LETTRE OUVERTE46(*) DE MEMBRES DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES DU SÉNAT SUR L'APPLICATION DE LA LOI DU 13 AVRIL 2016 VISANT À RENFORCER LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME PROSTITUTIONNEL
ET À ACCOMPAGNER LES PERSONNES PROSTITUÉES

Monsieur le Ministre de l'Intérieur,

Monsieur le Garde des Sceaux,

Madame la Ministre déléguée auprès du Premier ministre,

Monsieur le Secrétaire d'État auprès du ministre des Solidarités et de la santé,

Le 13 avril 2021 a marqué le cinquième anniversaire de la promulgation de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées.

La Délégation aux droits des femmes du Sénat a jugé indispensable de manifester l'importance qu'elle attache à cet anniversaire en organisant, le 8 avril 2021, une table ronde consacrée au bilan d'application de cette loi. Cet événement a permis de réunir de nombreux intervenants de très grande qualité, parmi lesquels des représentants des associations de lutte contre le système prostitutionnel, des magistrats, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains, le Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que les trois inspections (IGA, IGAS et IGJ) ayant publié, en décembre 2019, un rapport d'évaluation de la loi du 13 avril 2016.

Le constat unanimement partagé au cours de cette table ronde est le suivant : si l'esprit de la loi votée en 2016 doit être salué comme un tournant décisif dans la lutte contre « la plus vieille violence du monde «, son application effective sur l'ensemble du territoire est loin d'être à la hauteur des espérances exprimées il y a cinq ans par tous les défenseurs de la lutte contre le système prostitutionnel.

L'esprit de la loi c'était d'abord de protéger les personnes prostituées et de les accompagner sur le chemin du parcours de sortie de la prostitution. Force est de constater que, dans ce domaine, les résultats ne sont pas au rendez-vous et qu'ils sont inégaux sur tout le territoire.

Sur une population totale estimée à près de 40 000 personnes en situation de prostitution, 564 seulement ont bénéficié de la mise en oeuvre d'un parcours de sortie de la prostitution (PSP), soit moins de 2 %. Nous estimons que ce chiffre est beaucoup trop faible au regard des besoins potentiels : cet instrument de réinsertion s'est en effet révélé efficace lorsqu'il a été correctement appliqué. Les personnes engagées dans un PSP ne représentent par ailleurs qu'une faible proportion de celles accompagnées par les associations puisque la grande majorité d'entre elles le sont hors d'un parcours de sortie.

En outre, tous les départements n'ont pas mis en place les commissions départementales de lutte contre la prostitution créées par la loi de 2016 et chargées d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes : on estime qu'environ un quart des départements en sont encore dépourvus. Les dispositions de la loi du 13 avril 2016 ont donc été déployées progressivement mais de façon très hétérogène sur tout le territoire. Par ailleurs, les commissions départementales qui ont été mises en place jouent de manière très diverse leur rôle d'élaboration d'orientations stratégiques, certaines commissions étant encore peu actives en la matière. Ainsi, nous avons appris qu'un tiers d'entre elles n'avaient pas encore commencé à examiner des parcours de sortie.

Depuis 2016, près de 20 % des parcours de sortie de la prostitution ont été refusés par les commissions départementales et les motifs de refus exprimés ne respectent pas, pour la plupart, l'esprit de la loi de 2016. L'importante hétérogénéité entre départements des critères d'entrée dans un parcours de sortie, notamment au regard du droit au séjour des bénéficiaires, constitue également un obstacle qu'il conviendrait de lever en précisant et en harmonisant ces critères au niveau national.

Autre difficulté liée à ce parcours de sortie : le niveau trop faible de l'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle (AFIS) proposée aux personnes prostituées, qui s'élève à 330 euros mensuels pour une personne seule. Ce montant est insuffisant pour permettre aux personnes prostituées désireuses de sortir de la prostitution de faire face aux difficultés financières et d'hébergement qu'elles rencontrent une fois engagées dans le parcours de sortie. Une revalorisation de cette aide mensuelle nous paraît donc indispensable.

L'esprit de la loi c'était aussi de pénaliser et de responsabiliser le client en créant une nouvelle infraction d'achat d'acte sexuel. Mais là encore, les résultats obtenus sont mitigés sur l'ensemble du territoire voire insuffisants.

Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 13 avril 2016 jusqu'en 2020, le nombre de verbalisations de clients a été stable avec une moyenne annuelle de 1 300 individus concernés. L'année 2020 a été marquée par une baisse significative des verbalisations, de l'ordre de 45 %, en raison des périodes successives de confinement lié à la crise sanitaire. Cette infraction est donc au final peu constatée tandis que les verbalisations sont concentrées sur un petit nombre de territoires. L'interdiction d'achat d'actes sexuels n'est une réalité que dans certains départements et la grande majorité des verbalisations est intervenue en région parisienne (Paris cumule 50 % des procédures). Enfin, les stages de sensibilisation à la lutte contre l'achat de services sexuels ne sont que très peu développés : depuis l'entrée en vigueur de la loi, moins de 1 000 individus au total ont été orientés vers ce type de stage.

En l'espace de cinq ans, la prostitution a changé de visage et connu des évolutions de fond majeures : la prostitution de rue a fortement diminué pour se déporter vers des zones périphériques tandis que la prostitution en intérieur, dite prostitution « logée », s'est fortement développée, à l'abri des regards. En outre, et c'est là un changement profond à prendre en compte dans la lutte contre le proxénétisme, la mise en relation entre les clients et les personnes qui se prostituent se fait désormais majoritairement par internet ou via les réseaux sociaux.

Les victimes de la prostitution se sont donc progressivement déplacées de l'espace public vers l'espace numérique ou privé. En 2020, la prostitution est pratiquée à plus de 90 % dans des hôtels ou des appartements privés. Au moment du vote de la loi de 2016, la prostitution sur la voie publique représentait plus de la moitié de la pratique prostitutionnelle en France contre seulement 9 % aujourd'hui.

Il est donc nécessaire aujourd'hui de tenir compte de ces évolutions et d'adapter en conséquence les réponses de l'ensemble de la chaîne pénale au phénomène de la prostitution. Il convient également de donner aux services d'enquête les moyens humains et financiers à la hauteur des défis actuels.

En outre, si les résultats de la lutte contre les réseaux de proxénétisme sont encourageants avec une augmentation de 54 % du nombre d'enquêtes pénales contre les proxénètes depuis 2016, il nous semble que la totalité du montant des biens et immeubles confisqués aux proxénètes dans le cadre de l'application de la loi de 2016 (plus de 10 millions d'euros en 2019) devrait pouvoir être réinvestie dans le financement de la protection et de la réinsertion des victimes de la prostitution. Le montant aujourd'hui réinjecté dans cette politique ne s'élève en effet qu'à 2,35 millions d'euros.

Enfin, le développement de la prostitution des mineurs est un phénomène inquiétant qui doit mobiliser toutes les énergies.

L'âge moyen d'entrée en prostitution se situe à 14 ans mais des cas de prostitution concernent aussi de jeunes adolescentes de 12 ans. La majorité des adultes en situation de prostitution aujourd'hui seraient entrées en prostitution au cours de leur minorité. Il y a donc bien une vulnérabilité liée à l'âge, doublée d'une vulnérabilité liée au vécu traumatique de violences dans la vie familiale ou scolaire pour la plupart des victimes mineures de la prostitution.

L'Office central pour la répression de la traite des êtres humains a constaté, entre 2016 et 2020, une augmentation de plus de 300 % du nombre de victimes mineurs de proxénétisme et de plus de 90 % entre 2019 et 2020. Si les statistiques officielles de 2020 affichent 219 victimes mineures de proxénétisme, les associations de lutte contre la prostitution des enfants évaluent, elles, le nombre actuel des mineurs victimes de prostitution entre 6 000 et 10 000, en majorité des filles de 13 à 16 ans.

Une prévention spécifique de la prostitution des mineurs doit donc être mise en place, notamment en milieu scolaire, doublée d'une campagne nationale de communication et de sensibilisation.

Ainsi que le rappelait la procureure générale près la cour d'appel de Paris, par ailleurs présidente du groupe de travail sur la prostitution des mineurs mis en place par le gouvernement le 30 septembre 2020, lors de notre table ronde du 8 avril 2021 : « On ne part pas de rien mais il y a urgence à agir ! »

Pour améliorer la lutte contre le système prostitutionnel, il convient aujourd'hui de prendre la mesure de l'ensemble de ces évolutions et d'adapter la réponse des pouvoirs publics en conséquence.

Une nouvelle ambition politique s'impose pour appliquer pleinement la loi de 2016 sur l'ensemble de notre territoire : en la matière vous pourrez compter sur la mobilisation de la Délégation aux droits des femmes du Sénat !

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le ministre de l'Intérieur, Monsieur le Garde des Sceaux, Madame la ministre déléguée auprès du Premier ministre, Monsieur le Secrétaire d'État auprès du ministre des Solidarités et de la santé, l'expression de notre haute considération.

Annick BILLON, sénatrice de la Vendée, présidente de la délégation aux droits des femmes

Liste des cosignataires de cette lettre ouverte, par ordre alphabétique :

Jean-Michel ARNAUD, sénateur des Hautes-Alpes, Bruno BELIN, sénateur de la Vienne, Alexandra BORCHIO FONTIMP, sénatrice des Alpes-Maritimes, Valérie BOYER, sénatrice des Bouches-du-Rhône, Isabelle BRIQUET, sénatrice de la Haute-Vienne, Max BRISSON, sénateur des Pyrénées-Atlantiques, Laurence COHEN, sénatrice du Val-de-Marne, Jean-Pierre CORBISEZ, sénateur du Pas-de-Calais, Laure DARCOS, sénatrice de l'Essonne, Martine FILLEUL, sénatrice du Nord, Joëlle GARRIAUD-MAYLAM, sénateur représentant les Français établis hors de France, Loïc HERVÉ, sénateur de la Haute-Savoie, Annick JACQUEMET, sénatrice du Doubs, Micheline JACQUES, sénateur de Saint-Barthélemy, Victoire JASMIN, sénatrice de la Guadeloupe, Else JOSEPH, sénatrice des Ardennes, Claudine LEPAGE, sénatrice représentant les Français établis hors de France, Viviane MALET, sénatrice de La Réunion, Pierre MÉDEVIELLE, sénateur de la Haute-Garonne, Marie-Pierre MONIER, sénatrice de la Drôme, Sylviane NOËL, sénatrice de la Haute-Savoie, Guylène PANTEL, sénatrice de la Lozère, Kristina PLUCHET, sénatrice de l'Eure, Marie-Pierre RICHER, sénatrice du Cher, Laurence ROSSIGNOL, sénatrice de l'Oise, Elsa SCHALCK, sénatrice du Bas-Rhin, Marie-Claude VARAILLAS, sénatrice de la Dordogne, Sabine VAN HEGHE, sénatrice du Pas-de-Calais, Dominique VÉRIEN, sénatrice de l'Yonne.


* 46 À Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, Élisabeth Moreno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, et Adrien Taquet, secrétaire d'État auprès du ministre des Solidarités et de la santé, chargé de l'enfance et des familles.

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