N° 485

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 mars 2024

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur les familles monoparentales,

Par Mmes Colombe BROSSEL et Béatrice GOSSELIN,

Sénatrices

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette délégation est composée de : Mme Dominique Vérien, présidente ; Mmes Annick Billon, Evelyne Corbière Naminzo, Laure Darcos, Béatrice Gosselin, M. Marc Laménie, Mmes Marie Mercier, Marie-Pierre Monier, Guylène Pantel, Marie-Laure Phinera-Horth, Laurence Rossignol, Elsa Schalck, Anne Souyris, vice-présidents ; Mmes Marie-Do Aeschlimann, Agnès Evren, Annie Le Houerou, secrétaires ; Mme Jocelyne Antoine, MM. Jean-Michel Arnaud, Hussein Bourgi, Mmes Colombe Brossel, Samantha Cazebonne, M. Gilbert Favreau, Mme Véronique Guillotin, M. Loïc Hervé, Mmes Micheline Jacques, Lauriane Josende, Else Joseph, Marie-Claude Lermytte, Brigitte Micouleau, Raymonde Poncet Monge, Olivia Richard, Marie-Pierre Richer, M. Laurent Somon, Mmes Sylvie Valente Le Hir, Marie-Claude Varaillas, M. Adel Ziane.

Audition de Clémence Helfter, conseillère technique recherche au département de la recherche de la Direction des statistiques de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) et Marie-Clémence Le Pape, collaboratrice extérieure du bureau famille et jeunesse de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), et Catherine Collombet, sous-directrice au sein de la Mission des relations européennes, internationale et de la coopération de la Cnaf

(14 décembre 2023)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous entamons ce matin nos travaux sur les familles monoparentales. Si nous avons décidé de nous pencher sur ce sujet, c'est qu'aujourd'hui, en France, une famille sur quatre est une famille monoparentale, avec une femme à sa tête dans 82 % des cas.

Les mères isolées font face à des problématiques spécifiques : coûts monétaires, temporels et psychologiques de la charge éducative qu'elles assument de manière prépondérante, risque accru de pauvreté, de précarité et de « mal logement », conciliation plus complexe entre activité professionnelle et vie familiale, isolement social...

L'objectif de notre délégation est d'étudier comment mieux les soutenir et les accompagner face à ces problématiques. Pour ce faire, nous avons nommé deux rapporteures, Colombe Brossel et Béatrice Gosselin. Nous comptons formuler des recommandations pour le début du mois de mars.

La Cnaf (Caisse nationale des associations familiales) a publié, en juillet 2023, un rapport pluridisciplinaire intitulé Les familles monoparentales. Conditions de vie, vécu et action publique, co-rédigé par quinze experts et chercheurs en sociologie, anthropologie, science politique, économie et droit.

Nous accueillons ce matin les deux coordinatrices du rapport, Marie-Clémence Le Pape, maîtresse de conférences en sociologie à l'université Lumière Lyon 2, collaboratrice extérieure au Bureau Jeunesse, Famille de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, qui dépend des ministères sanitaires et sociaux) ; et Clémence Helfter, sociologue, chargée de recherche à la Cnaf. Elles sont accompagnées de Catherine Collombet, co-rédactrice du rapport, sous-directrice à la Cnaf, conseillère scientifique auprès du Haut conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA).

Bienvenue à vous trois. Je précise que vous intervenez en tant que chercheuses et co-rédactrices du rapport, et non en tant que représentantes de la Cnaf, dont vous n'avez pas reçu mandat pour parler en son nom.

Votre rapport présente pour nous un double intérêt.

Tout d'abord, il dresse un panorama des profils, des conditions de vie et du quotidien des parents « solos ». Il va nous permettre de fonder nos travaux sur des données quantitatives et qualitatives, récentes et bien établies. Nous vous remercions par avance pour les données que vous pourrez nous fournir au cours de cette audition et ultérieurement par écrit. En particulier, que pouvez-vous nous dire des caractéristiques socioéconomiques des mères isolées (en comparaison avec les autres parents, mais aussi avec les pères isolés) ? Quelle est la proportion de mères isolées parmi les allocataires de la CAF (Caisse d'allocations familiales) ? Quelle proportion de mères isolées perçoit une pension alimentaire ? Et quelle proportion de mères isolées est soumise à l'impôt sur le revenu ?

Ensuite, votre rapport présente et questionne les politiques publiques à destination de ces familles. Ce volet nous intéresse tout particulièrement, puisque l'objectif de nos travaux est de formuler des recommandations de politiques publiques.

Votre rapport déplore les effets ambigus des politiques familiales ciblées sur la pauvreté monétaire, qui ne s'attaqueraient pas, selon vous, aux causes de la précarité des mères isolées. Nous sommes intéressés par vos préconisations en la matière.

Vous nous direz en particulier quelle appréciation vous portez sur les allocations versées aux parents isolés, sur l'établissement de priorités d'accès pour les parents isolés dans l'accès au parc social et aux crèches, ou encore sur le régime fiscal et social de la pension alimentaire pour le bénéficiaire.

Par ailleurs, une enquête récemment publiée par Le Monde a mis en avant le ciblage des mères isolées dans les contrôles de la Cnaf, sur la base d'un algorithme qui calcule les scores de risque des allocataires, avec un biais négatif au détriment des mères isolées. Les familles monoparentales seraient ainsi surreprésentées dans les contrôles des CAF, puisque les parents isolés subissent 36 % des contrôles à domicile alors qu'ils ne représentent que 16 % des foyers recevant des aides. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Nous avons bien compris que vous ne portiez pas ici la position officielle de la Cnaf, mais votre appréciation nous intéresse, car vous connaissez bien ces sujets.

Je vous laisse vous organiser comme vous le souhaitez pour votre prise de parole.

Marie-Clémence Le Pape, maîtresse de conférences en sociologie à l'université Lumière Lyon 2, collaboratrice extérieure au Bureau Jeunesse, Famille de la Drees. - Je vous remercie pour vos mots d'introduction, Madame la Présidente. Les questionnements que vous avez listés rejoignent pour partie ceux qui sont investigués dans l'ouvrage que nous avons rédigé à la demande de la Cnaf. Certains d'entre eux vont plus loin encore. En toute rigueur, c'est sur la base de cet ouvrage que nous apporterons des éléments de réponse aux questions sur lesquelles nous avons collectivement travaillé.

Cet ouvrage est le fruit d'un travail collectif produit à la demande du Conseil scientifique de la Cnaf, par une équipe de dix-sept spécialistes venus de disciplines différentes : sociologie, économie, droit, démographie, sciences politiques ou anthropologie. Ils ont travaillé de concert pour produire ce rapport à partir de l'exploration d'environ 500 références de la littérature francophone et internationale. Il offre un panorama des connaissances existantes, tant sur les conditions de vie et le vécu des familles monoparentales que sur leur prise en compte par les politiques et l'action publique.

On pourrait dire que le portrait est aujourd'hui bien documenté. La monoparentalité est un phénomène massif. Elle concerne davantage les femmes que les hommes, et les conditions de vie des familles monoparentales sont moins favorables que celles des couples avec enfants. Je commencerai par vous donner trois chiffres clés qui illustrent, selon nous, ces constats de mieux en mieux connus. Tout d'abord, en France, le taux de monoparentalité est particulièrement fort. Un quart des familles sont aujourd'hui monoparentales, contre moins de 10 % dans les années 1970. Cette situation de monoparentalité est plus fréquente en France que dans d'autres pays européens et la France se situe parmi les pays où le taux de monoparentalité est le plus élevé.

Ensuite, ce sont majoritairement des mères qui sont concernées, vous l'avez bien rappelé. Leur profil varie cependant selon le mode d'entrée dans la monoparentalité. Il est plus précaire pour les femmes qui ont perdu leur conjoint et celles qui se trouvent en situation de monoparentalité à la naissance de leur enfant. La part des hommes à la tête de familles monoparentales est globalement stable, même si cette proportion augmente très lentement ces dernières années, probablement portée par le développement de la résidence alternée. Enfin, les conditions de vie des familles monoparentales sont moins favorables que celles des couples avec enfants. 40 % des enfants qui vivent en famille monoparentale sont en situation de pauvreté monétaire. C'est 2,5 fois plus que les enfants qui vivent dans une famille composée d'un couple.

Cependant, même si ces constats sont connus, le cumul des inégalités auxquelles ces familles font face est pour l'instant largement impensé. Tout notre propos est ici de revenir sur ce cumul et de comprendre pourquoi nos politiques publiques peinent à atteindre leurs objectifs. La raison tient selon nous en trois points que nous allons développer aujourd'hui.

Premièrement, les familles monoparentales sont en première ligne des difficultés d'emploi et de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Certes, ces parents ne sont pas les seuls à vivre ces difficultés, mais ces dernières sont particulièrement marquées dans leur cas. Deuxièmement, le niveau de vie des familles monoparentales est surestimé par les outils de mesure habituels. De ce fait, leur pauvreté est largement sous-estimée et, a fortiori, mal corrigée. Troisièmement, des stigmates persistent aujourd'hui et façonnent souvent douloureusement l'expérience qu'en font concrètement les parents en situation de monoparentalité. Ces trois points donneront lieu à un certain nombre de constats et, parfois, à certaines préconisations que nous vous soumettons.

Je passe la parole à Clémence Helfter pour vous présenter le premier point sur les difficultés d'emploi et de conciliation, et certaines préconisations.

Clémence Helfter, sociologue, chargée de recherche à la Cnaf. - Le premier point concerne les familles monoparentales en première ligne face aux difficultés d'emploi et de conciliation des temps de vie. Les mères qui élèvent seules leurs enfants sont plus souvent au chômage, en CDD et en temps partiel subi. Elles sont surreprésentées dans des emplois peu qualifiés, socialement et financièrement dévalorisés, avec des perspectives d'évolution et de formation limitées. Elles sont ainsi très nombreuses dans les métiers du soin et du lien, ce qui tient notamment au cumul des contraintes qui oblige certaines d'entre elles, les moins diplômées en particulier, à adapter leur activité professionnelle à leur situation familiale. Dans ce cas, elles peuvent être amenées à privilégier des emplois compatibles avec leurs responsabilités parentales, quitte à ce qu'ils ne soient pas bien rémunérés ni perçus comme épanouissants.

Par ailleurs, les parents qui élèvent seuls leurs enfants -- plus particulièrement les mères -- sont confrontés à des contraintes temporelles particulièrement importantes dans l'articulation entre la prise en charge d'un enfant et l'exercice d'une activité professionnelle. En découle une plus grande difficulté à entrer ou à rester dans la vie professionnelle, et une charge, y compris mentale, plus importante de la vie familiale. Cette charge se traduit globalement par une réduction du temps non parental, c'est-à-dire du temps qui ne relève pas du rôle de parent - le repos, les loisirs, la sociabilité. C'est ce que nous avons appelé, dans l'état des savoirs, le coût de la monoparentalité éducative. Il est massif, mais largement invisibilisé. La priorité est souvent donnée à l'enfant, ce qui peut conduire à un surinvestissement de leur rôle de mère pour les femmes les plus précaires en particulier. Peut s'y ajouter une réduction du réseau de sociabilité pour les hommes comme pour les femmes. En résulte enfin un sentiment de solitude plus marqué, variable néanmoins, selon l'implication du second parent, lorsqu'il est présent.

Face à ces difficultés d'articulation, la logique voudrait que ces familles bénéficient davantage des dispositifs de conciliation. Or on constate au contraire que les parents isolés en bénéficient moins que les couples. Globalement, la plupart des dispositifs publics d'aide à la conciliation des temps de vie ne prennent pas, ou très peu, en compte les difficultés particulièrement importantes des parents isolés. Je citerai trois exemples, parmi tant d'autres. D'abord, le coût du recours aux assistantes maternelles est encore beaucoup trop élevé aujourd'hui pour les familles monoparentales modestes. Ensuite, la monoparentalité n'est pas prise en compte dans le barème des participations familiales aux crèches PSU (Prestations de service universel), puisque ces barèmes sont fonction uniquement des revenus et du nombre d'enfants et pas de la composition familiale. Enfin, les microcrèches Paje (Prestations d'accueil du jeune enfant) n'appliquent pas de barème de revenus. Elles sont donc très peu accessibles pour ces familles, du fait de leur coût prohibitif et du niveau de revenu moyen des familles monoparentales. Or ces structures représentent aujourd'hui une part croissante de l'offre d'accueil.

Dans le cadre du futur service public de la petite enfance, une forme de priorisation pourrait être envisagée pour les parents isolés, voire un réel droit opposable à une solution d'accueil pour ces familles en particulier.

De plus, il est à noter que les parents isolés recourent très peu au congé parental et à la prestation qui indemnise une interruption ou une réduction d'activité, la PreParE (Prestation partagée d'éducation de l'enfant). Ce faible recours est principalement lié au montant extrêmement faible de l'indemnisation, qu'il conviendrait d'accroître pour faciliter le recours par les parents isolés à cette réduction d'activité.

Ces plus grandes difficultés de conciliation ne disparaissent pas aux portes de l'enfance. Quand on pense monoparentalité, on pense souvent à la petite enfance, aux mères et pères de jeunes enfants. Or quand ces derniers entrent à l'école maternelle ou élémentaire, les contraintes et enjeux associés à la situation de monoparentalité perdurent. S'ensuit une impérieuse nécessité d'élargir les solutions aux enfants plus âgés. Par exemple, un certain nombre d'aménagements pour les familles monoparentales devraient être mis en oeuvre pour les familles jusqu'à la majorité des enfants. Je pense notamment à l'accès et à la tarification de la cantine et du périscolaire. Ils ne sont pas toujours aménagés spécifiquement pour ces familles, car ils relèvent du choix propre à chaque collectivité territoriale. Toutes ne prennent pas les mêmes décisions dans ce domaine.

Enfin, lors de l'entrée dans l'âge adulte, les difficultés financières que rencontrent les jeunes qui vivent dans les familles monoparentales peuvent être très importantes. Elles ne doivent pas être sous-estimées. L'aide parentale que reçoivent ces jeunes est bien moindre et ils affirment davantage devoir se priver fréquemment de biens de première nécessité par rapport aux jeunes dont les parents sont en couple. Nous pouvons en imaginer l'impact sur la poursuite des études et sur le reste de la trajectoire de ces enfants.

Le deuxième point concerne la pauvreté, très marquée et connue. Elle est pire encore que ce qu'on imagine et que ce qu'on mesure. Elle est largement sous-estimée et, de ce fait, mal corrigée. Les conditions de vie de ces familles sont particulièrement dégradées en moyenne, en comparaison aux autres configurations familiales. Les travaux montrent par exemple des difficultés importantes et croissantes en ce qui concerne le logement. Le fossé s'est creusé depuis le début des années 2000, avec davantage de problèmes de financements, de bruit, d'humidité, de chauffage. En réponse à ces problèmes de logement, les familles monoparentales sont davantage hébergées que les autres familles par des proches, que ce soit de façon temporaire ou plus durable, en particulier par leurs familles. Ces solidarités privées, bienvenues, assurent un rôle de filet de sécurité, mais on devrait se garder d'une vision trop enchantée de ces solidarités familiales. En effet, elles peuvent représenter un coût moral potentiellement élevé pour celles et ceux qui en bénéficient. Ce coût peut notamment se traduire par un sentiment de redevabilité ou par l'impression de ne pas être à la hauteur de son rôle parental.

Les travaux montrent aussi des problèmes de santé physique et mentale accrus pour les parents seuls et les mères en particulier, en lien non pas directement avec le fait d'être seul avec ses enfants, mais avec la mauvaise situation socioéconomique qui les caractérise.

Autre point notable, les inégalités de genre sont particulièrement marquées. Les pères isolés sont socialement et économiquement plus favorisés. Leur monoparentalité est moins durable. De fait, les séparations se traduisent par un appauvrissement beaucoup plus important et plus persistant pour les mères que pour les pères isolés. S'y ajoutent enfin la question lancinante des impayés de pension alimentaire et la question de son traitement social et fiscal. Nous pourrons y revenir dans les échanges, si vous le souhaitez.

Il faut donc savoir que la pauvreté beaucoup plus marquée des familles monoparentales est encore largement sous-estimée. En effet, les niveaux de vie sont calculés avec ce qu'on appelle des échelles d'équivalence. Elles ont été construites sur la base de situations de couple et passent donc à côté des surcoûts importants liés à la monoparentalité. Ces surcoûts proviennent essentiellement de l'absence ou de moindres économies d'échelle, que l'on peut faire quand on est deux, avec deux revenus -- en particulier quand les deux travaillent -- en matière de logement. De ce fait, les enquêtes surestiment le niveau de vie des familles monoparentales et, symétriquement, elles sous-estiment l'ampleur de la pauvreté monétaire qu'elles connaissent. Or, et c'est toute la difficulté, ce n'est pas seulement un problème de mesure et de définition. Les barèmes des transferts sont partiellement construits sur la base de ces échelles d'équivalence. Ainsi, ils prennent tout aussi mal en compte le coût monétaire direct de l'enfant pour ces familles. Cela plaide pour que le soutien destiné à alléger les contraintes monétaires liées à la charge d'un enfant soit plus important pour les parents isolés que pour les couples. C'est une question d'équité.

Les plafonds de ressources de la plupart des prestations prennent en compte le surcoût de l'enfant lié à la monoparentalité, mais ce n'est pas le cas des montants eux-mêmes, qu'il conviendrait donc d'augmenter. Cette hausse pourrait en particulier passer par une majoration des montants des prestations pour les familles monoparentales, telles que l'allocation de rentrée scolaire ou les allocations familiales. Pourrait s'y ajouter une majoration des coefficients pour les minima sociaux, et particulièrement du RSA et de la prime d'activité, ou une extension du RSA et de la prime d'activité majorée à tous les parents isolés.

Au total, certes, la redistribution par les transferts doit encore être améliorée pour ces familles, mais il nous apparaît que cette forme de compensation ne peut pas être la seule solution. Il est impératif, en parallèle, d'agir sur les causes de la précarité qui les touche massivement, ce qui passe en particulier par un renversement de la dégradation des revenus primaires, les revenus avant redistribution. Cette dégradation des revenus primaires est observée pour une part croissante de ménages, qu'ils soient monoparentaux ou non d'ailleurs. En effet, depuis deux décennies, et alors même que le taux d'emploi a augmenté, on constate une augmentation de la pauvreté, notamment de la pauvreté laborieuse. Aujourd'hui, l'emploi est de moins en moins suffisant pour sortir de la pauvreté, raison pour laquelle il apparaît indispensable d'agir aussi en amont sur la formation des revenus primaires, donc sur les salaires, notamment via la revalorisation des métiers à prédominance féminine.

Marie-Clémence Le Pape. - Il nous paraissait enfin essentiel d'aborder la question de la stigmatisation. Les mères ou pères vivant seuls avec leurs enfants ne sont toujours pas considérés comme des familles comme les autres. Certes, le regard porté sur les familles monoparentales a été plus sévère par le passé, et l'est davantage dans d'autres pays qu'en France, mais le processus de déstigmatisation reste à ce jour inachevé. Ainsi, certains stigmates demeurent, même s'ils peuvent avoir changé de tonalité. Ils s'expriment moins sur le registre ouvertement accusateur de la panique morale, davantage sur le registre plus feutré de l'inquiétude sociale et de sa variante compassionnelle. Ces stigmates sont en partie liés à une norme qui imprègne toujours fortement notre présentation de ce qui fait famille, la norme de bilatéralité selon laquelle un enfant a deux parents. Ce principe culturel très ancré charrie la perception qui voudrait que les ménages monoparentaux souffrent d'un manque, et tout particulièrement d'un manque d'hommes, de l'absence du père qui incarnerait l'autorité et serait garant de l'équilibre familial. De fait, une forme de vulgate psychopathologisante imprègne durablement les représentations sociales. La figure repoussoir de la mère dévorante, instigatrice d'une relation exclusive et perçue comme malsaine avec son enfant, est repérable dès les premiers écrits médicaux sur les mères célibataires à la fin des années 1960. Elle est loin d'avoir disparu. Sans être toujours énoncée de façon franche et claire, elle imprègne encore durablement l'imaginaire collectif. Les familles monoparentales ont tendance à être globalement perçues comme potentiellement dysfonctionnelles du fait même d'avoir à leur tête un seul parent - en général la mère.

Cette représentation a des effets concrets, notamment dans l'accompagnement des mères les plus précaires par le travail social. Alors qu'elles sont sommées de s'insérer sur le marché du travail, les mères seules sont moins souvent orientées vers des accompagnements visant directement l'insertion professionnelle, et plus souvent vers des accompagnements qui visent à travailler leur rapport à la parentalité, pensée comme un préalable à la prise ou à la reprise d'emploi. Dans le même temps, lorsqu'elles fréquentent des dispositifs de soutien à la parentalité, c'est une approche universaliste qui prime, faisant souvent abstraction des conditions de vie de ces mères, de leurs contraintes et de leurs besoins spécifiques, faisant néanmoins peser sur elles les injonctions classiques à la bonne parentalité.

Le travail social n'est pas le seul concerné. Les femmes qui élèvent seules leurs enfants peuvent aussi souffrir de la prégnance de cette figure dans leurs interactions avec les professionnels de la petite enfance, de la santé, de la justice ou encore de l'école. De ce point de vue, la question de la formation de l'ensemble des professionnels susceptibles d'accompagner ou d'interagir avec ces mères est cruciale. En va-t-il de même pour les pères qui se trouvent en situation de monoparentalité ? Pour les hommes, c'est la suspicion de ne pas savoir élever seul un enfant et de manquer de compétences qui pèsent. C'est pourquoi pour les pères séparés, l'entourage féminin, via l'implication de la grand-mère paternelle ou le souhait de remise en couple, est perçu comme un gage rassurant.

Au total, il est manifeste que les parents élevant seuls leurs enfants, et singulièrement les mères, sont pris en étau entre deux injonctions contradictoires : l'investissement parental est requis, mais, dans le même temps, le détachement est exigé. Ces injonctions contradictoires pèsent également sur la vie intime des mères qui élèvent seules leurs enfants.

Si les remises en couple jugées trop précoces sont stigmatisées, l'installation dans une monoparentalité perçue comme excessivement durable est mal accueillie. De fait, la mise ou la remise en couple des parents élevant seuls leurs enfants est une question qui traverse et conditionne l'attribution d'un certain nombre d'aides sociales. Dans le cadre des politiques de lutte contre la fraude et les indus, les modalités de contrôle des situations de concubinage mises en oeuvre aujourd'hui apparaissent porteuses d'une discrimination indirecte à l'endroit des femmes. Elles sont majoritaires parmi les allocataires du RSA majoré. Il est permis de penser que les vérifications effectuées quant à la situation d'isolement sont, dans une certaine mesure, susceptibles d'avoir des conséquences sur le choix de vie de certaines d'entre elles, qui renonceraient à une relation sentimentale de peur de perdre le bénéfice des allocations perçues jusque-là. Pour cette raison, nous considérons que la vie conjugale et son organisation concrète -- cohabiter ou non, faire budget commun ou non -- doivent être davantage rendues possibles pour les pères et les mères isolées. Cela passe concrètement par une déconjugalisation des prestations, à commencer par l'allocation de soutien familial (ASF), mais aussi par une déconjugalisation d'autres prestations, en particulier celle de la prime d'activité.

En conclusion, l'ampleur du chantier ne doit pas conduire à l'immobilisme, mais elle appelle impérativement une réflexion transversale sur l'ensemble des politiques et de l'action publique, et sur l'impact qu'elles peuvent avoir sur les familles monoparentales, les pères, les mères et les enfants qui vivent en leur sein. Je vous remercie.

Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour cette intervention. J'identifie ici une injonction contradictoire. Il faudrait prendre en compte le fait que les mères à la tête de familles monoparentales sont isolées, et ne pas prendre en compte le fait qu'elles soient en couple. Il est compliqué de combiner ces deux aspects. Je passe la parole à nos rapporteures.

Colombe Brossel, co-rapporteure. - Il nous semblait intéressant de pouvoir dresser un état des lieux des familles monoparentales, tout en pensant qu'il était globalement connu, ou du moins que nous en connaissions les principales caractéristiques. Peut-être était-ce une fausse représentation. Vous venez d'en déconstruire certaines.

Dans cet état des lieux connu, certaines données chiffrées sont parfois contradictoires. Je vous lis et vous écoute avec intérêt. On compte trois millions de familles monoparentales. C'est la base sur laquelle vous avez travaillé. L'Insee communique quant à elle sur deux millions de familles monoparentales. Comment expliquer ces différences de chiffres ? Le tableau social des familles monoparentales doit-il être nuancé ?

Ensuite, au-delà des profils, avez-vous identifié des différences territoriales marquantes ?

Enfin, avez-vous identifié dans vos études un impact de la période covid sur les conditions socio-économiques, matérielles, de logement, d'accès à l'emploi ou de travail social ? Pouvez-vous nous alerter sur certains sujets dans ce cadre ?

Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - Le phénomène de la monoparentalité est de plus en plus inquiétant, au regard des chiffres en augmentation exponentielle. Pour le vivre au quotidien dans nos territoires, je vois que l'on se débrouille comme on peut quand on est une maman seule avec ses enfants. Vous l'avez dit, les conditions de vie sont souvent plus difficiles dans ces situations que lorsque l'on est en couple. C'est notamment le cas en ce qui concerne les logements. Nous le voyons au sein de nos territoires. Les familles monoparentales et à faible revenu occupent parfois des emplois précaires, voire très partiels et vivent dans des logements inadaptés. Elles ont parfois un accès très ardu à l'habitat ou aux loyers modérés, parce qu'il n'y en a pas suffisamment. Il me semble important de creuser ce point.

Je rejoins la Présidente Vérien sur le sujet des prestations. Si la maman est seule, leur montant est supposément plus élevé -- bien qu'il soit loin d'être à la hauteur de ce qu'il devrait être -- que lorsqu'elle est en couple. J'ai vu que les contrôles étaient plus nombreux au sein des familles monoparentales. Je crois qu'ils sont parfois dus à cette ambiguïté : on est seule, mais pas seule. La déconjugalisation des prestations me paraît importante. Je ne connais pas ses conséquences sur le plan financier. Je lance ici un pavé dans la mare, sans me figurer ce que cela pourrait représenter. Pour autant, cette mesure me semble intéressante afin que chacun ait droit à ce à quoi il peut prétendre selon sa situation. Pouvez-vous nous donner plus d'informations sur les conséquences de la déconjugalisation des aides ?

Dominique Vérien, présidente. - Vous indiquiez que la France affiche le taux le plus élevé de familles monoparentales. Quels sont ceux des autres pays européens comparables ?

Marie-Clémence Le Pape. - Je commencerai par les explications les plus faciles. Il faut être très prudent sur les données chiffrées. La mesure des familles monoparentales est très stable, mais peut varier d'une source à l'autre.

Dans les enquêtes de l'Insee, un parent est considéré comme famille monoparentale quand il vit seul avec ses enfants et qu'il n'est pas en couple. Pour être considéré comme vivant seul avec ses enfants, il faut, toujours dans les critères de l'Insee, vivre au moins la moitié du temps avec ses enfants. Sont ainsi comptabilisés les parents qui ont la résidence principale ou qui sont en résidence alternée. Les autres configurations ne sont pas considérées comme des familles monoparentales. Selon les enquêtes de l'Insee, le critère d'âge varie. Parfois, les familles monoparentales prises en compte sont celles avec des enfants mineurs, parfois elles le sont lorsqu'elles ont à charge des enfants de moins de 25 ans. Cette vision me semble, à titre personnel, adéquate, les difficultés des jeunes ne devant pas être oubliées. Parfois, les familles monoparentales englobent toutes les situations indépendamment de l'âge de l'enfant. Par exemple, un adulte qui vivrait avec sa mère seule, pour des raisons diverses, est considéré comme une famille monoparentale. C'est ce qui explique ces variations dans le nombre de familles monoparentales comptées.

Ensuite, on considère qu'on est une famille monoparentale quand on ne vit pas en couple. Là encore, l'appréciation de la vie conjugale dépend des enquêtes. Vivre en couple, c'est parfois vivre en « couple cohabitant ». Dans d'autres sources, cela correspond au fait de partager des dépenses communes. Ainsi, ces chiffres de la monoparentalité ne sont pas stables, parce qu'ils varient d'une enquête à l'autre. On ne mesure pas la même chose à chaque fois. Selon moi, nous devons adopter une certaine prudence lorsque l'on manipule ces chiffres et en préciser le champ pour éviter d'en avoir une vision déformée.

Ensuite, les différences territoriales existent. La monoparentalité est plus marquée et plus durable dans les départements et régions d'outre-mer. En Martinique et Guadeloupe, un enfant sur deux est considéré comme faisant partie d'une famille monoparentale. Cette monoparentalité est aussi beaucoup plus élevée, dans la France métropolitaine, au niveau du pourtour méditerranéen.

Lors de notre état des lieux, nous n'avons pas particulièrement mis la focale sur le covid. Nous ne pouvons donc pas répondre à votre question à ce sujet.

De plus, il nous faut nous questionner sur la signification d'une vie en couple aujourd'hui. Nous en avons peut-être une représentation assez traditionnelle et linéaire. Or nous observons deux éléments distincts. D'une part, des séparations qui s'étirent, notamment pour les familles les plus précaires qui sont obligées de cohabiter, alors même qu'elles se considèrent comme séparées. Nous voyons bien que les frontières de la séparation ne sont pas aussi claires qu'on peut le penser. D'autre part, pour le cas des femmes qui se remettent en couple, il faudrait regarder dans quelle mesure le nouveau conjoint participe au travail parental, c'est-à-dire à quel point il prend en charge les enfants et participe aux dépenses communes relevant de la charge de ces derniers. Vous l'aviez souligné, Madame la Présidente, cette question est complexe, parce que la vie en couple est elle-même complexe. Pour cette raison, nous avons proposé une déconjugalisation d'un certain nombre de prestations. Il me semble en effet que la difficulté actuelle concerne la possibilité de statuer sur le fait que ces personnes sont en couple ou ne le sont pas, notamment lors des contrôles.

Catherine Collombet, sous-directrice à la Cnaf, conseillère scientifique auprès du Haut conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA). - Dans le rapport, il a été indiqué que les situations de monoparentalité étaient plus fréquentes en France que dans la plupart des pays de l'Union européenne. Nous observons une différence nord-sud en Europe. En effet, la part des ménages monoparentaux est plus élevée en Europe du Nord -- elle l'est même davantage qu'en France --, tandis qu'ils sont assez rares en Europe du Sud et de l'Est. Vous trouverez des éléments chiffrés dans le chapitre statistique du rapport.

Clémence Helfter. - Madame Brossel, vous disiez qu'on peut avoir le sentiment de connaître le tableau social, mais qu'en réalité, on se trompe. On voit les enjeux de mesures et de frontières. On connaît les éléments que vous rappeliez, Madame la Présidente, dans vos mots introductifs. De notre point de vue, ce sont les conséquences de ce cumul d'inégalités et de difficultés sur les individus, les adultes, les enfants et la vie familiale qu'on peine à appréhender. En ne prenant pas suffisamment en compte cette dimension, on l'adresse mal dans les politiques publiques et on passe à côté d'une partie du problème. Selon nous, il faut embrasser la multiplicité des facteurs qui rendent la vie difficile pour les familles monoparentales et les adresser simultanément. En résulte la nécessité d'allier des mesures ciblées dans leur direction, conçues pour ces familles et en pensant à elles, et des mesures transversales. Nous avons insisté sur les salaires, la revalorisation des emplois à prédominance féminine, les stéréotypes de genre, le logement. Nous sommes confrontés à un problème de logement social pour tout le monde. Dans un contexte dans lequel le gâteau se réduit, comment se partage-t-on la pénurie ? Cette difficulté concerne les ménages monoparentaux, mais aussi les ménages les plus précaires, y compris les couples.

Dominique Vérien, présidente. - L'âge d'entrée dans la monoparentalité baisse-t-il ?

Marie-Pierre Monier. - J'aimerais moi aussi revenir sur les chiffres. Vous avez indiqué que nous étions passés de 10 à 25 % de familles monoparentales depuis les années 1970. Colombe Brossel vous demandait si vous identifiiez un lien avec le covid. Savez-vous pourquoi cette proportion a basculé ? Est-elle liée au taux de pauvreté en général ? Il serait intéressant d'en comprendre la raison, car cette augmentation est énorme.

Il est décevant de constater qu'ici aussi, les stéréotypes de genre sont bien ancrés, et que les femmes en paient un lourd tribut.

Le tableau dressé est assez noir. Avez-vous étudié les solutions qui existent pour ces familles monoparentales ? Existe-t-il des collectifs, des associations ? Vous avez dit que certaines femmes essaient de se mettre en « couple », de faire une colocation, de se regrouper avec un partenaire pour limiter les conséquences de leur monoparentalité. Des structures associatives ou publiques existent-elles pour les accompagner ?

Quelles suites souhaitez-vous à ce rapport ? Vous évoquiez un besoin d'augmentation des moyens alloués. Vous voulez que les politiques publiques s'en saisissent ?

Marie-Clémence Le Pape. - Du point de vue de l'Insee, les familles monoparentales ont des enfants globalement plus âgés que les autres, et moins nombreux, puisque la séparation intervient rarement dans les premières années de vie de l'enfant, mais plus fréquemment quand il est un peu plus âgé. Statistiquement, les familles monoparentales ont donc des enfants plus âgés que les familles dont les parents sont en couple. Cela explique en partie notre préconisation visant à ne pas uniquement penser à la petite enfance. Ensuite, la part des parents séparés dans les familles monoparentales est très forte, mais il ne faut pas réduire la monoparentalité à la séparation. Quand on travaille sur ce sujet, il est important de garder à l'esprit que si des questions importantes concernent la séparation, et notamment la pension alimentaire, d'autres parents sont en situation de monoparentalité dès la naissance de l'enfant. C'est la deuxième cause d'entrée dans la monoparentalité après la séparation. Elle est suivie du veuvage ou du décès du conjoint. En début d'exposé, je vous disais que les mères qui entrent dans la monoparentalité à la naissance de l'enfant ou à la suite du décès de leur conjoint sont plus précaires que les mères qui entrent dans la monoparentalité à la suite d'une séparation.

Pourquoi le taux de familles monoparentales augmente-t-il ? Cette hausse est continue et n'est pas corrélée à une période particulière. Simplement, les séparations augmentent de façon continue.

Je laisserai ma collègue vous répondre s'agissant des collectifs et associations. Nous avons quelques suggestions à vous communiquer.

Enfin, quelles suites attendons-nous de ce rapport ? Nous avions pour première ambition, en le réalisant, de dresser un portrait plus juste de la monoparentalité. Ensuite, à travers ce prisme pluridisciplinaire, nous voulions permettre de comprendre la monoparentalité sous toutes ses focales, là où jusqu'à présent elle était présentée sous des angles différents : économiques, psychologiques, démographiques ou sociologiques. Nous avions pour objectif d'offrir un regard pluridisciplinaire. Nous vous avons ensuite soumis un certain nombre de préconisations auxquelles nous croyons. Il vous revient de porter ces actions. Nous sommes ravies d'être auditionnées à cette fin.

Clémence Helfter. - Vous demandiez pourquoi le taux de familles monoparentales était passé de 10 à 25 %. Cette question interroge la perception que nous pouvons avoir du couple. Est-ce un problème de ne pas être en couple ? Faut-il y trouver des solutions ? Est-ce un fléau ? Encore récemment, on a pu lire une tribune du sociologue Julien Damon qui affirmait « on n'a pas tout essayé contre la monoparentalité », comme on pourrait dire que l'on n'a pas tout essayé contre le chômage. La monoparentalité n'est pas nécessairement subie, désolante, accablante.

Vous disiez que le tableau présenté était sombre. Nous l'avons peut-être noirci, c'est l'exercice qui le veut. Pour autant, élever un enfant seul peut résulter d'un choix. On peut initier une séparation plutôt que de subir une relation de couple avec des rapports de pouvoir de domination, sans compter les violences conjugales. On en parle beaucoup aujourd'hui. Il existe de plus en plus de dispositifs contre les violences conjugales. Ils créent de la monoparentalité, pour de bonnes raisons. Ainsi, nous ne pouvons pas nous contenter d'un discours selon lequel il faudrait absolument être en couple. Simplement, des compensations sont nécessaires dès lors que l'on fait un choix en conscience. Toutes les femmes ne sont pas affreusement délaissées par des hommes partis convoler avec des femmes plus jeunes. Parfois, la situation est choisie. Nous devons faire en sorte qu'on ne paye pas ce choix toute sa vie, et que les enfants ne le paient pas, en compensant, en socialisant, sans faire de ce choix une responsabilité et un poids individuels. Nous devons le voir comme une évolution de société, de culture. C'est probablement pour cette raison que la monoparentalité est moins stigmatisée en France que dans d'autres pays européens au sein desquels sortir de la conjugalité et du mariage revient presque à sortir de la société, du commun, de ce qui est accepté. En France, on s'émancipe de plus en plus de la conjugalité, ou du moins du mariage. Ce n'est pas nécessairement une mauvaise évolution.

Gilbert Favreau. - Je voudrais revenir sur l'idée de déconjugalisation. Ce concept est plutôt récent. On en a beaucoup parlé à propos des époux et épouses de personnes handicapées. Une loi a consacré la déconjugalisation dans ce cadre. Dans le domaine dont nous discutons aujourd'hui, les contributions du conjoint -- souvent le père -- en matière de pension alimentaire sont fixées soit par un magistrat, soit au terme d'une convention passée entre les conjoints. Il est toujours possible de réactualiser une pension alimentaire, y compris lorsqu'elle a été fixée dans une convention amiable. Le système est donc bien différent. Si on revient devant le juge, celui-ci prendra en compte tous les éléments permettant de fixer la pension. Je pense que nous ne pouvons donc pas traiter la déconjugalisation de la même façon dans un divorce et dans les rapports entre parents que dans un couple de personnes dont l'une est handicapée. Cette nuance me semble importante. On a souvent tendance à penser qu'il est difficile pour une maman qui a la garde de ses enfants d'aller devant la justice. Pourtant, il me semble que l'aide juridictionnelle ou un certain nombre de dispositifs permettent tout de même de saisir le juge. Je voulais le souligner.

Annick Billon. - Mesdames, merci pour vos propos et vos explications. Vous avez parlé de monoparentalité plus importante sur le pourtour méditerranéen, comme dans les outre-mer. Cette deuxième information fait écho à nos travaux menés l'année dernière, en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer, sur la parentalité dans les outre-mer. Corrélez-vous cette situation à des grossesses précoces ? Découle-t-elle d'éléments culturels ? Cette prépondérance de monoparentalité dans ces territoires a-t-elle les mêmes conséquences qu'ailleurs ?

Ensuite, avez-vous, dans votre étude, dressé des statistiques des familles monoparentales ? Ce point a peut-être été abordé avant que je me joigne à vous.

Enfin, de nombreux travaux sur la précarisation ont été menés au Sénat. Le logement reste une difficulté. Nous connaissons une véritable crise, que ce soit en matière d'acquisition, de biens disponibles à la location, de logements sociaux... Qu'est-ce qui déclenche la précarisation ? Est-ce la crise du logement ou d'autres facteurs?

Catherine Collombet. - Aujourd'hui, un quart des parents non gardiens solvables déclarent ne pas verser de pension alimentaire. Plus leurs ressources sont élevées, plus la probabilité de versement est importante. Par ailleurs, des mesures de politiques publiques ont été mises en oeuvre ces dernières années. On a instauré une intermédiation a priori des pensions alimentaires, c'est-à-dire que la pension passe par une agence de recouvrement plutôt que d'être versée d'un parent à l'autre.

Gilbert Favreau. - Cette procédure est récente.

Dominique Vérien, présidente. - Ce système fonctionne-t-il mieux ?

Catherine Collombet. - Il est très récent. Nous n'avons pas encore d'éléments de bilan à apporter à ce sujet.

Marie-Clémence Le Pape. - Deux chapitres de notre rapport sont spécifiquement dédiés aux pensions alimentaires. Nous vous invitons à les lire et à auditionner des spécialistes de cette question. Nous pensons notamment à Émilie Biland et Isabelle Sayn, qui ont participé à cet ouvrage.

Ensuite, la monoparentalité dans les outre-mer n'est pas extrêmement développée dans l'état des savoirs. Je ne peux donc réellement répondre à votre question. On note simplement que la monoparentalité y est plus durable et plus forte. Nous nous y sommes intéressés d'un point de vue statistique. D'un point de vue plus qualitatif, je sais qu'il existe des études menées sur la parentalité en outre-mer, mais nous ne pourrons pas répondre sur ce point.

Dominique Vérien, présidente. - Pouvez-vous nous répondre s'agissant de la part du logement dans la précarité ?

Clémence Helfter. - Je n'ai pas de pourcentage à vous communiquer. Vous demandiez en revanche si d'autres éléments pouvaient déclencher cette précarité. Je pense que nous ne devons pas sous-estimer l'effet de l'emploi, du revenu et du salaire. Ce sujet est systémique. C'est le serpent qui se mord la queue.

Les mères seules ne sont pas davantage à temps partiel que les autres. Elles représentent un tiers de cette population. En revanche, ce temps partiel est beaucoup plus vécu comme subi. On observe également des différences assez notables sur les quantités de temps travaillé, et donc les salaires et conditions de travail qui en découlent. Ce facteur ne doit pas être sous-estimé, d'autant plus qu'il aura des répercussions sur l'avenir : au temps et au salaire partiels succède une retraite partielle, avec toutes les conséquences induites. Je pense notamment à la capacité d'aider ou non ses enfants, une fois devenus adultes.

Dominique Vérien, présidente. - Il me reste à vous remercier. C'était très intéressant. J'ai bien noté les noms de Mmes Biland et Sayn pour travailler sur le sujet des pensions alimentaires.

Audition de Raphaël Badaoui, chargé d'études statistiques, et Sophie Rigard, chargée de projet Accès digne aux revenus, au Secours catholique

(14 décembre 2023)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Je suis heureuse d'accueillir ce matin des représentants du Secours Catholique : Raphaël Badaoui, chargé d'études statistiques, co-auteur du rapport annuel du Secours Catholique sur l'état de la pauvreté en France, intitulé cette année Pauvretés : les femmes en première ligne, qui met en exergue -- je cite -- « une féminisation de la pauvreté et une aggravation de la précarité des femmes » ; et Sophie Rigard, chargée de projet action et plaidoyer « Accès digne aux revenus ». Bienvenue.

Le rapport annuel que j'évoquais, ainsi que, plus globalement, les actions et l'expertise du Secours Catholique nous intéressent à double titre, et tout d'abord, pour nos travaux sur les familles monoparentales, dont les rapporteures sont Colombe Brossel et Béatrice Gosselin.

Alors qu'elles représentent 9 % des ménages en France, les familles monoparentales représentent 28 % des ménages rencontrés par le Secours Catholique, et les mères isolées représentent 39 % des femmes françaises rencontrées (35 % des étrangères).

Les données de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) montrent que le niveau de vie des familles monoparentales est nettement inférieur à celui des autres familles et que 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

On se souvient qu'en 2018, pendant la crise des Gilets jaunes, les mères isolées avaient été nombreuses à occuper les ronds-points pour alerter sur leurs difficultés.

Vous nous présenterez le profil et les difficultés des mères isolées accueillies par le Secours Catholique, ainsi que les mesures nécessaires, selon vous, pour mieux les accompagner. Certaines voix plaident pour la mise en place d'un statut de parent isolé : qu'en pensez-vous ?

Nous souhaitons également vous entendre sur la problématique des femmes dans la rue, qui constitue notre seconde thématique de travail cette année. Nos rapporteures sont les sénatrices Agnès Evren, Marie-Laure Phinéra-Horth, Olivia Richard, ici présente, et Laurence Rossignol, qui a dû partir dans le Val-de-Marne.

Près d'un ménage sur trois accueilli au Secours Catholique en 2022 n'avait pas accès à un logement stable. Cette part a augmenté de dix points entre 2010 et 2019.

Vous indiquez dans votre rapport que « même si les femmes restent un peu mieux protégées contre le sans-abrisme, le nombre de femmes et d'enfants à la rue augmente et les situations précaires, en hébergement ou à l'hôtel, s'éternisent. »

On estime que 330 000 personnes sont aujourd'hui sans domicile en France. Parmi elles, 40 % de femmes, seules ou bien souvent avec des enfants. Environ 3 000 femmes dorment chaque nuit dans la rue. Les autres sont hébergées en centres d'hébergement d'urgence ou en centres pour demandeurs d'asile. Ces solutions sont temporaires et incertaines : chaque mois, chaque semaine, chaque soir parfois, il leur faut rechercher une nouvelle place d'hébergement.

Sur ce sujet également, vous nous ferez part, non seulement de vos constats de terrain, mais aussi, et surtout, de vos préconisations.

Je laisse sans plus tarder la parole à Raphaël Badoui et Sophie Rigard. Je précise que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo.

Raphaël Badaoui, chargé d'études statistiques au Secours Catholique. - Merci beaucoup. Bonjour à toutes et à tous. Nous commencerons notre intervention par une présentation assez rapide des résultats de notre rapport, en nous concentrant d'abord sur les problématiques qui nous intéressent aujourd'hui. Les chiffres que nous vous exposerons ne sont pas représentatifs de la France dans son entièreté, mais uniquement des personnes accompagnées par le Secours Catholique, notamment en 2022. Nous estimons que nous accompagnons et rencontrons environ un million de personnes chaque année.

Je me permets de vous dresser un profil général, pour que vous ayez une meilleure connaissance des personnes que nous accueillons, au-delà des mères isolées, de façon à mieux appréhender la suite des constats qui vous seront exposés. Nous dressons un profil démographique des situations en matière d'emploi, de conditions de vie et de ressources des personnes accueillies, grâce à une enquête statistique produite chaque année.

Cette année, sans surprise et comme les années précédentes, nous constatons une surreprésentation des ménages composés d'un seul adulte. Les mères isolées sont le type de ménage le plus rencontré par le Secours Catholique : un quart des ménages rencontrés.

Il est important de garder en mémoire le fait qu'une personne sur deux accueillie au Secours Catholique est de nationalité étrangère. Environ un tiers sont sans papiers, mais un autre tiers affiche également un statut administratif régularisé. Le dernier tiers est en attente d'une réponse à la suite d'une demande. Ces dernières années, et surtout en 2022, nous avons constaté une hausse des primo-arrivants, c'est-à-dire des personnes arrivées dans le pays depuis moins d'un an, notamment en raison du conflit en Ukraine. Cette population est très féminine. En effet, beaucoup de femmes sont venues en France avec leurs enfants. Ce sont particulièrement des familles monoparentales. La réouverture de certaines frontières après la crise sanitaire n'y est pas pour rien. Il est essentiel de souligner que les personnes de nationalité étrangère se trouvent dans des situations de précarité bien plus extrêmes que ne le sont déjà celles de nationalité française que l'on rencontre. Plus d'un ménage étranger sur deux ne dispose d'aucune ressource financière.

Ensuite, je projette deux graphiques. Le premier représente la France entière et le second, les personnes rencontrées par le Secours Catholique. Vous voyez que 61 % de nos bénéficiaires sont en situation dite d'inactivité, c'est-à-dire très éloignés de l'emploi et sans être en recherche active d'emploi. Leur profil est différent des personnes en situation d'inactivité que l'on rencontre dans la population générale, qui sont majoritairement des retraités et des étudiants. Au Secours Catholique, il s'agit de personnes découragées dans leur recherche d'emploi, qui sont en inaptitude pour raisons de santé, ou qui n'ont simplement pas droit au travail en raison de leur statut administratif. Parmi les 17 % de personnes en emploi, nous constatons une représentation très importante d'emplois précaires, de contrats courts, de temps partiels, et caetera.

Enfin, nous constatons dans notre rapport une aggravation de la situation des personnes qu'on rencontre. Nous ne pouvons pas, à notre niveau, mesurer l'aggravation de l'ampleur du phénomène de pauvreté, comme l'a récemment documenté l'Insee en publiant ses taux de pauvreté, qui ont augmenté entre 2020 et 2021. Nous pouvons uniquement nous concentrer sur la situation des personnes que nous rencontrons chaque année. Cette situation s'est dégradée, notamment en raison de l'inflation. Tous les indicateurs de niveau de vie et de taux de pauvreté se sont dégradés lorsqu'on prend en compte l'inflation. De plus, on observe une hausse de la part de ménages sans aucune ressource. Celle-ci n'est pas liée à l'inflation.

Entrons à présent dans le vif du sujet. Je ne vous présenterai pas toute la partie thématique, dédiée à la féminisation de la pauvreté, mais j'essaierai de me concentrer sur les points qui nous intéressent, notamment sur les femmes vivant seules avec des enfants. Nous avons rédigé ce rapport, et avons choisi cette thématique, parce que nous observons depuis quelques années une augmentation de la part de femmes dans nos accueils et une aggravation de leur situation. La féminisation de la pauvreté se traduit dans les chiffres. Il y a une trentaine d'années, notre accueil se partageait pour moitié entre les femmes et les hommes, à peu près, comme dans la population générale. Aujourd'hui, 57,5 % des adultes rencontrés par le Secours Catholique sont des femmes.

Nous pouvons expliquer cette hausse de plusieurs manières. Nous en avons cité deux, qui nous apparaissent comme majeures, à commencer par la hausse de la part de femmes parmi les étrangers accueillis.

Il y a dix ou quinze ans, les étrangers qui arrivaient en France et qui étaient en difficulté ou en situation de précarité étaient surtout des hommes seuls. Ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, beaucoup de familles ou de femmes arrivent dans le pays avec leurs enfants. S'y ajoutent le poids croissant des ruptures conjugales et la charge des enfants qui incombe toujours aux femmes. Parmi les femmes rencontrées par le Secours Catholique, plus d'un tiers sont des mères isolées. 22 % des femmes seules et mères isolées qui viennent dans nos accueils mentionnent une séparation, un abandon, un divorce récent.

Le profil des hommes et des femmes accueillis au Secours Catholique est différent, s'agissant notamment de leur situation d'emploi. Ces éléments peuvent se retrouver dans la population générale, mais sont exacerbés chez les personnes accueillies. Nous rencontrons autant de femmes que d'hommes qui sont en emploi - 17 % des adultes que nous accompagnons. En revanche, nous observons une très nette surreprésentation des temps partiels pour les femmes - 34 % contre 16 % pour les hommes. Ces écarts se retrouvent également dans la population générale. Les femmes sont plus souvent en situation d'inactivité - ni en emploi ni en recherche d'emploi. Ce phénomène s'accroît, notamment entre 2021 et 2022. Quand elles sont dans ces situations, les femmes sont beaucoup plus souvent que les hommes « au foyer ». Seuls 2 % de leurs homologues masculins le sont, alors qu'elles sont 11 % dans ce cas.

Vous l'avez cité en introduction, on observe une dégradation des situations par rapport au logement. Sur le long terme, ce constat est aussi dû au fait que l'on accueille plus de populations de nationalité étrangère. S'y ajoute l'ampleur de personnes en logements précaires, donc instables - ici, on regroupe toutes les personnes qui ne sont pas locataires ou propriétaires, qui vivent en hébergement d'urgence, à la rue, chez un proche qui les accueille pendant une certaine période. La part de personnes dans cette situation augmente depuis dix ans au Secours Catholique. 29 % des femmes rencontrées n'ont pas de logement stable. Plus inquiétant encore est l'allongement de la durée passée dans ces logements instables : de cinq mois en moyenne en 2012 à un an et demi en 2022. Ils ne sont finalement plus des hébergements d'urgence. Passer un an et demi, en moyenne, dans cette situation, c'est plus que de l'instabilité.

Pour revenir à notre sujet, nous avons rédigé un chapitre sur la situation des mères, des ménages féminins avec des enfants à charge. En effet, nos chiffres sont assez parlants. La parentalité concerne toujours plus les femmes que les hommes. 93,3 % des enfants accompagnés par le Secours Catholique vivent dans un ménage où une femme est présente. Seuls 6,7 % des personnes accueillies sont des pères isolés. Ce phénomène est donc assez rare. Nous avons voulu nous concentrer sur ces mères isolées et sur les couples avec enfants.

Dans nos chiffres, nous observons des demandes spécifiques de la part des ménages ayant des enfants à charge. La demande liée à des produits de première nécessité comme l'alimentation, les vêtements et l'accompagnement scolaire est plus importante, tandis que celle liée à l'emploi et au logement est plus faible.

Les mères isolées sont en outre les types de ménages les plus en activité parmi les personnes que nous rencontrons. Elles sont le plus souvent soit en emploi, soit à la recherche d'un emploi. En revanche, lorsque l'on s'intéresse aux couples composés d'un homme et d'une femme, on observe que l'écart de taux d'activité entre l'homme et la femme est très important au sein des couples avec enfants. C'est bien plus souvent l'homme qui a un emploi et la femme qui est au foyer ou qui n'est pas en recherche d'emploi. Dans les couples sans enfant, il n'y a pas d'écart significatif entre l'homme et la femme. Cette observation, à froid, implique beaucoup de choses, notamment dans le cas de séparations.

On observe que vivre avec des enfants semble limiter le fait de ne percevoir aucune ressource financière. Nous avons quelques hypothèses. Nous supposons que ces ménages sont mieux repérés par les services sociaux, qu'ils ont accès à certaines aides plus facilement. Durant la crise sanitaire, nous avons notamment remarqué dans notre précédent rapport que les mères isolées ont été un peu plus protégées que les autres ménages. En revanche, vivre avec des enfants accroît le risque de vivre sous le seuil d'extrême pauvreté. En effet, ces personnes ne se retrouvent pas sans aucune ressource, mais le fait d'avoir des enfants à charge ne permet pas d'atteindre un niveau de vie suffisant pour avoir des conditions de vie dignes.

En conclusion, nous avons produit une diapositive reprenant les chiffres concernant les mères isolées. Notre rapport comprend plusieurs focus sur ces ménages et, en particulier, sur ces mères que nous accueillons. Nous estimons que c'est une précarité de jeunes adultes. L'âge médian est de 41 ans, mais nous rencontrons tout de même beaucoup de jeunes mères isolées. Près de 46 % des enfants rencontrés vivent dans ces ménages, avec une mère isolée. 62 % de ces femmes sont françaises. C'est plus que dans la population globale que nous accueillons. Elles sont majoritairement actives : 60 % sont en emploi ou en recherche d'emploi parmi les femmes françaises accueillies. C'est dans cette population que l'on retrouve le plus de personnes en emploi ou en recherche d'emploi. Ce constat signifie à la fois que les mères isolées sont obligées de trouver un emploi et que, même avec un emploi, quand on est seule à s'occuper d'un enfant, on ne s'en sort pas forcément. Il nous faut alors faire appel à des associations caritatives telles que le Secours Catholique.

Vous pourrez trouver davantage de chiffres directement dans le rapport. Je n'ai pas cité beaucoup de chiffres sur la problématique des femmes en errance, qui feront peut-être l'objet d'un futur rapport. Nous avons beaucoup à dire à ce sujet.

Sophie Rigard, chargée de projet action et plaidoyer « Accès digne aux revenus ». - Je vais tenter de compléter rapidement cette intervention avec des éléments de propositions et de recommandations issus de notre rapport. Au Secours Catholique, nous nous attachons à écouter directement les demandes que formulent les personnes.

Que demandent ces femmes que nous accueillons ? Elles veulent notamment savoir où loger le soir même, demain et les mois qui viennent. C'est la base. Elles ont besoin de se mettre à l'abri. Ce constat nous invite à relever un manque de 20 000 places d'hébergement d'urgence et à étudier la question de la régularisation de la situation administrative des personnes exilées. C'est en effet un frein énorme pour l'accès au logement des femmes étrangères et de leurs enfants. La question de l'adaptation du parc de logement à la réalité des besoins est à souligner. Nous sommes confrontés à un réel manque de développement d'une offre locative qui soit vraiment sociale, en particulier en Ile-de-France.

Ces femmes demandent à pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux et à ceux de leurs proches, et notamment à protéger leurs enfants. Elles nous disent qu'elles sont prêtes à tous les sacrifices pour ce faire. C'est pour ces derniers qu'elles poussent la porte du Secours Catholique et de beaucoup d'associations de solidarité. Elles sont prêtes à manquer des repas, voire à plus, pour payer une sortie scolaire à leurs enfants et pour les protéger de toute la violence que représente la précarité.

Nous vous interpellons notamment sur la question d'une rémunération décente des personnes en emploi, mais aussi de celles qui n'ont pas d'emploi. Une partie de cette population travaille, nous l'avons dit, mais une autre partie est assez éloignée du marché de l'emploi. Avoir des enfants est compliqué et constitue un facteur d'éloignement du marché de l'emploi. Il est plus compliqué de retrouver un emploi, de s'organiser, de trouver un mode de garde quand on a des enfants. Il peut également être plus compliqué de trouver un emploi à temps plein. Ces personnes occupent plutôt des emplois à temps partiel, qui s'accompagnent de revenus moins importants. Les rémunérations des femmes sont en outre structurellement plus faibles que celles des hommes. Les métiers qu'elles occupent sont moins valorisés et moins reconnus. Elles travaillent beaucoup dans les métiers du soin. Nous vous interpellons là encore sur la question des rémunérations décentes des métiers qu'occupent ces femmes.

La question de la situation administrative des personnes étrangères s'accompagne de celle concernant la possibilité pour elles de travailler. Celles que nous rencontrons nous disent qu'elles ne veulent pas dépendre de prestations sociales. Elles veulent pouvoir travailler, subvenir directement à leurs besoins et à ceux de leur famille. Se sentir dépendant d'une administration et d'une aide sociale, devoir justifier de revenus peut être vécu comme humiliant, infantilisant. Ces personnes ont envie d'être autonomes. Cette autonomie passe par la possibilité de travailler.

Ensuite, nous appelons à ce que les minima sociaux soient indexés sur le Smic, avec une prise en compte de l'inflation pour les ménages les plus précaires. Nous interpellons également sur le niveau du RSA en France. Il atteint aujourd'hui 607 euros, quand le seuil d'extrême pauvreté est fixé à 807 euros. Il est ainsi inférieur de 200 euros à ce qui correspond au minimum vital en France. À notre sens, ce n'est pas acceptable. Il nous apparaît que le RSA doit être valorisé à hauteur d'au moins 40 % du revenu médian, soit égal ou supérieur au seuil d'extrême pauvreté. Nous signalons un réel décrochage du niveau du RSA. Lorsque le RMI a été créé, en 1988, il s'établissait à 50 % du Smic. Aujourd'hui, le RSA s'établit à 35 % du Smic. Nous soulignons aussi le fait que le RSA devrait être étendu aux 18-25 ans.

Pour nous, et pour toutes ces femmes, il nous semble essentiel de travailler sur toutes les mesures qui peuvent leur permettre de garantir à leurs enfants l'accès à une alimentation saine et de qualité, aux vacances, aux loisirs et à la culture. C'est là-dessus que ces familles se privent énormément. Elles ont également besoin de temps de répit. Pour ces parents qui vivent dans la précarité et pour qui c'est un combat du quotidien, la charge mentale et matérielle des enfants nécessite d'autant plus des moments pour souffler en sachant que leurs enfants sont pris en charge dans des endroits dédiés, notamment des accueils de jour. Ils peuvent alors avoir des moments de répit qui leur permettent également de remplir toutes les démarches administratives, auprès de la CAF ou pour chercher un emploi, par exemple. Nous savons d'ailleurs que ces démarches sont de plus en plus compliquées du fait de la dématérialisation des services publics, de l'éloignement du numérique des personnes et de la disparition des accueils physiques et de l'accompagnement humain.

Enfin, ces personnes sont extrêmement vulnérables aux ruptures de droits et aux suspensions de droits. La Cnaf est malheureusement particulièrement concernée par des pratiques assez dures de rupture de droits, de suspension de droits, de demandes de remboursement, ou même de remboursement automatique d'« indus » sans respecter un « reste pour vivre » pour les ménages. Il nous semble essentiel de mieux combattre le non-recours aux prestations sociales pour les personnes et de cesser la stigmatisation des allocataires des aides sociales. En effet, cette stigmatisation explique en partie le non-recours aux droits. Il nous faut enfin rendre les services sociaux plus accessibles. Vous avez dû voir l'article du Monde qui a révélé des pratiques de contrôle ciblées sur les personnes les plus précaires. Il révèle qu'une femme seule avec enfants est plus susceptible d'être « mal notée » qu'un ménage composé de deux adultes, même avec des niveaux de revenus identiques. Cette mauvaise notation expose ce ménage monoparental à davantage de contrôles. Nous devons donc faire en sorte qu'une mère seule ne soit pas plus susceptible qu'un autre ménage d'être suspectée de fraude et de fausse déclaration à la CAF. Les moyens doivent plutôt être portés sur les besoins d'accompagnement de ces ménages. Les fausses déclarations peuvent dans certains cas s'expliquer par la complexité des démarches. Ces personnes ont besoin d'un accompagnement beaucoup plus poussé, notamment dans les moments de fragilité et de rupture. Ainsi, quand une femme se retrouve seule après une séparation, cela peut impliquer un changement de logement, un déménagement, un loyer parfois plus élevé à payer dans l'urgence, un passage d'un emploi à temps plein à un emploi à temps partiel accompagné d'une baisse de revenus... C'est à ce moment que l'on a besoin de travailleurs sociaux présents pour accompagner ces personnes dans leurs demandes d'aides, pour éviter que ces fragilités ne se transforment et n'occasionnent une bascule dans la précarité. Pour ce faire, il est nécessaire de renforcer l'attractivité des métiers du social. Nous avons besoin d'un vrai plan ambitieux de lutte contre la pauvreté, qui s'attaquerait à ses raisons structurelles en France, ce que ne fait pas le pacte des solidarités. Il est très cosmétique et comporte des incohérences à tous les étages. Je pourrai développer ce point dans un second temps, si vous me le permettez.

Dominique Vérien, présidente. - Je laisse la parole aux rapporteurs.

Colombe Brossel, co-rapporteure. - Merci pour la qualité de vos présentations et pour ce panorama complet. Il est très intéressant de lire dans votre rapport les verbatim qui y sont intégrés. Vous adossez aux enquêtes statistiques des rencontres avec les personnes que vous accueillez. Celles-ci relèvent des éléments très forts, notamment sur la question de l'indépendance, de l'autonomie, de la dignité, parfois à rebours de visions stéréotypées sur les familles monoparentales et les femmes à leur tête.

Je ne reviens pas sur ce que vous avez développé concernant la gestion algorithmique de la détection de l'erreur et de la fraude, qui donne une vision stigmatisante des familles monoparentales. Elle a fait l'objet d'un article du Monde. Vous avez parlé du non-recours aux droits. Avez-vous perçu, d'un point de vue quantitatif ou qualitatif, une dégradation de ce non-recours, ou une stabilisation ? Est-il plus compliqué aujourd'hui qu'il y a dix ou vingt ans de faire valoir ses droits lorsqu'on est une femme qui pousse la porte du Secours Catholique ? C'est le sentiment que nous génère l'impact de la dématérialisation ou de l'éloignement. J'aimerais que vous reveniez sur ce point.

Ensuite, le Secours Catholique porte-t-il des propositions plus spécifiques en matière de garde d'enfants ? Vous dites beaucoup de choses sur le logement et l'hébergement, je n'y reviens pas, mais qu'en est-il de la garde et de l'accompagnement des enfants ? Avez-vous des propositions à nous présenter ?

Enfin, au-delà de la question des familles monoparentales, je me permets d'avoir un mot sur les femmes à la rue. La sénatrice parisienne que je suis ne pourrait pas les passer sous silence, bien que je ne sois pas rapporteure sur ce sujet. Merci pour l'alerte que vous portez avec d'autres associations et collectifs, et avec des élus. Dans notre pays, aujourd'hui, des femmes et des enfants dorment à la rue tous les soirs. Le chiffre de 3 000 enfants concernés au niveau national est considéré comme l'étiage bas. Je veux vous redire à quel point nous nous mobiliserons collectivement pour que l'on cesse de considérer qu'il est acceptable qu'un enfant dorme sur un trottoir, dans la rue, dans ce pays. Ce n'était pas le cas il y a dix ou quinze ans. Aujourd'hui, un système fou finit par faire établir des critères, parce que nous manquons de place, et pas parce que la bureaucratie a besoin d'elle-même pour se nourrir. Nous finissons par établir des critères qui font qu'une femme enceinte de moins de sept mois n'est pas prioritaire lorsqu'elle finit par appeler le 115 en ayant besoin d'un hébergement d'urgence. De même, un bébé de trois mois n'est pas prioritaire avec sa famille pour accéder à un hébergement d'urgence. Je souligne encore une fois notre mobilisation, au-delà de l'urgence et de l'ouverture de lieux qui ont pu exister ces dernières semaines à Paris et en Ile-de-France. Nous ne lâcherons rien sur ce sujet. Il est inacceptable qu'un enfant ou une famille dorme à la rue dans notre pays.

Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - Bonjour et merci pour ce rapport. Ma question rejoint celle de Colombe Brossel et concerne la fracture numérique, l'éloignement et la difficulté à obtenir toutes les informations. Il est nécessaire de parler des personnes qui vont aider, des assistants sociaux qui manquent cruellement et ne sont plus là pour faire le relais humain des démarches administratives. Des personnes en situations irrégulières se retrouvent alors sanctionnées et sont confrontées à des situations très difficiles.

Olivia Richard. - Merci.

Vous avez évoqué des défaillances du pacte des solidarités, pourriez-vous développer ce sujet ?

Je suis co-rapporteure sur un thème qui semble effroyable, qui traite de la part croissante des femmes, bien souvent des mères, qui dorment à la rue. Nous avons vu des articles horrifiants sur des maternités qui ne laissent pas sortir les mères avec leur nourrisson, parce que l'un d'eux est mort. Heureusement que ces maternités agissent ainsi. Comment travaillez-vous ? Êtes-vous en contact avec des structures qui vous permettent de trouver des solutions ? Si oui, quelles préconisations pouvez-vous émettre ? Bien souvent, certaines institutions travaillent en silo. Comment coordonner une action plus efficace, qui permettrait de sortir ces mères célibataires ou familles monoparentales de la rue avec leurs enfants ?

Dominique Vérien, présidente. - Je vous demande dans un premier temps de répondre aux rapporteures, avant de passer la parole à nos collègues.

Raphaël Badaoui. - Je vais tenter de commencer à répondre à vos interrogations, notamment celles qui portent sur les chiffres. Depuis une dizaine d'années, nous observons une forte augmentation du non-recours au RSA chez les personnes que nous accompagnons, passé de 22 à plus de 33 % entre 2012 et aujourd'hui. Nous l'expliquons par de nombreuses raisons, que Sophie Rigard a commencé à citer, mais aussi par le fait que nous accueillons de nouveaux profils de populations de nationalités étrangères, qui ne demandent pas les prestations auxquelles elles ont droit. A contrario du discours ambiant qui voudrait que les étrangers viennent en France pour toucher le RSA ou je ne sais quelle aide, c'est cette population qui en fait le moins la demande.

Je laisserai peut-être Sophie Rigard développer ce point du non-recours. Je peux toutefois vous indiquer que l'association est impliquée dans la démarche « Territoires zéro non-recours », car les problématiques d'accès aux droits des personnes que nous rencontrons sont une priorité de notre association.

Sophie Rigard. - Effectivement, la situation se dégrade en matière de non-recours aux aides. Le taux de non-recours s'élève à 33 % s'agissant du RSA. La situation ne s'améliore pas, ce qui paraît assez logique au regard de la politique du Gouvernement en la matière, notamment au regard des mesures stigmatisantes de la loi Plein emploi. La réforme du RSA, qui instaure un principe de quinze heures d'activités par semaine a minima, ne va rien faire d'autre que continuer à aggraver ce non-recours et à entretenir des rapports assez humiliants et infantilisants entre les personnes concernées et les institutions. Certaines personnes ne peuvent pas travailler quinze heures, ni même moins. Ainsi, cette réforme se traduira par des suspensions du RSA ou des radiations. La Cnaf publie des études montrant qu'à la suite de sanctions d'allocataires du RSA, les personnes « sortent des radars ». Elles ne demandent plus à toucher cette aide. On perd donc la possibilité de les accompagner.

Le pacte des solidarités se donne des objectifs louables, mais les politiques menées vont dans le sens inverse. D'un côté, le pacte souhaite lutter contre le non-recours, de l'autre la loi Plein emploi va aggraver le non-recours au RSA. La prévention des expulsions locatives, qui correspond à un autre objectif du pacte, est à mettre en regard de la loi Kasbarian-Bergé, qui va clairement aggraver ces mêmes expulsions. Malgré toutes nos interpellations, nous avons le sentiment de ne pas être entendus. En outre, ce pacte se place dans une gestion d'urgence, mais ne s'attaque pas aux racines et aux causes structurelles de la précarité, notamment alimentaire. Je peux citer l'exemple d'une délégation du Secours Catholique du nord de la France qui nous annonce que la préfecture organise la manière dont, collectivement, les associations peuvent récupérer des pommes de terre dans des champs lorsqu'elles n'ont pas été ramassées, afin de lutter contre la précarité alimentaire... C'est donc cela l'action de l'État pour lutter contre la précarité alimentaire ? C'est assez lunaire dans un pays aussi riche que le nôtre qui devrait assurer des conditions dignes d'existence à chacun de nos concitoyens. C'est tout de même une promesse constitutionnelle.

Il existe des chemins qu'il serait bon de suivre. Par exemple, nous évoquions plus tôt les lieux d'accueil pour les personnes et les familles. Au Secours Catholique, nous développons avec les Apprentis d'Auteuil des maisons des familles. Nous vous invitons, si cela vous intéresse, à les visiter. Il s'agit de lieux ouverts, d'accueil de jour. Elles mettent en place des activités de partage, des moments de répit pour les parents, des ateliers liés à la parentalité... Il est très important de les développer. Le pacte des solidarités identifie des financements dans la convention d'objectifs et de gestion de la Cnaf à cette fin. Nous les y encourageons pleinement.

Ensuite, les pouvoirs publics s'emparent un peu plus de la question de la garde d'enfants et c'est une bonne chose. Je pense que nous pourrions nous orienter vers un système plus contraignant, car il est encore incitatif, fondé sur des guides de bonnes pratiques, qui ne permettent pas le rattrapage pourtant nécessaire sur ce sujet. La question des modes de garde doit être traitée au regard des emplois qu'occupent les femmes, notamment précaires et en horaires discontinus. Quand on enchaîne plusieurs métiers très tôt le matin et très tard le soir, les modes de garde actuels ne sont pas adaptés. Une réflexion est nécessaire sur ce point. Par ailleurs, sur ce point, les orientations de la réforme France Travail (qui va au-delà des dispositions de la loi Plein emploi) nous inquiètent. Nous avons l'impression que l'idée serait de réserver le bénéfice de biens et services essentiels (logements sociaux, places en crèches) aux personnes en emploi ou prêtes à accepter un emploi. Or toutes les mères, en emploi ou non, ont besoin de temps de répit. La garde d'enfants n'est pas qu'un sujet de parents, mais aussi d'enfants, puisque ce doit être un lieu d'épanouissement pour ces derniers. Ainsi, l'accès à ces structures doit rester universel. Il faut développer l'offre pour ne pas avoir à en conditionner l'accès. Nous retrouvons ici un peu le même problème que les hébergements d'urgence : les pouvoirs publics instaurent des critères pour, en réalité, gérer la pénurie. Nous appelons à sortir de cette impasse.

Vous évoquiez également les femmes à la rue. Nous avons rassemblé beaucoup d'informations que je ne vais pas pouvoir vous livrer intégralement aujourd'hui. Je pourrai les condenser et vous les transmettre dans un second temps. Je peux toutefois vous présenter des préconisations. Nous pointons d'abord le développement nécessaire des accueils de jour dédiés aux femmes sans abri et aux familles. Les travailleurs sociaux, notamment du 115, orientent vers les maisons des familles, mais elles ne sont que des accueils de jour. Des personnes y arrivent en pensant y trouver un lit, ce qui met les associations en difficulté. Il faut aussi savoir que nous en sommes à un tel niveau de saturation des services d'hébergement que le 115 oriente même des personnes vers les réseaux citoyens d'hébergement, qui sont pour partie des squats. En effet, les adresses des squats circulent pour orienter les personnes au mieux, ce qui place les travailleurs sociaux dans des situations complexes et inconfortables. Ils ne connaissent pas le niveau de sécurisation des lieux évoqués. On est tellement dans la débrouille pour trouver des solutions à ces femmes, ces hommes et ces enfants, que nous en arrivons à ces situations.

Nous identifions également un sujet d'investissement, d'adaptation et de réhabilitation des accueils de jour et de nuit. Notre délégation du Secours Catholique de Marseille nous dit qu'une ancienne école y a été transformée en dortoir, mais qu'elle n'accepte pas les enfants. Ces lieux ne sont pas vraiment adaptés pour accueillir les personnes. Un diagnostic de tous les lieux servant aujourd'hui d'accueil pourrait être réalisé pour mettre en place un programme de transformation.

Ensuite, il est essentiel d'améliorer la couverture d'accès à l'eau et à l'électricité. Nous voyons des bains publics réapparaître. Ils devraient être beaucoup plus nombreux, notamment si nous prenons en compte la précarité menstruelle. Les femmes ont encore plus besoin d'un accès à l'eau et à un endroit où laver leurs vêtements.

Il nous faut aussi renforcer les dispositifs d'« aller vers » spécialisés concernant les familles et les femmes à la rue, tels que les PMI mobiles, la médiation en santé et la médiation scolaire. Les femmes à la rue essaient au maximum de se cacher pour se protéger des violences que la rue engendre. C'est ce qui fait qu'il est compliqué de les trouver. Il est alors primordial de développer ces dispositifs pour nous rendre directement là où elles se trouvent. Elles ne viennent pas spontanément à nous.

Nous devons répondre à l'urgence de la situation hivernale et financer au moins 20 000 places d'hébergement généraliste supplémentaires en 2024. Il nous faut aussi créer au moins 15 000 places d'hébergement des femmes victimes de violences. Il semblerait que dans le Vaucluse, il ait été décidé de demander aux femmes victimes de violences de porter plainte contre leur agresseur potentiel pour avoir droit à un hébergement. Au-delà de la légalité potentielle de cette demande, qui nous interroge, celle-ci constitue un frein direct pour des femmes qui peuvent ne pas être à l'aise avec le fait de se présenter à des agents de police. Elles peuvent être en situation irrégulière ou de prostitution contrainte, par exemple.

Supprimer toute hiérarchisation des demandes d'hébergement en raison de la vulnérabilité est nécessaire. On en vient à dire qu'un enfant n'est pas suffisamment vulnérable pour pouvoir être hébergé, ça n'est pas tolérable. Je pense que nous nous accordons tous sur le fait qu'être un enfant est une preuve de vulnérabilité qui n'a pas à être démontrée. Il est aussi essentiel de réaffirmer le principe légal de maintien de l'unité familiale dans les consignes d'orientation passées au 115. Des mères d'enfants en très bas âge pourraient en effet accéder à un hébergement, mais leurs enfants plus âgés n'y sont pas acceptés, et des pères doivent dormir à la rue pour laisser leur femme et leurs enfants accéder à une place. Ils devraient pourtant avoir le droit de soutenir leur famille et d'être présents. Ainsi, nous observons beaucoup d'entorses à ce principe légal.

Nous vous interpellons également sur la nécessité de renforcer le programme d'humanisation des structures d'hébergement pour adapter le bâti et les projets sociaux à l'accueil et à l'accompagnement des femmes et des enfants. Il est essentiel de privilégier les structures à taille humaine avec des espaces privatifs, dignes et sécurisants, et des espaces collectifs dédiés à la vie commune et aux enfants.

Enfin, la question de la formation des professionnels des structures, de la veille sociale et de l'hébergement à la prévention, au repérage, à la prise en compte et à l'accompagnement des victimes de violences faites aux femmes et aux enfants est primordiale.

Vous trouverez dans notre document des verbatim des maisons des familles et un condensé d'études récentes sur les femmes à la rue.

Dominique Vérien, présidente. - Il nous sera très utile. Je laisse la parole à mes collègues.

Adel Ziane. - Merci beaucoup pour votre présentation. Je concentrerai mon propos sur trois points en revenant sur des éléments de votre intervention.

D'abord, vous avez évoqué la création de maisons de répit. Elles sont extrêmement importantes, pas seulement pour accueillir des femmes en situation de précarité. On peut aussi les élargir, je pense, aux problématiques des familles ayant un enfant en situation de handicap. Tout cela, cumulé aux difficultés que nous connaissons aujourd'hui, génère une réflexion sur les défaillances des politiques de droit commun que l'on observe dans certains départements -- dont la Seine-Saint-Denis dont je suis sénateur -- et sur les solutions à développer pour y remédier. Au-delà de la dimension de répit, je pense que ces maisons peuvent permettre de mieux informer la population, ces familles, ces mères en difficulté de leurs droits.

En Seine-Saint-Denis, nous avons réagi avec beaucoup de véhémence face au sujet de l'algorithme utilisé par la CAF. Le Président de mon département a sollicité la Défenseure des droits pour comprendre son fonctionnement. Vous l'avez brillamment présenté dans votre rapport, ces familles monoparentales ne connaissent bien souvent pas leurs droits, ne savent pas qu'elles ont accès à des aides, en raison d'une fracture numérique, d'une problématique liée à la compréhension de la langue française... Nous sommes plutôt face à des familles en difficulté qui n'émettent pas de demandes pour accéder à ces aides.

Enfin, les problématiques de logement et d'hébergement d'urgence sont très connectées. Nous rencontrons ces difficultés en Seine-Saint-Denis. Des mamans à la rue, isolées, en difficulté, ont été dans l'obligation d'accoucher à l'hôpital Delafontaine, et y ont « bloqué » les lits dédiés aux maternités, parce qu'elles n'avaient pas la possibilité de rejoindre un hébergement digne et adapté à leur situation. Nous sommes intervenus auprès des ministres de la santé et du logement, parce qu'il était évident que nous devions apporter une solution à ces familles. Tout cela n'est pas déconnecté de vos propositions sur les moyens donnés aux bailleurs sociaux pour remédier à l'effondrement des constructions HLM. Nous devons être en mesure de proposer aux plus précaires, notamment aux parents isolés et familles monoparentales, des solutions d'hébergement. Ces problématiques appellent des renforcements politiques de droit commun dans notre pays.

Marie Mercier. - Je vous remercie de votre présentation et remercie le Secours Catholique pour tout ce qu'il apporte. L'honneur d'une société relève de sa capacité à s'occuper des plus vulnérables de ses membres, en particulier les enfants. Laisser des enfants dormir dans la rue est impensable. Il est déjà intolérable que nous y laissions des adultes, mais c'est pire encore lorsqu'il s'agit d'enfants. On touche le fond.

Au Secours Catholique, disposez-vous d'analyses, d'études, de données pour connaître l'évolution de cette dérive absolue ? Depuis quand cette augmentation est-elle observée ? La crise du logement, qui va aller en s'amplifiant, continuera-t-elle à amplifier le problème ? Il nous faudra trouver une réponse, mais pour ce faire, il faut déjà bien définir la cause. Face à la pénurie de logements, il me semble qu'on adapte actuellement les besoins aux moyens -- puisque nous n'avons pas de logements, nous trouverons des raisons de ne pas y placer des personnes -- alors qu'il faudrait justement étudier les besoins et considérer les moyens à y allouer. Nous devons en même temps combattre ces besoins, puisque nous ne pouvons pas nous satisfaire de ces augmentations.

Pouvez-vous nous communiquer quelques chiffres ? Je sais que l'Unicef et la FCPE ont également travaillé sur ce sujet. Votre approche sera peut-être différente.

Annick Billon. - Merci pour vos propos et pour le panorama clair dressé. Vos pistes de travail alimenteront nécessairement les réflexions de nos rapporteures.

Vous avez parlé d'un déficit de 20 000 places d'hébergement. En avez-vous établi un fléchage géographique et selon le type de famille ?

Ensuite, plusieurs cas de familles monoparentales ont été listés au cours de l'audition précédente : elles découlent d'une séparation, d'un décès de conjoint, ou existent dès la naissance de l'enfant. Dans la manière d'accueillir ces femmes, identifiez-vous des parcours plus simples, en raison d'accompagnements spécifiques ? Je pense notamment aux femmes victimes de violences intrafamiliales. Nous savons que le Gouvernement a ouvert des places spécifiques et en ouvrira d'autres. Elles sont toujours associées à un accompagnement pour se reconstruire. Le délai de sortie de ces parcours varie-t-il selon la situation des femmes, qu'elles soient seules avec leur enfant depuis la naissance de celui-ci, à cause d'une séparation, d'un veuvage, ou dans le cadre de violences intrafamiliales ? L'hébergement, c'est bien, mais l'accompagnement garantit la sortie d'une situation de précarité, de violences. Il constitue une possibilité d'envisager l'avenir autrement que dans la précarité.

Raphaël Badaoui. - Les maisons de répit devraient en effet être élargies au-delà des femmes en errance, en incluant notamment les personnes ayant à leur charge des enfants en situation de handicap.

Vous avez cité les textes co-écrits du rapport que nous vous avons présenté. On y retrouve beaucoup le rôle d'aidantes, assez invisible dans nos statistiques. Vous avez pu constater que beaucoup des personnes que nous accompagnons sont très éloignées de l'emploi. Ce n'est pas pour autant qu'elles sont inactives au sens propre du terme.

À travers toutes les recommandations énoncées par Sophie Rigard, nous demandons une reconnaissance des contributions à la société de toutes ces personnes, notamment des femmes. C'est flagrant, même si elles ne sont pas en emploi et productives au sens économique, elles apportent beaucoup à la société, notamment en prenant soin des enfants, d'un proche handicapé ou en étant bénévoles dans nos associations. Elles y sont beaucoup plus nombreuses que les hommes, comme dans tous les métiers du soin.

Concernant la documentation du phénomène des femmes à la rue, nous constatons un manque d'informations assez flagrant sur les personnes en errance de manière générale. Nous pouvons aller chercher des données du côté de la Fondation Abbé Pierre, notamment une estimation du nombre de personnes sans logement stable. La dernière enquête de l'Insee au sujet des sans-abri remonte à 2012, soit à plus de dix ans. Nous travaillons actuellement avec cet institut, en lien avec différentes associations, dans le cadre de la prochaine enquête qui devrait se dérouler en 2025. Nous disposerons de plus d'informations à ce moment-là. Des vagues d'enquêtes tous les dix ans ne nous permettent pas de suivre ces problématiques avec précision, ni de les documenter pour mieux les combattre.

Sophie Rigard. - Les données que je citerai ne sont pas celles du Secours Catholique. Nous avons pu les glaner ici et là ces derniers temps, notamment dans le baromètre Enfants à la rue d'août 2023, réalisé par la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et l'Unicef. Le rapport de la Fondation des femmes et de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) sur les femmes victimes de violences constitue également une source intéressante. En tout cas, la féminisation de la population sans domicile est réelle. Nous constatons une progression de 6 % de la part des femmes sans domicile entre 2001 et 2012. Selon le baromètre Enfants à la rue, parmi les personnes qui appellent un dispositif d'hébergement d'urgence, près de 7 000 personnes restent sans solution, dont près de 2 000 enfants. Ce constat ne concerne que les personnes qui contactent le 115. Bon nombre de personnes arrêtent de l'appeler du fait de sa saturation. Par ailleurs, les deux tiers des personnes sans solution d'hébergement après un appel au 115 sont désormais des familles. Ce phénomène est assez nouveau. En un an, le nombre de femmes seules sans solution a augmenté de 46 %. C'est énorme. 41 % des enfants sans solution ont moins d'un an.

Ensuite, vous m'interrogiez sur les territoires connaissant les plus fortes évolutions. L'augmentation atteint 100 % dans les Hauts-de-Seine, 80 % en Haute-Garonne, 65 % en Gironde et 46 % dans le Nord.

Monsieur Ziane, la situation que vous évoquiez à propos de l'hôpital Delafontaine fait écho à un article du Monde, qui a relayé le témoignage d'une sage-femme. Cet article cite également une assistante sociale du réseau Solipam, qui suit des femmes en grande précarité. Elle dit qu'en 2022, 37 % des femmes à l'entrée du dispositif étaient à la rue. Un an après, elles sont 60 %. Malgré les efforts réalisés, en novembre, un tiers d'entre elles étaient toujours ou à nouveau à la rue lors de leur sortie du dispositif. À cela s'ajoute le sujet des accueils mères-enfants, censés pouvoir accueillir des personnes en sortie de maternité. Ils sont totalement surchargés. Des diagnostics plus fins peuvent peut-être être réalisés sur chaque établissement.

En termes de structuration géographique des besoins en hébergement d'urgence, j'aurais du mal à vous répondre. Au regard des retours que nous adressent les Maisons des familles à Cayenne, Nantes, Grenoble ou Orléans, nous pouvons assurer que la situation est catastrophique partout. Nous avons besoin de places d'hébergements généralistes, mais aussi dédiées aux femmes victimes de violences, avec un accompagnement spécifique. Tous les professionnels doivent être formés à cette question. S'y ajoute la question des établissements d'accueil mère-enfant, notamment pour les femmes en sortie de maternité. Nous ciblons 15 000 places, comme d'autres associations spécialisées en la matière.

Je rejoins Raphaël Badoui sur le sujet de la reconnaissance des contributions des personnes sans emploi à la société.

J'aimerais terminer mon propos en revenant sur le rapport Un boulot de dingue sorti en septembre. Il vise à combattre l'idée reçue selon laquelle les personnes sans emploi seraient inactives. Elles sont loin de l'être. Elles sont extrêmement actives, parce qu'elles s'occupent d'un enfant malade, handicapé, d'une personne en fin de vie... C'est pour cette raison qu'il leur est parfois compliqué de retrouver un emploi. Elles souffrent de la stigmatisation de la société qui les considère comme passives et qui estime qu'il faudrait les « activer » par des heures d'activités obligatoires et par la menace d'une suspension de leurs revenus, comme le RSA. Nous appelons à davantage protéger les personnes dont les contributions sont essentielles. On a reconnu un statut pour les pompiers volontaires ou les élus locaux qui peuvent se voir rembourser des frais de garde d'enfants les soirs de conseils municipaux. De la même manière, nous devrions reconnaître que les situations évoquées plus tôt sont des contributions vitales à la société, et que cela donne droit à des remboursements de frais ou à des formations, au chômage ou à des trimestres de retraite.

Dominique Vérien, présidente. - Merci. Notre collègue Jocelyne Guidez se bat pour que les accompagnants soient reconnus. Cette démarche est menée au sein de notre hémicycle. Je n'ai pas suivi l'ensemble du débat sur les quinze heures d'activité conditionnant le versement du RSA, mais cette contribution devrait être reconnue à ce titre. Nous pouvons peut-être le lui souligner.

Marie Mercier. - Le fait d'être aidant d'une personne handicapée est déjà reconnu comme une activité permettant de s'exonérer de l'obligation des quinze heures d'activités, d'autant que cette aide demande bien plus de quinze heures par semaine.

Sophie Rigard. - Il faudra tout de même prouver qu'on accompagne une personne en situation de handicap pour être potentiellement exonéré de tout ou partie de ces quinze heures.

Dominique Vérien, présidente. - C'est un autre débat. Je vous remercie de ce témoignage et de votre rapport que nous avons lu ou lirons avec attention. Merci de votre présence.

Audition de la Fédération syndicale des familles monoparentales (FSFM) et du fonds Femmes & Avenir

(18 janvier 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Nous poursuivons ce matin nos travaux sur les familles monoparentales. Je suis accompagnée des deux rapporteures de notre mission « flash », Colombe Brossel et Béatrice Gosselin. Nous avons décidé de nous pencher sur ce sujet, car aujourd'hui, en France, une famille sur quatre est une famille monoparentale, avec une femme à sa tête dans 82 % des cas.

Les mères isolées font face à des problématiques spécifiques : coûts monétaires, temporels et psychologiques de la charge éducative qu'elles assument de manière prépondérante, risque accru de pauvreté, de précarité et de « mal logement », conciliation plus complexe entre activité professionnelle et vie familiale, isolement social...

Le niveau de vie des familles monoparentales est nettement inférieur à celui des autres familles. 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

L'objectif de la délégation aux droits des femmes est donc d'étudier comment mieux les soutenir et les accompagner face à ces problématiques. Si les constats sont désormais connus, nous nous intéressons aux solutions et aux préconisations. Nous devrions aboutir à l'adoption d'un rapport à la fin du mois de février 2024.

Nous auditionnons ce matin des représentantes de deux structures qui accompagnent les familles monoparentales. Tout d'abord, Véronique Obé, administratrice de la Fédération syndicale des familles monoparentales (FSFM), et Victoria Barreau, par ailleurs fondatrice de l'association Moi & mes enfants. Ce mouvement, membre de l'Unaf (Union nationale des associations familiales), porte la voix des familles monoparentales auprès des pouvoirs publics depuis plus de 50 ans, avec une vision sur le temps long de l'évolution des profils et des problématiques des familles monoparentales. À travers un réseau d'associations sur le terrain, la FSFM propose également des activités et services à destination des parents et enfants de familles monoparentales.

La deuxième structure que nous accueillons ce matin est le Fonds de dotation Femmes et Avenir, une structure plus récente lancée en 2021. Ce fonds est dédié à la lutte contre le risque de précarisation des familles monoparentales, et cherche à sensibiliser et fédérer les employeurs. Cette action nous semble particulièrement importante tant on connaît les difficultés spécifiques que rencontrent les mères isolées pour concilier vie professionnelle et vie privée.

Nous recevons Angélique Gasmi, fondatrice et présidente exécutive, ainsi que Julie Caputo, membre « grand mécène » du fonds, directrice marketing et petite enfance du groupe de crèches La Maison bleue.

Bienvenue à vous. Merci de votre présence.

Je l'ai dit, nous connaissons les constats. Nous souhaitons donc connaître vos préconisations.

Nous savons que le fonds Femmes et Avenir recommande la création d'un statut juridique de « parent assurant seul les responsabilités parentales », destiné à faciliter l'activité professionnelle et l'aménagement des horaires de ces parents. La FSFM soutient-elle cette proposition ? Vous nous direz précisément quels pourraient être les contours d'un tel statut et les avantages qui y seraient associés. Vous proposez des déductions de charges pour les entreprises qui embauchent des parents isolés, mais ce statut est mouvant ; comment l'envisagez-vous concrètement ?

Avez-vous également des préconisations concernant les prestations familiales et sociales ? De précédents interlocuteurs ont évoqué une déconjugalisation de l'allocation de soutien familial, qu'en pensez-vous ?

Enfin, vous nous ferez part de vos préconisations pour faciliter l'accès des familles monoparentales au logement, aux services publics et aux solutions de garde d'enfant.

J'ajouterai une dernière question, qui me vient à l'esprit à la suite de nos précédentes auditions : que pensez-vous du barème de fixation du montant des pensions alimentaires ? Leur moyenne s'établit à 170 euros par mois, ce qui ne représente pas la moitié de ce que coûte un enfant en réalité. Une évolution vous semble-t-elle nécessaire, notamment pour mettre fin aux disparités jurisprudentielles en la matière ?

Je laisse sans plus tarder la parole à Véronique Obé et Victoria Barreau, de la Fédération syndicale des familles monoparentales.

Véronique Obé, administratrice à la Fédération syndicale des familles monoparentales (FSFM). - La fédération porte depuis quelque temps une réflexion sur l'instauration d'un statut juridique. Certains parlementaires y pensent également. Nous avons d'ailleurs été interrogés à ce sujet lors de la conférence inversée du 7 mars 2019 dédiée aux mères isolées, avant la crise covid. Nous sommes favorables à ce statut, qui permettrait une prise en compte globale des situations spécifiques des familles monoparentales. Il se traduirait notamment par la création d'une carte « famille monoparentale » réclamée lors de cette fameuse conférence inversée.

Hormis quelques mesures, telles que la prise en compte par les impôts et le versement de l'allocation de soutien familial, la situation des parents solos relève, dans l'ensemble, du droit commun. Pourtant, des besoins sont spécifiques au fait d'être seul à assumer tous les aspects de la vie de famille quotidienne. Les parents seuls élèvent les citoyens de demain. Ils ont besoin de disponibilité, qu'elle soit physique ou organisationnelle. Elle génère du lien, de la sécurité, éléments qui construisent l'enfant et le préparent pour sa vie future.

Jongler entre son parcours d'adulte, la reconstruction personnelle et familiale après une séparation, son parcours emploi subi ou choisi, la perte d'emploi ou la reconversion professionnelle, est fastidieux. Le parent solo doit gérer toute la pression des administrations quand il ne figure pas dans la bonne case. Or, parfois, le chômage ou une situation d'aidant familial -- lorsqu'un enfant est en situation de handicap par exemple -- n'est pas un choix. C'est la seule solution possible. Les politiques publiques ont tout intérêt à se saisir de ce sujet.

Vous nous interrogiez quant aux éventuels contours d'un tel statut et aux avantages associés. Nous demandons un cadre qui impose la reconnaissance de ce statut familial. Celui-ci occasionne des contraintes tant financières qu'organisationnelles. Il doit également viser une amélioration du quotidien de ces familles, qui passera par de nombreux éléments : la reconnaissance du temps d'éducation accordé à l'enfant, la réponse aux besoins de répit parental, l'accompagnement dans la fonction parentale, l'amélioration de la santé mentale du parent qui peut se consacrer à son rôle s'il le souhaite, l'ouverture des droits facilitant le retour à l'emploi ou à la formation, et la prise en compte dans le calcul des retraites des parents. Finalement, ces préoccupations sont celles de tous les parents, qu'ils soient solos ou non. Nous nous inquiétons d'ailleurs de la disparition du mot « famille » dans les nouveaux ministères.

Vous notiez ensuite que nous proposons des déductions de charges pour les entreprises qui embauchent des parents isolés, mais que ce statut est mouvant. La fédération n'a aucun pouvoir en la matière. Nous savons cependant qu'il existe plusieurs formes d'encouragement aux embauches, selon différents profils. Elles peuvent être liées à l'âge ou au lieu d'habitation, qui sont également mouvants. Elles sont limitées dans le temps. Nous y consacrons des réflexions collectives qui pourraient être un des chantiers de la mise en place du statut juridique. Nous encourageons les entreprises, les structures, les mutuelles à repenser leurs accords, leurs conventions, leurs contrats. Nous les invitons à mettre en place des mesures favorisant la conciliation des temps de vie : horaires souples ; temps aménagés ; temps partiel ; télétravail ; jour enfant malade supplémentaire ; tarifs préférentiels ou comités d'entreprise spécifiques ; mise à disposition du droit individuel de formation pour des formations de soutien à la parenthèse ; accompagnement à la carrière...

Venons-en aux préconisations sur les prestations familiales et sociales. La FSFM est favorable à la déconjugalisation de l'allocation de soutien familial (ASF). Nous avons été entendus à ce sujet par le cabinet du député de Haute-Garonne Hadrien Clouet en novembre 2023. Si toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées, la peine maximale revient aux familles les plus précaires. Se remettre en couple quand on est bénéficiaire du RSA et de l'ASF revient à se mettre en totale dépendance du ou de la conjointe déjà probablement soumis à des pensions alimentaires, quand il ou elle les assume. Nous savons que les femmes sont majoritairement concernées. Les prestations sociales et familiales tiennent compte de la présence d'enfants, que l'on soit en couple ou non. Seuls l'ASF et le RSA parent isolé tiennent compte de ce statut de famille monoparentale. Ce dernier constitue un différentiel qui déduit toute prestation ou pension alimentaire du socle de base. À ce propos, la FSFM revendique la non-prise en compte des pensions alimentaires, contributions à l'éducation de l'enfant, dans le calcul des minima sociaux.

Par ailleurs, les allocations familiales sont désormais soumises à des conditions de ressources pour prétendre à un versement de taux plein. Nous réclamons le retour à l'universalité des allocations familiales, et le versement du premier au dernier enfant.

Enfin, il est urgent de redonner du pouvoir d'achat aux familles par la revalorisation des différentes prestations familiales qui, aujourd'hui, ne suivent pas la progression des salaires.

Au nom de la FSFM, nous avons aussi souligné l'image erronée véhiculée par les médias des parents qui assouvissent leurs besoins propres au détriment de leurs enfants. La plupart d'entre eux ont le souci de la garde, de la sécurité, du confort, des besoins, de la réussite des études, de l'intégration sociale par le sport, le vêtement ou les activités lorsque c'est possible.

Au-delà de cette réalité économique s'est posée la question philosophique de la condition d'attribution de l'ASF. En priver l'enfant le prive également de son histoire au profit du nouveau foyer. C'est une aide visant à assurer ses besoins. L'enfant qui en est privé est alors totalement dépendant de son nouveau foyer. Le parent isolé demeure seul responsable parental, mais il est amputé du soutien financier de l'allocation. La réduire à une question de finances sans tenir compte de l'impact relationnel, organisationnel, émotionnel, revient à assurer des tensions entre les membres du nouveau foyer.

J'en viens désormais à nos préconisations pour faciliter l'accès des familles monoparentales au logement, aux services publics et aux solutions de garde. Dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, nous soutenons la proposition d'allonger l'aide à la garde d'enfants pour une reprise d'emploi ou de formation jusqu'aux 12 ans de l'enfant. Les associations adhérentes réalisent un formidable travail de terrain auprès des familles. Yachad assure un gros travail de solidarité, de terrain et de quotidien dans les démarches. À Marseille, l'association Asap propose une capsule, une structure d'accueil et de répit pour les familles monoparentales. L'association de Colmar propose de la médiation familiale, un service d'accompagnement d'aide aux victimes de violences intrafamiliales, de soutien à la parentalité. Dans les Landes, les actions seront plutôt tournées vers du bien-être. À Paris, l'association Moi & mes enfants ouvre un deuxième tiers-lieu. Les adhérents de la FSFM peuvent également bénéficier des services d'accès ou de maintien au logement grâce à leur adhésion à la Confédération syndicale des familles (CSF) à laquelle elle est affiliée.

Je laisse la parole à ma collègue Olivia Barreau concernant les questions du logement, étant donné qu'elle met en place des actions innovantes.

Olivia Barreau. - En effet, l'association Moi & mes enfants travaille sur un nouveau concept, intitulé « Toit et tes enfants ». Elle se concentre sur plusieurs actions, à commencer par l'accompagnement des parents vers un habitat digne, vers la construction d'un projet d'habitat, de logement. Elle vise également à les accompagner juridiquement sur ces questions, dans leurs démarches de sécurisation du foyer ou d'accession à la propriété. Dans un troisième temps, elle a pour objet de construire de nouveaux modes d'habitat partagés qui facilitent à la fois le quotidien de ces familles, et qui proposent toutes les actions que nous mettons en place dans nos tiers-lieux. Je pourrai y revenir lors de nos échanges.

Il nous faut nous interroger sur ce qu'est l'habitat aujourd'hui. De quoi avons-nous besoin en tant que parent, en tant que famille ? Avons-nous besoin de plus de grands espaces, ou plutôt de plus d'espace disposant des commodités, de facilitations, proposant de la solidarité, de l'entraide ? C'est ce que prévoient ces nouveaux modes d'habitats. Nous ne sommes pas les premiers à nous positionner sur cette offre. Il est dans l'air du temps de rassembler les gens, comme cela a pu être proposé à d'autres époques. Aujourd'hui, nous n'avons plus vraiment envie d'être isolés, chacun dans son logement. Différentes solutions sont mises en place, notamment en partenariat avec la Fondation de France.

Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup. Je donne maintenant la parole à Angélique Gasmi et Julie Caputo pour le fonds Femmes et Avenir.

Angélique Gasmi, fondatrice et présidente exécutive du fonds Femmes et Avenir. - Nous sommes très heureux d'être parmi vous afin de traiter collectivement ce sujet essentiel, social et sociétal. Nous le savons, monoparentalité rime avec précarité. Elle ne concerne pas une minorité. Aujourd'hui, près de 30 % des foyers français sont monoparentaux. Ils sont 40 % dans certaines régions et pourraient représenter 50 % du total des foyers dans les années à venir, selon nos projections.

La monoparentalité concerne tout le monde, pas uniquement les femmes pauvres en bas de l'échelle des revenus ou vivant dans des quartiers défavorisés. Elle touche les cadres, les cadres dirigeants, les femmes ayant suivi des études supérieures, celles qui ont appris que les lois du pays leur garantissaient d'être égales aux hommes. Elles ne les sont pas lorsqu'elles sont confrontées au décès de leur conjoint ou à son départ. Elles sont alors amenées à assumer une responsabilité familiale importante, lourde pour elles, mais aussi pour la société.

Aujourd'hui, ce sujet concerne aussi les hommes. Je ne reviendrai pas sur les chiffres, dont vous avez connaissance. Nous vous communiquerons un document les reprenant en détail. Dans l'imaginaire collectif, dans l'opinion professionnelle et publique, nous ne sommes pas suffisamment sensibilisés aux enjeux de la monoparentalité. On pense qu'elle ne concerne que les pauvres. Ce n'est pas le cas.

La monoparentalité touche tout le monde, partout, dans les villes, les villages.

4,7 millions d'enfants sont concernés par la monoparentalité, qu'ils viennent de familles aisées ou non. Ils n'y sont pas préparés. Nous, parents, ne sommes pas non plus armés pour affronter un tel choc. Même si le divorce ou la séparation se déroulent dans de bonnes conditions, l'enfant n'y est pas préparé. Nous devons accompagner les parents, et notamment les femmes -- car elles représentent 85 % des familles monoparentales --, qu'elles le veuillent ou que ce rôle leur soit rappelé par l'institution.

Étant donné que tout le monde est concerné par la monoparentalité, celle-ci doit nous fédérer, non nous diviser. Toutes les structures d'aide en place ont à l'époque été conçues pour les gens pauvres, pas pour les actifs. Tout est mis en place pour tirer les femmes vers le bas.

C'est un sujet d'inégalité entre les hommes et les femmes. Les chiffres illustrent parfaitement ce constat. Si à 35, 40 ou 45 ans, nous sommes exposées à un départ, quelle qu'en soit la raison, si nous nous retrouvons avec un ou plusieurs enfants à charge, et si nous voulons conserver un poste suffisamment rémunéré pour subvenir à leurs besoins, nous sommes exposées à un parcours compliqué. Il est similaire, que l'on soit pauvre ou riche.

Qu'une femme vive dans une maison, dans un appartement, on lui demandera de quitter son foyer, en raison de violences psychologiques, économiques, ou autres. Si nous voulons arrêter cette violence, il faut que les femmes soient autonomes financièrement. En aidant ces femmes, on aide les enfants. Ils sont aujourd'hui cinq millions. Demain, leur nombre aura doublé.

Femmes et Avenir a été créé sur la base de ce constat, par un groupe d'entreprises. Lorsque j'ai dressé les constats que je vous ai présentés, j'ai réalisé un état des lieux pour comprendre la raison de cette détresse en France. L'institution nous renvoie à notre rôle de mère. L'employeur n'est pas informé pour agir et éviter le décrochage de ces mères et pères. La maison, elle aussi, nous renvoie à notre rôle.

Pour cette raison, j'ai réuni un collectif de patrons. À l'époque, ils étaient disponibles. Lorsqu'ils ont découvert ces chiffres, ils ont osé s'exprimer. En effet, plus on monte dans l'échelle sociale, moins on ose s'exprimer, parce qu'on pense que ce sujet concerne les pauvres. Ce n'est pas le cas. J'ai vu des hommes puissants, ceux qu'on ne voit pas, parce qu'ils sont toujours dans un avion, me dire qu'ils ont vécu dans la monoparentalité, que leur mère était femme au foyer. Il était impressionnant de voir 10, 20, 50, 100 puis 200 petites et moyennes entreprises (PME) ou entreprises de taille intermédiaire (ETI) adhérer immédiatement au projet. Ces patrons l'ont fait parce que nombre d'entre eux, hommes et femmes, étaient concernés. Ils sont sortis de l'isolement, ont exprimé le fait qu'ils disposaient désormais de moyens, et qu'ils pouvaient ainsi aider cette oeuvre philanthropique. Celle-ci vit des donations. Elle a la particularité d'être animée par des chefs d'entreprise, que je qualifierai même de décideurs.

Nous avons organisé des consultations larges, au sein des villages, des villes, auprès des actifs. Des associations sont implantées depuis vingt ans. Elles accompagnent beaucoup de mères issues de quartiers défavorisés. Ce n'est pas notre cas.

Nous proposons d'agir collectivement : les pouvoirs publics, les employeurs et les citoyens. Nous devons proposer à l'employeur un statut pour qu'il puisse identifier ces familles monoparentales, sans quoi il ne pourra pas agir. Sans actionner ces trois leviers, nous ne pourrons changer cette réalité.

Concrètement, agir collectivement vise à construire un cadre juridique protecteur pour faire évoluer les mentalités, pour sensibiliser et agir, pour aider le parent. On ne parle pas de mère ou de père isolé, car employer ce terme les isole encore davantage. Nous devrions les qualifier de parents assurant seuls la responsabilité familiale.

Vous l'avez compris, nous agissons sur trois axes, à commencer par l'éclairage et la sensibilisation des pouvoirs publics, pour créer un premier cadre juridique. Ensuite, nous menons des actions à destination des employeurs en sensibilisant les managers, parce que l'entreprise précarise inconsciemment les salariés séparés de leur conjoint, estimant qu'ils seront moins disponibles.

La création du statut permettra aux entreprises de prendre conscience des spécificités de la monoparentalité.

Nous soulignons l'urgence de créer un statut de parent assurant seul la responsabilité familiale. Seul et non de façon exclusive. En effet, si nous voulons corriger les inégalités, si nous voulons que les hommes s'impliquent dans la garde partagée, ce statut doit prévoir la garde partielle ou totale. Dans le premier cas, une organisation particulière doit être mise en place pour que le parent puisse continuer à occuper un poste à responsabilité ou à temps complet, de manière à éviter la précarisation.

Il est urgent de créer ce statut, parce que nous savons que le sujet de la monoparentalité ne pourra pas être traité tant que ces femmes, ces hommes et ces enfants seront invisibles. D'ailleurs, les employeurs sont intéressés par ce statut, car ils nous indiquent aujourd'hui qu'ils ne sont pas autorisés à identifier les chefs de familles monoparentales parmi leurs salariés. Aucun diagnostic n'a été mené. Nous ne connaissons pas leur nombre exact au sein des entreprises. Créer un statut permettra de les identifier.

Ainsi, le statut visibiliserait ces parents, sensibiliserait leurs employeurs, et leur donnerait les moyens d'agir. Cet indicateur serait intégré en entreprise, mais aussi dans toutes les organisations, dans l'aide au logement, l'attribution de places en crèches...

Si nous voulons atteindre une égalité entre les femmes et les hommes, nous pouvons intégrer parmi les critères de l'index Pénicaud les actions mises en place envers les collaborateurs en situation de monoparentalité : le nombre de parents en situation de monoparentalité recrutés ou pérennisés, la formation sur les enjeux de la monoparentalité destinée aux managers sur ce sujet... En effet, si ces derniers ne sont pas sensibilisés, rien ne changera. Ils continueront à licencier, à exercer des discriminations.

Par ailleurs, arrêtons de dire que nous ne devons nous occuper que des familles monoparentales pauvres et de celles qui ne travaillent pas. Que faisons-nous de la classe moyenne ? Si le parent en situation de monoparentalité gagne 2 000 ou 3 000 euros et qu'il se retrouve seul avec une pension de 170 euros -- la moyenne en France --, comment peut-il élever son enfant ? D'autant plus qu'il deviendrait dans la plupart des cas locataire. Il aurait un avocat à payer pour qu'il défende ses droits. Les procédures durent... C'est un facteur d'appauvrissement et de précarisation. L'opinion publique n'en a pas conscience. Pour ces raisons, arrêtons de segmenter ces familles. Nous avons pour rôle de traiter la question de la monoparentalité dans son ensemble. Toutes les familles sont concernées. 85 % de ces foyers sont tenus par des femmes. Nous savons pertinemment qu'elles ne sont pas riches, car elles subissent des inégalités de genre qui perdurent.

Tous ces éléments justifient la mise en place d'un statut, qui doit concerner tous les parents de familles monoparentales. Il doit s'accompagner d'un cadre juridique protecteur, de mesures financières, fiscales, sociales, d'aide aux parents. Femmes et Avenir travaille avec des employeurs. Je laisse la parole à Julie Caputo pour vous présenter les mesures concrètes à mettre en place.

Julie Caputo, directrice marketing et petite enfance du groupe de crèches La Maison bleue. - Je représente une entreprise de 4 500 salariés en France et 6 000 en Europe, dont 97 % de femmes. Nous faisons partie des sociétés dites du care, du soin, assimilées à la santé. La proportion de femmes y travaillant est souvent conséquente.

En tant qu'employeur, nous endossons une double responsabilité. Puisque nous gérons des crèches, nous accompagnons d'abord les parents que nous accueillons quotidiennement. Nous endossons également une responsabilité en tant qu'employeur vis-à-vis de nos salariés. Nous sommes devenus partie prenante du fonds Femmes et Avenir en février 2023, parce qu'il nous est apparu naturel de prendre en compte les situations de monoparentalité.

Nous avons en premier lieu organisé une conférence en interne afin de sensibiliser tous les salariés à ces problématiques. Cet évènement s'est très bien déroulé, mais il n'a été suivi d'aucun effet. Pour certains salariés, il est difficile d'annoncer qu'ils sont en situation monoparentale. Cette annonce reviendrait à exposer une partie personnelle de leur vie. Que suis-je en droit, ou qu'ai-je envie de partager avec mon employeur ? Pour cette raison, nous avons créé une adresse mail, monoparentalite@lammaisonbleue.fr pour leur offrir un anonymat dans leurs déclarations. Cette mesure n'a pas provoqué de vague interne particulière.

Nous avons ensuite décidé de sensibiliser les managers qui sont en charge des équipes. Nous avons animé un atelier de formation, de façon à réfléchir à des solutions pratiques. Nous nous sommes rapidement heurtés à la notion de statut et de discrimination. Aujourd'hui, il existe des droits pour les familles en entreprise. La Maison bleue octroie des droits pour enfants malades par exemple. Dans ce contexte, je pensais naturellement, et peut-être naïvement, que les familles monoparentales pourraient avoir besoin de plus de jours enfants malades, puisqu'elles ne peuvent pas partager cette charge. Très vite, nous avons réalisé que proposer cette mesure constituerait une discrimination. Nous avons besoin d'un cadre pour faire exister cette catégorie, comme il existe un statut de famille nombreuse. Les personnes concernées pourraient se déclarer en tant que famille monoparentale. L'employeur pourrait alors proposer des actions ciblées sur ces personnes.

Au sein de notre entreprise, nous avons mis en place un réseau de psychologues, une écoute pour que ceux qui en ont besoin puissent s'exprimer, faire part de leurs problèmes. En effet, les familles monoparentales sont souvent confrontées à des problématiques d'écoute, parce qu'étant seules, elles terminent leur « deuxième journée » tard le soir. À 23 heures, lorsqu'elles ont enfin une heure pour elles, personne n'est plus là pour les écouter. Nous avons donc développé des solutions pour qu'elles puissent s'exprimer quand elles en ont besoin.

Il existe ensuite des solutions à déployer autour de la flexibilité du temps de travail. Nous pouvons accompagner des salariés pour leur permettre de concilier vie professionnelle et vie personnelle. La semaine de quatre jours peut constituer une alternative intéressante. Un panel de solutions s'offre à nous. L'entreprise peut également proposer des parcours de carrière, de formation, d'accompagnement spécifique pour un salarié. Le statut permettrait d'individualiser la relation entre l'employeur et le salarié.

Nous pouvons également imaginer des mesures autour du suivi médical, de l'accompagnement. L'accès à l'information est parfois compliqué. À quelles aides ai-je droit ? Le système français est plutôt complexe. Ce statut nous permettrait également de travailler avec la médecine du travail, avec laquelle nous pourrions approfondir ces sujets.

Évidemment, la question du logement est cruciale. Lorsque vous vous séparez, la priorité consiste à trouver un toit, ce qui demande de l'argent. Je ne vous ferai pas l'affront de vous expliquer la situation du logement aujourd'hui en France. Nous en manquons. L'accès aux familles monoparentales est très compliqué.

Nous sommes également très bien placés pour évoquer le mode de garde. Nous devons accompagner les enfants pour qu'ils en bénéficient. Nous promouvons ce sujet par le biais des réservataires, demandés par le système français pour disposer d'une place en crèche. Nous faisons entrer la monoparentalité dans les critères d'éligibilité pour que ces parents soient prioritaires dans leur attribution. Un statut permettrait d'ancrer cette mesure.

Aujourd'hui, 18 % des familles accueillies dans nos crèches se situent sous le seuil de pauvreté. Nous pourrions faire progresser ce pourcentage grâce au statut, qui permettrait de prioriser certaines actions.

Nous devons également accompagner les enfants, victimes de ces situations. En plus de modes de garde, ils doivent bénéficier de soutien scolaire. C'est un réel sujet, bien qu'il touche moins les crèches, où nous les accueillons lorsqu'ils ont moins de 3 ans. Nous leur proposons tout de même de l'éveil culturel et artistique. Ils doivent ensuite être accompagnés durant toute leur scolarité. L'égalité des chances passe peut-être par ce statut.

J'oublie de nombreux sujets, mais nous pourrons revenir sur les indemnités, l'accompagnement ou les indicateurs permettant de mesurer les actions lors d'échanges, tout à l'heure.

Angélique Gasmi. - Dans notre relation avec l'employeur, nous avons mis en place une méthode de travail. Sans ce statut, nous sommes bloqués. Nous ne pouvons pas assurer la prévention dans les entreprises. Nous leur proposons de signer une charte de la monoparentalité Femmes et Avenir, adossée à l'article 27 de la Charte sociale européenne. Cette dernière prévoit déjà un cadre juridique protecteur, mais il n'est pas appliqué. Il n'est d'ailleurs même pas connu. Nous proposons un cadre de travail partagé par tous les employeurs. Lorsque nous les rencontrons, ils sont volontaires, mais nous disent être confrontés à cette problématique du statut. Sans ce dernier, ils ne peuvent aller plus loin.

Ce statut nous permet également de freiner l'inégalité professionnelle. Aujourd'hui, la monoparentalité constitue un risque supplémentaire pour les femmes. Elles y sont majoritairement confrontées à 40 ou 45 ans. Elles peuvent quitter leur emploi. Nous relevons en effet un risque de décrochage conséquent. Nous observons un phénomène inquiétant : de nombreuses femmes âgées de 40 ans quittent l'entreprise et vont créer leur propre entreprise de coaching, parce qu'elles deviennent expertes de la monoparentalité. Combien de femmes ai-je vues toucher le chômage pendant deux ans, parce qu'elles ne sont pas entrepreneures, se réveiller dans la précarité en touchant le RSA ? C'est un vrai sujet. Si nous n'agissons pas dans l'entreprise, toutes ces personnes vont penser que l'entrepreneuriat résoudra leurs problèmes. Ce n'est pas le cas. Elles vont travailler à 200 %, tout en s'occupant seules de leurs enfants.

Il nous semble primordial d'engager des réflexions sur l'allocation chômage. De nombreuses femmes qui étaient cadres, dirigeantes, se retrouvent sans emploi alors qu'elles n'étaient pas informées de la perte de revenus qu'occasionne la réforme. Leur durée d'indemnisation est réduite et le montant de leurs revenus est limité. Elles sont choquées, touchées par une précarité psychologique. Leur situation et celle de leurs enfants se dégradent.

S'agissant des aides, nous préconisons un retour aux allocations familiales universelles. Si nous voulons maintenir la classe moyenne dans l'emploi, nous devons l'aider. Celles qui gagnent plus de 1 600 euros, je crois, n'ont droit à rien. Il en va de même pour celles qui n'ont qu'un enfant. Elles ont pourtant besoin d'aide.

Nous recommandons également un élargissement du crédit d'impôt pour l'aide scolaire à domicile. On fabrique le décrochage scolaire des enfants. 41 % d'entre eux vivent sous le seuil de pauvreté. Nombre d'entre eux sont déstabilisés. Dans ce contexte, ils décrochent à l'école. Pendant ce temps, les femmes doivent travailler pour subvenir à leurs besoins. En France, il existe un crédit d'impôt bien organisé, à hauteur de 50 % des heures de soutien scolaire. Il est accessible à toutes les familles.

Ces enfants ont besoin d'être aidés en mathématiques et en français, deux heures par semaine. Pour cette raison, nous préconisons un crédit d'impôt à hauteur de 75 %. La création du statut permettrait de faire évoluer les mesures existantes.

Enfin, le logement est un vrai sujet. De nombreuses femmes deviennent locataires après une séparation. Nous devons aider ces parents, hommes ou femmes, à accéder à la propriété. Nous avons travaillé sur la création d'une caution solidaire pour aider ces parents à accéder à la propriété. L'État interviendrait en caution. Les banques pourraient elles aussi agir, en proposant un crédit sans apport, par exemple. Cette option est déjà ouverte aux entreprises. Pourquoi ne pas l'ouvrir aux familles monoparentales ?

Dominique Vérien, présidente. - Je laisse la parole à mes collègues, à commencer par nos deux rapporteures.

Colombe Brossel, co-rapporteure. - Merci beaucoup à vous quatre. Au fur et à mesure de nos auditions, nous engrangeons beaucoup d'informations, mais observons tout de même une vraie forme de cohérence entre vos propositions, notamment sur la question du statut. Vous avez évoqué à plusieurs reprises un cadre juridique protecteur, tant pour les individus que pour les institutions publiques et les employeurs. Votre façon de développer ce point est très intéressante.

J'aimerais vous poser deux questions qui nous animent depuis quelques semaines. D'abord, nous observons une forme de paradoxe entre la volonté de ne pas stigmatiser les familles monoparentales et la création d'un statut. Il est compliqué d'exposer dans le cadre professionnel le fait que l'on est un parent solo. Comment résoudre cette contradiction ? L'une d'entre vous établissait un parallèle avec la carte « famille nombreuse ». Elle constitue un statut, et ouvre des droits, mais ceux qui ne veulent pas être identifiés comme une famille nombreuse peuvent décider de ne pas entrer dans ce statut. Dans ce cas, ils ne bénéficient pas des avantages associés. Il leur est laissé une liberté de choix. Cette solution pourrait-elle être appliquée pour les familles monoparentales ?

Ensuite, nous avons beaucoup parlé de logement lors de nos précédentes auditions, notamment sur le volet des contraintes rencontrées par les chefs de familles monoparentales : surface, coût... Madame Barreau, vous avez abordé ce point sous un angle différent, en proposant de repenser les besoins de logements pour une famille en termes de services partagés, de coopération. Pourrez-vous nous donner quelques exemples de l'accompagnement que vous proposez aux familles ?

Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - Merci pour vos interventions. J'avais la même question s'agissant du logement. Je n'y reviendrai pas.

Vous avez évoqué la protection de la vie privée lorsqu'il s'agit de reconnaître que l'on est une famille monoparentale. Je peux comprendre que ce soit compliqué. Un système similaire à la carte « famille nombreuse » pourrait résoudre cette difficulté. Vous n'avez toutefois pas parlé de fiscalité. Pensez-vous que la pension alimentaire pourrait être prélevée à la source, au regard des difficultés qui se posent parfois, lorsqu'un conjoint ne la verse pas ? Par ailleurs, un enfant coûte environ 750 euros par mois. Pensez-vous que le montant de l'allocation de soutien familial, mais aussi le montant moyen des pensions devraient être relevés à hauteur de 300 ou 350 euros pour représenter la moitié de cette somme ?

Dominique Vérien, présidente. - Comment le montant de la pension alimentaire est-il défini, selon votre expérience ? Il se calcule selon le revenu du conjoint et non sur le coût de l'enfant. Le reste à charge est parfois très important pour le second parent, quand bien même il gagnerait moins que son ex-conjoint.

Véronique Obé. - J'ai exercé des fonctions dans plusieurs domaines et je suis moi-même une famille monoparentale. Nous nous accordons tous sur l'humilité et la peur que peut générer le fait de parler de sa situation. Dans le cadre de l'accompagnement de parents, la confidence se fait entre quatre murs. Dans la mise en place d'actions collectives, les parents ne veulent pas s'afficher. Ainsi, j'ai d'abord eu une réaction de rejet face à l'idée de créer une carte « famille monoparentale » et un statut. Je ne voulais pas qu'on me colle une étiquette de plus. J'estimais que je souffrais déjà assez de la situation.

Vous l'avez dit, les parents ne disent pas souvent qu'ils sont monoparentaux, parce qu'ils subissent déjà des discriminations dans l'emploi, dans les entreprises. Ils ne peuvent pas toujours gérer des cas d'enfant malade. Je connais très bien cette situation, étant passée de l'ASS (Allocation de solidarité spécifique) à un poste de cadre, et inversement. Le passage de l'un à l'autre est infernal, y compris psychologiquement.

Par ailleurs, le statut juridique touche également à l'organisation entre parents. Le droit de visite et d'hébergement du parent non gardien est un droit, et non une obligation. Je pensais que nous pouvions expliquer la désertion des pères parce qu'on les autorise implicitement à ne pas s'occuper de leurs enfants. Une femme qui ne présente pas son enfant au père est pénalisée. Un père qui ne se présente pas ne l'est pas. Une réflexion me semble nécessaire sur ce point. Nous en sommes arrivés à la situation actuelle en raison de cette défaillance juridique, entre autres.

Ensuite, la mise en place de l'aide à la garde d'enfants pour parent isolé (Agepi) et le recouvrement des pensions par la CAF fonctionnent plutôt bien. Quand le parent ne verse pas la pension alimentaire, les réactions interviennent dans les deux mois qui suivent. Je l'ai testé pour vous. En revanche, l'allocation de soutien familial désigne à la fois l'allocation versée en remplacement d'une pension alimentaire qui n'est pas versée et celle qui est versée à un enfant privé de parents. Dans le cadre d'une recomposition familiale, un enfant continue à bénéficier de la pension alimentaire de l'autre parent, mais celui qui la perçoit sous forme d'une allocation de soutien familial (ASF) en sera privé. Avant de repenser les montants, nous pourrions ainsi repenser ce système.

Les montants des pensions sont en effet calculés sur la situation du parent non gardien, pas sur le coût de l'enfant. Simplement, le salaire d'un Français moyen n'est pas extrêmement élevé. Comment faire pour demander une pension de 300 euros à un père qui en gagne 1 200 ? Certains pères ayant déserté le foyer quittent leur travail pour être insolvables et ne pas s'acquitter de cette pension alimentaire.

Des stratégies sont mises en place pour ne pas verser la pension, quitte à reconstruire une vie familiale ailleurs. Nous en arrivons à des abandons d'enfants dramatiques. Dans ce contexte, comment maintenir le rôle parental ? Le statut juridique ne se baserait-il pas sur une obligation morale plutôt que fonctionnelle et organisationnelle ? Un parent l'est à vie, y compris après une séparation. Il ne peut dire qu'il a fondé une famille et eu des enfants, mais qu'il ne veut plus s'en occuper, et que celui qui peut s'en charger -- généralement une femme -- n'a qu'à se débrouiller. J'y vois une question d'éthique sociologique. La monoparentalité n'est pas l'affaire de la France, elle est planétaire.

Madame Gasmi, vous indiquiez venir d'un milieu aisé. Je suis une Française moyenne. Je pensais que je me débrouillais mal. En me cultivant, en ayant accès à différentes informations, traitant notamment des inégalités entre les femmes et les hommes, je me suis finalement aperçue que je n'avais pas de chance en étant femme et mère. Nous sommes aujourd'hui réunies pour en discuter. Ces données sont effrayantes. Nous pouvons comprendre que certaines personnes en situation de monoparentalité n'ont pas envie de s'y confronter. Par ailleurs, lorsque vous faites part de ces difficultés à des professionnels, on vous répond que vous êtes fatiguée et que vous devriez prendre du repos. Comment pouvez-vous me dire cela, alors que j'ai perdu mon travail, que personne ne m'aide pour m'occuper de mes enfants, que le père est absent ? La séparation occasionne un bouleversement.

Enfin, s'agissant du statut, j'aime la notion de cadre juridique protecteur. Pour autant, il ne doit pas être infantilisant ou avilissant.

Angélique Gasmi. - Je pense qu'il n'est plus, aujourd'hui, question de stigmatisation. 30 % des familles sont concernées. Elles constituent un groupe vulnérable. La monoparentalité rime avec précarité, nous le disions. C'est ce qui justifie notre intervention et notre demande de statut. Les employeurs le demandent parce qu'ils veulent que cette problématique soit traitée. Ce statut ne vise pas à désigner la personne, mais à apporter des réponses concrètes, durables, structurelles.

Nous insistons sur notre demande de cadre juridique protecteur. Aujourd'hui, les gens s'expriment, ils se tournent vers leur employeur pour demander des aménagements. Ce statut permet une coparentalité responsable. En effet, il concerne la garde partielle et la garde totale. Derrière ce statut, c'est tout un cadre qui est nécessaire pour l'emploi, pour l'accès au logement.

Ensuite, nous sommes favorables au prélèvement à la source de la pension alimentaire. Les femmes qui travaillent et élèvent seules leurs enfants n'ont pas le temps d'effectuer toutes les démarches administratives. Nous avons d'un cadre pour les protéger. Aujourd'hui, elles sont majoritairement exposées à la pauvreté.

Nous évoquions le coût qui requiert un enfant pour être élevé. Un montant de 350 euros nous semble être un minimum.

Julie Caputo. - Le fait de disposer d'un statut permettrait à l'employeur de présenter le panel de solutions RH à la disposition du salarié. Ce dernier pourrait alors répondre à une opportunité offerte. Cette possibilité modifierait légèrement l'équilibre et le dialogue dans l'entreprise. Si celle-ci fait savoir qu'elle propose des dispositifs pour les familles monoparentales, ces dernières pourraient s'en saisir.

Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - Allez-vous jusqu'à demander des exonérations fiscales pour les entreprises dans le cadre de situations impliquant des familles monoparentales ?

Julie Caputo. - Si possible, oui.

Angélique Gasmi. - Les exonérations fiscales pourraient constituer un coup de pouce en incitant les employeurs à proposer des mesures, à recruter et à maintenir en emploi des parents solos.

Dominique Vérien, présidente. - Madame Obé, vous signaliez qu'une pension de 350 euros représentait une part importante d'un salaire de 1 200 euros, mais la mère touche peut-être elle aussi 1 200 euros. Pourtant, son reste à charge est plus élevé.

Véronique Obé. - C'est vrai. Ce sujet rejoint celui du coût de la vie, trop élevé au regard des niveaux de salaires. Par ailleurs, une vraie réflexion est à mener s'agissant de la frontière entre l'attribution des aides sociales et les salaires bas.

Ce matin, je demandais mon chemin pour vous rejoindre, et j'ai indiqué que je me rendais au Sénat pour y parler des familles monoparentales. À ce moment-là, une dame a mentionné la récente intervention du Président de la République à leur sujet. J'aimerais rebondir sur ce qu'il a dit et sur ce qui s'est passé cet été. Un changement de discours me paraît nécessaire. Au sein de la fédération, nous indiquons que la responsabilité des parents correspond à l'habilité à répondre aux besoins du quotidien. Arrêtons de parler des parents solos comme des parents défaillants.

Olivia Barreau. - En tant que parent solo, nous sommes confrontés à une charge très importante et à une culpabilité incroyable. Vous êtes-vous déjà retrouvées dans une situation où vous vous êtes senties en tort, mais où vous n'aviez pas du tout envie de vous excuser ? C'est ce qui m'est arrivé ce matin, lorsque je suis arrivée au Sénat. Je savais que j'étais en retard, mais je me suis demandé pourquoi nous avions rendez-vous si tôt alors que cette consultation concernait les familles monoparentales. J'ai déposé mon fils à l'école à 8 heures 20. J'ai fait mon maximum, mais il m'était impossible d'arriver plus tôt. J'étais dans une position qui ne me convenait pas. On peut évidemment s'organiser, mais comment, ne serait-ce qu'en termes financiers ? Nous avons déjà beaucoup à gérer. C'est là que les solutions de logement que nous proposons interviennent.

Nous pouvons penser le logement comme une maison, un village, un foyer au sens noble du terme. En tant que femme, que mère, j'ai des responsabilités, et j'ai besoin de sentir un épanouissement, une émulation sociale, intellectuelle, professionnelle. Je sais que je suis restreinte à certains niveaux, parce que les changements qui interviennent dans la société ne donneront pas leurs fruits du jour au lendemain. Si j'ai un rendez-vous demain, comment vais-je m'organiser ? Si je vis dans un habitat partagé, innovant, pensé avec les familles, j'ai besoin de savoir que je peux déposer mes enfants dans un endroit sécurisé et sécurisant avant de me rendre au travail. Cet accès m'est permis par la solidarité créée à l'intérieur même des logements, parce que les familles se connaissent, s'entraident, et peuvent s'apprécier. J'ai aussi accès à des tiers-lieux mis en place chez Moi & mes enfants, autour desquels est construit l'habitat. Ils peuvent être implantés en pied d'immeubles ou au centre des îlots d'habitation. Ils me permettent de déposer mon enfant, même s'il est 7 h 30 le matin. Celui-ci sera pris en charge par une personne travaillant dans cette espace, ou par un roulement de parents responsables. Les enfants peuvent être emmenés à l'école tous ensemble. La même organisation peut être mise en place le soir, lorsque l'on rentre du travail. Nous n'avons pas à culpabiliser d'être une mère qui travaille, qui a envie de sortir, de se reconstruire sur le plan affectif. Nous n'avons pas à nous justifier sans cesse. Nous pouvons avoir besoin de faire garder nos enfants pour nous rendre à un rendez-vous amoureux. Cela fait partie de la mise en place du reste de la vie, car celle-ci ne s'arrête pas lors de la séparation. Le parcours des femmes est très dense, celui des hommes aussi. Nous en comptons beaucoup dans l'association, mais leur parcours est différent.

Nous menons aujourd'hui une étude de faisabilité des différents modèles envisagés. Elle est financée par la Fondation de France.

Nous avons demandé à nos adhérents et à notre communauté de nous lister leurs besoins, mais aussi d'identifier ce qui leur semblait moins important. Ils ont cité les surfaces. Elles n'ont pas à être très importantes si de grands espaces leur sont mis à disposition par ailleurs, si des tiers-lieux existent et si des mutualisations leur sont proposées : buanderie, jardin, terrasse partagée. Nous pouvons, pourquoi pas, proposer des chambres d'amis partagées, de grands espaces de cuisine pour se rassembler ou pour recevoir des proches. Dans les tiers-lieux, nos bénéficiaires, qui vivent dans de petits espaces, se retrouvent dans ce qu'elles appellent leur « maison sur le boulevard » avec leurs enfants. Elles y reçoivent parfois leur famille, parce qu'elles savent que les enfants pourront y jouer dans des espaces de jeu. Elles prennent possession de la cuisine. Elles peuvent également y rencontrer d'autres personnes. Ces tiers-lieux créent de l'entrée, de la vie. Les bénéficiaires ne sont plus seuls. Évidemment, j'aimerais vivre dans un grand appartement, mais si j'y suis seule, si je n'y ai pas de lien, si personne ne peut garder mon enfant alors que je suis convoquée pour un entretien très important, à quoi me servira ce logement ? Si nous voulons être à l'écoute des familles, des parents seuls avec leurs enfants, nous devons leur offrir la possibilité de recréer un réseau, un cocon social, de travailler, de se former, d'avoir du temps pour elles. Dans les tiers-lieux, nous prenons en charge des enfants en leur proposant des activités pendant que leur mère a accès à des soins d'ostéopathie ou de réflexologie, à un coaching parental ou un soutien juridique... Elle peut en profiter, car elle sait que son enfant est pris en charge dans un endroit sécurisé, qu'il s'épanouit et qu'il retrouve d'autres enfants qu'il connaît. Il sort lui aussi de sa solitude. À chaque évènement, de nouvelles familles nous rejoignent. Elles nous disent toujours que les enfants ne veulent plus partir, parce que ces moments leur permettent de voir du monde. C'est ce dont ils ont besoin.

Je pourrai vous partager les avancées de nos travaux. Nous voulons mettre en place ces espaces pour 2025. Il est impératif de rendre ces services accessibles aux différents niveaux socioprofessionnels.

Angélique Gasmi. - Pour répondre aux différentes questions qu'engendre l'habitat, nous devons sensibiliser les acteurs privés. Le statut est important en ce sens, parce qu'il permettra à ce secteur de prendre conscience de cette problématique, de ce marché. Il permettra également d'engager des réflexions sur l'habitat partagé.

Dominique Vérien, présidente. - En cas de violences intrafamiliales, la règle a changé en France. Aujourd'hui, c'est l'homme qui quitte le foyer, où restent la femme et les enfants. Une règle selon laquelle le parent qui garde l'enfant conserve la maison, lorsqu'il y a propriété, serait-elle envisageable au regard de ces difficultés de logement ? Nous voyons bien qu'en règle générale, en cas de séparation, c'est la mère qui part avec ses enfants. Elle doit retrouver un logement, payer un loyer. La situation diffère entre les pères et les mères.

Olivia Barreau. - Dans mon entourage, je vois des amies en couple préparer leur précarité de demain, si elles venaient à se séparer. Elles laissent toujours la priorité à leur conjoint, qui gagne mieux sa vie, parce qu'il est mis en avant. Si un enfant est malade, c'est la mère qui prend un jour enfant malade.

Mon association compte dix salariés, dont neuf femmes - ce n'est pas un choix, mais j'ai le sentiment que le secteur n'attire que peu d'hommes. Ce sont toujours elles qui prennent en charge les enfants lorsqu'ils sont malades, pendant que leurs maris peuvent privilégier leur carrière, et gagner davantage. Nous devons éveiller les consciences sur ce sujet.

Angélique Gasmi. - Vous évoquez une question essentielle, celle de la sensibilisation des professionnels de la justice aux enjeux de la monoparentalité. Ils ne sont pas conscients que le fait de sortir la femme de son logement revient à la précariser. Même si le juge est informé des difficultés des femmes, il va ordonner à celles qui subissent des violences de quitter leur domicile, pour les protéger. Ainsi, on demande aux femmes victimes de violences de tout quitter. La justice n'est pas consciente des difficultés, parce qu'elle n'y est pas formée. Je pense que la création d'un statut permettra de sensibiliser les professionnels.

Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - Madame Barreau, vous présentiez un projet d'habitat partagé. En cas de remise en couple, pouvez-vous garder le logement ? Nous serions intéressés par vos exemples.

Olivia Barreau. - Je pourrais répondre à cette question après l'étude de faisabilité, dans six mois. Ce sujet fait l'objet de réflexions. Pour l'heure, nous envisageons l'accès à ces logements sur des temporalités données, de vingt-quatre mois, par exemple, permettant aux familles de redéfinir leur foyer, avant de partir ailleurs. Mais nous ne comptons pas les contraindre à nous quitter. Il est encore un peu tôt pour vous répondre.

Annick Billon. - Merci pour la qualité de cette audition.

Nous avons compris que monoparentalité rimait avec précarité. Je comptais revenir sur les propos profondément choquants du Président de la République concernant les émeutes. Il indiquait que les jeunes délinquants étaient essentiellement issus de familles monoparentales. Je ne sais pas si c'est la réalité.

En vous entendant, je réalise que l'État n'a pas pris conscience de la montée du poids de ces familles. Il subsiste un angle mort dans les politiques publiques. Il est nécessaire d'apporter des réponses sur ces points. Elles sont multiples, vos propos le démontrent. Elles peuvent être abordées sous l'angle du logement, de la justice, de la prise en charge et de la facilitation des modes de garde.

À la base de toutes vos interventions, je note la précarité et le déficit d'autonomisation des femmes. En effet, c'est un parcours qui a mené ces femmes à la précarité : des temps partiels, souvent subis, des inégalités salariales, des difficultés d'accès aux modes de garde, des arrêts de travail... Il ne revient pas forcément aux entreprises de prendre tout le poids de cette monoparentalité. D'ailleurs, quand j'étais moi-même en entreprise, je me souviens avoir été témoin de stigmatisation.

Il est temps que nous mettions en oeuvre de vraies politiques publiques. Quid du rôle des collectivités ? Sont-elles aidantes ? Disposons-nous de données chiffrées au sujet de la précarité des familles monoparentales, en termes géographiques et de bassins d'emploi ? Quel rôle attendez-vous des collectivités ? Quel rôle joueront-elles à l'avenir ?

Angélique Gasmi. - J'ai échangé avec plusieurs collectivités. Ils n'ont pas pris conscience des enjeux de cette question, qu'ils jugent comme relevant de la famille et pas de l'égalité hommes-femmes ou de l'enfance. Nous avons besoin d'une vision globale de ce sujet qui se situe à la croisée de plusieurs politiques. Il n'existe pas de crédit, de conventionnement avec des associations pour traiter ce sujet. Nous plaidons pour la création d'un fonds de solidarité pour les familles monoparentales. Aucun budget n'est dédié à la lutte contre leur précarité de ces familles. Nous avons besoin d'une vraie politique. Tant que nous n'aurons pas pris conscience de cette problématique, tout le monde se renverra la balle.

Je viens du monde des collectivités. J'ai échangé avec plusieurs de leurs représentants. Ils n'ont pas pris conscience du sujet, qu'ils jugent comme relevant de la famille et pas de l'égalité hommes-femmes ou de l'enfance. Nous avons besoin d'une vision globale de ce sujet qui se situe à la croisée de plusieurs politiques. Il n'existe pas de crédit, de conventionnement avec des associations pour traiter ce sujet. Nous plaidons pour la création d'un fonds de solidarité pour les familles monoparentales. Aucun budget n'est dédié à la lutte contre leur précarité. Nous avons besoin d'une vraie politique. Tant que nous n'aurons pas pris conscience de cette problématique, tout le monde se renverra la balle.

Véronique Obé. - Il existe quelques initiatives, mais elles ne sont que des pansements sur une jambe de bois. Elles peuvent par ailleurs creuser d'autres inégalités.

De plus, j'écoutais avec beaucoup d'envie et d'admiration les projets de colocation évoqués, mais nous restons dans une société capitaliste. Finalement, ces propositions ne font que répondre à des besoins de subsistance, de logement, à des besoins primaires.

Aujourd'hui, nous avons évoqué la monoparentalité sous l'angle du travail, des finances, de l'organisation. N'oublions pas son impact sur la santé mentale. Nous nous reverrons peut-être pour en discuter.

Dominique Vérien, présidente. - Nous sommes suivis par la chercheuse Andreea Vintila, qui a travaillé sur le contrôle coercitif. Son livre sur le sujet a alimenté nos réflexions dans le cadre du plan Rouge vif contre les violences intrafamiliales. Elle m'a fait part d'une étude menée par Anne Summers, en Australie. selon laquelle 60 % des mères à la tête d'une famille monoparentale ont été victimes de violences conjugales. C'est un vrai sujet. Après la séparation, elles ont perdu 34 % de leurs ressources sans jamais les retrouver. Les hommes, quant à eux, se sont enrichis. J'en reviens donc à ma proposition de modification du barème de calcul de la pension alimentaire, qui pourrait par ailleurs être prélevée à la source.

Merci pour cette audition passionnante. Elle était filmée et retransmise sur le site du Sénat. Nous sommes donc suivis par des sénateurs n'ayant pu être présents ce matin.

Audition d'Hélène Périvier, présidente du conseil de la famille du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA)

(25 janvier 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Mes chers collègues, nous sommes aujourd'hui le 25 janvier, désormais journée nationale contre le sexisme. La journée s'annonce chargée, car de nombreuses associations ont décidé de célébrer cette lutte. Le rapport publié récemment par le Haut Conseil à l'égalité (HCE) sur l'état du sexisme en France montre que ce sujet n'est nullement un problème de génération, comme nous l'espérions. Nous pensions que les jeunes générations seraient moins touchées que les plus anciennes, ce n'est pas du tout le cas. Les jeunes ne sont pas moins sexistes que leurs aînés, bien au contraire. Il nous reste beaucoup à faire sur le sujet.

Les travaux du Sénat sur les familles monoparentales ont été salués ce matin sur France Inter. Nous pouvons jouer un rôle moteur, y compris en matière de féminisme.

Nous poursuivons ce matin nos travaux sur les familles monoparentales. Je suis accompagnée des deux rapporteures de notre mission « flash » : Colombe Brossel et Béatrice Gosselin.

Nous auditionnons ce matin le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA). Nous accueillons à ce titre Hélène Périvier, présidente du Conseil de la famille du HCFEA.

Nous avions déjà eu l'occasion d'auditionner des représentants du HCFEA l'année dernière, dans le cadre de nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer, menés en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer. Leur expertise nous avait éclairés sur les spécificités des structures familiales dans les outre-mer et avait, déjà à l'époque, mis l'accent sur le sujet des familles monoparentales.

En effet, si en France hexagonale, 25 % des familles avec enfants sont des familles monoparentales, cette proportion atteint 50 % aux Antilles et en Guyane. Il s'agit en outre d'une monoparentalité spécifique qui ne fait généralement pas suite à une séparation, mais commence dès la naissance - 60 % des naissances n'étant pas reconnues par le père, contre 10 % en France hexagonale.

Nous avons décidé de poursuivre cette année nos travaux autour des familles monoparentales, dans une approche plus globale.

Si les constats autour des problématiques rencontrées par les familles monoparentales sont désormais connus, nous nous intéressons aux solutions et préconisations pour mieux les soutenir et les accompagner.

Un axe central est celui de la lutte contre la pauvreté, la précarité et le mal-logement. En effet, 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

Les prestations versées aux familles monoparentales vous semblent-elles à la hauteur du coût de l'enfant et du surcoût lié à la monoparentalité - qui s'explique par l'absence d'économies d'échelles, notamment en matière de logement ? Des évolutions du régime des allocations vont semblent-elles nécessaires ? Le sujet de la déconjugalisation de l'allocation de soutien familial (ASF) a été évoqué à plusieurs reprises par de précédents intervenants : qu'en pensez-vous ?

Nous nous intéressons également au sujet des pensions alimentaires. Leur montant moyen n'est que de 170 euros par mois et elles ne sont pas toujours versées de manière régulière, en dépit de la mise en place de l'Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa). Avez-vous des recommandations dans ce domaine, notamment en matière de coût des pensions ? Trois quarts du coût de l'enfant reposent sur le parent gardien.

Plus globalement, vous nous ferez part de vos préconisations pour mieux accompagner les familles monoparentales et pour faciliter leur accès à l'emploi, au logement, aux services publics et aux solutions de garde d'enfant.

Enfin, soutenez-vous la création d'un statut spécifique ? Sous quelle forme juridique et avec quels avantages associés, le cas échéant ?

Hélène Périvier, présidente du Conseil de la famille du HCFEA. - Merci beaucoup de nous recevoir pour traiter ce sujet. Nous nous réjouissons qu'il soit une nouvelle fois inscrit à l'agenda des politiques publiques. Il y a effectivement beaucoup à faire en la matière.

Je précise que je suis présidente du Conseil de la famille du HCFEA, mais aussi économiste à l'OFCE. Je mobiliserai aujourd'hui ces deux casquettes pour répondre au mieux à vos questions. Ce sujet est largement investi par les sciences sociales, depuis longtemps. Il me semble assez important de faire appel à ces travaux pour mieux comprendre la situation socio-économique des mères isolées - nous y reviendrons, mais ce sont généralement les femmes qui ont la garde principale des enfants. Nous identifions des enjeux très importants en matière d'égalité des sexes, d'égalité sociale et d'égalité des enfants face à leurs conditions de vie. Ils sont au croisement de multiples questionnements que nous devons adopter, au sein d'une société comme la nôtre. La France ne peut se satisfaire de voir des familles subir des situations de grande précarité.

Votre première interrogation, concernant le coût de l'enfant, est très importante. Le mesurer n'est pas trivial. On peut se contenter d'observer les dépenses matérielles nécessaires pour élever un enfant. Pour autant, derrière le coût de ce dernier se cachent parfois le renoncement à une carrière, la prise d'un temps partiel -- le plus souvent de la part de la mère -- ou d'autres éléments qui l'augmentent bien souvent. Cette question doit être prise en compte dans son entièreté. Elle crée des situations de précarité pour certaines familles.

De ce point de vue, nous savons que lors de la séparation d'un couple, les deux nouveaux foyers perdent en niveau de vie, qu'il s'agisse du parent gardien ou du parent non-gardien, qui n'a donc pas sa garde principale. Ce dernier sera amené à verser une CEEE (Contribution à l'éducation et à l'entretien des enfants), c'est-à-dire une pension alimentaire, au titre de ses devoirs de contribution à l'éducation de ses enfants. La perte de niveau de vie est temporaire et assez faible pour le parent non-gardien -- généralement un homme --, et beaucoup plus importante pour le parent gardien. Un travail de l'Insee, réalisé par Bertrand Garbinti, Anne Solaz et Carole Bonnet, montre que les femmes perdent en moyenne 19 % de niveau de vie lors de la séparation. Ce pourcentage tient compte des transferts publics et privés. Cette perte substantielle affecte bien évidemment les mères et leurs enfants. Elle est en partie due au retrait partiel ou total d'une activité professionnelle des mères lorsqu'elles sont en couple, ce qui les place dans une plus grande précarité en cas de séparation. Je ne développe pas ce point, extrêmement bien documenté par les économistes. On parle aujourd'hui de child penalty, qui désigne la pénalité au sens économique liée à l'arrivée d'un enfant que subissent les mères. Elle est très importante et est constatée dans tous les pays. Les revenus économiques des hommes restent quant à eux stables après la naissance d'un enfant.

Je m'intéresserai ensuite à la notion de niveau de vie. Pour comparer les conditions de vie de ménages de tailles différentes, nous utilisons une métrique spécifique. En effet, il ne suffit pas de prendre en compte le revenu. Il est évident qu'une personne vivant seule avec 1 000 euros par mois n'a pas le même niveau de vie qu'une mère isolée vivant avec son enfant avec le même revenu. Mais comment comparer les niveaux de vie de ces deux ménages ? On utilise des échelles d'équivalence : on attribue une unité pour le premier adulte, 0,5 unité pour le deuxième adulte, et 0,3 unité pour chaque enfant de moins de 14 ans. Dans le cas que j'évoquais plus tôt, cette métrique implique qu'une mère isolée vivant avec un enfant de moins de 14 ans doit disposer d'un revenu de 1 300 euros pour afficher un niveau de vie équivalent à celui d'une personne seule vivant avec 1 000 euros par mois. Cette métrique, très importante, nous permet de mesurer les inégalités et des taux de pauvreté notamment. Elle est ancrée dans les diagnostics que nous pouvons porter sur nos sociétés, mais aussi sur les politiques publiques que nous proposons pour répondre à ces défis. Or cette échelle surestime le niveau de vie des mères isolées et sous-estime leur précarité. On considère que les économies d'échelles sont surestimées pour une mère vivant avec son enfant, notamment s'agissant du logement. Si un couple sans enfant a besoin d'une chambre, une mère et son enfant auraient a priori besoin de deux chambres. Ainsi, les économies d'échelle ne peuvent être considérées comme étant de même ampleur.

Je n'entrerai pas dans les détails à ce sujet. Je vous invite à consulter divers travaux, l'un que j'ai mené avec Henri Martin en 2018, et un second, publié par la Drees en 2023 (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques) en 2023. Il illustre les écueils de cet outil, qu'il convient de repenser.

Dominique Vérien, présidente. - Nous avons auditionné la Drees, qui a effectivement abordé l'enjeu des échelles d'équivalence, au cours d'une audition des rapporteures.

Hélène Périvier. - Très bien.

Le taux de pauvreté des parents isolés est bien plus important que celui des autres configurations familiales, puisqu'il avoisine 35 %. Il est sous-estimé. Nous identifions ici un enjeu extrêmement important en matière de politiques publiques.

Il existe deux façons de soutenir le niveau de vie des foyers monoparentaux, par des transferts privés ou publics. D'abord, les contributions privées correspondent à la CEEE, communément appelée pension alimentaire, versée par le parent non-gardien au parent gardien. Du fait des difficultés spécifiques que rencontrent ces familles, un certain nombre de politiques publiques soutiennent ensuite leur niveau de vie par divers dispositifs.

Avant d'aborder la question des pensions alimentaires, j'aimerais mettre l'accent sur les politiques publiques. Le système sociofiscal, bien qu'il soit insuffisant, inclut un certain nombre de dispositifs tenant compte de la situation spécifique de la monoparentalité - d'ailleurs pas si spécifique puisqu'elle concerne près d'un quart des familles avec enfants. Néanmoins, il a été pensé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en se basant sur des familles constituées d'un couple marié avec enfants qui ne divorcerait pas. Les configurations familiales sont aujourd'hui bien différentes et variées. Le Conseil de la famille en a dressé un panorama dans un rapport publié en 2021. Les personnes ne se marient pas nécessairement. Lorsqu'elles le font, elles peuvent se séparer. Des enfants peuvent naître hors mariage ou dans le mariage. On observe également des recompositions familiales. Le parcours de vie est assez complexe. Même si le système sociofiscal s'est en partie adapté, il reste encore confronté au défi visant à répondre à la multiplicité des besoins, qui ne sont, par ailleurs, pas stables. En effet, on ne reste pas nécessairement une mère isolée toute sa vie, bien que la remise en couple soit bien plus difficile pour les femmes que pour les hommes n'ayant pas la charge principale de leur enfant. Par ailleurs, les enfants grandissent et finissent par quitter le foyer familial. Nous identifions ainsi un défi consistant à nous rapprocher au mieux de la réalité et du niveau de vie des individus tout en adoptant des politiques publiques compréhensibles et manipulables. Il est loin d'être facile à relever.

Aujourd'hui, la situation spécifique des familles monoparentales est prise en compte par des dispositions fiscales, telles que la demi-part accordée pour isolement, par des prestations dédiées telles que l'allocation de soutien familial (ASF), par des majorations de plafonds d'éligibilité ou de montants de certains dispositifs. C'est le cas de la prime de naissance, de l'allocation de base de la Paje (Prestation d'accueil du jeune enfant), du Complément de libre choix du mode de garde (CMG), du RSA ou de la prime d'activité. La durée de l'allocation de congé parental PreParE est également majorée.

Malgré ces transferts publics, qui soutiennent largement la situation socioéconomique des familles monoparentales, la baisse de niveau de vie est réelle. Comment les soutenir davantage ? Je me concentrerai dans un premier temps sur l'ASF avant de revenir sur son articulation avec la pension alimentaire. Ce sujet ne constitue qu'une petite partie des actions à mener pour soutenir les familles monoparentales.

Sachez que de nombreux rapports en sociologie et en droit portent sur le traitement judiciaire des séparations conjugales. Je pense notamment aux travaux d'Émilie Biland-Curinier, Sibylle Gollac et Hélène Steinmetz, qui ont récemment publié un ouvrage collectif reprenant des données de jugements. Cette source est très importante, car nous ne disposons pas nécessairement de toutes les ressources statistiques nous permettant de tirer une vision précise des différentes situations de séparations, s'agissant tant du recours aux prestations que du montant de la CEEE. Je ne développerai pas ce sujet complexe. Je vous invite à étudier ces travaux dont je vous communiquerai les références exactes ; ils vous seront utiles.

Derrière l'ASF se cachent trois dispositifs. Ils pourraient être distingués, car ils revêtent des objectifs différents. Cette prestation peut être dite non recouvrable, lorsque l'enfant est orphelin, lorsqu'il n'a pas été reconnu par ses parents ou seulement par un seul parent, ou lorsque l'un des parents est jugé hors d'état pour prendre en charge une partie de son entretien. Dans ce cas, l'ASF est versée et ne sera pas remboursée par un parent. Elle soutient le parent restant, lorsqu'il existe, pour qu'il puisse assumer l'éducation de son enfant dans de bonnes conditions. L'allocation peut ensuite être dite complémentaire, complétant des pensions alimentaires fixées par le juge, mais estimées insuffisantes. Parfois, les ressources du parent non-gardien ne sont pas suffisantes pour lui demander de verser une pension alimentaire à la hauteur des besoins de l'enfant. Si le juge fixe la pension à 100 euros par mois et par enfant, l'ASF sera versée pour un montant de 87 euros, car elle a été substantiellement augmentée en octobre 2022 pour atteindre 187 euros. Elle fixe une pension minimale par enfant et par mois. Je tiens à souligner que le taux de non-recours, sur lequel nous ne disposons pas d'une vision précise, est inquiétant. Je vous suggère de consulter le rapport de Muriel Pucci et Bertrand Fragonard, très riche et complet, pour en savoir plus à ce sujet. Pourtant, il est impossible d'élever un enfant dans de bonnes conditions avec 50 ou 100 euros par mois. Il semble donc primordial de s'assurer que les familles éligibles recourent à l'ASF complémentaire. Enfin, il existe une ASF recouvrable, lorsque le parent non-gardien ne verse pas la pension fixée par le juge, en attendant que celle-ci soit recouvrée par les services de la CAF. La solidarité nationale se substitue alors au parent non-gardien, qui devrait, selon toute logique, payer ce qu'il doit au titre de l'éducation de son enfant.

Le montant de pension alimentaire fixé ne fait pas l'objet de données très précises. Les remontées d'information ne sont pas vraiment homogènes. Il semblerait que le montant moyen de la CEEE avoisine 170 euros. Il est sujet à de fortes variations. La CEEE peut être plus élevée que ce que fixe le barème si le parent non-gardien dispose de moyens plus importants, mais l'inverse est également vrai. La prise en compte des ressources du parent non-gardien dans le calcul de la pension alimentaire est importante, mais le parent gardien doit assumer cette charge, peu importe son niveau de revenus. Il lui revient aussi de mener toutes les démarches administratives pour percevoir les prestations auxquelles il a droit. C'est sur les femmes, essentiellement, que pèse ce travail, ce qui peut expliquer certains phénomènes de non-recours. Certaines femmes doivent aussi engager des démarches difficiles auprès de leur ex-conjoint lorsqu'il ne verse pas la pension. Tous ces éléments doivent être pris en compte. De nombreux travaux en sociologie et en droit pourraient vous intéresser pour documenter ces questions. Mes collègues juristes et sociologues, citées précédemment, ont mené un travail complet sur le sujet. Elles soulignent le caractère potentiellement inégalitaire entre les femmes et les hommes du mode de fixation de ces pensions.

J'aborderai rapidement les questions techniques que posent le recouvrement de la pension alimentaire et le traitement, dans le système sociofiscal, de l'ASF et de la CEEE. Plusieurs travaux ont pointé des dysfonctionnements. Ils sont issus d'un rapport de 2022 du Conseil de la famille. J'en ai mené un autre avec Muriel Pucci à l'OFCE. Celle-ci a également produit des documents très complets avec Bertrand Fragonard, abordant les plafonds, les montants et l'articulation des différents dispositifs entre eux.

L'allocation de soutien familial n'est pas traitée de la même façon que la pension alimentaire dans les bases ressources des prestations sociales. La pension alimentaire est comptabilisée dans les bases ressources du RSA et de la prime d'activité des deux foyers. Ainsi, l'éventuelle pension alimentaire du parent non-gardien touchant la prime d'activité apparaît toujours dans ses ressources pour le calcul de cette prestation. De la même façon, la mère gardienne percevant cette pension doit la déclarer dans ses bases ressources. Ainsi, ce revenu est compté deux fois. Dans le système fiscal, le parent non-gardien déduit de son revenu imposable la pension alimentaire versée à son ex-conjointe. Cette dernière la déclare dans ses revenus, mais elle bénéficiera d'une demi-part supplémentaire pour isolement. Le système fiscal n'est probablement pas parfait, mais la prestation n'est pas comptée deux fois dans ce cas. Vous pouvez ici constater un double standard entre le traitement de cette question pour les ménages les plus précaires, éligibles aux prestations sociales, et ceux qui sont plus aisés, concernés plutôt par le système d'impôt sur le revenu.

Pour le parent gardien, il peut ensuite exister des cas de baisse de ressources disponibles lorsqu'il recouvre sa pension. En effet, pour un euro de pension reçue, la mère perd parfois plus d'un euro de prestations sociales, qu'il s'agisse de l'allocation familiale, de la prime d'activité lorsqu'elle y est éligible, ou autre. Le taux marginal effectif d'imposition est très élevé dans certains cas. Ce dysfonctionnement est à souligner. La logique voudrait que suite au recouvrement, le niveau de vie soit maintenu ou augmente, lorsque la pension est supérieure à l'ASF. Ce n'est pas systématique. Ce problème mérite d'être creusé. À juste titre, on cherche à recouvrer les pensions non versées, mais il est problématique que celles-ci mènent parfois à une diminution des revenus disponibles du parent gardien. Ainsi, cette dynamique visant un meilleur recouvrement des pensions doit impérativement s'accompagner d'un toilettage ou d'une refonte du système sociofiscal, de sorte à corriger ces éléments et, si possible, à les améliorer.

Muriel Pucci a mené des travaux très importants en réalisant une maquette du système sociofiscal, maquette Sofi, permettant d'établir des cas types précis, de façon à identifier les situations dans lesquelles apparaissent des dysfonctionnements. Mais, un exercice de microsimulation de plusieurs types de réformes doit être réalisé pour évaluer les effets globaux des différentes possibilités, tant sur le plan redistributif qu'en matière de coût pour les finances publiques. J'attire votre attention sur le fait que le système sociofiscal est très complexe. Les imbrications dans les bases ressources sont multiples. Il est important de veiller à ne pas le déstabiliser. Certaines pistes doivent être creusées. Il nous faut certainement réaliser plusieurs études d'impacts pour identifier la réforme la plus structurante. A minima, des ajustements peuvent être opérés. Ils ont été proposés par le Conseil de la famille ou par Muriel Pucci et moi-même. On pourrait par exemple envisager un abattement dans les bases ressources du montant de l'ASF afin d'éviter les effets complexes que j'évoquais.

La meilleure solution consisterait à remettre à plat les prestations sociales et familiales et le système fiscal de sorte à identifier toutes les incohérences. Ce travail serait important, mais je pense que nous ne pouvons pas nous en passer si nous voulons atteindre un système prenant en compte la multiplicité des situations et leur complexité, et soutenir au mieux les familles, notamment les plus précaires. C'est urgent.

Pour compléter mon propos, j'aimerais mentionner un rapport très intéressant réalisé par mes collègues de l'OFCE au sujet de l'accès aux logements sociaux, à la demande de la Défenseure des droits. Si les familles monoparentales sont prioritaires dans l'accès au logement social, comme elles sont très nombreuses parmi les ménages précaires, cet avantage est finalement assez faible. La question des conditions de vie et de la situation socioéconomique des familles monoparentales s'inscrit dans de multiples chantiers et l'accès au logement en est un.

Je terminerai par quelques mots sur le marché du travail. L'OFCE a réalisé en 2020 un rapport sur la situation socioéconomique des parents isolés. Nous y démontrions que les mères isolées, en particulier, souffraient d'une vulnérabilité plus importante vis-à-vis du chômage. Dans les départements dans lesquels le chômage est très élevé, la participation des mères isolées au marché du travail est plutôt plus faible, toutes choses égales par ailleurs, que celle des mères en couple. Lorsque le marché du travail est extrêmement dégradé, ces mères isolées sont en situation de chômage découragé : elles ne cherchent plus de travail, parce que les emplois proposés ne sont pas compatibles avec leur situation, en matière d'horaires, de temps de trajet, d'organisation de la vie... Ce sujet doit être approfondi. Derrière la situation socioéconomique des mères isolées se cache la question de l'accès à l'emploi, beaucoup plus difficile pour elles que pour d'autres parents.

Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup. Je laisse la parole à nos deux rapporteures.

Colombe Brossel, co-rapporteure. - Vous avez répondu à bon nombre de nos questions, notamment s'agissant du système sociofiscal et des curseurs, dont l'impact peut être lourd. Il me reste deux interrogations.

Nous allons lire les études de Muriel Pucci et Bertrand Fragonard. Pour autant, pouvez-vous développer un peu les cas types de familles monoparentales les plus affectées par un système qui manque de clarté et d'égalité ?

Par ailleurs, vous avez pointé la difficulté pour les parents gardiens d'entrer dans des procédures s'agissant du paiement des pensions alimentaires. Le taux de non-recours est important. Nous interrogerons la Cnaf à ce sujet. Pour autant, un système de recouvrement automatisé, passant par l'administration fiscale plutôt que par les CAF, pourrait-il présenter un impact positif selon le HCFEA et l'OFCE, au-delà de l'exemple québécois ?

Hélène Périvier. - J'ai sous les yeux un graphique montrant l'effet de la prise en compte de la pension alimentaire dans le calcul des transferts sociaux. Est présenté le cas d'un parent gardien qui aurait deux enfants âgés de 6 et 8 ans, percevant 190 euros par enfant et par mois. Le total des prestations perçues en fonction des revenus de cette personne varie largement. Au-delà de deux Smic à un temps plein, la personne perçoit des prestations sociales, mais devient imposable au fur et à mesure que son revenu augmente. Dans la partie inférieure de la distribution des revenus, nous constatons un taux marginal effectif d'imposition élevé. Pour un euro perçu, quelle est la somme déduite ? Les niveaux sont à peu près équivalents pour une personne n'ayant pas de ressources. Pour une personne gagnant la moitié d'un Smic, le taux marginal d'imposition s'établit à 119 %. Ainsi, pour un euro de pension recouvrée, elle perd 19 centimes de prestations. Si elle touche le Smic, ce taux s'élève à 130 %. Les situations sont multiples. Il est donc compliqué de donner un cas type représentatif. Il nous faut les étudier en détail pour identifier des cas saillants. Le recouvrement de la contribution due par le parent non-gardien peut donc conduire à réduire les revenus du parent gardien en raison de la baisse de certaines prestations comme la Prime d'activité, l'aide au logement notamment.

La méthode des cas types permet d'identifier clairement ce qu'il se passe dans une situation précise, mais ne vous donne pas la représentativité du cas en question. Pour cette raison, les modèles de microsimulation sont un outil indispensable pour évaluer des réformes précises, parce qu'ils permettent une analyse plus fine des effets distributifs que nous n'anticipons pas avec la méthode des cas types, et de déterminer la masse de personnes concernées et le coût de la réforme. Ainsi, nous avons besoin de ces deux outils pour manipuler notre système sociofiscal et sa complexité.

Vous devez interroger des personnes plus spécialisées que moi s'agissant de votre seconde question relative au non-recours, au regard de ses dimensions relatives au droit et à la sociologie des familles monoparentales dans leur capacité à accéder à des services différents. Évidemment, l'automaticité favorisera le recours aux prestations publiques et soutiendra les familles monoparentales. Les démarches à engager constituent un frein pour beaucoup. Les travaux menés en sociologie sur cette question laissent entendre qu'il est compliqué de lancer des démarches lors d'une séparation. Les sujets d'argent sont également très sensibles dans ces périodes. Ils revêtent une dimension très affective des deux côtés. Les travaux de Sibylle Gollac et Céline Bessière sont très éclairants de ce point de vue. Les personnes concernées ont plus envie de tourner la page que d'entamer des démarches difficiles. Ce sont souvent les femmes qui doivent les engager, en sus de la garde principale des enfants. Celle-ci leur demande un investissement en temps plus important. Garantir le recours aux prestations publiques et le paiement des pensions dues par le parent non gardien est incontournable en ce sens.

Béatrice Gosselin, co-rapporteure. - De manière à garantir le paiement des pensions dues, un prélèvement à la source permettrait-il de simplifier les démarches pour le parent gardien ? Pourrait-il limiter les risques de conflits ?

Par ailleurs, la mise en place d'un statut de parent isolé vous semblerait-elle utile ?

Hélène Périvier. - Ce n'est pas mon domaine de compétence. Nous avons identifié, dans les différents travaux existants, des problèmes de prise en compte de la CEEE dans les bases ressources qui ont des incidences sur le soutien apporté à ces familles par les collectivités locales. Je pense notamment à la tarification sociale de la cantine, du périscolaire ou autres. Il est primordial de prendre ces éléments en compte, car ils sont importants dans le quotidien de ces parents. Le statut permettrait peut-être un accès direct à certaines aides locales. Il est possible qu'il se pose ici des questions juridiques que je ne perçois pas, mais ce point doit être pris en considération dans le quotidien des mères isolées. Nous manquons d'une vision claire et ne disposons pas de statistiques homogènes ou de remontées d'information nous permettant d'analyser les disparités territoriales de ces modes de tarifications.

Ensuite, le système québécois est très souvent mis en avant. Plutôt que de demander au parent non-gardien de payer une pension, on prélève directement ce qu'il doit à la source. Un tel dispositif réduit les coûts administratifs liés au recouvrement des pensions. Ce n'est pas négligeable. Je pense que le directeur de la Cnaf (Caisse nationale des allocations familiales), que vous auditionnerez tout à l'heure, pourra vous faire part de son engagement pour recouvrer ces pensions. Ces ressources épargnées pourraient par exemple être employées pour encourager le recours à l'ASF complémentaire. Je sais par ailleurs que les CAF ont pour mission d'aller chercher ceux qui ne réclament pas leurs droits alors même qu'ils y sont éligibles.

Laurence Rossignol. - Dans le traitement de la CEEE, j'avais bien conscience des questions fiscales, mais pas de celles des bases ressources. Je comprends que l'ASF n'est pas prise en compte dans la base ressource, alors que la pension alimentaire l'est.

Hélène Périvier. - La situation est plus compliquée que cela, l'ASF et la pension ne sont pas prises en compte dans les bases ressources dans les mêmes proportions. L'ASF n'est pas imposable et elle est exclue des bases ressources servant au calcul des prestations familiales et des aides au logement, mais elle est prise en compte à hauteur de 80 % dans le calcul du RSA et de la prime d'activité. La CEEE est, quant à elle, imposable et intégrée dans les bases ressources des aides au logement et des prestations familiales sous condition de ressources.

Le système fiscal ne compte pas qu'une fois la CEEE comme une ressource, contrairement aux aides sociales. La CEEE est comptabilisée dans les bases ressources d'un parent non-gardien et dans celle du parent gardien pour le calcul de leurs droits à prestations sociales.

Laurence Rossignol. - Une proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale prévoit de ne plus intégrer la CEEE dans le revenu fiscal des parents gardiens. Qu'en pensez-vous ? Par ailleurs, quel est votre point de vue sur la déconjugalisation de l'ASF ?

Hélène Périvier. - Le Conseil de la famille proposait, entre autres, de sortir la pension alimentaire du système fiscal. Si le parent gardien ne l'intègre plus dans son revenu, le parent non-gardien ne la déduira plus. Dans ce cas, un partage des parts doit être effectué. Le Conseil estime aussi nécessaire de revenir sur un partage des prestations sociales et familiales. Dans un monde idéal où il serait possible de procéder à une réelle étude de la contribution en temps, et plus globalement en ressources, de chaque parent à l'éducation des enfants, cette proposition serait intéressante. Mais des travaux en sciences sociales montrent que même en cas de garde alternée ou partagée, le temps et l'investissement en temps ne sont pas nécessairement partagés de manière égale entre les parents. Nous observons une dissonance entre ce que peut offrir le système sociofiscal en termes de partage des transferts publics pour les parents séparés et le partage effectif des tâches et des coûts. Nous le savons, la répartition des tâches est déjà inégalitaire dans les couples, ce sont les femmes qui en réalisent la plus grande part. Il est très probable qu'elle le reste après une séparation. Tendre vers un partage de la charge fiscale, des prestations sociales associées aux enfants et des tâches serait cohérent dans un monde égalitaire. Le Conseil de la famille proposait également un plan B, qui visait à déduire une partie de la CEEE à hauteur de l'ASF dans les bases ressources et dans la déclaration du revenu imposable de la mère, voire en prévoyant un abattement plus important.

Il me semble important de retenir que l'urgence concerne les familles monoparentales précaires. Tous les parents séparés ne le sont pas, mais il est urgent de réfléchir aux dispositifs à mettre en place pour accompagner ces parents précaires.

La déconjugalisation de l'ASF me paraît également essentielle. Lorsque la mère isolée se remet en couple, elle perd ses droits à l'ASF. En revanche, évidemment, si le parent non-gardien paie une CEEE, il continue à la verser. On considère donc que le nouveau conjoint participe en partie à l'éducation des enfants en cas d'ASF. Une déconjugalisation totale coûterait très cher, on pourrait a minima maintenir l'aide pendant un an à compter de la remise en couple, de manière à éviter une perte immédiate de revenus, ce que propose également le Conseil de la famille dans son rapport de 2022.

On touche ici du doigt un sujet très sensible. Comment les solidarités publiques peuvent-elles se conjuguer aux solidarités privées, aujourd'hui multiformes et complexes ? Lorsque l'on se met en couple, on peut retrouver un logement, et ainsi réaliser des économies d'échelle. Pour autant, il n'y a pas de raison d'imposer au nouveau conjoint de prendre en charge le coût des enfants d'une précédente union. Lui-même peut parfois être parent. Cette question s'inscrit donc dans un contexte plus large. Quelle est la place des solidarités privées dans ces dynamiques de composition familiale ? Comment prendre en compte ces nouvelles formes de solidarité privées tout en conservant des solidarités publiques permettant aux enfants d'être élevés dans de bonnes conditions ? Je ne dispose pas de réponse précise à cette question complexe. Simplement, conservons au moins le droit à l'ASF pendant une certaine durée après la remise en couple, de manière à éviter une perte de ressources.

Laurence Rossignol. - Lorsque nous sommes saisis en dernier recours par des citoyens, nous voyons généralement passer des dossiers de demandes de restitution d'une ASF perçue après une remise en couple. Les sommes sont parfois très élevées, pouvant atteindre 5 000 euros. C'est beaucoup d'argent pour une mère isolée. La mise en place d'un délai ne réduirait que d'un an la demande de restitution de la somme indue. Je suis un peu perplexe. J'ai tendance à penser que la déconjugalisation de l'ASF repose sur le postulat selon lequel le nouveau conjoint va contribuer à l'éducation des enfants. Dans ce cas-là -- permettez-moi un raisonnement par l'absurde -- pourquoi ne pas suspendre la CEEE par la même occasion ? Ce n'est pas ainsi que nous devons agir.

Par ailleurs, vous avez raison lorsque vous indiquez que la question des familles monoparentales doit d'abord être abordée sous l'angle des plus précaires. Simplement, on parle beaucoup plus de leurs situations, aujourd'hui, parce que des militantes se sont organisées pour faire entendre leurs voix, parce qu'elles s'imposent dans le débat public. Or ces porte-paroles ne sont pas les plus précaires. Elles travaillent ensemble, mais les éléments moteurs sont souvent des femmes un peu au-dessus de la précarité. Nous devons prendre en compte ces réseaux militants et les propositions qui leur sont apportées. On ne peut pas traiter la question de la monoparentalité sous l'angle unique de la grande précarité.

Enfin, j'ai l'absolue conviction que dans les milieux plus favorisés, les femmes qui travaillent ne demandent même pas la pension alimentaire, estimant que si leur ex-conjoint s'occupe des enfants, elles ne vont pas entrer en conflit sur ce terrain. C'est d'autant plus vrai pour les couples qui n'étaient pas mariés et qui n'ont pas besoin de passer devant le juge. Nous devrons aussi penser à ces femmes qui gagnent correctement leur vie, mais qui doivent porter cette lourde réalité, à défaut d'être en mesure de la traiter.

Hélène Périvier. - La question principale concerne selon moi la répartition des charges et des ressources lors de la séparation. Elle touche toutes les catégories sociales. Une femme issue d'une catégorie sociale aisée doit elle aussi pouvoir faire valoir ces droits. Son ex-conjoint doit participer à l'entretien et à l'éducation des enfants. Simplement, nous parlons ici de prestations sociales, qui visent majoritairement à soutenir les ménages les plus précaires, raison pour laquelle j'insistais sur ce point. Quelques dispositions ont tout de même été prises récemment s'agissant d'ex-conjoints solidaires de dettes fiscales, par exemple. Ces questions importent également. L'urgence est aussi de soutenir ces ménages et ces enfants.

Nous ne pouvons pas éluder la question du coût pour les finances publiques de la déconjugalisation de l'ASF. Conserver le versement durant un certain délai suivant la remise en couple n'empêchera pas la survenance des situations que vous évoquez, mais cela constituerait un premier pas. Le recouvrement de l'ASF complémentaire doit par ailleurs être renforcé. Pourquoi ces familles ne demandent-elles pas ce complément de pension alimentaire ? Enfin, n'oublions pas l'incohérence du système sociofiscal, qui fait perdre à certains des droits en allocation logement, en RSA ou en prime d'activité. Certains éléments représenteront un coût pour les finances publiques, puisque nous devrons payer -- et c'est bien normal -- ces prestations au niveau adéquat. Dans ce cadre, nous devons voir où nous souhaitons placer nos ressources. Des arbitrages sont à faire.

Dominique Vérien, présidente. - Le niveau de la pension alimentaire n'évolue pas automatiquement dans le cas d'une remise en couple. Dans ce cadre, je comprends qu'il ne serait pas illogique que l'ASF complémentaire, qui vise à compléter la CEEE, reste également au même niveau. Comment cette allocation est-elle calculée ? Les conditions de ressource et de vie de la personne qui la perçoit sont-elles prises en compte ? Pourrait-on la calculer au plus juste en cas de partage de loyer avec un nouveau conjoint, sachant qu'une solidarité nationale vient ici pallier la défaillance d'un des parents ?

Peut-on prendre en compte les coûts réels que le parent gardien assume, y compris celui du logement, dans le calcul de l'ASF ? Si le parent non-gardien ne verse que 100 euros de pension, nous savons que ce montant est insuffisant, d'autant plus si son ex-conjointe doit payer un loyer conséquent.

Hélène Périvier. - L'ASF n'est pas calculée en fonction des ressources. Elle s'établit à 187,24 euros. Si le parent non-gardien verse 100 euros, le parent gardien perçoit 87,24 euros complémentaires.

Laurence Rossignol. - L'ASF n'est pas soumise à des conditions de ressource.

Dominique Vérien, présidente. - Je vois. Si tel était le cas, on pourrait envisager un nouveau calcul du montant, au regard de l'évolution des conditions de vie du parent gardien.

Hélène Périvier. - Le principe ne vise pas à tenir compte de la situation spécifique du parent gardien. Il s'agit d'un minimum fixé, car il est considéré qu'un enfant ne peut pas vivre avec moins de 187,24 euros par mois. L'enjeu du non-recours est donc important puisque certaines familles disposent de pensions inférieures à ce niveau sans pour autant demander de complément.

Dominique Vérien, présidente. - Vous avez évoqué des études sur le calcul des pensions alimentaires. Pouvez-vous nous donner les références ?

Hélène Périvier. - Je pense notamment à un ouvrage collectif d'Émilie Biland-Curinier, Sibylle Gollac et Hélène Steinmetz déjà mentionné. Elles ont utilisé dix ans de jugements de juges aux affaires familiales pour établir des statistiques et une analyse sociologique, de manière à mieux comprendre la façon dont les juges fixent les pensions. Ces travaux sont extrêmement riches. Je comprends de leurs travaux que la capacité du parent non gardien à payer la pension alimentaire est davantage prise en compte que les ressources du parent gardien, certainement du fait de l'existence de l'ASF.

Ces travaux pourraient vous donner une vision plus claire des enjeux sur le plan des inégalités entre femmes et hommes dans la fixation des pensions. Ces sociologues ont également mené un travail sur les différences territoriales. Je pourrais vous communiquer les références de leur ouvrage.

Dominique Vérien, présidente. - Nous recevons le garde des Sceaux la semaine prochaine. Nous pourrons lui poser une question utile à ce sujet.

Merci beaucoup.

Hélène Périvier. - Merci à vous. J'espère vous avoir aidés dans vos travaux. Je vous enverrai des documents complémentaires1(*).

Audition de Nicolas Grivel, directeur de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf)

(25 janvier 2024)

Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente

Dominique Vérien, présidente. - Nous poursuivons nos travaux sur les familles monoparentales, avec l'audition de M. Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Il est accompagné de Mme Barbora Brlayova, conseillère en politiques sociale et familiale à la Cnaf.

La Cnaf est chargée de la définition de la stratégie de la branche famille à l'échelle nationale. Elle pilote et anime le réseau des 101 caisses d'allocations familiales (CAF) de France, réparties sur l'ensemble du territoire, qui assurent le versement de prestations sociales et familiales dont bénéficient 33 millions de personnes, soit près de la moitié de la population.

Monsieur le directeur général, vous nous donnerez des éléments sur les caractéristiques des familles monoparentales parmi le public des CAF, en particulier le montant moyen des prestations qu'elles reçoivent, les aides auxquelles elles sont éligibles et les difficultés qu'elles rencontrent en tant qu'allocataires.

Les prestations sont essentielles pour bon nombre de ces familles, au niveau de vie nettement inférieur à celui des autres, puisque 41 % des enfants en famille monoparentale vivent sous le seuil de pauvreté, contre 16 % des enfants dont les parents sont en couple.

Des évolutions de ces prestations sont-elles envisagées ? En particulier, quelle appréciation portez-vous sur une éventuelle déconjugalisation de l'allocation de soutien familial (ASF) ? Quelles seraient ses conséquences sur les familles monoparentales et sur les finances publiques ?

Avez-vous des données sur l'ampleur du non-recours aux droits par les familles monoparentales ?

Par ailleurs, des articles de presse, notamment une enquête du journal Le Monde publiée en décembre 2023, ont mis en lumière une surreprésentation des familles monoparentales dans les contrôles effectués par les CAF, à même niveau de revenu, et ont par conséquent dénoncé le caractère discriminatoire de l'algorithme utilisé. Comment justifiez-vous cette surreprésentation des familles monoparentales au sein des contrôles ?

Nous nous intéressons également au sujet des pensions alimentaires. Quel bilan dressez-vous de la mise en place de l'Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa) et de l'action des CAF en la matière ? Les CAF rencontrent-elles des problématiques spécifiques selon les départements ? Un prélèvement à la source de la pension alimentaire ne serait-il pas plus efficace, sur le modèle québécois ?

Enfin, vous pourrez nous faire part des initiatives mises en place par les CAF, au niveau national ou local, pour mieux accompagner les familles monoparentales, et de vos éventuelles préconisations en la matière.

Certains de nos interlocuteurs ont évoqué la création d'une carte « familles monoparentales » sur le modèle de la carte « familles nombreuses » : cette mise en place vous semble-t-elle opportune ?

Vous avez également reçu, en amont de cette audition, un questionnaire, pour lequel nous attendons des réponses écrites au plus tard le 1er février.

Nicolas Grivel, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). - Vous avez pu entendre les auteurs d'un ouvrage de référence sur les familles monoparentales, ouvrage dont la Cnaf a diligenté l'élaboration. Beaucoup d'informations précieuses y sont contenues, c'est le résultat d'un travail de long terme. Les familles monoparentales deviennent désormais un objet social et un objet de politique publique, d'où cette approche scientifique objectivée.

Nous avons développé des outils pour aider ces familles, et en particulier les femmes, qui représentent 80 % des familles monoparentales. Il y a 2 168 367 familles monoparentales sur nos 13 863 305 d'allocataires et ce chiffre augmente. Par rapport aux années 2000, le nombre de couples est stable, mais les familles monoparentales augmentent de 2 % par an parmi nos allocataires.

Nous disposons d'outils spécifiques en faveur des familles monoparentales. Nous avons des dispositifs de majoration des montants de prestation, pour le RSA -- 615 000 bénéficiaires -- et la prime d'activité -- 880 000 bénéficiaires --, et des règles de prise en charge plus favorables pour le calcul des allocations familiales. Nous avons des aides financières individuelles, à la main des CAF et des travailleurs sociaux, par exemple dans le parcours de séparation. Nous avons aussi l'allocation de soutien familial (ASF) -- 856 000 bénéficiaires -- pour les situations de séparation et d'isolement. Elle a doublé en 2022 pour atteindre 184 euros, ce qui correspond au montant moyen d'une pension alimentaire pour un enfant. L'ASF permet de pallier le manque de pension alimentaire ou de s'y substituer de façon momentanée dans l'attente de son versement, dans sa dimension recouvrable. Cette prestation est significative et utile.

Le débat sur la déconjugalisation de l'ASF s'inscrit dans le mouvement de la déconjugalisation de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), dans un contexte de débat autour du caractère familial du versement des prestations familiales. Cela pose la question de la solidarité familiale. Quand il y a isolement, il y a bien une famille, mais pas de solidarité familiale : la solidarité nationale intervient donc. Le concept de famille monoparentale s'est imposé, mais les situations sont très hétérogènes : certaines familles ne sont pas exposées à la pauvreté, le père peut rester très présent. Dans d'autres cas, le père disparaît complètement. Parmi les familles monoparentales, la situation des femmes très isolées est la plus exposée à la pauvreté, ce qui explique que des aides particulières leur soient destinées. Dès lors, que se passe-t-il quand cette personne se remet en couple ? La condition initiale de versement de l'aide est l'isolement. Maintenir le versement lors de la remise en couple peut ouvrir beaucoup de débats.

Dominique Vérien, présidente. - C'était le cas quand l'allocation s'appelait allocation de parent isolé (API). Aujourd'hui, l'allocation de soutien familial (ASF) est plus spécifiquement dirigée vers l'enfant.

Nicolas Grivel. - Ce n'est pas la même prestation. L'API correspond au RSA majoré ; l'ASF est une autre prestation, qui, à l'origine, était une allocation pour des enfants orphelins. Elle a changé de nature, mais la condition d'isolement a toujours été posée. Dès lors, quelles situations accompagner ? Où faire intervenir la solidarité nationale ? Ce débat est intéressant, mais cela reste un débat politique. La revalorisation de 50 % de l'ASF pour les personnes isolées cible les populations les plus précaires, plus que la mesure de déconjugalisation, qui traite de manière indistincte des situations sociales très différentes, puisque le positionnement dans l'échelle des ressources -- la prestation est sans condition de ressources -- et les revenus du conjoint peuvent être très différents.

Laurence Rossignol. - Oui, mais il y a aussi des charges !

Nicolas Grivel. - Tout à fait, mais l'isolement renvoie à des surcoûts individuels, par exemple en matière de logement. Il faut donc examiner la diversité des situations. Ce débat, très intéressant en matière de philosophie des prestations sociales, est politique plus que technique. Nous avons mené une expérimentation en 2014 de maintien de l'ASF en cas de reprise de la vie commune avec un autre conjoint, dans le cadre de l'expérimentation, dans vingt départements, de la garantie contre les impayés de pension alimentaire. Cela concernait 1 200 personnes sur 800 000 familles : c'est assez faible, mais l'expérimentation était de courte durée ; il y a été mis fin lors de la génération de la garantie contre les impayés de pension alimentaire.

Le non-recours aux prestations est un sujet global. Le taux de non-recours s'élève à près de 30 % pour le RSA et la prime d'activité. La question du droit au recours est très prégnante et nous sommes très mobilisés, avec la réforme de la solidarité à la source, pour faciliter la vie des personnes aidées et les assister dans leurs déclarations. Les erreurs déclaratives trimestrielles pour le RSA sont très nombreuses : dans 60 % des cas, les allocataires font des erreurs, ce qui n'est pas illogique au vu de la complexité du système. Nous devons alors corriger ex post le montant des prestations versées, et dans deux tiers des cas, demander des remboursements, ce qui est très problématique pour les allocataires. Cela contribue au non-recours, notamment pour les familles monoparentales. La réforme de la solidarité à la source pourra stabiliser les droits et consolider le niveau de vie des personnes concernées.

Le taux de non-recours à l'ASF est important, nous nous donnons progressivement les moyens de l'évaluer et de faire des campagnes d'accès aux droits auprès des publics concernés. Ainsi, à la fin de 2021, nous avons pu ouvrir des droits à l'ASF à 3 000 nouvelles familles, très majoritairement des mères, qui n'avaient pas connaissance de leur droit à cette prestation.

Dans le cadre de ces campagnes d'accès aux droits, nous ciblons des individus, en croisant nos données et en utilisant des algorithmes ciblés notamment sur les familles monoparentales. Nous avons ainsi identifié 63 000 cas, qui ont débouché sur l'ouverture de 3 000 dossiers. La difficulté est que nous n'avons pas toujours toutes les informations garantissant que ces personnes sont bien éligibles, et que, par ailleurs, le taux de déperdition est très important, car les personnes ne répondent pas à nos appels ou ne font pas les démarches même lorsqu'elles sont informées de leur éligibilité à des prestations. De nombreuses personnes sont très méfiantes face aux appels et SMS de la CAF, dont elles craignent le caractère frauduleux. Elles ne sont pas habituées à ce qu'on les appelle pour leur ouvrir des droits. Une partie de ces personnes sont en difficulté sociale et ont du mal à faire valoir leurs droits même lorsqu'on les informe de ces droits. Cependant, ces campagnes sont utiles, et nous espérons obtenir le plus d'informations possible, afin de réaliser un ciblage plus pertinent.

J'en viens aux algorithmes, qui permettent de faire à la fois du contrôle et de l'accès aux droits.

L'algorithme qui permet l'accès aux droits ne vous pose pas de problème, j'imagine, mais ceux qui déclenchent des contrôles suscitent des questionnements. Nous sommes un peu surpris par ce type de débat. L'algorithme est très simple ; il n'a rien à voir avec Big Brother. Il nous renvoie la prévalence statistique des prestations et les lie au risque d'indus, de trop-perçus, très majoritairement en raison d'erreurs de déclaration.

Notre travail est d'appliquer les textes et de verser le juste droit. Les indus, en particulier, nous préoccupent, car ils embarrassent beaucoup les familles : c'est le pire du service public que l'on peut rendre. Imaginez que l'on verse 600 euros par mois au lieu de 450 euros, pendant dix-huit mois, puis qu'il faille demander de rembourser dix-huit fois 150 euros... vous comprenez bien l'impact sur les allocataires. Nous cherchons donc à détecter les situations qui engendrent le plus d'indus.

L'algorithme nous renvoie en plus grande proportion des allocataires en situation de précarité, dans les situations les plus complexes et dans les situations familiales les plus instables, car ce sont celles qui engendrent le plus d'erreurs. On nous accuse de chasser les pauvres, mais ce n'est pas le cas : les situations des plus pauvres, qui n'ont aucun revenu, n'engendrent que peu d'indus. Les situations les plus complexes sont celles des personnes qui changent de profession, de statut, ou qui ont plusieurs employeurs. Ils sont alors complètement perdus quand il faut déclarer tous les trimestres leurs ressources, selon des règles qui supposent de faire des additions et des soustractions en fonction de paramètres variés. C'est cela qui génère de la difficulté, donc des erreurs, et donc des indus, si bien que ces situations-là ressortent, statistiquement, ce qui explique que nous les examinions de plus près.

Seuls 6 % des 4 millions de contrôles par an sont outillés par cet algorithme, et in fine, c'est toujours l'humain qui les mène. Dans 31 % des cas, nous devons de l'argent au bénéficiaire, et, dans deux tiers des cas, il y a un indu. Nos contrôleurs font aussi de la pédagogie : il faut prévenir le plus tôt possible les erreurs déclaratives.

Nous ne ciblons pas du tout les familles monoparentales, mais, statistiquement, les erreurs sont plus importantes pour cette catégorie de personnes. Nous avons des dispositifs plus favorables pour les familles monoparentales, donc, si le risque d'erreur existe pour tous, le montant aura un impact financier plus important pour ces familles. De plus, la situation d'isolement et de conjugalité est un critère de majoration de plusieurs prestations, ce qui implique de la contrôler. C'est donc la réalité statistique qui guide l'algorithme, et non le contraire ; il n'y a pas de ciblage discriminatoire des familles monoparentales.

Sur l'Agence de recouvrement et d'intermédiation des pensions alimentaires (Aripa), on parle d'un phénomène de masse : un tiers des pensions alimentaires est partiellement ou irrégulièrement payé, ce qui aggrave la pauvreté des personnes qui se séparent, en particulier des femmes. La mise en place de l'intermédiation publique permet, dans une logique de recouvrement des impayés et surtout de prévention, de dissuader les personnes de ne pas payer ces pensions. La prévention permet d'éviter des situations graves d'impayés, qui sont un facteur de violence et de dégradation des relations au sein de la famille, et ainsi de réduire ce taux de 30 % d'impayés.

Nous sommes à la fin du processus de mise en place de l'intermédiation financière : elle est désormais, par principe, automatique, sauf si les deux parents s'y opposent. Depuis janvier 2023, toutes les situations de séparation sont donc couvertes, y compris les divorces par consentement mutuel. 200 000 dossiers ont donné lieu à la mise en place, soit d'une intermédiation financière, pour 150 000 d'entre eux, soit d'une ASF récupérable, pour 50 000 dossiers. La montée en charge du dispositif est importante, avec 10 000 demandes supplémentaires par mois de recouvrement de pension sans impayés et 5 000 avec recouvrement d'impayés.

Une étude de satisfaction de janvier 2024 montre que huit mères sur dix sont satisfaites de ce dispositif. La pension alimentaire est ainsi reconnue comme un droit permanent, et non plus comme une bataille à mener. L'idée est certes d'aider les mères, mais la question des pères est aussi apparue - beaucoup apprécient cet exercice de neutralisation du sujet, qui sinon serait conflictuel. C'est aussi le moyen de mieux saisir les situations difficiles et de non-recours, et d'ouvrir des droits, grâce à des aides.

Le dispositif fonctionne bien, de façon fluide, s'agissant des procédures qui passent par les tribunaux. En revanche, il reste des difficultés s'agissant des procédures qui passent par les avocats, qui ont des réticences sur la mise en place du dispositif d'intermédiation et conseillent à leurs clients de ne pas passer par la CAF en cas de divorce par consentement mutuel. Pourtant, les impayés peuvent intervenir après des années de séparation et mettre d'emblée en place l'intermédiation permet de prévenir des difficultés ultérieures, liées par exemple à des changements de situation familiale. Cette réforme permet ainsi une prévention la plus complète.

Le dispositif semble assez fluide, même si nous avons identifié un point de vigilance sur son délai de démarrage : nous devons obtenir, en peu de temps, beaucoup d'informations pour mettre en place le circuit de versement, ce qui génère parfois des incompréhensions de la part des parents, sachant que tant que l'intermédiation n'est pas mise en place, il faut régler directement la pension alimentaire. On commence parfois avec un premier mois de pension alimentaire impayée alors que la situation ne le justifie pas. Il nous faudra faire de la pédagogie à ce sujet.

Il sera sans doute également nécessaire de toiletter les textes : les procédures sont très normées et lourdes, car elles ont été conçues pour des situations conflictuelles ; nous pourrions les simplifier pour les situations consensuelles. À nous de faire vivre le dispositif, pendant au moins deux ou trois années, et de prendre un peu de recul pour mieux l'évaluer, avant d'aller plus loin dans le type de réflexion que vous évoquez, s'agissant d'un éventuel prélèvement à la source des pensions. Ce qui est certain, c'est que le dispositif actuel peut être très fluide, en particulier avec le prélèvement automatique.

Nous réfléchissons par ailleurs à une meilleure articulation entre l'Aripa et l'ouverture des droits à l'ASF, de manière que l'entrée dans le dispositif Aripa vaille demande automatique d'ASF en cas de difficultés de versement de la pension, alors qu'aujourd'hui il faut faire une demande supplémentaire, ce qui peut contribuer au non-recours.

Les CAF sont très mobilisées pour accompagner les familles monoparentales, qui sont un public très prioritaire. Le « parcours séparation », lancé par les CAF en 2021, est un parcours global d'« aller vers » : quand nous sommes informés d'une séparation, nous proposons systématiquement un accompagnement social et d'accès aux droits, qui peut être très court avec la délivrance de quelques informations ou plus dense si nécessaire. Nous pouvons ainsi repérer des situations difficiles, de violence par exemple. Nous pouvons également faciliter la mise en place d'une démarche de coparentalité. Tout ce que nous mettons en place de manière apaisée est bienvenu. Nous finançons par exemple des espaces de rencontre, pour que les liens ne soient pas rompus. Quelque 400 000 familles entrent tous les ans dans le parcours séparation.

Avec nos collègues de la Mutualité sociale agricole (MSA), nous menons également des initiatives de répit familial, d'autant plus importantes quand il y a des enfants handicapés. Ces initiatives sont accompagnées au niveau local par les CAF.

L'enjeu de l'accès au service public de la petite enfance est très important. Les familles monoparentales ont de plus grandes difficultés à y accéder, en raison des critères d'éligibilité au sein des collectivités locales et des difficultés financières de ces familles. La réforme du complément de libre choix du mode de garde (CMG) permettra aussi de revoir les restes à charge, et donc de les diminuer pour les familles monoparentales. Nous voulons développer les formules d'horaires atypiques ou encore les crèches à vocation d'insertion professionnelle. Le sujet des accueils de loisir doit aussi être étudié : nous expérimenterons un barème national pour instaurer une tarification spécifique pour ces familles.

Dominique Vérien, présidente. - Quid de la carte « familles monoparentales », à l'exemple de la carte « familles nombreuses » ?

Nicolas Grivel. - Cela renvoie à la question des services offerts. La carte « familles nombreuses » renvoie à des services restreints, comme ceux de la SNCF ou les services publics locaux. Deux questions se posent : comment gérer au mieux ce genre de dispositif et pour quelle durée ? Car la situation de monoparentalité est mouvante.

Béatrice Gosselin, rapporteure. - Vous soulignez un certain manque de réactivité de l'Aripa et vous avez évoqué les situations les plus difficiles s'agissant du recouvrement des pensions alimentaires. Hormis le prélèvement à la source, quelles procédures pourraient régler ces problèmes ?

Je suis élue d'une zone rurale. Quelles sont les structures qui permettent de proposer des répits familiaux dans ce type de territoire ?

Nicolas Grivel. - Il ne s'agit pas véritablement d'un manque de réactivité, pour ce qui concerne l'Aripa. La montée en charge du dispositif implique des volumes de dossiers très importants, mais il sera vite mieux outillé. Ces étapes de démarrage sont indispensables.

Les échanges avec la justice fonctionnent bien, grâce à un portail commun ; il faut lancer le dossier administratif, avec des allers-retours de courrier, il faut renseigner les RIB... cela prend un peu de temps, environ un ou deux mois. En outre, les parents ne répondent pas toujours dans les délais. Nous pourrions simplifier une partie des procédures pour les cas non conflictuels sachant qu'aujourd'hui la logique a été inversée, avec une intermédiation automatique et deux fois plus de demandes de versement sans impayé que de demandes avec impayés. Les étapes de démarrage ne sont en effet pas simples : au début, on ne connaît pas le public concerné, qui ne vient pas vers nous de lui-même.

Nous avons mené un gros travail de pédagogie à ce sujet, que nous poursuivons, car les parents doivent comprendre ce qu'il leur revient de faire pendant les un ou deux mois de délai : le débiteur doit bien verser sa pension alimentaire directement au parent gardien le temps que l'intermédiation se mette en place, pour éviter de commencer le versement de la pension par deux mois d'impayés.

Le répit familial s'organise au niveau local. Il faut travailler sur des partenariats et des offres locales, car les situations sont très différentes ; ce ne sont pas les mêmes structures qui prennent en charge de petits enfants ou des adolescents. Se posent également des questions fines de partage du temps, de lieu d'accueil parents-enfants. La socialisation de l'enfant et le répit sont liés. Enfin, la situation des enfants handicapés est plus complexe.

Béatrice Gosselin, rapporteure. - S'agissant des structures de répit, je pense à une association locale, dans la Manche, qui est soutenue par la CAF, par l'Union départementale des associations familiales (Udaf) et par la MSA. Cette association prend en charge les enfants par groupe, le week-end, avec des éducateurs. Ce genre de dispositif est-il mis en oeuvre dans tous les départements ou cela reste-t-il marginal ?

Nicolas Grivel. - Il n'y a pas d'offre de service homogène sur le territoire national, mais nous espérons développer ces dispositifs.

Colombe Brossel, rapporteure. - Nous avons auditionné les auteures de l'ouvrage piloté de la Cnaf. La coordinatrice des travaux indiquait qu'il existait bien un soutien aux familles monoparentales, mais que les prestations n'empêchaient pas la précarité. Les politiques publiques n'arrivent pas à résoudre cette question et, in fine, les contrôles de la Cnaf aboutissent à mettre au jour deux tiers de trop-perçus, qui accentuent encore le problème. Il ne s'agit pas d'un grief personnel, mais vous admettrez que c'est paradoxal.

Sur l'Aripa, je comprends bien que la prise en main soit lourde. Cependant, un ou deux mois de délai, dans un contexte de séparation, ce n'est pas rien ! Le taux d'impayés est-il moins important désormais ? Quel est l'impact réel de cette réforme ? Enfin, comment quantifier la mobilisation de la Cnaf sur ce sujet ?

Nicolas Grivel. - Il y a deux débats : quel est le niveau de solidarité nationale que l'on veut accorder à ces familles, et quelles sont les conséquences de ces choix politiques ? Ce que nous voulons, c'est verser plus vite et mieux le bon montant de prestation. Moins il y a d'indus, mieux nous nous portons. Le volume des erreurs déclaratives et notre incapacité à récupérer l'intégralité des sommes ont fait que, pour ce seul motif, la Cour des comptes n'a pas validé les comptes de la branche famille l'année dernière ! Il s'agit de plusieurs milliards d'euros. Nous appliquons simplement le juste droit. On ne peut pas considérer que l'on contribue à la pauvreté en récupérant un trop perçu. On peut considérer que les aides ne sont pas suffisantes, mais il s'agit alors d'un autre débat et il faut décider d'augmenter le montant versé. Les CAF, en tant que service public, ne peuvent pas ne pas appliquer les textes de droit dans le but de rendre les gens moins pauvres...

Sur l'Aripa, pour mettre en place une relation financière qui va durer des années, un ou deux mois de délai, ce n'est pas si long, au regard de l'ensemble des allers-retours avec les familles. La lourdeur concerne les situations problématiques. Moins nous aurons de problèmes, plus ce sera fluide.

Il est trop tôt pour répondre sur l'impact de cette réforme sur le taux d'impayés. Nous travaillons beaucoup sur le flux, mais la masse des pensions alimentaires vient de séparations intervenues avant 2022 et 2023. Nous récupérons encore beaucoup de situations d'impayés -- 5 000 par an -- qui découlent de difficultés antérieures à la mise en place du dispositif. Il est trop tôt pour répondre, nous pourrons mesurer progressivement les évolutions.

Plus de 1 000 ETP sont dévolus à cette activité, alors que cette mission n'était pas prévue dans notre précédente convention d'objectifs et de gestion (COG). Ce n'est pas rien... nous avons fait mieux que bricoler. Nous avons réagi rapidement et nous outillons nos équipes de mieux en mieux. Nous pouvons nous féliciter que l'administration ait répondu rapidement à ce nouveau besoin : on ne crée par tous les jours un service public nouveau ! Pour autant, contrairement à nos autres activités, nous ne versons pas d'aide directe ici, nous ne sommes qu'un intermédiaire entre acteurs privés, ce qui n'est pas toujours compris. Certains peuvent se demander : après tout, pourquoi intervenir quand tout se passe bien ? Mais nous prévenons des difficultés futures, et à ce titre, l'universalité du dispositif me semble très intéressante.

Adel Ziane. - Je suis sénateur de la Seine-Saint-Denis et je souhaite revenir sur l'algorithme utilisé par les CAF pour leurs contrôles. Quand l'article du Monde est sorti, ce sont les critères de réglage de cet algorithme, très gestionnaire, qui nous ont interpellés ; on constatait un ciblage sur les mères célibataires ou les personnes en situation de handicap. Le président du département, Stéphane Troussel, avait saisi le Défenseur des droits. Cela nous semble bien discriminatoire, notamment dans mon département, où le taux de pauvreté est deux fois supérieur à la moyenne nationale et où les mères célibataires sont surreprésentées. Il y a potentiellement un critère géographique : le simple fait de vivre en Seine-Saint-Denis aggraverait ce risque de contrôle.

L'utilisation de l'algorithme avait été expérimentée en 2004 et déployée au niveau national en 2010 pour se concentrer sur la recherche d'erreurs a posteriori plutôt que sur la prévention de ces erreurs. En 2000, j'avais alors un emploi saisonnier, à la CAF, sur les allocations logement. J'avais pris conscience du rôle de contrôle des CAF, mais aussi de leur rôle de conseil aux allocataires, pour les convaincre de déposer un dossier. Le système est très complexe, on ne peut en vouloir à nos allocataires de faire des erreurs. Y a-t-il une volonté de la Cnaf de renforcer ce travail de prévention et de pédagogie ?

Nicolas Grivel. - Nos prestations sont majoritairement tournées vers les publics les plus fragiles et nos prestations les plus complexes les concernent davantage. A contrario, les allocations familiales, elles, sont universelles et très simples, avec des informations automatiques sur les naissances. Si le système des allocations familiales était très complexe et que c'était notre allocation principale, nous aurions, avec l'algorithme, une représentation très différente du public à cibler dans les contrôles. Cet algorithme n'est que le reflet statistique des personnes qui sont dans des situations les plus propices à faire des erreurs déclaratives.

Pour autant, le sujet mérite de la pédagogie et de la transparence. Avant même la parution des articles de presse évoqués, nous avions déjà décidé de lancer, il y a un an, un travail pluridisciplinaire d'analyse de nos pratiques algorithmiques. Nous entendons en partager les résultats avec les acteurs et avoir un débat au printemps 2024. On nous reproche par exemple de cibler les bénéficiaires de l'AAH, et donc les personnes handicapées, mais en réalité le paramètre qui ressort comme présentant des risques d'erreur importants concerne les bénéficiaires de l'AAH qui travaillent et qui doivent donc produire des déclarations complexes.

La complexité infinie des déclarations, l'instabilité et la variabilité des ressources génèrent des erreurs, parce que notre système social, pour être très réactif, doit disposer de données très récentes sur les ressources. Ainsi, il faut que les allocataires fassent de nombreuses déclarations, et beaucoup se trompent. Par nature, nous proposons un système qui engendre ses propres difficultés et suscite une forme d'incompréhension. Il nous faut donc changer la nature de notre système, dans l'idéal avec des déclarations préremplies. En Seine-Saint-Denis, si les populations sont plus instables, il y a un plus grand risque d'erreur : l'algorithme signale donc plus de problèmes.

Je vous remercie d'avoir ce débat, qui permet de clarifier les choses. L'algorithme est simplement un miroir statistique, il évite des biais. Pour autant, les critères restent neutres, nous n'avons aucune volonté de cibler tel ou tel public ou de discriminer quiconque.

Dominique Vérien, présidente. - Une dernière question : comment l'aide universelle d'urgence pour les victimes de violences conjugales se met-elle en place ?

Nicolas Grivel. - Le dispositif, voté il y a moins d'un an, à l'initiative de la sénatrice Valérie Létard, est très intéressant ; la sollicitation est forte, ce qui témoigne de son utilité. Les délais sont très courts : trois à cinq jours ; nous les tenons dans la majorité des cas, car ces dossiers sont prioritaires, et les premiers retours sont assez favorables.

Certains bénéficiaires présentent parfois des faits remontant à un an, comme le permet la loi : les situations d'urgence sont donc variables. Nous avons traité 12 000 demandes, qui ont été satisfaites pour 8 000 bénéficiaires, avec un montant moyen de 850 euros sous forme d'aides directes, les prêts étant très peu nombreux. Nous observons déjà une baisse des sollicitations, après un pic, mais les volumes sont déjà plus importants que prévu.

Pour autant, nous avons identifié des points de vigilance et des pistes de travail.

Ainsi, au niveau des forces de l'ordre, les plaintes sont très hétérogènes, mais certaines d'entre elles sont sordides, et psychologiquement difficiles à lire. Des commissariats ont développé des attestations de dépôt de plainte pour violences conjugales, ce qui permet de réduire la charge de gestion et de neutraliser les aspects émotionnels pour nos agents, les dispensant de lire les dossiers. Nous souhaitons poursuivre ce travail avec le ministère de l'intérieur. La qualification des faits est parfois difficile ; il faut améliorer l'identification des situations et des couples.

Sur l'accompagnement social, les acteurs se saisissent progressivement de ces dispositifs, notamment les conseils départementaux. Dans cinq départements, en outre, nous coordonnons l'expérimentation du pack nouveau départ.

Nous jouons donc notre rôle dans ce système, qui est lié à l'aspect financier de la mesure, mais nous ne cherchons en aucune manière à supplanter d'autres acteurs.

Dominique Vérien, présidente. - Merci de vos réponses.


* 1 Références mentionnées lors de cette audition :

HCFEA, Dossier du Conseil de la famille, Les ruptures de couples avec enfants mineurs, adopté le 21 janvier 2020.

HCFEA, Rapport du Conseil de la famille, La situation des familles dans les départements et régions d'Outre-mer (Drom) : réalités sociales et politiques menées, adopté le 15 mars 2022.

HCFEA, Rapport du Conseil de la famille, Panorama des familles d'aujourd'hui, adopté le 28 septembre 2021.

Bonnet Carole, Garbinti Bertrand et Solaz Anne, Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d'un divorce ou d'une rupture de Pacs, Insee Références, 2015.

Bonnet Carole, Garbinti Bertrand, Solaz Anne, Les conditions de vie des enfants après le divorce, Insee première, 1536, 2015.

Champagne Clara, Pailhé Ariane et Solaz Anne, 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d'évolutions ?, Économie et Statistique, 478-479-480, p. 209-241, 2015.

Fragonard Bertrand et Muriel Pucci, Réflexions sur le revenu des familles monoparentales et des parents débiteurs d'une pension alimentaire, Revue de droit sanitaire et social RDSS (n° 6, novembre-décembre 2022).

Gollac Sibylle (dir.), Parents au tribunal. La coparentalité façonnée par l'institution judiciaire, rapport de recherche de l'équipe Justines (Justice et inégalités au prisme des sciences sociales) pour la Caisse nationale des allocations familiales - Cnaf, 2022.

Le Pape Marie-Clémence et Clémence Helfter (dir), Les familles monoparentales. Conditions de vie, vécu et action publique. Un état des savoirs, La Documentation Française, 2023.

Périvier Hélène et Muriel Pucci, Comment soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système sociofiscal, Policy brief OFCE, n° 91, 2021.

Pucci Muriel et Périvier Hélène, Le soutien apporté par le système sociofiscal aux parents séparés : bilan et proposition de réformes, Informations sociales, n° 207, 2022/3, pp. 74-82, 2022.

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