ÉLOGE FUNÈBRE
DE MAURICE SCHUMANN,
SÉNATEUR DU NORD

M. le président. « La vérité de la grandeur est toujours un supplément d'âme. » La voix qui prononça ces mots s'est tue. (M. le Premier ministre, Mmes et MM. les ministres, Mmes et MM. les sénateurs se lèvent.) Je crois l'entendre encore, animée de ce feu que Maurice Schumann sut si bien nous transmettre. L'idéal le hantait, l'idéal l'habitait.
C'est à Paris qu'est né Maurice Schumann, le 10 avril 1911.
La maladie, qui le frappa très jeune, eut des conséquences déterminantes sur le cours de son destin.
Il trouva dans la foi chrétienne l'apaisement et le réconfort. Cette foi exigeante, en perpétuel renouvellement, guida toute sa vie.
Parce qu'il ne put préparer les oraux de l'Ecole normale supérieure, dont il promettait d'être l'un des plus brillants éléments, il s'orienta vers le journalisme.
Ainsi entra-t-il comme correspondant à l'Agence Havas et aux Nouvelles littéraires. Plus tard, il apporta aussi sa contribution à Temps Présent, à La Vie intellectuelle et à l'Aube, dont il devint rapidement directeur politique.
Sa lucidité, sa hauteur de vues révélèrent très tôt l'homme d'exception. En toutes circonstances, Maurice Schumann eut la voix ferme et la plume sans ambages.
Il fut naturellement de ceux - ils n'étaient pas si nombreux ! - qui dénoncèrent les accords de Munich.
La guerre, qu'il voyait venir, n'allait pas tarder à éclater. Bien que réformé, Maurice Schumann y participa aux côtés de l'armée britannique. Fait prisonnier en mai 1940, il s'évada.
Par un singulier hasard, c'est une voix, celle du général de Gaulle, entendue à Niort dans le désordre de la débâcle, qui lui fit rencontrer l'Histoire.
Il gagna alors la Grand-Bretagne, où il avait été autrefois correspondant de presse. Dès le 26 juin 1940, il retrouvait à Londres les Forces françaises libres.
« Il faut ramener du bon côté non pas les Français, mais la France », lui avait dit le Général. Les termes de la mission de Maurice Schumann, désormais porte-parole de la France libre, étaient posés : être ce qu'il appela « le lien avec l'insubmersible ».
Ainsi, pendant quatre longues années, l'espoir, encore ténu, traversa la Manche, et, au mépris des brouillages, défia le défaitisme et organisa la Résistance.
Quand la défaite est consommée, que reste-t-il à une nation ? Son âme ! Ainsi, il l'incarna, il l'exprima, il la porta par son verbe.
Chaque soir, cette voix sans visage, au timbre si particulier, fut, pour des millions d'hommes et de femmes, une lueur dans une nuit d'encre.
Ce Français, qui parlait aux Français de sursaut et d'avenir, devint un symbole. Mais cela ne lui suffit pas. Car tout son être vibrait du besoin d'agir.
En 1944, le général de Gaulle, cédant à ses instances, l'autorisa à débarquer avec les forces alliées. Son remarquable courage, lors de la campagne de France, valut à Maurice Schumann la Croix de guerre avec trois citations, la Légion d'honneur à titre militaire et la croix de la Libération.
Ce « compagnon par excellence » voua au Général une fidélité sans faille. Son engagement à ses côtés rejoignait en effet sa passion de la France. Il ne pouvait se résoudre à la voir autrement que debout, fière et combattante, avec ceux qui allaient vaincre l'horreur et l'inacceptable.
En ce sens, le message qu'il nous laisse demeure d'une vivante actualité : ne jamais se résigner à d'autres axiomes que ceux qui fondent nos convictions spirituelles, morales et politiques les plus profondes. Les siennes puisaient à la source de sa foi chrétienne.
C'est la conjugaison de ces exigences qui dirigea aussi la carrière politique de Maurice Schumann.
Cofondateur et président du Mouvement républicain populaire, il en fit la première force politique de la France libérée.
Du parti politique qui alliait la foi à l'engagement public, il fut l'une des personnalités les plus marquantes et les plus influentes.
En ces années incertaines, il pensait qu'au-delà des querelles institutionnelles la France avait une priorité : sa reconstruction.
Pour lui, seule la coopération des principales formations politiques permettrait d'échapper aux aventures et rendrait à la France son rang et sa sécurité dans le monde d'après-guerre, qu'il pressentait déjà très tourmenté.
Au MRP, à l'Assemblée nationale, comme secrétaire d'Etat aux affaires étrangères de 1951 à 1954, Maurice Schumann s'efforça de mettre en oeuvre sa soif de toujours mieux servir sa patrie et ses compatriotes.
Après le déchirement fratricide de la guerre, il ne voyait d'issue que dans la réconciliation franco-allemande. Très tôt, il y adjoignit la dimension européenne, empirique mais exigeante.
Il fut des tout premiers Européens parce que ce projet pacifique et visionnaire avait alors l'ampleur des grandes causes qui seyaient si bien à son coeur généreux.
C'est pour cette idée européenne que, en 1962, avec ses collègues du MRP, il quitta le gouvernement, alors qu'il venait d'être nommé ministre d'Etat, chargé du très important portefeuille de la recherche et des questions atomiques et spatiales.
Six ans plus tard, il fut nommé ministre des affaires sociales. Précurseur là encore - c'était dans sa nature - il s'attacha particulièrement au financement des allocations familiales et de la sécurité sociale, s'attelant aux dossiers les plus complexes.
Mais c'est sans doute au Quai d'Orsay que Maurice Schumann laissa l'empreinte la plus profonde. Dans ce ministère, qu'il dirigea de 1969 à 1973, et où il fut pleinement heureux, il rétablit des liens parfois distendus ; il renforça les alliances traditionnelles de la France, donna une impulsion nouvelle, et très personnelle, aux relations avec l'URSS et avec la Chine.
Quel plus bel observatoire pour celui dont l'esprit aimait à vagabonder que celui des affaires étrangères ! Il se consacra totalement à sa tâche, améliora notre outil diplomatique et sut conforter la continuité d'une politique étrangère qui avait marqué le monde.
Son plus grand bonheur fut sans doute de contribuer à l'entrée dans le Marché commun de la Grande-Bretagne, à laquelle tant de liens affectifs l'attachaient.
Homme d'Etat, résistant, combattant, homme de lettres, homme de foi, Maurice Schumann fut aussi un très grand parlementaire.
Elu à l'assemblée consultative provisoire, puis à la constituante, il représenta le département du Nord à l'Assemblée nationale, de 1945 à 1973.
Ses mandats ne furent interrompus que par l'exercice de ses responsabilités ministérielles.
Défenseur de la liberté de l'enseignement, promoteur d'une vraie politique familiale, dont la France ne devrait jamais oublier la nécessité, Maurice Schumann fut plusieurs fois président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, sous la IVe, puis sous la Ve République.
Il y travailla sans relâche à l'affirmation de la place de la France dans le concert des nations. Le contexte de bipolarisation exigeait en effet une dimension nouvelle de notre politique étrangère.
C'est ainsi qu'il prépara la première visite du général de Gaulle à l'est du Rideau de fer, qui allait consacrer et symboliser la volonté française d'une diplomatie indépendante.
En 1974, Maurice Schumann entra au Sénat, élu par le département du Nord. La même année, il rejoignait ces autres sages que sont les Immortels, élu au fauteuil de Wladimir d'Ormesson.
Académicien exemplaire, il rendait le plus talentueux des hommages à la langue française dans ses écrits - il publia quinze ouvrages - comme dans le débat public. Combien d'entre nous gardent présents en mémoire certains de ses discours, modèles du genre, qui ravissaient l'hémicycle et éclairaient les esprits !
Tous ceux qui l'ont connu ont toujours admiré la façon dont il mena ses deux carrières, le plus harmonieusement du monde, mais avec une passion vivace : passion de justice, de liberté, de respect de l'autre, de rigueur aussi, dans sa manière d'assumer les mandats qui lui avaient été confiés.
L'académicien prestigieux n'aimait rien autant que son département et ses administrés. Il vivait au milieu d'eux, simplement, et s'était fait une règle de partager leur condition. Elu accessible, il avait l'élégance des grands hommes lorsqu'il écoutait les plus modestes.
Toujours il refusa de faire prévaloir l'expertise sur le politique. Sa vision de la France l'emportait, par sa force, sur les questions techniques les plus complexes qu'il maîtrisait sans difficultés.
Il recherchait souvent ce qu'il appelait des « dénominateurs communs », parce qu'il savait les Français guettés par les affres de la division et qu'il avait choisi, une fois pour toutes, de préférer ce qui les rassemble, de privilégier la France.
Chez l'intellectuel qu'est Maurice Schumann, l'action politique est étroitement liée à son expérience d'élu du Nord.
Le spectacle du déclin de l'industrie textile, et avec elle la dissolution des structures et de la culture ouvrière du Nord, affermit encore son engagement contre ce qu'il dénonçait, déjà à cette époque, comme « le scandale du chômage ».
Au sein de la commission des affaires économiques, où il siégea de 1978 à 1986, il fut l'inlassable défenseur de l'industrie textile, française et européenne.
Parlementaire d'un remarquable éclectisme, il maniait le verbe avec virtuosité. Jamais, pourtant, il ne s'y complut. Il était tout entier au service de la cause qu'il jugeait juste.
A la commission des affaires culturelles, qu'il présida de 1986 à 1995, il n'y avait pas un aspect de la culture, de la communication et de la francophonie qu'il ne maîtrisait totalement.
Maurice Schumann était tout particulièrement attentif à tout ce qui avait trait à la liberté de la presse, à la libéralisation du secteur de l'audiovisuel et à la politique des grands travaux, qu'il voulait encore bien plus décentralisée.
Sensible à l'environnement matériel des activités de création, il se préoccupa beaucoup de la protection sociale des auteurs.
Dans sa lutte prémonitoire contre toutes formes de violence au cinéma, dont il proposa la pénalisation sur le plan fiscal, c'est à la fois ses conceptions sur la famille et sur la culture qu'il faisait valoir avec force.
Lorsque l'identité de la France lui semblait menacée, de quelque façon que ce soit, il ne désarmait pas. On le trouvait toujours en première ligne lorsqu'il s'agissait de sauvegarder le patrimoine.
Maurice Schumann n'avait pas de tentation passéiste. Il était résolument de son temps. Mieux encore, il s'offrait des échappées dans l'avenir. Aussi a-t-il pressenti très tôt les conséquences, pour la démocratie, de la multiplication des supports culturels.
Les sciences nouvelles - la bioéthique, l'informatique, les nouveaux moyens de communication ou l'utilisation militaire de l'espace - lui inspirèrent des réflexions visionnaires.
Je me souviens de sa rencontre avec Bill Gates, venu présenter au Sénat le Codex de Léonard de Vinci. Il était là, au premier rang, bousculé par une foule de journalistes et d'invités, souriant, curieux de connaître ce jeune homme de quarante ans que la France découvrait. Avide de connaissances, l'esprit perpétuellement en alerte, tel était Maurice Schumann pour nous, ses collègues, qui l'admirions et l'aimions de tout coeur.
Il est vrai qu'il fut un vice-président du Sénat dont nous étions fiers. De 1977 à 1983, il participa à la conduite de nos travaux. Il s'acquittait de cette mission avec autorité, bienveillance et maestria.
Les aléas de la séance lui donnaient parfois l'occasion de saisissantes improvisations dont nous gardons tous un souvenir ému.
Doyen d'âge de notre assemblée, il rappela récemment sa foi dans les missions du Sénat de la République. « Un appel à la vigilance républicaine de la Haute Assemblée ne reste jamais sans écho », déclarait-il en 1995, poursuivant : « c'est à l'accomplissement de ce devoir que je souhaite, pour ma modeste part, consacrer les restes d'une voix qui ne tombe pas encore et d'une ardeur qui ne s'éteint pas ».
Jusqu'au bout, Maurice Schumann a servi son pays, honorant l'assemblée à laquelle il appartenait par son courage, sa droiture et sa haute conscience morale.
Intellectuel en politique, il nous a proposé, des années durant, une véritable vision du monde : la culture comme condition de la liberté, l'Europe comme facteur de la paix.
Ses paroles résonneront encore longtemps sur les bancs de notre assemblée parce qu'elles avaient parfois un parfum d'éternité.
Au nom du Sénat, j'assure de notre émotion ses amis du Nord, ses collègues de la commission des finances, de la commission des affaires culturelles et du groupe du Rassemblement pour la République.
Sachez, madame, qu'aucun d'entre nous n'oubliera celui qui fut tout à la fois « un sculpteur de l'Histoire », une mémoire de ce siècle et un sénateur infiniment aimé.
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, madame, le souhait du Sénat, formulé à travers sa conférence des présidents, de m'associer, en tant que chef du Gouvernement, à l'hommage rendu aujourd'hui à Maurice Schumann m'a beaucoup touché.
Je connaissais personnellement Maurice Schumann, qui avait bien connu, dans sa jeunesse, mon père, dont il me parlait souvent, presque à chacune de nos rencontres. J'avais noué avec lui des relations chaleureuses, qui n'éludaient pas les désaccords politiques, mais qui étaient marquées par le respect et l'estime. Ce fut, je veux le dire ici, l'une des personnalités les plus fortes avec qui j'aie eu le privilège de dialoguer au cours de ces dernières années, notamment comme ministre de l'éducation nationale.
La vie publique est parfois marquée par des itinéraires individuels exceptionnels. Vous avez, monsieur le président, retracé les grandes étapes de la vie de Maurice Schumann. Cette vie s'est confondue avec toute l'histoire de notre République pendant plus d'un demi-siècle, une histoire riche, tourmentée, faite de ruptures, de drames, mais aussi de reconstruction et de grands desseins : Maurice Schumann l'a marquée de son empreinte.
Dans les heures les plus sombres de notre histoire, chaque jour, une voix, celle de Maurice Schumann, a appelé nos compatriotes à la résistance, au courage et à l'espoir. Cette voix, celle d'un homme auquel je veux aujourd'hui, au nom du Gouvernement de la France, rendre un hommage chaleureux, s'est éteinte. Elle nous manquera.
Porté par l'admiration qu'il vouait au général de Gaulle, Maurice Schumann, après une carrière de journaliste, s'engagea dans la vie publique et le combat politique. Cofondateur du Mouvement républicain populaire, puis président de ce même mouvement, il fut un Européen de coeur et de raison ; je dirai presque de coeur d'abord, puis de raison. C'était, après le gaullisme, le second de ses engagements fondamentaux. Maurice Schumann leur resta fidèle jusqu'au bout.
Il y a de très nombreuses façons de mettre sa passion, sa foi, son talent au service de son pays : chef de parti, ministre, député, sénateur, romancier et essayiste, académicien, Maurice Schumann n'en négligea aucune. Il fut, dans l'exercice de ses responsabilités, un très grand serviteur de cette France qu'il aimait et dont il avait une si haute idée. Cette exigence a guidé tous ses engagements d'homme libre.
Maurice Schumann ne laissait personne indifférent. Sa vie évoque en chacun d'entre nous, dans cette enceinte et au-delà, des souvenirs variés. Certains nous sont communs, d'autres appartiennent à nos histoires personnelles, à nos engagements, à nos fidélités.
Maurice Schumann fut, en tant que président de la commission des affaires culturelles du Sénat, mon interlocuteur, toujours attentif à toutes les réformes que, ministre de l'éducation nationale, je proposais au législateur.
Cet homme de culture était doté d'une éloquence rare, qu'il mit toujours au service de ses convictions.
J'ai, pendant ces quatre années, été frappé par la passion qui l'animait. A toute heure du jour, et parfois de la nuit, il ne cessa d'être curieux, exigeant, attentif, parce qu'il s'agissait du savoir et de sa transmission, de la préparation de l'avenir, du rayonnement culturel de notre pays, pour lequel il avait une si haute ambition.
Par sa personnalité, et par son intransigeance lorsque étaient en cause les principes et les valeurs de notre République, Maurice Schumann a conquis le respect de tous, quelles que fussent leurs opinions politiques.
Je suis fier d'être associé à l'hommage que votre assemblée lui rend aujourd'hui.
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux en signe de deuil.
La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures vingt, est reprise à seize heures trente-cinq, sous la présidence de M. Jean Faure.)