2. LES DIFFÉRENTS ACTEURS ET LEUR POIDS

Alors que la théorie néoclassique traditionnelle analyse le marché du travail comme n'importe quel autre marché concurrentiel, les développements théoriques des dix dernières années ont intégré les éléments institutionnels qui singularisent ce marché. En effet, les contrats de travail ne sont pas exclusivement des contrats marchands individuels entre une entreprise et un salarié. En pratique, les relations du travail résultent pour une grande part de la négociation entre des représentants des salariés (les syndicats) et des groupes d'employeurs. Le marché du travail ne peut donc être considéré comme parfaitement concurrentiel. Il s'agit plutôt du lieu de confrontation des objectifs contradictoires d'acteurs ayant un certain pouvoir de marché. L'équilibre (salaires, emploi, conditions de travail,...) est alors fonction des priorités que se donnent les différents intervenants, du pouvoir que chacun d'eux a pour faire valoir son point de vue, et des interactions stratégiques qui caractérisent le processus de négociation.

I. 2.1. LE CHAMP DE L'ANALYSE

Le marché du travail n'apparaît pas comme un ensemble uniforme. Les règles et dispositions relatives à l'emploi et aux rémunérations, effectivement en vigueur, peuvent varier très sensiblement selon le statut du travailleur (fonctionnaire, personne en contrats à durée indéterminée (CDI), en contrats à durée déterminée (CDD), intérimaire), selon le secteur d'activité de son entreprise (existence et contenu de conventions collectives de branche, exposition à la concurrence étrangère), ou encore selon son niveau de rémunération relativement au salaire minimum. Dans cette étude, nous nous focalisons sur les règles et dispositions applicables aux travailleurs dans le secteur officiel marchand. Il s'agit d'un champ sur lequel il est possible de réunir des éléments de comparaison entre pays avec un détail suffisant. Par ailleurs, il concerne la plus grande masse des travailleurs.

Toutefois, il existe deux types de travailleurs dont la relation de travail déroge aux dispositions généralement  applicables : les fonctionnaires et le travail souterrain. Dans les pays européens, ces segments du marché du travail, notamment le premier, représentent un nombre important de travailleurs. Ils font l'objet d'un examen préalable afin de bien en isoler les spécificités et les interactions avec le secteur marchand officiel.

A. 2.1.1. LE POIDS DU SECTEUR PUBLIC

Comme le montre le Graphique 1 , entre 14% (Pays-Bas) et 35% (Suède) des emplois sont publics en Europe. Dans de nombreux cas, ce type d'emploi est régi par des règles particulières qui aboutissent à une plus grande sécurité de l'emploi que dans le secteur privé. Souvent, il s'agit d'emploi «à vie», les fonctionnaires ne pouvant être licenciés sauf pour faute grave (France, Allemagne, Pays-Bas) ; ce n'est en revanche pas le cas en Finlande et au Royaume-Uni. Les salariés du secteur public qui n'ont pas le statut de fonctionnaire jouissent également d'une plus grande sécurité de l'emploi que les salariés du secteur privé. Notons par ailleurs que dans l'UE, le recours aux contrats à durée déterminée (CDD) est souvent interdit ou limité dans la fonction publique. Au total, ces dispositions relatives à la stabilité de l'emploi dans le secteur public constituent une source de biais importante dans la formation des salaires. Elles jouent plutôt, si l'on se réfère aux modèles théoriques (encadré 1), vers des salaires plus élevés que la productivité du travail.

Elles ont également pour conséquence de diviser le marché du travail en deux segments, soumis à des règles différentes, mais pouvant interagir l'un avec l'autre. Ces interdépendances passent par la formation des salaires et les mouvements de salariés d'un segment à l'autre.

En situation de forte inflation, les augmentations de salaires dans le secteur public ont pu servir de base aux anticipations d'inflation du secteur privé. D'une certaine manière, le gouvernement informait les agents privés de ses prévisions d'inflation au travers des augmentations de salaires nominales accordées aux agents du secteur public. Un tel mécanisme a progressivement disparu au fur et à mesure que les pays européens se sont installés dans un régime de basse inflation. A l'exception de la Grèce, le secteur public ne sert plus aujourd'hui de référence aux négociations du secteur privé. A l'inverse, dans certains pays européens, les évolutions salariales dans le secteur privé servent référence pour le secteur public ; c'est par exemple le cas au Royaume-Uni. Dans les pays où les négociations salariales sont sectorielles et plutôt centralisées, ce sont en général les secteurs exposés à la concurrence (par exemple l'industrie métallurgique en Allemagne) étrangère qui jouent un rôle moteur dans la formation des salaires. En pratique toutefois, l'évolution des salaires dans le secteur public apparaît avoir, au moins à court terme, sa propre autonomie selon les orientations du gouvernement en place.

L'existence d'un secteur public important peut également avoir un impact sur les mouvements de travailleurs avec le secteur privé. L'augmentation de l'emploi dans le secteur public réduit la part de l'offre de travail nationale qui s'oriente vers le secteur privé, ce qui peut réduire la pression qu'exercent les personnes à la recherche d'un emploi sur les salariés du secteur marchand. Selon les modèles théoriques présentés en encadré, les salaires sont alors plus élevés et l'emploi plus bas dans le secteur privé que s'il n'y avait pas eu d'augmentation de l'emploi public. L'effet global sur l'emploi et sur le salaire moyen est a priori ambigu. Il est positif sur l'emploi total et négatif sur le salaire par tête si le salaire dans le secteur privé est peu sensible à la baisse de l'offre de travail disponible induite par les créations d'emploi dans le secteur public (c'est par exemple le cas si les emplois publics créés sont ciblés sur des personnes qui n'ont pas les qualifications requises pour trouver un emploi dans le secteur privé). L'effet est au contraire négatif sur l'emploi et positif sur les salaires dans le cas contraire.

Enfin, les augmentations d'emploi et de salaire dans le secteur public peuvent avoir une influence plus indirecte sur l'emploi et les salaires dans le secteur privé, via la contrainte budgétaire de l'Etat. En effet, la masse salariale du secteur public augmente plus vite que le PIB (c'est-à-dire que les assiettes fiscales), le solde public ne reste constant que si d'autres dépenses s'ajustent à la baisse (investissements publics, prestations sociales) ou si la fiscalité augmente. Dans ce dernier cas, lorsque les salariés arrivent à « récupérer » une partie de la baisse de pouvoir d'achat due à la hausse de la fiscalité, l'effet peut être défavorable à l'emploi dans le secteur privé. Au cours des années 90, les hausses de salaires dans le secteur public ont toutefois été limitées par les programmes d'ajustement budgétaire mis en oeuvre dans le cadre du Traité de Maastricht.

Au total, l'importance du secteur public dans les pays de l'UE conduit à une segmentation du marché du travail entre public et privé. L'analyse des liens entre ces deux secteurs indique tout d'abord que la propagation des salaires du public vers le privé n'est guère à craindre dans le contexte de l'UEM. L'effet des politiques publiques en termes de création d'emplois dans le secteur public sont a priori ambigus sur l'emploi et le salaire moyen de chaque pays. Les estimations économétriques réalisées dans la deuxième partie étant effectuées sur des données agrégées (qui comprennent l'emploi et les salaires du secteur public), les mesures de la flexibilité que l'on en tire intègrent les interactions entre les segments public et privé du marché du travail.

Graphique 1 : Part des emplois publics dans l'emploi total

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