E. FAVORISER LA STRUCTURATION D'UN ÉCOSYSTÈME DE FONDS D'INVESTISSEMENT À TOUTES LES ÉTAPES DU DÉVELOPPEMENT DES ENTREPRISES INDUSTRIELLES INNOVANTES

1. Les effets délétères de la politique des « petits pas »
a) Un continuum de soutien mal adapté au financement des entreprises à vocation industrielle

Les dispositifs publics de financement, d'accompagnement et de soutien en vigueur ne permettent pas toujours d'appréhender les spécificités des entreprises innovantes à vocation industrielle.

Premièrement, la durée de l'accompagnement financier, les exigences de rentabilité à court ou moyen terme, la faible appétence pour le risque et le manque de connaissance des enjeux industriels ne permettent pas de s'adapter à la durée inhérente au développement de certaines innovations .

Par exemple, comme l'a indiqué Pascale Augé, présidente du directoire d'Inserm Transfert, « un médicament, c'est au minimum dix ou quinze ans de développement, un dispositif médical, sept à neuf ans, et les innovations en santé digitale, cinq à sept ans. En d'autres termes, les médicaments qui sortent aujourd'hui ont émergé voilà plus de quinze ans » 220 ( * ) .

Deuxièmement, le développement des entreprises innovantes à vocation industrielle est intensément capitalistique , requérant dès les premières étapes de développement des investissements importants, notamment en raison des infrastructures à financer.

En France, des efforts significatifs ont été consentis par les pouvoirs publics pour développer les fonds d'amorçage, et le relais est assuré par l'investissement privé. Toutefois, le volume des financements accordés reste plus faible que dans d'autres pays européens et insuffisant pour financer des projets de dimension industrielle . Selon le baromètre du capital-risque élaboré par le cabinet de conseil Ernst & Young, le montant moyen d'une levée de fonds était de 14,76 millions d'euros en France en 2021 (avec 80 % des investissements en valeur pour l'Île-de-France !), alors qu'il est de plusieurs dizaines de millions d'euros dans des pays comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne.

Par ailleurs, les auditions menées lors de cette mission d'information mettent en évidence un manque de fonds de croissance capables de financer des innovations industrielles à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros et surtout pour effectuer des levées de fonds supérieures à 100 millions d'euros .

Troisièmement, le développement d'innovations en matière industrielle et technologique présente des risques spécifiques et continus , comme le résume par exemple Célia Hart, associée chez Supernova Invest : « il faut pouvoir accompagner les projets sur des durées très longues. Les phases se succèdent : risque lié à la technologie mobilisée, puis risque lié au produit, puis problématiques d'industrialisation, de commercialisation, de mise sur le marché » 221 ( * ) .

Enfin, le développement d'une innovation industrielle sur plusieurs années représente également un défi en matière de ressources humaines , à la fois pour la constitution des équipes de chercheurs chargés du développement, mais également pour les investisseurs et les fonds d'investissement, qui ont besoin de recruter des profils sensibilisés aux enjeux industriels (cf infra ).

b) Le risque d'une « fuite » des innovations françaises

Au regard des spécificités et des difficultés inhérentes au développement des innovations à vocation industrielle, il apparaît que le continuum de financement de l'écosystème français présente des lacunes qui peuvent être préjudiciables, car les bénéfices tirés des brevets, inventions et innovations françaises profitent à des sociétés étrangères capables de mobiliser massivement des capitaux pour les commercialiser et de les développer à plus grande échelle.

D'une part, du point de vue de l'amorçage des sociétés, si les montants levés sont importants à un niveau agrégé, ils demeurent limités à l'échelon de chaque société . Selon Franck Mouthon, président de France Biotech, « depuis quelques années, on estime que l'amorçage fonctionne plutôt correctement, mais les fonds d'amorçage n'ont pas la même capacité que d'autres écosystèmes, car nos tours A représentent quelques millions, quand, au Royaume Uni ou en Allemagne, on parle de 10 à 20 millions. Nous n'avons pas suffisamment d'amorceurs spécialisés en HealthTech, en particulier dans les biotechnologies, en France » 222 ( * ) .

D'autre part, à l'étape des fonds de croissance, il y a un risque que des sociétés françaises, dont la création et l'amorçage auront été financés par des investisseurs français et dont les innovations sont parfois issues de la recherche publique, soient rachetées par des investisseurs étrangers, qui capteront les bénéfices de la commercialisation et donc du retour sur investissement .

Ces risques sont d'autant plus importants lorsqu'il s'agit d'entreprises à vocation industrielle. En effet, faire financer le développement d'innovations issues de la recherche française par des fonds d'investissement étrangers lors des phases de croissance et d'industrialisation, c'est prendre le risque que l'implantation industrielle se fasse à l'étranger plutôt qu'en France .

Enfin, au moment de l'introduction en bourse, il est indispensable d'assurer le dernier maillon de la chaîne de financement que représente la cotation des sociétés innovantes, en permettant notamment aux 26 licornes françaises d'être cotées et de se financer auprès de systèmes boursiers français et européens : c'est l'objectif de l'initiative « Tech Leaders » mise en place cette année par Euronext. Toutefois, le Nasdaq américain est toujours considéré comme plus prestigieux et plus performant qu'Euronext. Delphine d'Armarzit, présidente-directrice générale d'Euronext Paris a constaté : « peu d'entreprises de droit français sont cotées au Nasdaq. Il existe quelques doubles cotations. En revanche, la cotation au Nasdaq est le but de beaucoup d'entrepreneurs » 223 ( * ) .

2. Massifier les fonds de croissance et assurer le continuum de financement jusqu'à la constitution d'un écosystème boursier adapté
a) Adapter l'écosystème de financement des start-up aux enjeux industriels dès les premières levées de fonds

En complément des initiatives prises par les pouvoirs publics au début de l'année pour soutenir le développement des start-ups industrielles et deep tech , pour lequel un budget de 2,3 milliards d'euros est alloué dans le cadre de France 2030, plusieurs initiatives et adaptations sont nécessaires du côté de l'investissement privé.

Premièrement, la montée en compétence des fonds français, en particulier ceux qui interviennent dès le stade de la création et de l'amorçage de sociétés , est nécessaire pour adapter l'écosystème de financement aux enjeux industriels, scientifiques et technologiques. En effet, les équipes des fonds d'investissement ne sont pas toujours dotées de connaissances sectorielles, la composante technique d'un dossier de financement étant souvent sous-estimée au profit de sa composante financière, comme l'a expliqué Célia Hart : « Financer l'accélération industrielle n'est pas uniquement un problème d'investisseurs à profil financier : il ne suffit pas de savoir manipuler Excel. Pour monter à l'échelle industrielle une usine comme celle d'Aledia à côté de Grenoble, il faut investir des dizaines et des dizaines de millions d'euros : il est alors nécessaire de comprendre quelles machines il faut acheter, combien cela va coûter, etc. Et, si l'on ne comprend pas la technologie sous-jacente, on ne peut pas porter le bon jugement » 224 ( * ) .

Par conséquent, il est important de favoriser les équipes pluridisciplinaires de haut niveau au sein des fonds d'investissement, que ce soit ceux de Bpifrance ou des sociétés privées, afin de croiser les expertises financière, scientifique, technologique et industrielle, ce qui suppose de diversifier les recrutements, par exemple en embauchant des doctorants en sciences de la vie ou des ingénieurs.

Soutenir la création de fonds d'amorçage spécialisés dans les technologies de rupture, l'industrie et les biotechnologies à travers la mise en place de cursus pluridisciplinaires et de doubles cursus dans la formation des analystes financiers .

L'adaptation de l'écosystème de financement des start-up aux enjeux industriels suppose également de déconcentrer les financements . En effet, 82 % des financements restent concentrés à Paris, alors que 50 % des start-up sont créées en dehors de l'Île-de-France. Selon les estimations du Gouvernement, il y aurait 1 500 start-up industrielles en France, dont les deux tiers sont situées en dehors de l'Île-de-France 225 ( * ) . Au contraire, les start-up numériques sont majoritairement implantées dans cette région , tout comme les fonds d'investissement. Il convient donc d'encourager leur présence au sein des écosystèmes locaux afin de leur faire découvrir les start-up industrielles, les projets et les pépites technologiques d'avenir. Le maillage territorial développé par la Mission French Tech pourrait être utilisé à cet effet.

Utiliser le maillage territorial de la mission French Tech pour attirer les financements privés vers les start-ups industrielles et les entreprises innovantes implantées en dehors de l'Île-de-France.

En outre, la France pourrait davantage s'inspirer de l'Allemagne où les familles industrielles sont davantage mobilisées , par l'intermédiaire de leurs gestionnaires de patrimoine, dans le soutien à l'écosystème d'innovation industrielle. Ainsi, selon une analyse du cabinet Ernst & Young, les « Family Offices » deviennent des investisseurs de référence, même s'ils ne représentent que 2,5 % du marché global des fusions-acquisitions et bénéficient de plusieurs avantages : une stratégie d'investissement plus souple, des compétences sectorielles et des périodes de détention et d'allocation plus longues que dans les autres fonds 226 ( * ) .

Inciter les gestionnaires de patrimoine de familles industrielles à investir dans le développement des start-ups industrielles.

Enfin, on pourrait envisager d'assigner aux fonds fiscaux - fonds communs de placement dans l'innovation (FCPI) et fonds d'investissement de proximité (FIP) - un objectif, sous la forme d'un quota, d'investissement dans les entreprises industrielles innovantes.

b) Augmenter la capacité nationale à mobiliser rapidement des fonds de croissance

Les différentes auditions menées dans le cadre de cette mission d'information ont mis en évidence le besoin de massifier les fonds de croissance . Il faut désormais augmenter la capacité à mobiliser des capitaux importants . Comme l'a indiqué Jean-Louis Constanza, directeur du développement de Wandercraft, « Attention à la culture du « c'est déjà bien » : il faut mettre le paquet » 227 ( * ) .

Ce constat a été partagé par de nombreux intervenants, en particulier par les acteurs intervenant dans les domaines des biotechnologies, de la médecine connectée, des sciences de la vie et des innovations thérapeutiques et médicales. De ce point de vue, même si un écosystème de financements privés commence à se structurer, la France est en retard. Par exemple, en Belgique, il y a déjà au moins deux fonds d'investissement spécialisés dans l'amorçage de la biotech thérapeutique à plus de 100 millions d'euros, alors qu'il n'y en a qu'un seul en France, comme l'ont observé les représentants d'AdBio Partners 228 ( * ) .

Afin d'augmenter le volume des fonds de croissance en France, l'initiative Tibi 229 ( * ) recommandait de transformer l'investissement dans le secteur technologique grâce à de plus nombreux fonds late stage et « global tech », pour un total de 20 milliards d'euros, avec un objectif pour la France de disposer de dix fonds late stage gérant au moins un milliard d'euros d'ici 2022 . Avec déjà 18 milliards d'euros levés par les fonds labellisés en juin 2021 dont 3,5 milliards d'euros investis par les acteurs institutionnels, l'objectif initial de financement a été rehaussé à 30 milliards d'euros pour la fin de l'année 2022 230 ( * ) , témoignant du succès de cette initiative pour les acteurs numériques et technologiques.

Toutefois, les auditions ont mis en évidence les difficultés persistantes de certaines entreprises et fonds d'investissement à travailler avec des acteurs institutionnels, en particulier dans le domaine de la santé 231 ( * ) , comme l'illustre le témoignage de Franck Mouthon, président de France Biotech : « des fonds ont bien été labellisés « Tibi », mais ils ont plus de mal à collecter auprès des 21 investisseurs institutionnels [...] que les fonds qui collectent dans le secteur des technologies de l'information de manière générale. Il y a plusieurs raisons à cela : le cycle de vie est plus long, l'intensité capitalistique est plus forte, le profil de risque est plus élevé. C'est pourquoi nous avons prévu d'organiser, avec Philippe Tibi, une formation pour inciter ces investisseurs, les Limited Partners (LP), à investir dans le domaine de la santé et pour les sensibiliser au cycle de vie de nos entreprises et aux enjeux de la santé, qui semblent évidents après ce que nous avons vécu » 232 ( * ) .

Élargir l'initiative Tibi au financement des start-up industrielles, des entreprises de rupture technologique et de biotechnologies par la mobilisation, dès 2023, des investisseurs institutionnels (compagnies d'assurance-vie, mutuelles, caisses de prévoyance, etc.) pour soutenir la création de fonds late stage sensibilisés aux spécificités des projets à vocation industrielle.

c) Structurer un écosystème européen d'envergure afin d'éviter l'exclusivité de la cotation à l'étranger de nos licornes technologiques et industrielles

Pour assurer la dernière étape de la chaîne de financement des entreprises innovantes, il est indispensable de disposer d'un écosystème européen adapté et d'envergure, qui soit mis en place au bon moment.

Au regard de la croissance des entreprises technologiques et numériques en France et de la hausse du nombre de licornes dans ce domaine, le moment semble venu de créer un écosystème boursier européen capable d'accompagner et d'assurer la cotation de ces sociétés en France et au sein de l'Union européenne .

Il n'y pas forcément de consensus sur la bonne méthode à adopter. D'une part, il y a ceux qui considèrent que l'offre d'Euronext est suffisante, même s'il y a une méfiance des entrepreneurs et des investisseurs liée à des introductions en bourse réalisées trop précocement dans le passé par des entreprises qui n'avaient pas encore la taille critique pour se financer directement sur les marchés financiers. Par exemple, Anne Lauvergeon, co-présidente de la commission innovation du Medef, considère que « Le Nasdaq de l'innovation existe déjà : il s'appelle Euronext Growth » 233 ( * ) .

D'autre part, il y a ceux qui, comme Nicolas Bouzou 234 ( * ) , considèrent que l'offre d'Euronext ne constitue pas une alternative crédible à la cotation des champions technologiques français et européens à l'étranger, et qu'il faudrait plutôt créer un « Nasdaq européen ».

La mission d'information considère qu'il y a désormais des entreprises numériques et technologiques françaises et européennes suffisamment matures et bien financées en amont pour développer une offre de marché dédiée . Elle estime toutefois qu'il est encore trop tôt pour développer une telle offre spécifiquement pour les start-up industrielles .

En effet, le risque est réel que de telles entreprises se tournent trop tôt vers les marchés financiers, alors qu'il y a préalablement besoin de consolider les maillons précédents de la chaîne de financement, en particulier au niveau des fonds de croissance, comme l'a expliqué Delphine d'Armarzit, présidente-directrice générale d'Euronext Paris : « pour les entreprises qui ont des investissements industriels à réaliser, il est plus difficile de trouver une abondance de capitaux en private equity . C'est pourquoi elles se tournent vers la bourse plus tôt que les autres, en particulier si elles sont des Biotech ou des Cleantech, même si celles qui sont des Cleantech peuvent faire appel à quelques fonds spécialisés » 235 ( * ) .

Il semble donc important de procéder par étapes, en complétant premièrement la phase d'amorçage par des fonds mieux formés aux enjeux industriels, puis en massifiant les fonds de croissance, et enfin en créant un segment boursier spécifique à ces entreprises pour leur permettre de se financer au bon moment de leur développement sur les marchés financiers .

Créer un « Nasdaq européen » pour permettre la cotation des licornes technologiques et instaurer ultérieurement une offre boursière spécifique pour la cotation des licornes industrielles.


* 220 Audition du 2 mars 2022.

* 221 Audition du 23 mars 2022.

* 222 Audition du 23 mars 2022.

* 223 Audition du 6 avril 2022.

* 224 Audition du 23 mars 2022.

* 225 Dossier de presse, France 2030 : start-ups industrielles et deep tech , janvier 2022.

* 226 EY, Pourquoi les Family Offices deviennent-ils des investisseurs de référence dans les stratégies Private Equity , février 2022.

* 227 Audition du 30 mars 2022.

* 228 Audition rapporteur du 30 mars 2022.

* 229 À la demande du ministre de l'économie, des finances et de la relance, Philippe Tibi a remis en 2019 un rapport intitulé Financer la quatrième révolution industrielle : lever le verrou du financement technologique . L'objectif était d'identifier les leviers permettant d'assurer le financement des entreprises technologiques afin d'améliorer la compétitivité de la France et sa capacité à maîtriser les innovations technologiques de rupture. D'une part, en incitant les investisseurs institutionnels à soutenir les levées de fonds de capital-innovation français focalisés sur le segment du late stage (10 milliards d'euros) afin que ceux-ci puissent atteindre la taille critique nécessaire pour financer de très importantes levées de start-up. D'autre part, en incitant à l'émergence de fonds d'actions cotées « global tech » (10 milliards d'euros) qui seront abondés par la création de mandats institutionnels pour les allocataires d'actifs publics et privés (8 milliards) et par la mobilisation de l'épargne salariale et la création de supports spécifiques en unités de compte pour les particuliers (2 milliards).

* 230 Direction générale du Trésor, Financer la IV e révolution industrielle : premier bilan de l'initiative Tibi à 18 mois , juin 2021.

* 231 Notamment les mutuelles et les organismes de prévoyance.

* 232 Audition du 23 mars 2022.

* 233 Audition du 2 mars 2022.

* 234 Audition rapporteur du 15 février 2022.

* 235 Audition du 6 avril 2022.

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