M. le président. Je suis saisi, par Mme Luc et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 1, tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République islamique du Pakistan en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en matière d'impôts sur le revenu (ensemble un protocole) (n° 225, 1995-1996). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Pagès, pour défendre la motion.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, la convention fiscale entre notre pays et le Pakistan qu'il nous est proposé d'entériner aujourd'hui est des plus classiques. Elle est similaire à bien d'autres conventions qui concernent, en particulier, la question de la double imposition.
En règle générale, personne, dans cet hémicycle, ne trouve à redire à de tels textes, qui reprennent le modèle de l'OCDE, retouché par l'organisation des Nations unies, et qui permettent de mieux prendre en compte la réalité du développement de certains pays. Comment pourrait-il en être autrement alors que de tels accords bilatéraux sont essentiellement techniques et font en sorte, fort heureusement, que les légisations nationales de chacune des parties soient respectées ?
Toutefois, l'attitude qui prévaut habituellement et qui consiste à laisser passer sans réaction particulière une convention telle que celle dont nous sommes saisis ne peut ête, selon nous, observée aujourd'hui.
En effet, dans le cas du Pakistan, la question centrale du travail des enfants ne saurait être ignorée. Ce serait un déshonneur que de passer sous silence cette réalité.
Certes, ce pays n'a pas le monopole de cette infamie, mais chacun sait combien certains industriels peu scrupuleux de cet Etat ont institutionnalisé l'exploitation des plus jeunes, parfois dès l'âge de quatre ans.
La discussion de ce texte bilatéral est donc bien une occasion privilégiée pour que notre pays fasse entendre sa voix auprès des autorités pakistanaises et réaffirme la plus ferme condamnation de ce servage des temps dits « modernes ».
Sur la planète, selon les diverses estimations des organisations internationales, ce sont 100 à 200 millions d'enfants de moins de quinze ans qui exercent une activité économique. Ils le font, bien entendu, pour survivre, pour faire survivre leur famille, mais aussi, bien souvent, sous la contrainte, après avoir été achetés. Des cas récents ont révélé les mauvais traitements auxquels sont soumis ces enfants, pouvant aller jusqu'aux sévices sexuels.
Vous savez, mes chers collègues, que les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen oeuvrent avec beaucoup d'énergie pour que les droits des enfants soient reconnus et respectés. D'autres, bien sûr, le font avec nous. C'est d'autant plus nécessaire que l'exploitation qui frappe les plus jeunes n'est qu'une des manifestations extrêmes des formes d'exploitation existant sur un marché du travail soumis aux thèses les plus libérales et antisociales.
Quand on ne respecte pas la dignité et la vie des enfants, comment les droits sociaux les plus élémentaires pourraient-ils être reconnus ?
C'est pourquoi nous tenons à alerter l'opinion sur le Pakistan, où la situation à cet égard est insupportable.
Selon le Bureau international du travail, sur 62 millions d'enfants de moins de seize ans, 20 millions travailleraient, dont 7,5 millions en servitude ! On mesure l'ampleur de la tâche qui incombe à notre pays, entre autres, pour faire en sorte que cesse ce véritable trafic.
Et quand on parle du Pakistan, on ne peut oublier l'histoire tragique du jeune Iqbal Massih mort, voilà un peu plus d'un an d'avoir dénoncé ce sytème et ceux qui en profitent.
Iqbal Massih avait pris la tête d'un combat qui ne peut laisser personne indifférent. Il avait décidé de rompre le silence et racontait, de par le monde, comment vivent des centaines de milliers d'enfants pakistanais dans les filatures, les pêcheries, les briquetteries, les ateliers de tapisserie, les verreries, etc.
L'assassinat du jeune Iqbal montre, s'il en était besoin, combien une telle action peut déranger ceux qui vivent de cette exploitation honteuse. Cela doit renforcer la volonté de la France de dénoncer en toutes circonstances des pratiques ausi indignes. Je le répète, l'occasion nous est donnée de le faire aujourd'hui.
C'est d'autant plus décisif que le président du front de libération contre le travail forcé des enfants au Pakistan, Eshan Ullak Khan, explique que l'assassinat d'Iqbal est sûrement le fait de la « mafia du tapis », la toute-puissante association des fabriquants et exportateurs de tapis du Pakistan.
Cette mafia est si puissante dans ce pays qu'elle parvient à justifier l'exploitation des enfants par une prétendue « tradition nationale ».
Ainsi, une soi-disant « commission des droits de l'homme » pakistanaise, saisie du problème du travail des enfants dans l'industrie du tapis, a conclu que « le tissage fait partie des traditions nationales » et qu'il serait « imprudent d'appliquer la loi interdisant le travail des enfants dans les conditions de la concurrence internationale ».
C'est à ce genre de phrases que l'on peut mesurer la volonté réelle d'un partenaire. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les industriels pakistanais ne semblent pas enclins à abandonner leur trafic !
Une autre affaire, du même acabit, doit également susciter, plus que des remous, une réprobation de toute la communauté internationale.
Le championnat d'Europe des nations de football, chacun le sait, s'ouvre à la fin de cette semaine en Angleterre. Le football draine une grande partie de la jeunesse, qui trouve dans les joueurs des exemples et dans ce sport des espoirs et du rêve. Cette compétition est donc un moment très attendu par toute la jeunesse d'Europe.
Mais que penseraient nos jeunes s'ils savaient que les ballons avec lesquels ils jouent, comme ceux avec lesquels jouent leurs idoles sont fabriqués par des enfants, et dans des conditions inadmissibles. En effet, 80 p. 100 des ballons de football utilisés dans le monde proviennent du Pakistan, principalement de la ville de Sialkot.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen tiennent à se faire l'écho des propos de la fédération internationale des travailleurs du textile, du cuir et de l'habillement.
Par la voix de son secrétaire général, M. Neil Kearney, les travailleurs du textile, du cuir et de l'habillement ont, le 28 mai dernier, demandé à la fédération internationale de football et à l'union européenne de football d'examiner les conditions d'esclavage des enfants pakistanais qui fabriquent les ballons utilisés lors de la prochaine compétition.
Selon M. Kearney, « ces ballons sont fabriqués par des enfants dont certains ont à peine six ans. Ils travaillent péniblement, dans des ateliers mal éclairés... Ils sont vendus et revendus comme des pièces de rechange, marqués, battus et parfois aveuglés ». Excusez mon émotion mais j'ai des petits-enfants de cet âge.
« Le monde du football, poursuit M. Kearney, devrait être honteux que l'élément central de ce sport soit produit par une industrie où presque chaque usine possède un local de punition pour les enfants..., où ils sont pendus par les genoux, tête en bas, affamés, frappés à coups de bâton ou fouettés. »
« L'industrie du football, conclut-il, s'est enrichie sur le dos de ces enfants ; elle devrait à présent faire amende honorable. »
Il nous semble évident que de telles déclarations de la part de la fédération internationale des travailleurs du textile, du cuir et de l'habillement ne peuvent rester sans réponse de notre part.
Ce serait d'autant plus intolérable que le Parlement français, sur proposition du groupe communiste républicain et citoyen du Sénat et de nos collègues du groupe communiste et apparenté de l'Assemblée nationale, a décidé, voilà peu, d'accorder une place particulière aux droits de l'enfant. J'ai d'ailleurs été le rapporteur de ce texte.
Or si le 20 novembre prochain sera une journée dédiée aux enfants, il reste qu'il nous faut donner du corps à cette journée, pour qu'elle ne soit pas une coquille vide.
Je suis persuadé qu'une intervention immédiate auprès de la fédération internationale de football pour que les ballons utilisés lors de l'Euro 96 soient produits de manière légale et dans des conditions décentes serait appréciée de tous les enfants du monde.
Dans le même temps, monsieur le secrétaire d'Etat, notre groupe souhaiterait une intervention du Gouvernement auprès des institutions internationales et des autorités pakistanaises sur ce point précis.
En conclusion, il faut trouver les solutions qui permettront d'éradiquer cette exploitation scandaleuse.
La première réponse pourrait consister à imposer un label sur certains produits importés avec un système d'étiquetage certifiant qu'aucun enfant n'a été impliqué dans la production. C'est le combat des associations internationales, combat que le Gouvernement français pourrait porter devant les organismes internationaux, relayant ainsi efficacement les efforts de ceux qui n'acceptent pas le statu quo.
La deuxième réponse est européenne. Notre pays pourrait intervenir pour que l'Union européenne crée une taxe spécifique et dissuasive à l'importation de produits provenant de pays où la protection sociale minimale et l'interdiction du travail des enfants ne seraient pas assurées.
La troisième réponse est nationale et hautement symbolique. Elle consiste à mettre à chaque fois sur la table, la question du travail des enfants lorsqu'un pays est le lieu d'un tel trafic. Cela commence, pour ce qui nous concerne aujourd'hui, par repousser ce texte en adoptant la question préalable que je viens de défendre.
En agissant ainsi, c'est non pas à l'égard du peuple pakistanais que le Sénat manifesterait sa défiance, mais à l'égard de ceux qui se croient à l'abri de toutes remarques et qui plongent les enfants dans la vie active en leur volant leur jeunesse. Par un tel choix, le Sénat adresserait un message d'espoir à celles et à ceux qui, au péril de leur vie parfois, se battent pour que la dignité et le respect de la personne humaine l'emportent sur la barbarie.
C'est pourquoi, mes chers collègues, au nom des sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen, je vous invite à adopter cette question préalable, symbole du refus de l'exploitation des enfants. Ce serait tout à l'honneur du Sénat et de la France que de délivrer un tel message. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Jacques Chaumont, rapporteur. La commission des finances n'a pas eu à connaître de cette question préalable. Ayant été saisie, par le Gouvernement, de l'examen d'une convention tendant à éliminer les doubles impositions entre la France et le Pakistan, elle n'aurait de toute façon pas eu à se prononcer au fond sur cette motion. Je m'exprimerai donc à titre personnel.
Les questions qui ont été soulevées par nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen sont très importantes, et tous les parlementaires sont sensibles à la très grande gravité des faits qui viennent d'être évoqués.
Je tiens simplement à rappeler que le Parlement a ratifié la convention internationale sur les droits de l'enfant. La France a d'ailleurs été l'un des premiers pays à ratifier cette convention due à l'initiative du professeur Robert Debré, qui fut l'un des fondateurs de l'UNICEF.
Bien entendu, le champ d'application de cette convention reste quelque peu décevant dans la mesure où il est difficile de parvenir à des résultats concrets, mais, dans un certain nombre de domaines, y compris dans celui qui est très sensible de la prostitution enfantine, la pression morale exercée par le biais de cette convention a permis d'obtenir certaines améliorations dans les pays les plus concernés.
Je suis persuadé que c'est par le biais de l'action internationale et des conventions, en particulier celle sur les droits de l'enfant, qu'il est possible d'exercer une véritable pression et d'améliorer le sort de ces enfants.
D'une manière plus générale, tant en ce qui concerne le travail des enfants qu'en ce qui concerne leurs conditions de vie et la prostitution enfantine, il n'est pas de solution en dehors d'une véritable lutte contre la pauvreté pour mettre fin à cette misère, qui est le fondement même de tous ces maux.
Il s'agit donc d'un problème considérable auquel le Gouvernement français, de nombreuses organisations non gouvernementales, les ONG, et les organisations internationales se sont attelés.
Je n'irai pas jusqu'à dire que j'approuve totalement les propos de mes collègues du groupe communiste républicain et citoyen sur les ajustements structurels, l'action de la Banque mondiale et celle du Fonds monétaire international mais il est clair que la brutalité des méthodes mises en place sous l'influence de la pensée anglo-saxone a parfois provoqué de véritables drames et qu'il faut introduire une plus grande humanité dans la manière de traiter les problèmes du sous-développement et de l'amélioration des conditions de vie des plus pauvres.
Par conséquent, sur l'essentiel, je ne partage peut-être pas l'analyse de nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen, mais je comprends les préoccupations qui les animent. Toutefois, je n'inviterai pas le Sénat à ne pas ratifier cette convention. Il s'agit, en effet, d'un texte mineur très précis. En outre, le problème évoqué aujourd'hui concerne certes le Pakistan mais aussi un nombre considérable de pays.
Je veux bien que nous débattions de ce problème dans son ensemble, mais ne montrer du doigt que le Pakistan serait, me semble-t-il, une manière dévoyée de le traiter.
M. Robert Pagès. Il ne s'agit pas de cela !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d'Etat. Le Gouvernement émet un avis défavorable sur cette motion. Certes, j'aurais des choses à dire, mais tel n'est pas l'objet du projet de loi qui vous est soumis. (M. Pagès proteste.)
M. le président. Quelqu'un demande-t-il la parole pour explication de vote ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n°88 : :

Nombre de votants Nombre de votants
Nombre de suffrages exprimés 218
:

Nombre de votants Nombre de suffrages exprimés
Nombre de suffrages exprimés 218
:

Nombre de votants Majorité absolue des suffrages exprimés
Nombre de suffrages exprimés 110
:

Nombre de votants Pour l'adoptiion
Nombre de suffrages exprimés 15
:

Nombre de votants Contre
Nombre de suffrages exprimés 203

Nous passons à la discussion de l'article unique.
M. le président. « Article unique. - Est autorisée l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République islamique du Pakistan en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en matière d'impôts sur le revenu (ensemble un protocole), signée à Paris le 15 juin 1994, et dont le texte est annexé à la présente loi. »