches échappent à l’impôt grâce à des montages financiers complexes, c’est l’un des principes fondateurs de notre République, l’égalité, qui se trouve atteint.

Face à un tel scandale, comment les simples citoyens pourraient-ils ne pas remettre en question le devoir d’acquitter l’impôt auquel ils sont soumis ?

Et la portée proprement politique de textes comme ceux dont nous débattons aujourd’hui est indissociable des autres enjeux. Ne s’agit-il pas de démontrer à nos concitoyennes et concitoyens que le législateur ne veut pas être, ne s’avoue pas et n’est pas impuissant face à ceux qui trichent ?

Cela étant, notre horizon dépasse, et doit impérativement dépasser très largement nos frontières nationales. À cet égard, permettez-moi de rappeler encore quelques chiffres.

Les 35 conventions d’échange de renseignements passés avec des États étrangers ont abouti à l’envoi de 777 demandes de renseignements en 2012, contre 300 en 2011. Les nouvelles mesures entrées en vigueur en 2012 ont alourdi les sanctions pour non-déclaration d’un compte bancaire à l’étranger, ce qui a eu son effet, avec un bond de 36 % des déclarations de comptes à l’étranger en 2012, soit 100 833 contre 79 680 en 2011 et 75 732 en 2010. Vous voyez tout de même l’évolution...

Selon l’Union européenne, ce sont 1 000 milliards d’euros qui échappent aux États membres, le manque à gagner fiscal représentant un coût annuel d’environ 2 000 euros par citoyen européen. La perte de revenus continue d’accroître les niveaux de déficit et de dette dans les États membres précisément au moment le plus décisif de la lutte contre la crise.

Du fait de la fraude et de l’évasion fiscales, les fonds disponibles pour encourager les investissements publics, la relance et l’emploi se font rares.

L’écart fiscal actuel en Europe met directement en danger la préservation du modèle social européen, qui est fondé sur des services publics universels et de qualité, et menace le bon fonctionnement du marché intérieur, conduisant à une grave perte d’efficacité et d’équité des systèmes fiscaux au sein de l’Union européenne. Le coût total de la fraude fiscale est plus élevé que l’ensemble des budgets de la santé cumulés de l’Union.

La fraude conduit à déplacer la charge fiscale sur les travailleurs et les ménages à moyens et bas revenus. Elle est multiforme. En dehors de toutes les activités mafieuses et criminelles, il y a les détournements de fonds publics et les abus de droit, c'est-à-dire l’utilisation aux marges de la légalité de dispositifs réglementaires. Il y a aussi la fraude à la petite semaine, à la TVA, aux charges sociales et à la sécurité sociale. Enfin, il ne faut pas oublier ceux qui, du fait de leur activité, ont placé dans des paradis fiscaux une partie de leur fortune.

La commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, dont Éric Bocquet était le rapporteur, diagnostiquait en 2011 « une culture de la faille aux mille visages » et soulignait que l’Europe restait trop en retrait sur le sujet. Or c’est au cœur même de l’Europe que l’on trouve les paradis fiscaux parmi les plus prospères, comme le Luxembourg, Jersey ou Monaco. Les 21 paradis fiscaux liés à l’Union européenne provoquent plus de 100 milliards de dollars de perte de recettes fiscales, le Royaume-Uni et les territoires relevant de son autorité représentant à eux seuls plus de la moitié des territoires offshore européens.

Selon certaines sources, 19,5 % des dépôts mondiaux sont détenus dans les paradis fiscaux. Cela signifie que 14 000 milliards d’euros sont cachés par des particuliers dans des paradis fiscaux à travers le monde, soit une perte de plus de 120 milliards d’euros de recettes fiscales. Or les deux tiers de cette richesse mondiale offshore, l’équivalent de 9 500 milliards d’euros, sont dissimulés dans les paradis fiscaux liés à l’Union européenne.

Ce chiffre ne comprend pas la fraude fiscale des entreprises et des multinationales, dont on estime qu’elle coûte chaque année pour le seul continent africain environ 123 milliards d’euros. Or 55 milliards d’euros seraient nécessaires pour éradiquer l’extrême pauvreté, c'est-à-dire pour que chaque personne dans le monde puisse vivre avec environ un euro par jour.

Les États-Unis ont déjà « blacklisté » certains États membres de l’Union européenne, comme le Luxembourg et Chypre, mais l’Union européenne elle-même n’a pas suffisamment agi. Chasser l’évasion fiscale a, en outre, un coût pouvant conduire les administrations à renoncer. Il ne faut pourtant pas baisser les bras. Les écologistes estiment que, si l’on veut identifier et poursuivre un plus grand nombre de cas de fraude, il convient de protéger ceux qui informent les autorités compétentes de leur existence et qu’il est convenu d’appeler des « lanceurs d’alerte ». En revanche, une alerte lancée de mauvaise foi, avec l’intention de nuire ou en sachant, même partiellement, que les faits sont inexacts, serait sanctionnée.

Les dispositions prévues par les textes que nous examinons vont évidemment dans le bon sens. Je pense à l’extension à l’or et aux jetons, plaques et tickets de casinos de l’obligation de déclarer aux douanes tout transfert physique de sommes, titres ou valeurs d’un montant supérieur à 10 000 euros.

Bien des mesures envisagées sont nécessaires.

Comme vous, monsieur le ministre, nous souhaitons la mise en œuvre rapide d’un véritable « FATCA européen ». La loi américaine de 2010 dite FATCA, pour Foreign account tax compliance act, impose aux institutions financières et bancaires étrangères de déclarer les revenus de contribuables américains y ayant un compte. Ces déclarations sont confrontées à celles, annuelles, faites par les contribuables américains auprès de l’administration fiscale concernant leurs revenus à l’étranger. Le patrimoine et les avoirs à l’étranger doivent également être déclarés.

L’Union européenne cherche à mettre en place un nouvel instrument, effectif dès la fin de l’année 2013, qui étendrait la levée du secret bancaire aux revenus de l’épargne et autres revenus, comme certains contrats d’assurance-vie, pensions, biens immobiliers. En effet, si l’échange d’informations bancaires entre pays se fait aujourd’hui « à la demande », le système a montré son inefficacité : nombreux sont les États, en particulier les paradis fiscaux, à refuser de collaborer.

Les deux textes que nous examinons, le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique, complètent et renforcent les dispositions déjà adoptées dans les deux derniers collectifs budgétaires de 2012. Certaines réserves ont pu être exprimées ici ou là quant au durcissement de l’arsenal répressif, comme la création, en cas de fraude fiscale aggravée, d’une garde à vue de quatre jours et l’autorisation de « techniques spéciales d’enquête ».

On peut ne pas souscrire à de telles réserves, mais il n’est sans doute pas interdit de les entendre. Ces textes ont été écrits sous le coup de l’émotion suscitée par l’affaire Cahuzac, tout comme ceux sur la transparence de la vie publique. Or l’émotion n’est pas toujours bonne conseillère.

Mme Esther Benbassa. La légitimité des objectifs visés ne doit pas nous conduire à nous départir d’une certaine mesure dans le choix des moyens pour les atteindre. Veillons surtout en toutes circonstances, y compris dans la situation présente, à ne pas faire reculer les libertés, un capital certes non imposable, mais précieux et fragile en cette période de crise.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Mais elles ne reculent pas.

Mme Esther Benbassa. Cette parenthèse étant refermée, et pour clore mon propos, je ne dirai qu’une chose : les écologistes de cette Haute Assemblée, et moi avec eux serons bel et bien, sans faillir, aux côtés de la majorité pour mener la lutte contre la fraude fiscale dans notre pays et pour l’égalité devant l’impôt. Nous voterons donc d’une voix unanime les textes qui nous sont soumis.

Nous appelons malgré tout le Gouvernement à tempérer l’avalanche de projets de loi sous laquelle ploient depuis des semaines les parlementaires, de surcroît en procédure accélérée, ce qui ne nous laisse guère le temps de les travailler,…

Mme Esther Benbassa. … ainsi qu’il sied aux législateurs rigoureux et exacts que nous aspirons toutes et tous à être. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. In cauda venenum

M. le président. La parole est à M. François Pillet.

M. François Pillet. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, en plus d’être un impératif moral, la lutte contre la fraude fiscale est une exigence budgétaire.

À ce titre, il convient de déclarer solennellement que cette lutte est, pour reprendre la motivation de certains amendements présentés par le groupe CRC ce matin en commission, un moyen de redresser nos comptes publics plus juste que la hausse des prélèvements obligatoires à laquelle nous avons assisté lors des deux dernières lois de finances rectificatives ; les propos du Président de la République me laissent d’ailleurs penser qu’il en ira de même dans les prochains collectifs budgétaires… C’est d’autant plus vrai que de telles hausses de prélèvements obligatoires, conjuguées à l’insécurité fiscale, constituent un terreau extrêmement fertile pour les pratiques d’évasion et d’optimisation fiscales.

Il faut donc veiller à ne pas créer les conditions futures d’une évasion fiscale, a fortiori d’une fraude fiscale massive – ce n’est pas la même chose –, et à ne pas nous laisser entraîner dans un cercle vicieux de déficit, d’augmentation des impôts, de glissement dans la fraude fiscale, et ainsi de suite.