SEANCE DU 17 AVRIL 2001


M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Cabanel.
M. Guy Cabanel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je n'éprouve guère d'enthousiasme pour monter à la tribune après l'intervention de M. le ministre et l'exposé très clair de M. le rapporteur compte tenu de l'atmosphère dans laquelle se déroule ce débat.
A la fin de la discussion générale va nous être soumise une motion opposant la question préalable, et je tiens à dire d'emblée, sans faire attendre mes collègues, qu'avec la majorité du groupe du RDSE je voterai cette motion.
En effet, le débat auquel nous sommes conviés me paraît tout à fait surréaliste. Je ne vois guère les conséquences heureuses que pourrait avoir la réforme qui nous est proposée. D'un intérêt limité, elle se verra contredite par le hasard, comme le hasard a déjà plusieurs fois troublé le rythme électoral.
Au demeurant, je n'accepte pas - je l'ai déjà dit lors de la première lecture - que soit donnée une inflexion présidentielle à la Ve République au gré d'un aménagement très circonstanciel du calendrier électoral. Je ne l'accepte pas parce que je crois que l'originalité de la Ve République réside en sa dualité d'interprétation - d'autres l'ont dit avant moi - et cette dualité justifie l'existence d'une lecture parlementaire et d'une lecture présidentielle.
Comme beaucoup, j'ai vainement cherché dans les textes, dans les commentaires qui ont pu être faits de nos institutions dans les analyses mêmes qu'avait provoquées François Mitterrand en vue de la réforme de ces institutions, une indication selon laquelle priorité devait être donnée à l'élection présidentiellle. Sur ce point, mon désaccord est fondamental avec le texte proposé.
Pour ma part, je pense que, le peuple français ayant voté le quinquennat, même si ce fut à une majorité extrêmement limitée, avec une participation elle-même très limitée, nous devons nous décider à devenir une démocratie véritable. Et pour cela, il nous faut tourner le dos au Second Empire et aux candidats officiels, tourner le dos à la IIIe République et à certaines de ses astuces électorales, accepter que le peuple français vote simultanément pour le Président de la République et pour ses députés. Cela exige une réforme constitutionnelle importante, réforme qui est déjà souhaitée par un certain nombre. Le Gouvernement et l'opposition s'honoreraient de tirer les conséquences de la réduction du mandat présidentiel à cinq ans en s'engageant dans cette voie.
Pour l'heure, il ne me semble pas opportun de voter un texte qui sera démenti par le premier accident venu, qui sera démenti par la première dissolution, un texte qui ne me semble pas à la dimension du problème.
Il est temps de considérer les Français comme majeurs, c'est-à-dire soit de les interroger par référendum sur des modifications à discuter, soit tout simplement d'engager l'évolution des institutions de la Ve République vers leur accomplissement terminal en décidant la simultanéité de l'élection présidentielle et des élections législatives, puisque la durée des mandats est désormais la même, ce qui n'exclut pas, bien sûr, nombre d'aléas à surmonter et exigera l'inscription dans la Constitution de dispositions d'accompagnement.
Ne voyant donc aucun intérêt à allonger un débat dont nous connaissons tous les tenants et les aboutissants, je me prononcerai purement et simplement pour la notion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, de l'Union centriste, ainsi que sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. de Rohan. (Applaudissements sur les travées du RPR).
M. Josselin de Rohan. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d'abord à rendre hommage à M. le rapporteur de la commission des lois, notre collègue Christian Bonnet, pour sa jeunesse d'esprit, la pertinence et le caractère percutant de ses analyses, la justesse de ses propos et l'excellence de ses rapports. Nous aurions certes préféré le voir rapporter un autre texte que celui que nous discutons, un texte qui fût plus digne de ses grandes qualités. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste et sur certaines travées du RDSE.) Son talent nous a toutefois permis de mieux discerner les faiblesses et les artifices de celui-ci ; il aura dominé nos débats. Qu'il en soit remercié !
Les dernières consultations électorales comme les récents mouvements sociaux jettent une lumière plus crue sur la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui. Ils font bien ressortir la manoeuvre dont elle est le support.
Un échec de la gauche plurielle aux élections législatives n'était pas seulement plausible : il était probable. Que resterait-il des chances du candidat Jospin aux élections présidentielles si les urnes étaient défavorables au chef de la majorité sortante ? C'est pourquoi il devient urgent de changer le calendrier électoral. Elémentaire, dirait Sherlock Holmes !
A côté de cette considération, toutes les démonstrations, justifications ou explications ne sont que littérature.
Le Gouvernement s'étant assuré, au-delà de sa majorité, des soutiens nécessaires pour mener à bien son projet, la messe est dite.
Cette peu glorieuse entreprise nous aura tout de même ménagé quelques épisodes curieux et apporté certains enseignements.
Nous aurons entendu successivement le Premier ministre se refuser à modifier le calendrier électoral, toute initiative de sa part ne pouvant être interprétée que « de façon étroitement politique, voire politicienne », puis opérer une complète volte-face. Il avait entre-temps obtenu des soutiens extérieurs et même, comme aurait déjà pu dire à ce propos M. Vincent Peillon, « une contribution intéressante ». Nous aurons vu Lionel Jospin nous administrer des leçons de gaullisme et invoquer, pour nous confondre, l'esprit de ces mêmes institutions qui, selon ses propres termes, n'ont jamais constitué pour lui une référence.
Que dirait-on si le président d'une ligue de libre pensée en remontrait au pape sur le dogme de la Sainte Trinité, sinon que nous marchons la tête à l'envers ? Mais c'est justement la tête à l'endroit que d'anciens Premiers ministres entendent nous faire voter grâce à l'inversion du calendrier. Pouvons-nous demander « à ces grandes puissances que nous regardons de si bas » comment faire obstacle au décès, à la démission d'un chef de l'Etat ou aux conséquences d'une dissolution qui, de toute évidence, viendraient bouleverser le calendrier qu'on entend rétablir ? La proposition de loi organique n'apporte aucune réponse sur ce point et ne nous dit pas comment conjurer le hasard ou la malchance.
Des défenseurs patentés des prérogatives du Parlement nous ont sentencieusement expliqué que l'élection du Président de la République dominait toutes les autres consultations et qu'elle était la clef de voûte de notre édifice constitutionnel. En élisant en premier le chef de l'Etat, on serait presque assuré d'avance de la coïncidence entre la majorité législative et la majorité présidentielle : curieuse conception, qui consacre la subordination du législatif à l'exécutif, laquelle n'est absolument pas la caractéristique d'un régime parlementaire.
Mais, qu'en serait-il dans le cas où un mode de scrutin proportionnel empêcherait l'apparition d'une véritable majorité à l'Assemblée nationale ? Qu'en serait-il dans l'hypothèse d'une dissolution manquée ? Ce n'est plus le calendrier qui serait « dingo » mais la situation politique qui deviendrait « dingote » si, dès les premiers moments de la législature, le Président de la République entrait en conflit avec l'Assemblée. Que serait cette cohabitation qui durerait tout un quinquennat ?
M. Claude Estier. C'est déjà arrivé !
M. Josselin de Rohan. Aussi, quelques commentateurs chez qui l'exercice des responsabilités n'a pas étouffé toute franchise sont sortis du bois pour nous faire part de leurs arrière-pensées : M. Jack Lang, que l'éducation nationale n'occupe pas à plein temps, ou M. Bernard Roman, le très discourtois président de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
M. Paul Blanc. Tout à fait !
M. Josselin de Rohan. Ces deux Saint-Jean Chrysostome de la gauche plurielle n'ont pas caché que le véritable but était le changement de la Constitution et même le changement de constitution.
M. René-Georges Laurin. Exactement !
M. Josselin de Rohan. Le Sénat figure en bonne place dans leurs projets et serait sans doute amené à redevenir une sorte de Conseil de la République, où de vieux hiérarques politiques achèveraient leur carrière dans l'aisance matérielle et financière. Mais il s'agit aussi de bien d'autres choses et, plus probablement, de nous préparer une VIe République qui ressemblerait comme une soeur à la IVe grâce à la partitocratie, la polysynodie et l'abaissement de l'exécutif.
Au fond, ce n'est pas ce que disent les ministres ou les auteurs de la proposition de loi qui nous importe, c'est ce qu'ils nous dissimulent et que laissent entendre leurs amis trop bavards. Qu'entendent-ils faire de nos institutions, quelles orientations veulent-ils leur donner, quelle est leur conception du pouvoir ? Quelle vision de la République partagent-ils avec leurs alliés Verts et communistes, qui appellent de leurs voeux un gouvernement d'assemblée, et leurs alliés « citoyens », qui demandent une République présidentielle ?
Nous avons bien compris, quant à nous, que le débat sur les institutions serait au centre de la prochaine élection présidentielle. L'auteur du Coup d'Etat permanent a respecté une constitution qu'il avait combattue mais, pour certains de ses disciples, cette constitution fait sans doute partie de l'inventaire...
On concevra que, devant le défi qui nous est lancé, nous ne nous attardions pas sur une proposition de loi qui n'apportera guère de gloire à ses auteurs. La peu reluisante manoeuvre sur laquelle on nous demande de nous prononcer n'est rien à l'égard de ce qu'on nous prépare et contre quoi nous devons nous mobiliser. Il appartiendra bientôt au peuple français, dans quelques mois à peine, de choisir entre les partisans d'une Constitution qui a su faire la preuve de son efficacité, de sa souplesse, de sa solidité et ceux qui lui ouvrent la voie de l'instabilité, de la fragilité et de l'aventure. (Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées de l'Union centriste et du RDSE.)
Vous voulez que l'élection du Président de la République précède celle de l'Assemblée nationale. Soit. Nous vous combattrons sur le terrain que vous avez choisi. Nous ne manquons ni d'arguments, ni de faits, ni de candidats à vous opposer. Notre détermination est sans faille. Nous avons confiance dans le bon sens et le jugement des Français. Ils savent bien que les petits moyens n'annoncent pas les grandes causes, les combinaissons de hasard les grandes politiques.
Pour cette raison, je serais presque tenté de donner raison à M. le ministre de l'intérieur quand il dit ne pas savoir, en définitive, à qui profitera cette combine. Si, comme nous l'entrevoyons désormais, nos concitoyens jugent qu'il ne faut pas confier la magistrature suprême pour cinq années à celui qui n'a pas pu ou pas su répondre à leurs attentes ces cinq dernières années, les expédients et les lois de circonstance n'auront servi à rien, sinon à retourner la manoeuvre contre son auteur.
Voilà pourquoi le groupe du RPR repoussera la proposition de loi sans hésitation et de toute la force de sa conviction en votant la notion tendant à opposer la question préalable. (Vifs applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et sur certaines travées de l'Union centriste et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Arthuis.
M. Jean Arthuis. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le temps est à nouveau venu pour nous de débattre de la modification éventuelle du calendrier électoral.
A mon tour, je voudrais saluer la force de conviction et le talent de Christian Bonnet, alors même que je ne partage pas les conclusions qu'il a formulées au nom de la commission des lois.
Cette nouvelle lecture d'un texte, d'apparence simple mais de grande conséquence sur l'équilibre institutionnel de notre pays, nous fait mesurer l'ampleur du chemin à accomplir en France pour rénover notre vie politique.
Depuis plus d'un an maintenant, l'encre a coulé, les mots ont fusé et l'étonnement premier s'est mué chez nos concitoyens en une attente résignée d'un hypothétique arrêt de batailles politiques d'arrière-garde.
Des événements sont intervenus - je pense évidemment aux dernières élections municipales et cantonales, qui ont eu les résultats que l'on sait - et l'opposition nationale peut à juste titre, désormais, travailler solidairement, dans le respect des convictions de chacun, à organiser sa marche en avant.
Je sais donc que la discussion que nous reprenons au Sénat aujourd'hui s'inscrira dans la tradition parlementaire, celle qui exclut les anathèmes, les diatribes et les pensées politiciennes réductrices ; celle qui construit l'avenir sans en restreindre les chemins.
Je l'avais souligné en janvier dernier, en première lecture : débattre de cette proposition de loi représente pour nous un moment essentiel de la vie politique française. Elle s'inscrit en effet, doit-on le rappeler, dans le prolongement de la discussion menée en juin 2000 sur l'adoption du mandat de cinq ans pour le Président de la République. Le quinquennat est maintenant gravé dans notre Constitution, et le simple souci de la cohérence républicaine devrait nous conduire à y ajouter la prééminence, dans les dates, de l'élection du chef de l'Etat.
A cet égard, je ne peux que déplorer de nouveau l'absence de véritable grand débat, mené en toute clarté et ouvert à l'ensemble des citoyens, sur l'équilibre institutionnel de notre pays. L'occasion de présenter sereinement les enjeux du XXIe siècle politique pour la France, sans laisser place au dérisoire de vaines querelles politiciennes, sans encourager la tentation de retouches successives qui masquent trop souvent l'absence de vraies réformes, n'a décidément pas encore été saisie.
Peut-être est-ce manifester trop d'audace que de formuler un tel souhait ? Je ne le crois pas. Dessiner un horizon politique et institutionnel est une grande ambition que nous ne devons jamais abandonner. Il en va probablement de la place de notre pays dans le monde ouvert et rapide du troisième millénaire.
Aussi évoquerai-je brièvement, car je me suis déjà pleinement exprimé sur ce sujet en janvier dernier, dans cette enceinte, la position du groupe de l'union centriste. Elle n'a pas varié : elle s'appuie en effet sur une cohérence, des convictions et des principes. La survenue d'épisodes électoraux, aussi heureux soient-ils pour les familles de l'opposition, est indéniablement un élément de grande importance. Elle n'invite pas, cependant, à délaisser une réflexion institutionnelle s'appuyant sur la recherche d'un équilibre durable des pouvoirs.
Tout d'abord, nous avons de la cohérence.
Dès juin 2000, à cette tribune, j'avais expliqué le soutien du groupe de l'Union centriste à l'adoption du quinquennat. Cette modification de la Constitution nous apparaissait comme l'un des facteurs d'un réel progrès républicain et comme un moyen de réduire les risques de cohabitation.
Mais l'évolution qu'elle laissait présager se heurtait, dès l'année 2000, à l'incongruité du calendrier électoral. Dois-je souligner encore que ce dernier est né de hasards politiques - le décès du président Pompidou, la dissolution de 1997... - et n'est nullement le fruit d'une vision réfléchie de notre régime politique ? Mes chers collègues, la nature du régime doit-elle à ce point dépendre des circonstances ?
Dès juin 2000 donc, j'avais mentionné que nous soutiendrions une initiative visant à réaménager ce calendrier électoral « à l'envers » - comme certains l'ont parfois qualifié - afin que soit réaffirmée la primauté de la fonction présidentielle. C'est donc bien en toute cohérence que nous prenons position, aujourd'hui encore, en faveur d'un calendrier remis « à l'endroit ».
En plus de la cohérence, nous avons des convictions.
Depuis ce débat sur le quinquennat, vous le savez, plusieurs propositions de loi émanant de députés de l'UDF et déposées à l'Assemblée nationale ont brusquement bénéficié, de manière fort étonnante, du ralliement du Premier ministre et d'une partie de sa majorité. (Exclamations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.) Nous ne nous sommes pas laissé abuser par ce revirement ; il ne devait pas non plus nous amener à remettre en cause une réforme de cette envergure.
Il en va de même, pour des raisons opposées, du résulat des récentes élections des 11 et 18 mars 2001. Aller de l'avant, avec constance et cohérence, ne consiste certainement pas à obliquer dans ses convictions en fonction du sens du vent ou du temps qui passe...
Le débat doit évoluer entre le respect, la revitalisation même de nos institutions, et l'immobilisme, l'absence de perspectives pour les Français demain. Il porte sur la date d'une élection, pas sur sa forme. Il est ici question de l'esprit des institutions, et non d'hypothétiques manoeuvres. Ainsi, je voudrais, une dernière fois, dissiper les doutes : il ne peut y avoir matière à bataille au sein de notre propre camp, dans l'opposition nationale. Ne nous trompons pas de combat !
J'ai parlé de cohérence, de convictions : nous sommes aussi attachés à des principes.
Refuser d'examiner le calendrier de l'élection présidentielle, n'est-ce pas nier un peu la construction même, la solidité d'un régime toujours approuvé par les Français ? L'élément moteur, l'axe central en est bien le Président de la République. Je crois que, sur ce point, l'accord se forme spontanément.
Le Président définit les grandes orientations politiques qui vont déterminer le destin du pays pour les cinq années à venir. C'est sur ses propositions que les électeurs se prononcent, en confiant les rênes de la France à l'homme qui les a formulées. C'est un moment phare, très intense, de la vie politique ; c'est l'instant où la participation des citoyens y est la plus forte, la plus flagrante.
Il apparaît légitime, dans ces conditions, que le Président de la République, qui réunit sur sa fonction une telle manifestation de confiance, soit élu le premier, avant les députés.
C'est ainsi, nous le savons tous, que peut se nouer le pacte majoritaire, socle sur lequel repose notre démocratie parlementaire et condition du fonctionnement le plus harmonieux possible de nos institutions.
C'est ce pacte majoritaire qui garantit la stabilité politique du régime et qui donne la latitude d'action nécessaire au Gouvernement chargé de mettre en oeuvre les orientations préalablement fixées.
C'est enfin ainsi que l'on peut espérer voir s'estomper le redoutable dévoiement institutionnel que constitue la cohabitation.
Non, décidément non, il est difficile, voire dangereux, de prétendre retirer aux Français, même indirectement, ce pouvoir de décision éminemment républicain qui leur est attribué dans notre système actuel.
Comment les inciter à s'investir dans la vie publique, à réagir, à participer, si, parallèlement, on les dépouille d'une prérogative essentielle ?
Comment également imaginer élire des parlementaires qui ne pourront se rattacher à aucune grande orientation politique définie par le chef de l'Etat et rencontreront de grandes difficultés à se positionner vis-à-vis de leurs électeurs ?
Ce serait entraîner une fragilisation de nos institutions et un affaiblissement inutile de la fonction présidentielle, portant un coup rude au besoin indéniable de permanence et de responsabilité, si nécessaire à la valeur et à l'efficacité de l'action politique.
Revenir à l'esprit des institutions de la Ve République, en réaménageant rapidement le calendrier électoral et en redonnant au Président de la République la plénitude de sa fonction, n'implique pas pour autant d'évoluer vers un régime quasi autocratique, marqué par la forte concentration des pouvoirs entre les mains d'un seul homme. N'ayons aucune crainte à cet égard, nous en sommes loin ! Je le redis ici, moi qui suis - vous voudrez bien m'en donner acte - particulièrement attentif à l'équilibre des pouvoirs et à la bonne santé du Parlement.
Je tiens à le souligner, la réaffirmation du rôle du Président de la République n'a évidemment pas pour corollaire l'affaiblissement du Parlement, bien au contraire. Le renforcement de cette dynamique de contre-pouvoir et de contrôle que peut imprimer un Parlement actif y répond naturellement. Ce dernier est alors un contrepoids solide aux éventuels abus de la puissance publique.
J'ajouterai que dans ce rééquilibrage harmonieux de notre système politique, se glissent également le développement de la démocratie de proximité et la recherche d'une intégration la plus naturelle possible dans l'Europe politique de demain.
A nous, parlementaires, de travailler à enrayer le processus d'érosion de nos institutions. Et nous y parviendrons d'autant mieux que nous aurons su redonner au Parlement toutes ses forces qui nous ont paru parfois bien chancelantes. La reviviscence du Parlement dépend indéniablement de nos seuls efforts. C'est une question de volonté politique parlementaire.
En conclusion, je rappellerai simplement qu'il n'est pas trop tard pour consolider les institutions de la Ve République qui régissent notre vie publique. Un pas significatif peut être franchi dans cette voie, en procédant au réaménagement du calendrier életoral de 2002. C'est en tout cas le souhait manifesté, dans sa majorité, par le groupe de l'Union centriste. C'est pourquoi il ne pourra, à regret, suivre les propositions de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. de Raincourt.
M. Henri de Raincourt. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, aujourd'hui, à l'occasion de la discussion en nouvelle lecture de cette proposition de loi organique, je réitère l'opposition de mon groupe à l'inversion du calendrier électoral.
L'excellent travail qui a été réalisé depuis déjà de nombreux mois par notre ami, Christian Bonnet, au nom de la commission des lois, nous y incite. L'argumentaire qu'il a développé voilà quelques instants avec talent est implacable et convaincant. Merci et bravo, cher Christian Bonnet !
Cette proposition de loi est un véritable poison pour notre démocratie. Pourtant, le 19 décembre dernier, le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale avait cru déceler dans ce poison-là un remède contre l'abstention !
Je l'invite aujourd'hui à méditer ce propos de Léon Blum : « Les poisons sont quelquefois des remèdes, mais certains poisons ne sont pourtant que des poisons ». (Sourires.) Et la proposition de loi organique appartient selon moi à la seconde catégorie.
Notre conviction - contrairement à celle du Premier ministre - n'a pas varié depuis le début. Et les problèmes que pose cette inversion demeurent, dans la mesure où le texte que le Sénat avait voté en première lecture a été rejeté par l'Assemblée nationale dans les conditions et avec l'élégance que l'on connaît...
C'est pourquoi je souhaiterais revenir sur les principales interrogations que cette proposition de loi organique ne manque pas de susciter.
L'initiative de ce texte est-elle convenable ? Evidemment non ! On habille du vêtement respectable de la Constitution ce qui n'est qu'une mesure d'opportunité politique.
M. Josselin de Rohan. C'est vrai !
M. Henri de Raincourt. Certains affirment que le Président de la République, au nom de son statut institutionnel, doit être élu le premier.
Rien dans la Constitution ne prévoit une telle disposition. De plus, comme l'a rappelé tout à l'heure Christian Bonnet, Michel Debré lui-même a précisé qu'il y avait en fait deux lectures possibles - l'une plus présidentielle, l'autre plus parlementaire - de notre Constitution, ce qui conférait une certaine souplesse à cette dernière.
Et il me semble que Michel Debré n'était sans doute pas le moins qualifié pour expliciter le texte constitutionnel !
Il est spécieux de se livrer à une séance de spiritisme institutionnel et d'invoquer l'esprit de notre Constitution en espérant que celui-ci parlera en faveur de l'inversion du calendrier électoral.
Une telle inversion résisterait-elle au moins à l'épreuve du temps ? Là encore, il n'est pas possible de répondre par l'affirmative. L'inversion du calendrier électoral, si elle est adoptée, entraînera dès 2007, cela a été démontré, un télescopage entre les élections locales couplées avec les élections législatives.
Je m'arrête un instant sur le sentiment que peuvent éprouver les Françaises et les Français à l'égard de cette inversion du calendrier.
Cette proposition de loi organique est-elle en effet de nature à rétablir, dans l'esprit public, le crédit de la classe politique ?
M. Josselin de Rohan. Sûrement pas !
M. Henri de Raincourt. Je ne le pense pas, car l'opinion publique rejette tout ce qui a l'aspect d'une manoeuvre politicienne.
M. Serge Vinçon. C'est vrai !
M. Jean-Pierre Schosteck. C'en était une au départ !
M. Henri de Raincourt. Elle le sent intuitivement.
Rappelons-nous les propos tenus sur l'inversion du calendrier par le Premier ministre au mois d'octobre 2000 et cités tout à l'heure par M. de Rohan : « Toute initiative de ma part serait interprétée de façon étroitement politique, voire politicienne. Moi, j'en resterai là, et il faudrait vraiment qu'un consensus s'exprime pour que des initiatives puissent être prises. »
Quelques semaines plus tard, les initiatives ont bien été prises, mais personne n'a vu venir le consensus !
Il n'y a donc pas lieu d'inverser un calendrier qui ne constitue nullement - lui ! - une anomalie, car aucun ordre chronologique n'a jamais été fixé, ni par la Constitution ni par la pratique des institutions.
La Constitution, d'ailleurs, en prévoyant à l'origine une durée différente pour le mandat de Président de la République et celui de député, disposait implicitement que les élections présidentielles pouvaient avoir lieu avant ou après les élections législatives. Je ne rappelle pas tous les événements qui ont eu lieu, tous les cas de figure qui se sont présentés.
Il ne faut donc pas chercher plus longemps de justification à cette proposition de loi organique. C'est une initiative des députés, initiative « téléphonée » à l'invitation du Premier ministre, qui pense avoir besoin de cette inversion de calendrier en vue des élections présidentielles.
Nous savons très bien, parce que nous sommes réalistes, qu'en lecture définitive, l'Assemblée nationale se prononcera sur un texte qui n'aura pas été adopté en termes identiques par le Sénat. Cette manière de procéder est regrettable.
De notre point de vue, elle n'a pas de fondement politique, au sens fort du terme. Tout au plus, on peut lui trouver un fondement politicien, ce qui est loin de constituer un motif valable pour l'approuver.
D'ailleurs, elle n'a même pas de fondement logique, car il n'y a pas lieu de modifier un ordre chronologique qui n'a jamais été institué (M. Paul Blanc sourit.)
Le but de cette proposition de loi est donc bien de servir les intérêts électoraux du Premier ministre.
En janvier dernier, le Sénat a développé les arguments démontrant que la proposition de loi visant à prolonger le mandat des députés en 2002 était une manoeuvre de bien basse politique, et nous avons eu bien raison de le faire sous la forme que nous avons choisie à l'époque.
M. Paul Blanc. Très bien !
M. Henri de Raincourt. Compte tenu de la position réaffirmée par l'Assemblée nationale, et sous réserve bien sûr de la décision du Conseil constitutionnel, on peut penser qu'elle sera définitivement adoptée. Le Gouvernement a le nombre et une majorité de circonstance pour un texte lui-même de circonstance.
On pourrait d'ailleurs reprendre, pour définir cette situation, une formulation qui avait été utilisée par un ancien Président de la République et l'appliquer à l'instant présent : il parlait de « la force injuste de la loi ». Eh bien, nous aurons, à la sortie, la « force injuste » de l'inversion du calendrier électoral par « tripatouillage » politicien ! (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR. - M. le président de la commission des lois applaudit également.)
Grâce au Sénat, cette discussion s'inscrit dans un tout autre contexte : les élections municipales et cantonales sont passées par là et la France donne manifestement des signes de fatigue économique et de crispation sociale. Si nous avions adopté cette proposition de loi au mois de janvier, si, aujourd'hui, tout était fini, l'environnement serait bien différent et on ne parlerait plus de ce texte. Or, à la lumière des événements qui se déroulent, on voit que l'inversion du calendrier est un paramètre, parmi d'autres, qui jalonne un chemin bien tracé, du moins son auteur le croyait-il.
Débattre d'un sujet qui concerne les ambitions présidentielles - légitimes ! - de tel ou tel alors que la SNCF est en crise,...
M. Alain Gournac. Eh oui !
M. Henri de Raincourt. ... que les agriculteurs sont dans une situation tragique, que les sages-femmes sont dans la rue, que les fonctionnaires grognent, que la Bourse patine, que la croissance ralentit, que la sécurité n'est pas suffisamment assurée, que la justice est malade, que l'éducation nationale parle d'avenir avec des mots fades par la voix d'une étoile déclinante (Sourires sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR), débattre de la prolongation du mandat des députés paraît dérisoire, hors du temps ; c'est même de la provocation au regard des difficultés que rencontrent un certain nombre de nos compatriotes, qui, semble-t-il, ont le plus grand mal à se faire entendre des pouvoirs publics. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR.)
La tragédie arithmétique de l'avenir des retraites, du financement des 35 heures et du devenir des emplois-jeunes est devant nous. Le Gouvernement, qui est le plus mauvais employeur qui soit,...
M. Louis Althapé. C'est vrai !
M. Henri de Raincourt. ... est-il le mieux à même de donner des leçons de morale à des entreprises privées confrontées à la dure réalité de la compétition internationale ?
M. Alain Gournac. Bravo !
M. Louis Althapé. Très bien !
M. Henri de Raincourt. Le Gouvernement - nous le voyons bien de séminaire en séminaire - manifestement à bout d'idées, écartelé par les contradictions internes de sa majorité, n'a pu, de ce fait, apporter aucun début de solution à ces questions qui sont bien plus essentielles que l'inversion du calendrier électoral de 2002. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Le Premier ministre en vient à douter, non pas de lui-même - cela semble hors de sa portée (Sourires sur les travées du RPR) - mais de sa candidature à l'élection présidentielle. (M. François Marc s'exclame.) J'ai été mal élevé ? Non ! (Nouveaux sourires sur les mêmes travées.) Je ne m'appelle pas M. Roman ! Devant des journalistes de la presse régionale, M. le Premier ministre n'affirmait-il pas récemment qu'il n'avait pas décidé d'être candidat, et qu'il pouvait d'ailleurs très bien ne pas l'être ?
M. François Marc. Et alors ?
M. Henri de Raincourt. Ses interrogations sur ce sujet, comme sa fausse modestie, relèvent d'une stratégie pensée, qui se déroule jour après jour avec des hauts ou avec des bas. Il semblerait qu'on soit plutôt en ce moment dans la période basse.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Pas du tout !
M. Henri de Raincourt. En réalité, son chemin était bien tracé : l'inversion du calendrier électoral et les élections municipales devaient le baliser. Or le Sénat, en fin éclaireur, a déjoué la manoeuvre en janvier dernier.
De plus, l'onde de choc des élections municipales tarde à se dissiper.
Ces échéances devaient apporter l'oxygène nouveau permettant à la gauche de se mettre en ordre de bataille pour 2002. Patatras ! cette belle construction se révèle être en réalité un château de cartes.
Dans ce genre d'exercice, il ne faut donc pas être perfectionniste, il faut simplement accomplir son devoir. En la matière, la loi est toujours l'expression de la volonté générale. Pour nous, cette volonté générale ne saurait s'incliner devant la volonté particulière, et on ne saurait jouer avec les institutions de notre République. C'est pourquoi notre groupe suivra les conclusions de la commission des lois et votera tout naturellement la motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne surprendrai personne en estimant d'entrée que beaucoup, sinon tout, a été dit sur le sujet. Une chose est certaine : nous connaissons parfaitement le point de vue de la majorité sénatoriale, qui s'est exprimée seule durant de longues semaines, examinant sous toutes les coutures le thème de l'inversion du calendrier électoral.
D'emblée, je tiens à réaffirmer l'opposition des sénateurs communistes à cette proposition de loi de circonstance au caractère politicien marqué. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR et sur plusieurs travées des Républicains et Indépendants.) Mais cette opposition sans ambiguïté ne signifie pas approbation des contre-manoeuvres de la droite. (Sourires sur les mêmes travées.)
M. Jean-Patrick Courtois. Cela avait pourtant bien commencé !
M. Robert Bret. Nous avons regretté avec force non pas le droit normal d'intervention de tout parlementaire, mais le temps perdu au mois de janvier. En effet, il reste tant à faire pour améliorer les conditions de vie de nos concitoyens. (Eh oui ! sur plusieurs travées du RPR.)
Monsieur de Raincourt, n'aurait-il pas mieux valu, par exemple, prendre des mesures législatives pour empêcher les licenciements qui déferlent en ce moment ?
M. Serge Vinçon. Eh oui !
M. Robert Bret. N'aurait-il pas mieux valu débattre de la santé pour prendre en compte les justes revendications des sages-femmes et du personnel hospitalier ? (Bravo ! et applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.) N'aurait-il pas mieux valu que le Parlement national s'organise et prenne des décisions pour protéger et promouvoir le service public face à la déferlante libérale en Europe ?
M. Jean Delaneau. C'est le Gouvernement qui doit faire cela !
M. Robert Bret. N'aurait-il pas mieux valu, enfin, échanger sur les meilleurs moyens de répondre à la détresse d'un monde paysan frappé par des catastrophes successives ? (Applaudissements sur les mêmes travées.)
Malheureusement, le Gouvernement et la majorité sénatoriale ont préféré croiser le fer durant plus d'un mois à l'Assemblée nationale, puis au Sénat, sur un sujet éloigné au plus haut point des préoccupations de nos concitoyens.
Comment s'étonner, ensuite, de l'abstention massive qui a marqué les derniers scrutins locaux, notamment dans des quartiers populaires ?
M. Jean Delaneau. Vous avez payé cher !
M. Robert Bret. Lors de mon intervention au cours de la première lecture, le 17 janvier dernier, le déphasage entre le citoyen et la politique constituait le leitmotiv de mon propos. Les résultats des 11 et 18 mars derniers ne font que conforter ma conviction et la conviction de mes amis.
Comment s'étonner de l'approfondissement de la crise de la politique, qui relève, selon moi, de la crise entre le représentant et le représenté, et qui relève d'un éloignement constant des centres de décision ? Bien entendu, la proposition de loi sur l'inversion du calendrier électoral n'est pas responsable de tous ces maux, mais elle est symptomatique d'une déconnexion entre les préoccupations d'une certaine élite politique et les préoccupations du peuple.
Plusieurs sénateurs du RPR. Très bien !
M. Jean Delaneau. Qu'avez-vous fait depuis quatre ans ?
M. Robert Bret. La droite sénatoriale a changé de tactique à l'occasion de cette nouvelle lecture. Renonçant à l'opération escargot, elle a opté pour l'urgence en déposant une motion tendant à opposer la question préalable, par l'intermédiaire de la commission des lois. Cette utilisation diamétralement opposée du règlement du Sénat...
M. Jean Delaneau. Comment ?
M. Robert Bret. ... marque bien l'aspect procédurier de la méthode.
M. Jean Delaneau. Ce n'est pas contraire au règlement !
M. Robert Bret. Les sénateurs communistes ne participeront pas au vote sur cette motion, car ils entendent renvoyer dos à dos les parties de cette joute parlementaire qui, finalement, n'aura intéressé que les participants. Le vrai débat sur les institutions est ailleurs, comme je vais à nouveau, mais plus brièvement que lors de la première lecture, m'attacher à le démontrer.
M. Hilaire Flandre. Cela commençait pourtant bien !
M. Robert Bret. Les réformes à objectif politicien que sont l'adoption du quinquennat et l'inversion du calendrier électoral ne répondent en rien aux exigences populaires. (Applaudissements sur plusieurs travées du RPR.) Bien au contraire, elles auront pour conséquence principale de rétrécir l'exercice du pouvoir, de l'éloigner. (Très bien ! sur les mêmes travées.)
Après ces quelques propos que, selon moi, l'actualité exigeait, je rappellerai les quelques traits essentiels de notre opposition à l'inversion du calendrier électoral et le sens qui devrait être celui d'une réforme institutionnelle à la hauteur des enjeux politiques, économiques et sociaux de l'heure.
A la suite de la réforme sur le quinquennat, la présente proposition de loi tend à accentuer gravement le caractère présidentialiste de la Constitution.
Les partisans de cette réforme entendent placer l'ensemble de la vie politique sous la coupe de l'élection présidentielle. Je ne partage pas le point de vue de M. Raymond Barre...
Plusieurs sénateurs du RPR. Nous non plus !
M. Robert Bret. ... qui évoque « un choix éclairé des Français » par l'élection présidentielle à l'occasion des élections législatives. Je ne partage pas non plus le point de vue du rapporteur de l'Assemblée nationale...
Plusieurs sénateurs du RPR. Nous non plus !
M. Robert Bret. ... selon lequel « ceux qui font mine de croire que l'élection présidentielle n'est pas ce grand rendez-vous démocratique qui rythme notrre vie politique depuis trente ans » se trompent. Je pourrais partager le constat de notre collègue, M. Bernard Roman, si ce dernier ne s'en prévalait pour accentuer la présidentialisation de nos institutions.
Pourquoi redouter un régime plus présidentiel, me rétorquera-t-on ? Mes amis et moi-même considérons que cette voie tourne le dos à la démocratisation de nos institutions. C'est bien la personnalisation à outrance des choix politiques qui peu à peu vide la démocratie de sa substance. Le système politique américain en est l'exemple frappant. L'éventuelle élection d'un candidat dépend de sa capacité à mobiliser les fonds pour financer son image, et, ensuite, à vendre celle-ci par le biais de shows médiatiques d'une pauvreté inquiétante sur le plan intellectuel.
Oui, le système présidentiel pousse à la bipolarisation de la vie politique, une bipolarisation qui réduit le débat politique à la portion congrue.
Mes chers collègues, quel triste avenir pour la démocratie que celui d'une alternance éternelle entre deux forces tournées vers la seule conquête du pouvoir ! Ce modèle, c'est le modèle de la désillusion et, à terme, du désintérêt de la plus grande masse à l'égard de la vie politique.
La Constitution de 1958 porte en son sein cette dérive présidentialiste. Elle offre la possibilité de l'affirmation du pouvoir personnel. C'est pourquoi nous l'avons contestée et nous la contestons toujours. Mais elle conserve également des caractéristiques parlementaristes héritées de la tradition constitutionnelle française qui se sont révélées durant les périodes de cohabitation, notamment.
C'est à cette dualité que certains veulent s'attaquer en ne préservant que les racines présidentialistes de la Ve République. Pourtant, ce système accentue sans nul doute la délégation de pouvoir. Il tend à limiter les possibilités d'intervention du peuple qui se trouve privé des niveaux intermédiaires de pouvoir auprès desquels intervenir.
La crise de la politique est réelle dans notre pays, mais cela ne signifie en rien une perte d'intérêt pour la chose publique. Bien au contraire, la multiplication des conflits sociaux, la montée du sentiment anti-libéral montrent bien la volonté de notre peuple de participer aux décisions. C'est justement là que le bât blesse. Comment participer aux décisions ? Qui décide et où ?
La perte de confiance à l'égard des partis politiques, de leurs élus provient pour une bonne part de l'impuissance, parfois avouée - rappelons-nous les lendemains de l'affaire Michelin - de ceux-ci pour agir sur la réalité.
Comment les élus peuvent-ils convaincre de l'engagement politique lorsqu'ils se réfugient derrière la mondialisation ou l'indépendance de la Banque centrale européenne pour justifier leur absence de réponse forte à tel ou tel problème ?
Comme je l'ai rappelé le 17 janvier, la souveraineté est exercée par le peuple par l'intermédiaire de ses représentants. C'est le fondement même de l'idéal républicain. Mais que devient cet idéal lorsque la souveraineté du représentant est remise en cause ? L'exemple du débat budgétaire qui marque la toute-puissance des arbitrages bruxellois en référence constante aux critères incontournables de Maastricht nous le rappelle.
Que devient l'idéal républicain face à ces nouveaux dogmes qui n'ont qu'un but, affirmer que l'avenir de l'humanité se limite à cette seule logique financière, cette course au profit qui brise les femmes et les hommes ? L'actualité est édifiante sur ce point.
Comment convaincre les salariés de l'utilité du vote si les promesses en matière de contrôle des licenciements ne sont pas tenues par la gauche plurielle et quand nous assistons à un déplacement rapide du pouvoir politique vers le pouvoir économique ? L'intervention de plus en plus forte du baron Ernest-Antoine Seillière dans la vie politique en constitue un symptôme significatif !
C'est bien à ce niveau que se situe l'une des clefs de la réconciliation des Françaises et des Français avec la vie politique.
C'est la raison pour laquelle le renforcement du rôle du Parlement est une question centrale de la réforme institutionnelle si nécessaire à notre pays. Cette réforme doit intervenir dans deux directions, que je rappellerai brièvement : un pouvoir accru pour les représentants, sous le contrôle permanent des représentés.
Renforcer les pouvoirs du Parlement induit logiquement une réduction des prérogatives de l'exécutif. Cela nécessite également de donner des nouveaux droits au Parlement national dans le cadre du processus d'élaboration des normes européennes. Nous persistons à proposer la possibilité pour le Parlement national de conférer au ministre compétent un mandat impératif dans le cadre des négociations sur telle ou telle norme.
Renforcer le pouvoir du Parlement exige la révision de la procédure du contrôle de constitutionnalité. Il n'est pas possible de maintenir en l'état un Conseil constitutionnel dépourvu de légitimité démocratique, qui pourtant peut défaire ce que les représentants du peuple ont élaboré.
Enfin, pour renforcer les représentants du peuple, il faut que ces derniers le représentent réellement. La proportionnelle est une nécessité dans cette perspective. Nous regrettons le refus persistant du Gouvernement de mettre en oeuvre cette promesse électorale, facteur essentiel de vivification de la démocratie.
A ceux qui me rétorqueront : « Mais que faites-vous de l'efficacité, qui exige la constitution de majorités ? », je répondrai que la démocratie nécessite deux étapes : d'abord, les électeurs choisissent et, ensuite, les majorités se constituent. Nous ne pouvons maintenir une aberration qui a permis en 1995, rappelez-vous, la confiscation de 80 % des sièges de députés par une majorité ne recensant que 44 % des suffrages.
Il est malheureusement significatif que la priorité ait été donnée à la présidentialisation du régime, au détriment de sa démocratisation, dont la proportionnelle constitue une clef. Mais tout cela est logique car, si l'on veut présidentialiser, il ne faut surtout pas conforter le Parlement en le dotant d'un mode de scrutin qui le placerait en harmonie avec le peuple.
Lors de la première lecture, j'ai rappelé l'urgence pour le Sénat de se réformer en profondeur pour ne pas devenir un frein au développement de la démocratie. Les Français savent-ils qu'un sénateur élu en 2001 représentera en 2010 - oui, en 2010 ! - une France de 1975, une France vieille de trente-cinq ans, date de la dernière organisation de la répartition des sièges ?
Comment restaurer l'image du Parlement au vu de ces données ?
Renforcer les capacités d'intervention du représenté constitue le second axe de la véritable révolution qu'appellent nos institutions, comme je le développais le 17 janvier dernier.
La démocratie participative, dont il est souvent question ces temps-ci, ne doit surtout pas être conçue comme un gadget que l'on offre au peuple pendant que les choses importantes se décident ailleurs entre initiés. La démocratie participative ne mérite son appellation que s'il s'agit d'un moyen d'interaction permanent entre le « bas » et le « haut » et entre le « haut » et le « bas ». Ce doit être le moyen d'un bouillonnement permanent d'idées, d'expériences qui influent véritablement sur les choix. Pour cela, il faut réfléchir à de nouveaux modes d'intervention, comme la proposition d'initiative populaire. La politique de décentralisation doit être approfondie dans cet esprit, afin de mieux répartir les acquis de la République et, surtout, de ne pas les affaiblir.
Enfin, et je tiens à conclure sur ce point comme lors de mon intervention en première lecture, il ne peut y avoir de renouveau démocratique sans l'émergence de droits nouveaux d'intervention dans les entreprises. Il ne serait pas concevable que, là où les citoyens passsent l'essentiel de leur vie, la démocratie ne vive pas.
Cette aspiration est forte et se renforce à la découverte de nouveaux coups bas contre ceux qui vivent du fruit de leur travail. Danone, Marks & Spencer , AOM, Air Littoral...
Plusieurs sénateurs du RPR. Et l' Humanité !
M. Robert Bret... sont des noms qui donnent à réfléchir sur le sens de l'action politique aujourd'hui. Ils rendent bien dérisoire un projet de loi comme celui dont nous discutons aujourd'hui et ils renvoient bon nombre d'hommes et de femmes politiques à un questionnement sur le sens de leur action politique.
Je confirme donc l'opposition sans ambiguïté des sénateurs communistes à cette proposition de loi, qui confond transformation politique et manoeuvre politicienne. (Très bien ! Sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le moins que l'on puisse dire à l'issue de ce qui demeurera dans les annales comme l'un des grands marathons de l'éloquence parlementaire, c'est que tout a été dit et parfois même redit. Je porte d'ailleurs ma part de griefs. J'ai vérifié : trente heures de débat ont été consacrées à la discussion générale ; moi-même, j'ai dépassé de onze minutes le temps de parole qui m'était imparti, grâce à la bienveillance de M. le président du Sénat. Je dois dire que c'était rétablir faiblement l'équilibre, tous calculs effectués. Sur les soixante orateurs qui se sont succédé, cinquante-cinq sont intervenus contre le texte.
Alors, puisque tout a été dit et que nous en sommes arrivés au stade de la motion tendant à opposer la question préalable, je souhaite consacrer le temps de parole qui m'est imparti à ce qui demeure aujourd'hui l'essentiel : la question de la constitutionnalité de la proposition de loi. Chacun mesure qu'en vérité, pour le reste, il est vain de revenir sur nos propos antérieurs.
Les griefs, à ce stade, sont de deux ordres ; notre éminent rapporteur y a déjà fait allusion. Les uns concernent le contenu même de la proposition de loi organique ; certains ont déjà été évoqués et je n'y reviendrai donc que très brièvement. D'autres ont été singulièrement avancés à l'Assemblée nationale au cours de la nouvelle lecture ; j'aurai l'occasion de les analyser. Nous avons cependant vu apparaître un moyen, je dois dire plus original, qui touche à la procédure parlementaire. Il n'a pas été évoqué ici et je vais en priorité m'y attacher.
Chacun sait que le Sénat a adopté, à l'issue de la discussion en première lecture, divers amendements tendant à insérer des articles additionnels qui modifient le régime d'inéligibilité applicable aux conseillers municipaux, aux conseillers généraux et, à certains égards, aux députés. Chacun sait dans cet hémicycle que, selon l'article L.O. 296 du code électoral, les règles d'inéligibilité peuvent être ainsi étendues des députés aux sénateurs. Le Gouvernement s'est opposé à ces amendements qui constituaient des cavaliers législatifs et qui étaient donc, par nature, irrecevables. La majorité sénatoriale, ce qui était tout à fait son droit, les a néanmoins votés.
C'est dans ces conditions que le Gouvernement a convoqué une commission mixte paritaire le 29 mars dernier. Lors de sa réunion, notre éminent président de la commission des lois, M. Jacques Larché, a indiqué que les sénateurs n'étaient présents que par simple courtoisie. Je regrette de n'avoir pu être présent, mais je me trouvais à ce moment-là au Québec. Pour être sûr de ne pas trahir les propos de M. Jacques Larché, je me suis référé à un document indiscutable, à savoir le rapport rédigé en commun par M. Christian Bonnet et M. Bernard Roman. On peut donc dire qu'il fait foi ! Voici ce que déclarait M. Jacques Larché : « La proposition de loi telle qu'elle ressortait de la première lecture était à ce stade relative au Sénat compte tenu des modifications apportées au texte initial et elle devait en conséquence être votée dans les mêmes termes par les deux assemblées en application de l'article 46, alinéa 4, de la Constitution. »
M. Jacques Larché est trop fin juriste pour s'en être tenu à cette seule affirmation, car admettre que le Sénat pourrait transformer à son gré une proposition de loi organique qui ne le concernerait pas en une proposition de loi organique qui le concernerait, et qui serait donc soumise à son accord, par la simple adjonction d'amendements étrangers à l'objet du texte, serait tout simplement donner au Sénat un droit de veto sur tout projet ou toute proposition de loi organique. A l'évidence, une telle interprétation ou extension serait contraire à la Constitution.
Tout à l'heure, il a été fait allusion à d'excellents auteurs. Vous me permettrez d'en citer un, bien connu dans le Sénat et fort estimé, M. Bruno Baufumé, qui a évoqué cette hypothèse dans une thèse excellente intitulée Le droit d'amendement et la Constitution sous la cinquième République , publiée à la LGDJ 1993. Aux pages 223 et 224, on peut lire ceci : « Considérons l'hypothèse d'un projet de loi organique non relative au Sénat déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale : » - c'est exactement notre cas - « celle-ci l'adopte mais le Sénat y introduit une disposition rendant le texte relatif au Sénat. Un processus identique se reproduit en deuxième lecture » - ici, chacun le comprend, la question ne se pose pas - « la réunion d'une commission mixte paritaire est-elle possible ?
Si la réponse est négative, il faut admettre que le Sénat dispose par amendement du pouvoir d'empêcher l'adoption de toute loi organique, ce qui excède manifestement l'esprit et la lettre de la Constitution. »
M. Claude Estier. Très bien !
M. Robert Badinter. Nul ne peut contredire cette analyse ! C'est l'élémentaire vérité des choses.
Aussi, le président Jacques Larché, trop fin juriste, je le répète, pour s'en tenir à cette première affirmation, a avancé une théorie plus subtile, plus fine, mais pour aboutir au même résultat : « Il n'y aurait pas de droit de veto conféré au Sénat dès lors que le Gouvernement peut s'opposer à l'adoption des amendements sénatoriaux transformant la portée du texte en une proposition de loi relative au Sénat en usant de la procédure du vote bloqué qui a été évoquée, prévue par l'article 44, troisième alinéa, de la Constitution ».
La situation serait donc la suivante : le Gouvernement dispose de la procédure du vote bloqué en vertu de l'article 44, troisième alinéa, de la Constitution. Il n'utilise pas cette faculté ! Il serait donc acquis que le texte en discussion concernerait dorénavant le Sénat, d'où la procédure habituelle : la réunion d'une commission mixte paritaire ne serait pas possible à ce stade de la discussion ; il faudrait procéder à une deuxième lecture du texte, au cours de laquelle, devant le Sénat, le Gouvernement pourrait alors utiliser l'article 44, troisième alinéa, pour s'opposer au vote des amendements sénatoriaux, une nouvelle commission mixte paritaire pourrait alors se réunir, dont l'échec serait évidemment prévisible ; en conséquence, il y aurait lieu de procéder à une troisième lecture à l'Assemblée nationale puis au Sénat et, enfin, à une lecture ultime à l'Assemblée nationale. C'est fort simple.
Fouette cocher ! D'autres auraient dit : « En voiture Simone ! » (Sourires.) Nous voilà repartis pour des semaines ou des mois de procédure parlementaire !
Monsieur le président de la commission des lois, au nom de notre vieille amitié et de l'habitude que nous avons de nos confrontations juridiques depuis bientôt - il m'en souvient - près de vingt ans, vous me permettrez d'avancer la critique de cette argumentation pour des motifs constitutionnels.
Je ferai d'abord une simple remarque préliminaire : il serait pour le moins paradoxal de reprocher au Gouvernement de ne pas recourir au vote bloqué, alors que chacun sait que son usage suscite - à mon avis, tout à fait avec raison - de la part des assemblées, et notamment du Sénat, les plus vives protestations. Rappelez-vous ce qu'il est advenu lorsque Mme Guigou en a fait usage. Donc je ne crois pas qu'à cet égard il faille recommander au Gouvernement de recourir à la procédure du vote bloqué.
En droit maintenant : le Premier ministre, car c'est bien de lui qu'il s'agit, tient de la Constitution, plus particulièrement de l'article 45, deuxième alinéa, le pouvoir de susciter la réunion d'une commission mixte paritaire. Comment peut-on imaginer qu'un pouvoir constitutionnel donné au Premier ministre serait implicitement - artificieusement serait, à mon avis, l'adverbe convenable - conditionné par un recours préalable à l'article 44, troisième alinéa, pour interdire au Sénat de voter des amendements qui changeraient la portée du texte ? Rien dans la Constitution, rien dans les articles 45 et 46 n'impose cette exigence ou cette condition pour la convocation d'une commission mixte paritaire.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Rien ne dit le contraire !
M. Robert Badinter. C'est une condition mise à l'exercice d'un pouvoir constitutionnel.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Me permettez-vous de vous interrompre, monsieur Badinter ?
M. Robert Badinter. Je vous en prie, monsieur le président.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Je vous écoute, mon cher collègue, avec l'intérêt que je porte toujours à vos propos.
M. Robert Badinter. Et réciproquement !
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Je constate qu'en l'espèce vous vous aventurez à donner une interprétation qui correspond à ce que vous souhaitez démontrer.
Rien n'interdit de faire ce qui est suggéré. Il est tout à fait possible pour le Gouvernement d'agir de telle sorte qu'il atteigne le but qu'il s'est fixé, à savoir mettre l'Assemblée nationale en situation de prendre la décision en dernier ressort.
Vous avez l'air d'oublier que notre Constitution est dominée par un principe fondamental, celui du parlementarisme rationalisé, qui veut que le Gouvernement, dans la lecture parlementaire du texte, ait à sa disposition un certain nombre de moyens pour obtenir ce qu'il estime souhaitable et conforme à l'interprétation qu'il se fait de la Constitution.
J'ajoute que votre théorie repose sur un principe qui, lui non plus, n'est pas inscrit dans la Constitution, celui d'une limitation a priori du droit d'amendement.
Nous avons le droit d'amendement. Ce droit, il n'est dit nulle part que nous n'avons pas le droit de lui donner la portée que nous entendons lui donner.
Bien sûr, vous tentez de vous réfugier derrière la théorie du cavalier législatif. Mais en quoi ces textes sont-ils des cavaliers législatifs ? Nous sommes en train de discuter de dispositions qui intéressent le fonctionnement du Parlement, puisqu'elles prévoient à quel moment tel ou tel peut se présenter, dans la mesure où, évidemment, des dispositions ont été prises en ce sens. Je ne vois donc vraiment pas comment vous pouvez justifier qu'il s'agit de cavaliers.
J'ai été cité. J'ai dit dans quelles conditions j'avais écrit ce texte en son temps. Mais les choses évoluent. En 1985, le Conseil constitutionnel a sévèrement condamné la théorie qui était la mienne, et je m'incline toujours devant les décisions du Conseil constitutionnel.
M. Robert Badinter. Vous aurez encore l'occasion de le faire ! (Sourires.)
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Nous verrons bien ! Je ne préjuge jamais une décision du Conseil constitutionnel.
Puisque nous savons bien que nous ne pourrons pas présenter de recours - la Constitution ne nous le permet pas et le Conseil constitutionnel a dit que nous ne pourrions pas le faire - nous exposerons purement et simplement au Conseil constitutionnel les théories qui sont les nôtres.
Le droit d'amendement est un droit souverain du Parlement, à la condition qu'il ne contrevienne pas aux règles essentielles qui régissent les rapports entre les deux assemblées.
Après tout, le recours au vote bloqué est une procédure comme une autre. (M. Michel Dreyfus-Schmidt s'exclame.) Nous ne l'aimons pas. Mais si nous ne faisions que ce que nous aimons et si nous n'appliquions que ce que nous aimons dans la Constitution, nous serions peut-être, vous comme moi, parfois dans l'embarras.
Mieux vaut donc s'en tenir à une interprétation stricte du texte, une interprétation stricte du droit d'amendement et laisser le Conseil constitutionnel en tirer les conséquences.
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Badinter.
M. Robert Badinter. Au moment où, comme c'est votre droit, vous avez souhaité m'interrompre, monsieur le président de la commission des lois, je traitais de la convocation d'une commission mixte paritaire et non de la liberté du droit d'amendement. Je relevais que vous aviez ajouté une condition nouvelle à l'exercice par le Premier ministre du pouvoir qui lui est reconnu par la Constitution en vertu de l'article 45, deuxième alinéa, de convoquer une commission mixte paritaire.
Selon votre argumentation, que j'ai rappelée, dès l'instant où le Gouvernement ne s'était pas opposé au cours du débat par la procédure du vote bloqué à ces amendements, ceux-ci devenaient des amendements qui touchaient aux droits du Sénat.
Avant d'en venir à ces amendements je tenais donc à rappeler que la convocation d'une commission mixte paritaire est une prérogative du Premier ministre.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. En matière constitutionnelle ?
M. Robert Badinter. Dès lors, on ne saurait ajouter des conditions à l'exercice de cette prérogative constitutionnelle, serait-ce par l'arguement selon lequel le texte changerait de nature par l'adoption d'amendements non repoussés par le Gouvernement au moyen du vote bloqué !
C'est au niveau de la réunion de la commission mixte paritaire qu'il faut se placer. L'échec de la commission mixte paritaire n'est plus, ensuite, bien évidemment, que le fait de ceux qui y siègent.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Me permettez-vous de vous interrompre de nouveau, monsieur Badinter ?
M. Robert Badinter. Je vous en prie, monsieur le président.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Monsieur Badinter, si j'ai bien compris votre raisonnement, vous admettez que la commission mixte paritaire peut être réunie en matière constitutionnelle.
M. Robert Badinter. Dois-je vous rappeler qu'il s'agit ici d'une loi organique et non d'une loi constitutionnelle ?
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Une loi organique relative au Sénat !
M. Robert Badinter. J'ai évoqué la prérogative constitutionnelle qu'a le Premier ministre de provoquer la réunion d'une commission mixte paritaire parlementaire, qu'il s'agisse de lois ordinaires ou de lois organiques. Nous sommes, je crois, d'accord sur ce point.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Mais la Constitution prévoit que la loi organique relative au Sénat et la révision constitutionnelle sont traitées de la même manière. Si donc vous admettez que la loi organique relative au Sénat peut faire l'objet d'une commission mixte paritaire, vous admettez par là-même qu'une commission mixte paritaire peut être réunie pour une loi constitutionnelle.
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Badinter.

M. Robert Badinter. Je crains, monsieur le président Larché, qu'à cet égard vous ne fassiez une confusion. (M. Michel Dreyfus-Schmidt s'exclame.)
M. Jean Delaneau. Le troisième juriste s'en mêle ! (Sourires.)
M. Robert Badinter. Nous parlons ici de la réunion de la commission mixte paritaire ; nous en viendrons, dans un instant, au problème de la nature des amendements et de ses conséquences.
Je poursuis donc mon analyse concernant la commission mixte paritaire.
Quel est, mes chers collègues, l'objet d'une commission mixte paritaire ?
M. Hilaire Flandre. Et si on laissait au peuple le soin de choisir !
M. Robert Badinter. Pourquoi la réunit-on ?
Son objectif unique est de tenter une conciliation entre les deux assemblées à partir de textes divergents qu'elles ont adoptés. C'est sa raison d'être.
Je pose la question : au nom de quelle extraordinaire logique faudrait-il que le Gouvernement, avant de pouvoir susciter, dans le domaine dont nous parlons aujourd'hui, une conciliation entre les deux assemblées, use du vote bloqué pour contraindre l'une des chambres à adopter un texte conforme à ses désirs déjà satisfaits par le texte de l'autre ou à rejeter l'intégralité du texte ? Dans ces conditions, que resterait-il à concilier, et à quoi bon une commission mixte paritaire ?
A ce stade, étant rappelé que c'est une prérogative constitutionnelle reconnue au Premier ministre de convoquer une commission mixte paritaire lorsque les deux assemblées ne sont pas arrivées à un accord et qu'on essaie de le susciter, se pose alors, c'est vrai, la question de la nature des amendements.
Que ces amendements introduits par le Sénat constituent autant de cavaliers selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, je ne surprendrai personne en le disant. Qu'a fait le Sénat ? Il a instauré toute une série de nouveaux cas d'inéligibilité concernant d'ailleurs aussi bien les élections municipales que régionales et visant une série hétéroclite de personnalités, allant du « défenseur des enfants » - c'est l'article 3 - au « vétérinaire inspecteur chargé des fonctions de directeur des services vétérinaires » - c'est l'article 5.
Je suis le premier à dire que le sort de ces personnes, s'agissant de leur capacité à se présenter aux élections, est en effet tout à fait digne d'attention. Mais enfin, quel rapport ces inéligibilités peuvent-elles avoir avec l'objet même du texte, qui, à l'évidence, passionne la Haute Assemblée, à savoir la fixation de la date d'élection de l'Assemblée nationale ?
Entre le sort du défenseur des enfants et celui du vétérinaire inspecteur chargé des fonctions de directeur des services vétérinaires, je dirai qu'il n'y a pas adéquation. Et il en va de même pour les autres cas d'inéligibilité.
La vérité, c'est qu'en introduisant par la voie de ces amendements des dispositions aussi étrangères à l'objet du texte, dont on a débattu pendant des dizaines d'heures, le Sénat a tout simplement méconnu - c'est essentiel ! - la véritable portée de l'article 46, quatrième alinéa, de la Constitution.
Au travers de cet article, le constituant voulait, à juste titre - on ne saurait trop l'en féliciter ! - protéger les droits du Sénat contre un empiètement éventuel de la part de l'Assemblée nationale. C'est bien qu'il en soit ainsi.
L'article 46, en son quatrième alinéa, fait référence aux « lois organiques relatives au Sénat », et je veux rappeler ce que le Conseil constitutionnel a entendu par là dans sa décision de principe du 10 juillet 1985 : « ... les dispositions législatives qui ont pour objet, dans les domaines réservés aux lois organiques, de poser, de modifier ou d'abroger des règles concernant le Sénat. » Et d'ajouter : « ou qui sans se donner cet objet à titre principal n'en n'ont pas moins pour effet - même formule - de poser, de modifier ou d'abroger les règles le concernant ».
A partir de là, il n'a jamais été envisagé par le constituant que le Sénat, sous couvert de protéger ses droits, puisse transformer à son gré une proposition de loi organique concernant la seule Assemblée nationale en un texte de loi organique relatif au Sénat, simplement en adoptant des amendements de son initiative, véritables cavaliers législatifs irrecevables complètement étrangers au texte.
Cela n'a plus rien à voir avec le problème du pouvoir du Premier ministre de convoquer la commission mixte paritaire !
Il faut y prendre garde, car, si on se laissait aller, il y aurait là une véritable méconnaissance des principes constitutionnels qui régissent les pouvoirs respectifs et les rapports des deux assemblées. Je l'ai dit : les constituants - et ils ont bien fait - ont voulu protéger le Sénat contre toute atteinte portée à ses droits par l'Assemblée nationale à la faveur de la discussion d'un projet ou d'une proposition de loi organique où celle-ci aurait le dernier mot ; mais ils ne peuvent pas avoir voulu que le Sénat puisse bloquer le vote d'un tel texte concernant la seule Assemblée, parce que politiquement sa portée lui déplairait, en insérant, de sa propre initiative, des amendements relatifs au Sénat qui seraient sans rapport avec l'objet de la proposition ou du projet de loi organique en question.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Ce n'est pas une loi !
M. Robert Badinter. En outre, je rappellerai que, en recourant à ce procédé, on en arriverait à contredire jusqu'aux dispositions de l'article 46 de la Constitution. En effet, le deuxième alinéa de cet article prévoit, pour les projets ou propositions de loi organique, des exigences procédurales particulières : « Le projet ou la proposition n'est soumis à la délibération et au vote de la première assemblée saisie qu'à l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt. »
Si donc la majorité de la Haute Assemblée désire inscrire dans une loi organique des cas d'inéligibilité concernant directement, ou même indirectement, le Sénat, il lui appartient - c'est son droit - de déposer une proposition de loi organique respectant bien évidemment les dispositions du deuxième alinéa de l'article 46. Or le procédé utilisé en l'espèce aboutit au contraire au contournement de cette exigence constitutionnelle par l'adoption d'amendements étrangers, de par leur nature et leur portée, à la proposition de loi organique issue de l'Assemblée nationale et qui ne concerne que cette dernière. Le Gouvernement, en s'opposant à ces amendements, a d'ailleurs invité leurs auteurs à déposer, s'ils le souhaitaient, une autre proposition de loi organique.
Par conséquent, dès l'instant où le Sénat avait voté un texte différent de celui de l'Assemblée nationale et contenant des amendements visant, à l'évidence, à modifier la portée du texte par des dispositions étrangères à celui-ci, le Premier ministre était parfaitement fondé à convoquer une commission mixte paritaire, eu égard à ce qui était un désaccord éclatant entre les deux assemblées, pour tenter de susciter la conciliation. Cela n'a rien à voir, encore une fois, avec une sorte de prétendue obligation de recourir à la procédure du vote bloqué pour pouvoir utiliser cette prérogative constitutionnelle !
Voilà comment les choses se sont passées.
Mais, en vérité, je pense que ce que les auteurs des amendements en question voulaient surtout, sachant quel sort serait réservé in fine à leurs propositions, c'était soulever une discussion procédurale sur la possibilité de réunir valablement une commission mixte paritaire à ce stade de la discussion, afin de nourrir un moyen de censure de la procédure parlementaire par le Conseil constitionnel.
Or ce moyen, je crois profondément qu'il ne prospérera pas : la commission mixte paritaire a bien été convoquée, conformément aux prérogatives du Premier ministre, l'échec de celle-ci a été patent et dûment constaté, hélas ! et dès lors il ne restait plus qu'à revenir devant l'Assemblée nationale, ce qui a été fait. Celle-ci a rétabli le texte initial, qui doit de nouveau être étudié par le Sénat.
Il ne reste donc plus, après ce détour procédural un peu long - mais reconnaissons que son originalité justifiait qu'on le fît ! - qu'à examiner les questions de constitutionnalité qui ont été soulevées, au fond, par la teneur de la proposition.
J'annonce tout de suite que je ne reprendrai pas encore une fois le long développement que j'avais eu l'honneur de consacrer devant vous, mes chers collègues, à la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de prorogation du mandat d'une assemblée. Je redirai simplement que cette jurisprudence est claire, constante et peut se résumer en trois principes.
Le premier principe, c'est que le Conseil constutionnel ne s'est jamais reconnu le pouvoir d'apprécier ou de contrôler les finalités politiques qui conduisent le législateur, dès l'instant où celui-ci exerce le pouvoir que la Constitution lui accorde, et qu'il n'entend pas non plus lui suggérer d'autres moyens pour les atteindre. Il s'agit là de la souveraineté du Parlement agissant dans le cadre de ses pouvoirs, et il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de se substituer à lui.
Dans la présente proposition de loi organique, la finalité visée par le législateur est très claire : il s'agit de faire en sorte que l'élection présidentielle précède l'élection législative. C'est là un choix politique ; à l'évidence, il n'est pas unanimement approuvé, mais c'est un choix politique, et il s'inscrit, je le rappelle, dans la conception originelle des institutions de la Ve République. Quoi qu'il en soit, si le Parlement en décide ainsi et si le dernier mot revient à l'Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel ne peut pas censurer des motifs ou une finalité politiques. Il ne peut pas davantage imposer son appréciation sur ce que pourrait être, pour le Parlement, le meilleur choix politique. J'ajoute qu'il n'en a jamais eu, heureusement ! l'intention. Je rappelle à cet égard le considérant du Conseil constitutionnel, toujours énoncé depuis 1975, selon lequel « la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation identique à celui du Parlement ». Il est fort bien qu'il en soit ainsi !
Le deuxième principe, c'est que la fixation de la durée du mandat des assemblées relève du pouvoir des législateurs. Cela résulte d'ailleurs de la Constitution et s'inscrit dans le texte de loi organique, et quand il s'agit de la législature de l'Assemblée nationale, il revient in fine à cette dernière d'en déterminer elle-même la durée.
Le troisième principe, enfin, c'est que toute prorogation de l'Assemblée doit satisfaire à la double exigence posée par le Conseil constitutionnel, c'est-à-dire qu'elle doit être à la fois exceptionnelle - cette condition est remplie dans le cas qui nous occupe, puisqu'elle ne vise que la seule assemblée élue en juin 1997 - et transitoire - il en est bien ainsi en l'occurrence puisque, à compter de la promulgation de la loi, les pouvoirs de l'Assemblée nationale expireront régulièrement le troisième mardi de juin. Les conditions toujours posées par le Conseil constitutionnel s'agissant de la prorogation des mandats sont donc ici parfaitement satisfaites, et il est vain d'ajouter autre chose.
Je conclurai par deux observations relatives à des points qui ont été évoqués de manière inopinée à l'Assemblée nationale.
En premier lieu, un brillant orateur de l'opposition a soutenu que la proposition de loi organique serait inconstitutionnelle parce que contraire à l'article 12 de la Constitution. Selon cet intervenant, l'exercice du droit de dissolution de l'Assemblée nationale par le Président de la République ferait de ce dernier le « maître des horloges électorales ».
J'avoue mon étonnement ! Cette analyse a au moins le mérite de l'originalité : en effet, aucun constitutionnaliste n'a jamais soutenu, à ce jour, que le Président de la République aurait la prérogative de fixer la durée du mandat de l'Assemblée nationale. Cela tient à une raison évidente : il suffit de lire la Constitution pour constater que cela relève, comme chacun le sait maintenant, de la loi organique, donc du Parlement et plus précisément de l'Assemblée nationale elle-même en dernier ressort. Quant à la date des élections, je n'ai pas besoin de rappeler ici qu'elle est fixée par un simple décret, sans même que le concours du Chef de l'Etat soit requis.
En second lieu, un dernier motif d'inconstitutionnalité a été soulevé par l'opposition à l'Assemblée nationale, selon lequel modifier le code électoral à moins d'un an d'une échéance prévue serait contraire à un principe constitutionnel.
A ce propos, je ferai d'abord observer que, à ce jour, rien ne permet d'affirmer que la loi ne sera pas promulguée avant le troisième mardi du mois de juin de l'année 2001.
Cependant, même si c'était le cas, cela resterait sans conséquence constitutionnelle. Certes, on a avancé que la loi du 11 décembre 1990 aurait posé pour principe, en son article 7, que l'on ne pouvait opérer de changement de date électorale à moins d'un an des élections. J'ai lu cet argument, et j'ai repris le texte de la loi précitée pour procéder, comme toujours, à des vérifications. Or, bien entendu, il ne s'agissait nullement des dates électorales et de la durée des mandats : ce texte vise en fait le découpage des circonscriptions et, en effet, il n'est pas permis que celui-ci ait lieu moins d'un an avant les élections. On comprend aisément pourquoi, mais la prorogation des mandats est une autre question ! Quant à la décision du Conseil constitutionnel qui a été mentionnée, je n'ai pas besoin de vous dire, mes chers collègues, qu'elle n'invoque ni de près ni de loin un tel principe constitutionnel.
Voilà ce que je tenais in fine à rappeler. J'ajouterai, puisque nous parlons de délais, que si, pour une raison ou pour une autre, la loi n'était pas promulguée un an avant la date des élections, le Sénat, reconnaissons-le, n'y serait pas tout à fait étranger ! (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.

Question préalable