M. le président. La parole est à Mme Isabelle Pasquet.

Mme Isabelle Pasquet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le sujet de ce débat, qui a fait l’objet d’un rapport d’information rédigé par notre collègue Fabienne Keller au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, est particulièrement intéressant.

Je me réjouis d’ailleurs que ce rapport, malgré une méthodologie qui aurait pu aboutir à des conclusions catastrophistes, fasse preuve, au contraire, d’une grande mesure dans son évaluation tant des causes que des risques possibles. Ce sujet fait depuis quelques années l’objet de nombreux travaux de nature scientifique, cités dans le rapport. Cet intérêt légitime résulte, sans doute, de la recrudescence de crises sanitaires durant les dernières années, liées précisément à des maladies infectieuses émergentes ou réémergentes. Je pense notamment au rapport rendu public en 2010 par le Haut Conseil de la santé publique, intitulé « Les maladies infectieuses émergentes : état de la situation et perspectives ». Les chercheurs n’ignorent rien de la situation et des différentes évolutions possibles.

Voulant éviter toute redondance avec ces études et afin de permettre aux parlementaires, ainsi qu’à l’ensemble des décideurs publics, de prendre les meilleures décisions, la rapporteur a fait le choix judicieux d’adopter une approche prospective non scientifique. Ce choix répond aux besoins de la France ; c’est d’ailleurs la voie empruntée récemment par d’autres pays voisins du nôtre, comme le Royaume-Uni.

Sur la base de ce travail, dont chacun s’accordera à reconnaître la qualité, notamment parce qu’il permet à toutes et tous de mesurer les enjeux liés aux maladies infectieuses émergentes, même en l’absence de connaissances médicales, la rapporteur formule dix propositions, auxquelles nous souscrivons. Pour autant, si elles sont pertinentes et reprennent une partie des préconisations formulées dans le passé par d’autres organismes, comme l’Organisation mondiale de la santé, nous regrettons que ces recommandations ne soient pas plus ambitieuses.

Nous considérons, pour notre part, que ces dix préconisations ne sauraient constituer le terme de la réflexion en la matière ; elles doivent, au contraire, servir de point de départ pour nous permettre de prendre toute la mesure de l’importance du sujet et pour nous inciter à élaborer des projets politiques susceptibles de réduire, à la fois, les risques et les facteurs facilitants ou déclenchants. Je citerai quelques exemples pour illustrer mon propos.

La deuxième préconisation du rapport est d’« agir sur tous les facteurs d’émergence et de propagation des maladies infectieuses » pour ralentir – ou, mieux, inverser – les grandes tendances observées. Nous ne pouvons que souscrire à cette proposition, même si nous craignons qu’elle ne reste qu’un vœu pieux, en l’absence de mesures concrètes relevant d’une autre politique économique, financière et de coopération.

Comment, par exemple, s’attaquer à la misère, qui constitue un facteur majeur de propagation des maladies émergentes infectieuses, sans rompre radicalement avec les politiques qui endettent les pays du Sud et les privent de toute capacité d’action ?

Le processus de réduction de la dette des pays les plus pauvres est notable, mais largement insuffisant. Les pays en développement ont passé des années à rembourser des milliards de dollars de dettes, ce qui les a privés de toute capacité d’action. La situation est telle que de nombreux pays ont fini par dépenser plus pour rembourser leurs anciennes dettes que pour investir dans la santé et l’éducation réunies. Le cas du Lesotho est frappant à cet égard : ce pays a payé 47 millions de dollars à ses créanciers en 2006, une somme qui correspond aux deux tiers de l’aide au développement qu’il reçoit chaque année.

La huitième proposition de notre collègue, « réguler les mouvements de praticiens de la santé des pays du Sud vers les pays du Nord », afin d’éviter que les premiers ne souffrent de l’apparition de déserts médicaux d’origine économique, est elle aussi pertinente. Pour lui donner une traduction concrète, il faudrait que la communauté internationale prenne des décisions ambitieuses. Tout doit être mis en œuvre pour soutenir le développement de structures sanitaires de proximité voulues, construites et dirigées par les populations locales. Or cette volonté est en totale contradiction avec les politiques menées conjointement par le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et la Réserve fédérale américaine. Ces trois institutions ne consentent à aider financièrement les pays les plus pauvres qu’à la condition que leurs États opèrent des réductions budgétaires massives, qu’ils privatisent et ouvrent des secteurs jusque-là publics à des entreprises privées dont la plupart ne sont pas nationales. Les domaines de l’eau potable, de l’éducation et de la santé sont parmi les plus concernés.

Un article publié dans Marianne en 2010 relate comment ce mécanisme a joué aux Philippines et les conséquences qui en ont résulté pour la population. Dans ce pays, le système de santé public a longtemps été considéré comme performant, les pauvres y étaient bien soignés, et ce gratuitement. Dans les années quatre-vingt, le gouvernement, sous l’impulsion des institutions financières internationales, l’a privatisé. Depuis, les malades pauvres ne sont plus soignés, les salaires des personnels de santé n’ont plus évolué, la masse salariale a été limitée et les investissements matériels réduits au minimum.

M. Roland Courteau. C’est vrai !

Mme Isabelle Pasquet. L’article conclut en ces termes : « Cette situation a provoqué une pénurie de personnel encore plus grave, car les étudiants en médecine partaient directement pour l’étranger dans l’espoir d’y trouver de meilleures conditions et un meilleur salaire. Sur une période de dix ans qui a suivi la privatisation, plus de 100 000 infirmiers et 5 000 médecins sont partis à l’étranger. De fait, de nombreux hôpitaux ont fermé ou ont réduit leurs activités par manque d’effectifs. »

Nous soutenons également l’idée qu’il faut, pour limiter les risques, repenser les politiques agricoles au plan mondial. La déforestation massive en Amazonie, en Indonésie, à Madagascar ou en Afrique tropicale, principalement justifiée par le besoin d’extension des surfaces agricoles destinées à la production d’agrocarburants ou d’huile de palme, est un facteur aggravant. Outre que cette pratique joue un rôle dans le développement des maladies infectieuses, qu’attendons-nous donc pour exiger de l’OMC et de l’OMS qu’elles interdisent la vente de produits dont tout le monde sait qu’ils sont dangereux pour la santé et abîment considérablement la planète ?

Mme Isabelle Pasquet. Qu’attendons-nous pour soutenir de manière massive les projets agricoles destinés, dans les pays du Sud, à redonner aux terres leur vocation initiale, celle de nourrir la population locale ? En 2010, au Ghana, la quasi-totalité de la production agricole était destinée à l’exportation, et le pays importait du riz d’Amérique, alors qu’il en exportait seulement dix ans auparavant. Ce système affame les peuples. La malnutrition, qui fragilise des populations déjà exposées aux maladies, est une conséquence de la transformation des matières premières en valeur spéculative, au nom d’une seule loi, celle des marchés.

Il faut également revenir à une agriculture plus raisonnable, favorisant les circuits courts, ainsi qu’une utilisation raisonnée des pesticides et, dans l’élevage, des antibiotiques. On ne peut pas regretter l’usure des sols, sur lesquels les maladies prospèrent, et dénoncer la diminution permanente de l’efficacité de l’antibiothérapie sur les humains, tout en continuant à soutenir économiquement et à favoriser les élevages en batterie, qui, pour faire face aux risques élevés de mort des animaux – et donc de pertes financières –, recourent massivement aux antibiotiques.

Faute de temps, je ne peux développer ici nos réflexions sur d’autres sujets, comme les conséquences du réchauffement climatique sur l’accroissement des risques infectieux, signalées à juste titre dans le rapport de notre collègue. Toutefois, chacun aura compris le sens de mon intervention : les propositions contenues dans le rapport sont judicieuses, mais elles ne peuvent être pertinentes et pleinement efficaces que dans le cadre d’un important changement de société, de repères et de priorités. Pour notre part, nous appelons ce changement de nos vœux. (Applaudissements au banc des commissions.)

M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille.

M. Hervé Marseille. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ce débat fait suite à la remise du rapport établi par notre collègue Fabienne Keller, dont je salue la qualité du travail, au nom de la délégation à la prospective. Certains pourront trouver ce rapport très préoccupant, nous préférons le considérer, au contraire, comme très encourageant.

Il est encourageant, d’abord, d’un point de vue formel. Comme vient de le dire le président de la délégation sénatoriale à la prospective, ce débat est une première et valide une démarche pertinente.

Au-delà de la forme, ce rapport est à nos yeux encourageant aussi pour des raisons de fond. La menace est réelle ; l’histoire des maladies infectieuses nous l’enseigne : régulièrement, un agent pathogène provoque une pandémie meurtrière. L’une des dernières en date, et des plus impressionnantes, celle de la grippe espagnole, a fait, je le rappelle, plus de morts que la Première Guerre mondiale, à peu près à la même époque.

La survenue d’une pandémie majeure est, comme celle d’une éruption volcanique géante ou la chute d’une météorite tueuse, l’une des grandes menaces naturelles pesant sur l’humanité. Le catastrophisme hollywoodien s’en est d’ailleurs régulièrement inspiré, et encore récemment, avec un très bon film, Contagion, qui rend parfaitement compte des mécanismes de propagation d’un agent pathogène dans le monde moderne.

En effet, et c’est là tout le paradoxe, à l’heure de l’hypertechnologie, grâce aux progrès accomplis dans la maîtrise de l’atome, en informatique, en génétique ou dans les biotechnologies, l’humanité pourrait se croire à l’abri, alors qu’elle est, au contraire, plus que jamais exposée. C’est précisément ce que démontre le rapport de Mme Keller, d’où sa dimension alarmante.

Tout d’abord, les épidémies actuelles de sida, de fièvre Ébola ou de paludisme sont bien là pour nous le rappeler. Les maladies infectieuses sont à l’origine de 14 millions de décès chaque année, principalement dans les pays du Sud. Mais l’incidence des maladies émergentes a aussi augmenté de 10 % à 20 % dans les pays du Nord ces quinze dernières années.

Ensuite, cela a été rappelé, les maladies infectieuses représenteraient en France 12 % des décès.

Sur les dix principaux facteurs favorisant l’émergence de pandémies majeures, listés par ordre d’importance dans le rapport, neuf sont liés à l’activité humaine, plus précisément à l’évolution des sociétés, qu’il s’agisse du changement d’usage des sols, de la démographie et de la concentration urbaine, de la précarité des conditions sanitaires ou hospitalières ou même, tout simplement, du réchauffement climatique.

C’est en cela que, sur le fond, le rapport nous apparaît encourageant. En effet, si l’humanité est responsable de l’essentiel de la menace, c’est qu’elle dispose aussi des moyens de la prévenir. Théoriquement, nous devrions pouvoir rester maîtres du jeu, à condition de nous en donner les moyens.

Cela conduit naturellement à l’aspect normatif et décisionnel du rapport, celui qui nous concerne plus directement, nous, législateur. Or, paradoxalement, c’est là que nous manifesterons le plus d’inquiétude. En effet, si nous pouvons agir, force est de le constater aujourd’hui, nous ne sommes pas prêts à affronter une pandémie meurtrière. C’est le constat à nos yeux le plus authentiquement alarmant du rapport de Fabienne Keller.

Lorsque je dis que nous ne sommes pas prêts, je ne parle même pas de contrer les facteurs pathogènes de moyen terme. Bien sûr, nous ne sommes pas prêts à lutter efficacement contre le réchauffement climatique, mais il s’agit là d’un autre débat… Je me concentre uniquement sur la capacité de notre système sanitaire à faire face à une telle menace. Pourrait-il réagir efficacement ? Manifestement, non ! Pas à l’échelon national, en tout cas.

Le rapport pointe au moins trois insuffisances majeures du système de surveillance sanitaire français : l’absence d’une base épidémiologique unique, contrairement à ce qui existe en Grande-Bretagne, alors que la France est concernée au premier chef, ne serait-ce qu’en raison de ses territoires ultramarins directement exposés aux maladies tropicales ; la multiplicité des acteurs – médecins, réseaux de surveillance et agences sanitaires – ; l’insuffisante identification et capacité d’action de chacun de ces intervenants.

En effet, la participation des médecins traitants à la veille sanitaire est embryonnaire. Les réseaux de surveillance et d’alerte mutualisés sont trop peu développés et l’architecture des agences sanitaires pourrait être archaïque. Concernant ces dernières, il serait envisageable de regrouper l’Institut de veille sanitaire et l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé pour remettre en cause la séparation entre veille et prévention.

Dans ces conditions, madame la ministre, une question s’impose : la loi relative à la santé publique, qui, nous le savons, est en préparation, abordera-t-elle ces sujets ?

Sur le plan international, la situation n’est guère plus encourageante.

Les institutions de la coopération européenne en la matière sont en place, mais elles n’ont qu’un rôle subsidiaire. Vous le savez, les membres de mon groupe, l’UDI-UC, appellent de leurs vœux une relance de l’intégration communautaire. Pour nous, l’Europe de demain doit aussi avoir une dimension sanitaire.

Les pandémies font, hélas ! partie de notre histoire commune. Songeons seulement à la peste ! Ces pandémies font fi des frontières. Lorsqu’elles frappent, ce sont des continents qu’elles affectent. L’Europe est donc l’échelon pertinent pour une réponse efficace et coordonnée.

Dans la même logique, l’échelon mondial est, bien sûr, lui aussi une clef. Or lui non plus ne semble pas prêt.

L’un des enseignements les plus percutants du rapport de Fabienne Keller est de bien faire apparaître l’unicité du monde de la pandémie.

Unicité du monde des hommes, nous l’avons vu, le Nord étant de plus en plus vulnérable aux pandémies naissant dans le Sud et qui l’affectent prioritairement. Il n’y a pas de sanctuaire ! Heureusement, la coopération internationale s’est renforcée récemment avec le règlement sanitaire adopté dans le cadre de l’OMS et qui a force juridique pour la quasi-totalité des États.

Unicité au sein même du vivant dans la mesure où les principales menaces des maladies émergentes ou réémergentes tiennent à l’existence de zoonoses, d’où la nécessité de lier, à l’échelon mondial, médecine animale et humaine.

Encore une fois, madame la ministre, nous ne pouvons que nous tourner vers vous, vers le Gouvernement pour vous demander s’il est prévu que la France soutienne des programmes de cette nature.

Pour conclure, je dirai que la menace dont nous débattons aujourd’hui est d’autant plus brûlante que nos forces sont actuellement engagées dans un conflit armé au Mali.

Nous le savons, les guerres, notamment celles qui ont lieu dans des pays où règne la précarité, font le lit de pandémies et, souvent, comme cela a été dit, il faut garder à l’esprit qu’une attaque de terrorisme épidémiologique est théoriquement possible. Cette préoccupation, nous l’avons eue avec l’Irak, nous l’avons toujours avec l’Iran ou la Libye compte tenu de la situation. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – Mme Michelle Meunier applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Gilbert Barbier.

M. Gilbert Barbier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « Y a-t-il plus d’émergences maintenant qu’avant ? » C’est ainsi que s’interrogeait, en avril 2012, le docteur Hélène Fagherazzi-Pagel dans son dossier de synthèse pour l’Institut de l’information scientifique et technique, l’INIST, et le Centre national de la recherche scientifique, le CNRS, sur les maladies émergentes et réémergentes chez l’homme.

C’est bien la question que vous évoquez, madame Keller, dans votre remarquable rapport. Vous avez balayé le très vaste champ de cette inquiétude permanente des pouvoirs publics sur les menaces qui, de tout temps, ont pesé sur l’humanité.

Longtemps, les maladies infectieuses ont représenté la première cause de mortalité. Le XXe siècle a connu un très net recul de ces maladies, sous l’influence des progrès de la médecine, du développement de la prévention et de l’amélioration générale du niveau de vie. Cette évolution a culminé avec l’éradication de la variole en 1977.

Mais, depuis lors, on a observé l’apparition de maladies nouvelles, souvent létales : Ébola, sida, SRAS, West Nile Virus, variante de la maladie de Creutzfeld-Jakob, chikungunya,... Dans le même temps, des maladies qui semblaient en déclin comme la dengue, la tuberculose, la rougeole ou encore la coqueluche ont réémergé en Europe.

En parallèle, malgré des progrès récents, les infections nosocomiales survenant à l’hôpital suscitent une inquiétude nouvelle.

S’agit-il de fausses émergences, d’une amplification médiatique ou bien encore d’un vrai risque d’émergence ?

Le concept d’émergence n’est pas nouveau. Lié à la naissance de l’épidémiologie moderne au XIXe siècle, discipline dont John Snow était le précurseur, il se serait cristallisé aux États-Unis avec la publication, en 1992, d’un rapport dans lequel Joshua Lederberg envisage les maladies émergentes sous ses aspects évolutionnistes, environnementaux, sociaux et politiques.

Les agents infectieux ont été, et resteront, les compagnons de route de l’humanité. Dans les années trente, Charles Nicolle énonçait : « Il y aura donc des maladies nouvelles. […] Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrons-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu’elles n’aient revêtu leurs costumes de symptômes ? »

Cette prédiction repose sur le dynamisme d’adaptation des agents pathogènes. Sans cesse émergent des variantes pour lesquelles nous ne disposons de traitements appropriés qu’avec un temps de retard. Les pandémies de grippe du XXe siècle sont, par exemple, dues à des modifications antigéniques de souches de l’influenzavirus A.

Cela étant, le rythme soutenu auquel apparaissent ces nouvelles maladies – une par an selon l’OMS –, l’amplitude géographique et la vitesse de diffusion, en quelques jours pour le virus du SRAS, qui s’est retrouvé sur cinq continents et a touché 8 000 personnes dans une vingtaine de pays, soulèvent des questions.

Votre rapport, madame Keller, qui s’appuie sur l’étude du Haut Conseil de la santé publique, conduite par Catherine Leport, analyse les facteurs d’émergence et les défis auxquels sont confrontées les autorités politiques.

Les facteurs d’émergence sont multiples : humains, car l’homme est effectivement l’ingénieur de sa propre circulation microbienne, environnementaux avec notamment le changement climatique et des conditions écologiques qui favorisent le passage de la barrière des espèces, médicaux avec les progrès techniques et le recours à des gestes de plus en plus invasifs.

Je ne vais pas y revenir, sinon sur deux sujets d’inquiétude : d’abord, l’apparition de bactéries multi-résistantes, extrêmement difficiles à traiter, due largement à la surconsommation d’antibiotiques ; celle-ci est toujours d’actualité en France, malgré les efforts entrepris avec la campagne « Les antibiotiques, c’est pas automatique ». Ensuite, la moindre vaccination ; l’insuffisance de vaccinations dans les pays en voie de développement est connue, mais force est de constater que, en Europe et en France, les vaccins n’ont plus la popularité d’antan, d’où la résurgence de la rougeole ou de la coqueluche.

Dans le rapport du HCSP, les anthropologues analysent les résistances des populations vis-à-vis de la prévention vaccinale et le chemin qu’elles parcourent jusqu’à l’acceptabilité sociale. On ne saurait se contenter d’asséner des affirmations sur la nécessité de se faire vacciner. Il vaut mieux comprendre les mécanismes du refus grâce à des recherches, notamment en sociologie. La France est très en retard dans ce domaine.

Mme Fabienne Keller, rapporteur. Oui, absolument ! C’est un vrai sujet !

M. Gilbert Barbier. Cette réflexion m’amène d’ailleurs à aborder l’un des trois défis pour l’avenir, celui de la recherche scientifique.

L’élu du pays de Pasteur que je suis ne peut oublier l’immense pas en avant que ce personnage a fait faire à la science avec cette méthodologie de l’observation à la base de tous ses travaux. Je n’oublie pas non plus, madame le rapporteur, que Louis Pasteur a pris femme à Strasbourg en la personne de la fille du recteur de l’université de votre ville. (Sourires.)

Aujourd’hui, rien qu’en ce qui concerne les trois principaux fléaux infectieux mondiaux, le paludisme, le sida et la tuberculose, nous sommes toujours en situation d’échec pour les deux premiers. Et, même pour la tuberculose, l’efficacité du BCG est atténuée par la mutation du bacille.

À l’ère des maladies émergentes, réémergentes et des résistances accrues aux traitements, le développement de nouveaux agents antimicrobiens et de nouveaux vaccins est un défi. Il faut aussi améliorer l’immunité, l’acceptabilité et la sécurité.

En France, nous disposons de centres de recherches importants, tels que l’Institut Pasteur, le biopôle à Lyon, et de quelques universités. Mais, de l’aveu même des acteurs, cette recherche souffre d’une trop grande fragmentation, d’un manque de visibilité, d’un financement peu satisfaisant.

« Nous devons faire de cette décennie la décennie des vaccins », a déclaré un célèbre donateur au forum économique de Davos en janvier 2010. Financer la recherche dans ce domaine doit être une priorité des priorités de l’OMS, même si la déception est réelle concernant la dengue ou le chikungunya.

Pour conclure sur ce volet scientifique, je voudrais insister sur le décloisonnement.

Les maladies infectieuses émergentes, les MIE, restent synonymes « de déficits de connaissances et causes d’importantes incertitudes », tant il est vrai que la complexité des interactions entre les agents pathogènes, leurs vecteurs et l’homme reste encore à décrypter. Seule une stratégie audacieuse de recherche interdisciplinaire, de la microbiologie fondamentale jusqu’aux sciences humaines et sociales, sans exclusivité, permettra d’avancer. Des recherches sur la dynamique des maladies infectieuses se font grâce aux modèles mathématiques toujours plus élaborés, en passant par la génétique et les satellites de surveillance, pour surveiller le climat, les points d’eau, les oiseaux migrateurs.

Approche interdisciplinaire, organisation innovante, voilà bien deux nécessités évidentes dans ce domaine. Comment s’en donner les moyens, madame la ministre ?

Autre défi à relever : le traitement des informations les plus alarmantes, parfois contradictoires, qui circulent très vite à travers la planète.

L’une des priorités de l’expertise est donc d’améliorer la communication avec le grand public. Des programmes sur ce sujet devraient être définis dans le champ de la recherche et de la formation.

Une approche plus pédagogique des décisions dans ce domaine lui permettrait de comprendre et d’accepter la complexité de ces réalités, complexité susceptible d’aboutir à des changements ou à des revirements de stratégie, à première vue inexplicables pour une grande majorité de la population, voire pour des professionnels de santé.

Enfin, dernier défi : l’accès équitable aux soins et à la prévention, notamment dans les rapports Nord-Sud.

Dans les pays du Sud, dont le pourcentage des maladies infectieuses a été évoqué, il est essentiel de détecter suffisamment tôt les flambées de maladies, d’éviter les épidémies ou l’endémisation de certaines maladies. Maintenir et développer la surveillance et les acteurs de terrain, les équipements et les laboratoires sont une condition du succès.

J’ai noté dans votre rapport, madame Keller, que vous relatez les travaux intéressants du docteur Didier Bompangue, chercheur à l’université de Besançon, fondateur de l’unité de recherche de Kinshasa en République démocratique du Congo. Ces exemples, il faut pouvoir les soutenir et les encourager. C’est à ce prix que nous pourrons lutter contre les maladies émergentes. (Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Aline Archimbaud.

Mme Aline Archimbaud. Monsieur le président, madame la ministre, chers collègues, je voudrais moi aussi remercier les membres de la délégation sénatoriale à la prospective de l’excellent travail fourni sur l’enjeu technique et complexe, mais néanmoins crucial, que sont les maladies émergentes. Je pense bien sûr au rapport très documenté rédigé par Mme Fabienne Keller, à ses propositions pour informer, prévenir, coordonner et à l’ensemble des analyses sur lesquelles nous avons pu travailler.

Comme plusieurs de mes collègues l’ont rappelé avant moi, les maladies émergentes sont à l’origine, chaque année, de 14 millions de décès dans le monde. Ces maladies, parmi lesquelles les tristement célèbres VIH, SRAS, virus Ébola ou encore grippe H5N1, sont responsables de 43 % du total des décès constatés chaque année dans les pays du Sud. Leur incidence a augmenté de 10 % à 20 % ces dernières années dans les pays du Nord. Pour la France, ce chiffre est de 12 %.

Je voudrais rapidement mettre l’accent sur quelques caractéristiques de ces maladies émergentes.

En me documentant, j’ai constaté que des phénomènes que nous, écologistes, combattons depuis des années amplifient la rapidité du développement de ces maladies émergentes. C’est aujourd’hui une certitude scientifique : les atteintes à la biodiversité, le changement climatique, la déforestation ou encore l’agriculture et l’élevage intensifs favorisent l’apparition ou la réapparition de ces maladies.

Il est prouvé que la régression de la biodiversité et la disparition de certaines espèces animales « protectrices », comme des prédateurs de rongeurs, par exemple, libèrent des niches écologiques pour les espèces invasives, ce qui favorise, dans certains cas, l’éclosion et la propagation des maladies infectieuses. Plusieurs chercheurs, dont la zoologue Kate Jones, insistent d’ailleurs sur le fait que la biodiversité et sa gestion conservatoire et « restauratoire » sont des moyens de limiter le risque d’épidémie et de pandémie.

Outre la biodiversité, le changement climatique, avec les modifications des précipitations, de l’humidité et de la température qu’il entraîne, joue également un rôle majeur dans l’accroissement des maladies émergentes. Notons qu’il a aussi pour conséquence de perturber la composition des écosystèmes et les interactions des espèces entre elles. Comme on s’attend, dans les années à venir, à une augmentation significative de la température, il faut donc envisager parallèlement l’extension géographique de nombreuses maladies infectieuses, notamment celles transmises par des animaux vecteurs, comme le paludisme et la dengue.

Par ailleurs, l’urbanisation, la déforestation et la fragmentation des forêts, ainsi que l’intensification de l’agriculture et de l’élevage, favorisent également l’accroissement des maladies infectieuses émergentes. Par exemple, l’augmentation d’élevages intensifs, plus sensibles aux maladies, comme ceux de porcs ou de volailles, entraîne l’extension des zones où vivent des espèces vecteurs ou des réservoirs d’agents pathogènes. De même, la récente sélection génétique des plantes les rend plus sensibles à certains virus.

Des illustrations concrètes de ces phénomènes viennent étayer cette thèse, comme celle que nous fournit le virus Junin, responsable de la fièvre hémorragique d’Argentine, et dont la propagation a été accentuée par la transformation massive, dans ce pays, des terres de pampas, zones aux herbes hautes, en champs de maïs. Cela a eu pour effet de favoriser la pullulation de rongeurs qui servent de « réservoirs » à ce virus et qui étaient auparavant naturellement régulés par les autres espèces vivant dans les pampas. Or, depuis plus d’un siècle, la culture du maïs, amplifiée par l’utilisation d’herbicides, a entraîné la disparition progressive de ces zones naturelles. La fièvre hémorragique d’Argentine, jusque-là silencieuse, est donc devenue épidémique.

Avant de conclure, je rejoindrai ceux de nos collègues qui ont recommandé de ne pas oublier la résistance bactérienne, elle aussi en augmentation. Le cas des virus résistants aux médicaments, ou de leurs vecteurs résistants aux pesticides, représente environ 20 % des 335 maladies émergentes recensées en février 2008 dans l’étude mondiale sur les maladies émergentes humaines précédemment citée.

Un certain nombre de maladies émergentes sont en fait d’anciennes maladies devenues antibiorésistantes ; je pense, par exemple, à la tuberculose.

On estime aujourd’hui que 25 000 malades porteurs d’infections multi-résistantes meurent chaque année. Cette recrudescence s’explique par la généralisation des antibiotiques non seulement dans les soins vétérinaires et humains, mais aussi dans la nourriture animale. De ce point de vue, nous ne pouvons que regretter que la disposition de la loi Kouchner prévoyant un médecin responsable de la modération de l’usage des antibiotiques dans chaque hôpital n’ait finalement jamais été mise en œuvre.

Nous considérons que l’urgence en matière de lutte contre les maladies émergentes est d’instaurer une régulation très encadrée de l’antibiothérapie, d’assurer une protection accrue de la biodiversité, de lutter contre la déforestation et de prendre des mesures de modération de l’agriculture et de l’élevage intensifs. Malheureusement, les négociations internationales sur la biodiversité et le climat se traduisent souvent par des avancées insuffisantes au regard de l’urgence des enjeux. En témoignent les échecs relatifs des conférences d’Hyderabad et de Doha en octobre et novembre 2012.

Plus largement, et ce seront mes derniers mots, le bon état sanitaire d’une population étant le premier barrage à la maladie, les objectifs de la lutte contre la pauvreté et de l’accès aux soins des personnes précaires doivent rester, en toutes circonstances, une priorité en France et dans le monde, au-delà même du seul enjeu des maladies émergentes : on meurt encore dans des proportions inquiétantes, dans certains pays, de maladies non émergentes, telles que la rougeole, le paludisme dans sa forme simple, de maladies diarrhéiques liées à l’absence d’eau potable, ou même tout simplement de la faim. (M. le président de la délégation à la prospective et Mme la rapporteur applaudissent.)