II. LES ENJEUX D'UNE SCIENCE OUVERTE EFFECTIVE

A. LES QUESTIONS EN SUSPENS

1. Le rôle des éditeurs, les modèles économiques et la tentation de l'étatisation

Des analyses précieuses des enjeux et des difficultés de l'édition scientifique figurent dans les rapports précités de Daniel Renoult et de Jean-Yves Mérindol 105 ( * ) , ainsi que dans un article de François Gèze sur la politique numérique et l'édition qui conserve toute son actualité 106 ( * ) . La lecture du présent rapport doit donc être complétée par une lecture de ces deux rapports et de cet article .

La diffusion de la science repose sur des éditeurs publics mais surtout privés, notamment via les revues et les livres. Ceux-ci contribuent à notre civilisation et au respect du pluralisme de la pensée, surtout en France où l'édition se caractérise encore par une grande diversité. Malgré le portrait imparfait du monde de l'édition qui peut être dressé, souvent à juste titre car les abus existent et les phénomènes de concentration s'accélèrent, il faut se préoccuper de la viabilité et de la pérennité de leurs modèles économiques .

L'extension sans régulation de la diffusion gratuite et, à terme, immédiate des revues et des livres ébranlera les modèles économiques de tous les éditeurs, qu'ils soient privés, publics ou mixtes (éditions assurées par des sociétés savantes, des associations, etc.). Pour les revues d'associations, de sociétés savantes ou d'éditeurs privés, le passage à l'accès ouvert reste, comme le souligne Daniel Renoult, un défi qu'il faut les aider à relever 107 ( * ) . En effet, les éditeurs et les plateformes ne peuvent envisager d'abandonner le modèle économique de l'abonnement que lorsqu'ils auront trouvé d'autres moyens de financer leurs publications .

Le paysage mondial de l'édition est dominé par un « oligopole » 108 ( * ) concentré autour de trois éditeurs majeurs en position dominante et de deux acteurs plus modestes mais de rang international également (leur concentration capitalistique est analysée plus loin) : RELX Group dont fait partie Elsevier, Springer-Nature et Wiley, d'une part, Taylor & Francis et l' American Chemical Society, d'autre part. Les éditeurs français jouent un rôle plus modeste en matière scientifique. Les grands aspects économiques de l'édition en France peuvent être rappelés.

Le chiffre d'affaires de tous les éditeurs représente en 2020 2,7 milliards d'euros , tous secteurs confondus 109 ( * ) , dont 417 millions d'euros pour l'édition professionnelle et universitaire, soit 357 millions d'euros pour l'édition de livres en sciences humaines et sociales (SHS) et 60 millions d'euros seulement en sciences, techniques et médecine (STM). Cette part assez modeste résulte du fait que le marché français des publications à destination des étudiants est composé de nombreux petits acteurs et que la demande (par les étudiants et les bibliothèques universitaires) demeure faible. En matière de recherche, le marché des publications numériques est très développé, en particulier en ce qui concerne les revues en langue anglaise : ces dernières sont publiées par de grands groupes d'édition internationaux, principalement d'origine européenne, et seule une fraction minoritaire de ce marché est assurée par des éditeurs locaux.

Sur les 417 millions d'euros de l'édition professionnelle et universitaire, la part de l'édition numérique s'élève à 42,3 % avec un chiffre d'affaires de 176,6 millions d'euros du fait notamment de la prédominance des articles et bases de données à destination des publics professionnels en droit et en médecine 110 ( * ) .

Sachant que le chiffre d'affaires total de l'édition numérique représente 263,6 millions d'euros en 2020, l'édition professionnelle et universitaire assure à elle seule 67 % de l'activité numérique des éditeurs opérant en France. Sans que des données distinguant les SHS et les STM dans l'édition numérique ne soient disponibles, les éditeurs ont fait valoir que ces chiffres sont largement tirés par les SHS et, en leur sein, l'édition de droit 111 ( * ) .

En ce qui concerne la valeur ajoutée des éditeurs , leur premier rôle est, selon le Syndicat national de l'édition, d'assurer la plus grande efficacité de la relation entre les auteurs ou les revues publiées (par des éditeurs scientifiques par exemple) et leurs lecteurs. Ce rôle d'intermédiation concerne d'après les professionnels de l'édition :

- la qualité et la rigueur de la sélection des auteurs publiés, point qui détermine directement la réputation de l'éditeur, indicateur essentiel pour les prescripteurs de ses publications (journalistes, libraires, enseignants, bibliothécaires, etc.) et garant d'une diffusion d'autant plus large que cette réputation s'inscrira dans la durée ;

- la qualité du travail d'édition (accompagnement et mise en forme des textes) et de fabrication des ouvrages publiés ;

- la qualité et l'efficacité des outils de diffusion/distribution mobilisés par l'éditeur, qu'il s'agisse de l'accès à la librairie ou de la diffusion via des agrégateurs numériques ;

- la qualité et l'importance des outils de promotion mis en oeuvre (publicité, newsletter, sites web, réseaux sociaux, etc.) ;

- la rigueur des outils juridiques (relations contractuelles de tous ordres) et financiers (rendu des comptes, respect des engagements de rémunération des auteurs, etc.) utilisés.

Les éditeurs assument donc la responsabilité de la révision, de la mise à disposition de l'article, et dans certains cas de sa correction. Ils aident indirectement les chercheurs à procéder à un tri dans l'immense quantité d'articles potentiellement disponibles. Ils peuvent aussi défendre les auteurs en cas de plagiat, de piratage, de plainte pour diffamation ou encore de numérisation sans autorisation. De même, les éditeurs, par leur diversité et leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics peuvent contribuer à la liberté d'expression, que ce soit face à l'État ou parfois aux grandes entreprises mais aussi face aux pressions de l'industrie exercées via des poursuites-bâillons 112 ( * ) .

Plus généralement, à l'heure de la transformation des pratiques de lecture, du Big Data , de l'évolution continue des besoins des utilisateurs finaux, des fake news , les éditeurs jouent un rôle plus que jamais indispensable de sélection et de validation des contenus.

Il est vrai que le secteur de l'édition scientifique, du moins certains de ses plus gros acteurs, a réussi sa transition vers le numérique (plus de 50 % de son chiffre d'affaires en moyenne), grâce à des investissements portant sur des centaines de millions d'euros au niveau mondial. Ces investissements concernent notamment l'organisation de l'évaluation par les pairs en utilisant des logiciels spécialisés, la mise en place de plateformes numériques sophistiquées orientées vers la facilitation du travail du chercheur, ou encore l'enregistrement des identifiants numériques des oeuvres afin d'assurer la pérennité de leur localisation sur Internet.

Dans son rapport d'octobre 2014 sur les nouveaux enjeux de l'édition scientifique 113 ( * ) , l'Académie des sciences déplorait que le prix d'accès aux articles scientifiques avait augmenté de près de 7 % par an sur dix ans. Cette tendance, propre aux STM, objective la dualisation croissante de l'économie de l'édition scientifique entre STM et SHS ainsi qu'entre grands éditeurs mondiaux et petits éditeurs nationaux, les deux distinctions se recoupant très largement . Une troisième distinction porte sur la différenciation entre acteurs publics et acteurs privés de l'édition 114 ( * ) .

Jean-Yves Mérindol remarque que l'accès principal aux ressources numériques en SHS se fait via des plateformes associant de nombreux éditeurs, alors que les plateformes de grands groupes mondiaux de l'édition dominent les STM. Là-aussi, au niveau des plateformes numériques, la dualité des modèles d'affaires est avérée .

Les modèles économiques au sein du monde de l'édition sont très divers, cependant le modèle classique de l'abonnement reste dominant (paiement en aval par le lecteur) mais il est de plus en plus concurrencé par d'autres dispositifs, extrêmement variés, chacun de ces modèles comprenant lui-même diverses variantes.

La grande diversité de voies de publication répondant aux critères de la science ouverte est, en effet, marquante : l'initiative de Budapest pour l'accès ouvert a distingué en 2001 la voie verte , ou Green (en fait l'auto-archivage dans une archive ouverte) et la voie dorée ou Gold (paiement en amont par l'auteur, via des Article Processing Charges ou APC 115 ( * ) , l'accès est libre, le lecteur n'a pas à payer, on parlait auparavant de « revues alternatives »).

D'autres pistes ont été tracées depuis : les modèles hybrides 116 ( * ) (il y a cumul des abonnements et des APC, l'auteur et le lecteur paient), les accords transformants 117 ( * ) (frais d'abonnement et frais de publication sont pris en charge dans les mêmes contrats entre les éditeurs et les organismes de recherche prévoyant des droits d'accès et des droits à publier d'où l'idée de « Publish and Read » deals ), les approches freemium (services de base gratuits, services premium payants), le modèle subscribe to open (« s'abonner pour ouvrir », à partir d'un seuil minimal d'abonnements payants l'éditeur rend les publications accessibles), les financements participatifs crowdfunding » dont le modèle participatif de Wikipédia, financé uniquement par des dons, est un exemple), les financements par mécénat , le modèle Diamant ou Diamond (variante « sponsorisée » de la voie dorée, ni le lecteur, ni l'auteur ne paie, si le paiement est bien en amont il est pris en charge par les institutions publiques, agences de financement de la recherche, universités, laboratoires), etc. Les modèles dits noirs, propres aux hackers, à l'instar de Sci-Hub, déjà vus précédemment, sont mis de côté ici.

Selon le modèle, la place occupée dans les négociations et le rôle final laissé aux éditeurs diffèrent .

Jean-Yves Mérindol rappelle que les négociations des Big Deals entre acheteurs (souvent des réseaux nationaux de bibliothèques ou d'universités) et vendeurs (les grands éditeurs mondiaux ou les plateformes d'agrégation) ne cessent de se tendre, provoquant parfois des ruptures et l'arrêt de l'accès en ligne aux ressources scientifiques.

Il faut remarquer que c'est par la voie dorée et les APC qu'ont émergé dans les années 2010 le phénomène des « revues prédatrices », qui exploitent le modèle auteur-payeur pour s'enrichir et privilégient leur profit financer au détriment de l'érudition et se caractérisent par des informations fausses ou trompeuses, un écart par rapport aux bonnes pratiques rédactionnelles et de publication (aucun comité de lecture réel, fausses publications, invention de métriques...), un manque de transparence et/ou le recours à des pratiques de sollicitation agressive et sans discernement ( spam et hameçonnage...). Il existerait des milliers de revues de ce genre et un chercheur de bonne foi peut tout à fait être trompé par une revue prédatrice, d'où l'importance de disposer de listes noires de ces revues malhonnêtes.

Il peut être noté sans même parler du cas particulier des revues prédatrices que le recours aux APC s'accompagne de résistances parfois fortes. En 2007, l'université de Yale, suivie par une quinzaine d'autres universités américaines, décide de ne plus financer les articles publiés par ses enseignants dans BiomedCentral, au motif que ce modèle conduit à une augmentation non soutenable des coûts.

En l'absence de transparence des coûts, les revues hybrides sont accusées de faire payer deux fois l'accès aux articles, une fois à l'auteur ou son institution, une fois au lecteur . Au vu d'une enquête nationale portant sur les universités et les organismes de recherche, Couperin identifiait pour l'année 2017 une dépense d'APC de 4,8 millions d'euros, dont 4 millions d'euros pour les revues en open access , dépenses principalement déclarées par le CNRS (40 % du total) et l'Inserm (25 %). D'après Jean-Yves Mérindol ces montants globaux, très probablement sous-estimés et en forte augmentation, ne sont pas négligeables. Plus profondément, il estime que « l'émergence des revues hybrides brouille les frontières traditionnelles entre dépenses de recherche et dépenses de documentation. Ce qui doit conduire les universités, les organismes, mais aussi un consortium comme Couperin, à revoir en partie leur organisation et leurs dispositifs d'arbitrage financier ».

Formule de transition, les APC sont de plus en plus souvent discutés lors des négociations d'accords transformants qui sont des contrats (« Read and Publish » ou « Publish and Read » deals ) mêlant coût d'abonnement et frais de publication. Ils sont apparus en 2007 (accord entre Springer et les universités néerlandaises) et ont pour objectif affiché d' organiser la transition du modèle traditionnel de l'abonnement à des revues vers l'accès ouvert en opérant une réorganisation radicale du modèle économique et des flux qui lui sont liés.

Les éditeurs y sont très favorables. Ils sont négociés et signés dans plusieurs États européens comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni 118 ( * ) , mais ont encore du mal à trouver leur place en France où ils sont plutôt découragés, officiellement ou officieusement. Les pouvoirs publics les ont jusqu'à maintenant évités et l'un des rares accords de ce type, signé par le consortium Couperin avec un grand éditeur - sorte d'expérimentation - a conduit à un retrait de la part du CNRS 119 ( * ) . Il est vrai que la dépense globale pour les acheteurs publics (accès aux revues et aux archives, paiement des APC, nouveaux services numériques) devra être nécessairement contrôlée car les coûts pourraient vite déraper.

Les accords transformants remettent en question la répartition des métiers au sein du monde de l'enseignement supérieur et de la recherche , les politiques d'achat ne peuvent plus relever des seuls bibliothécaires et structures documentaires, puisqu'il s'agit aussi d'une politique scientifique en matière de publication de la recherche .

Le modèle Diamant semble à première vue séduisant et est défendu par les acteurs de la science ouverte de manière assez unanime, son hégémonie future doit être cependant bien pesée car le remède pourrait se révéler pire que le mal .

Outre qu'il ferait des éditeurs des acteurs économiques assistés, voire des rentiers , il pose le problème fondamental de la dépendance accrue des chercheurs à l'égard de l'État .

Pour François Gèze, les acteurs de l'Open Access formeraient d'ailleurs « une alliance paradoxale entre les libertariens opposés à l'État et les partisans du tout État en matière d'édition » 120 ( * ) .

En sortant en effet de la logique économique du marché et en reposant exclusivement sur des subventions publiques, ce modèle économique s'apparente à une étatisation pure et simple de l'édition du savoir .

C'est une tentation dont l'histoire nous invite à nous prémunir en raison du risque de censure de la science . Pour l'instant, le modèle Diamant reste peu utilisé et concerne surtout des petites revues financées par des sociétés savantes ou des organismes de recherche et la difficulté à passer d'une taille modeste viable à une organisation à plus grande échelle n'est pas résolue . Mais la mobilisation en sa faveur peut permettre d'anticiper une diffusion du modèle.

L'économie des revues de sciences humaines et sociales

Portant sur un panel de 368 revues à comité de lecture, l'enquête sur l'économie des revues, menée en 2018 et 2019 par le ministère de la culture et IDATE, confirme la diversité de l'édition de revues en SHS : diversité de statuts des éditeurs (publics, privés, associations, sociétés savantes), diversité de périodicités, de diffusion et d'audiences, structures de coûts différentes. L'étude dégage cependant quelques caractéristiques d'ensemble. Ainsi une majorité de revues procèdent à l'évaluation des articles en double aveugle . Près de 70 % des revues bénéficient d'un secrétariat de rédaction rémunéré par des fonds publics. Un tiers seulement des revues signent systématiquement un contrat avec les auteurs, et les trois quarts n'ont pas de comptabilité analytique, ce qui rend difficile l'évaluation des coûts complets.

Il est remarquable que la diffusion mixte (papier et numérique) demeure la pratique dominante pour la plupart des titres (69 %) . La durée moyenne des barrières mobiles des revues de SHS dépasse deux ans quand ce n'est pas davantage. Les abonnements sont en baisse et jusqu'à présent les revenus du numérique, y compris ceux du freemium (service de base gratuit, autres prestations payantes ) , ne compensent pas la baisse des recettes . La diffusion numérique a eu pour effet d'augmenter l'audience des revues, notamment au-delà du monde académique mais sans accroître significativement leurs revenus. Aucun modèle économique alternatif soutenable ne s'est encore imposé au niveau national ou international.

Les responsables de revues ont des points de vue contrastés sur l'accès ouvert. Les revues exclusivement numériques, souvent très spécialisées et adossées à des institutions de recherche ont pu proposer l'accès ouvert et gratuit. La forte croissance de la diffusion numérique des revues de SHS (+32 % en cinq ans) est un phénomène qui va se poursuivre. Des revues exclusivement papier vont passer en diffusion numérique soit en conservant une édition papier, soit en abandonnant complètement le papier, quitte à proposer des impressions à la demande.

Source : Rapport du comité de suivi de l'édition scientifique

En conclusion de cette partie, on voit que la place des éditeurs dans l'avenir n'est donc pas encore écrite et que les futurs modèles économiques de l'édition scientifique demeurent un sujet critique pour nos démocraties , la dualité entre grands éditeurs de STM et petits éditeurs de SHS risquant d'être remplacée par un duopole composé des États et des plateformes géantes aux mains d'acteurs privés.

La question de la place des archives ouvertes telles que HAL dans les futurs dispositifs reste posée : elles permettent le dépôt gratuit de documents issus de la recherche sur une plateforme Internet ainsi que leur accès immédiat et ouvert à tous mais cette publication en Open Access a un coût et il repose aujourd'hui exclusivement sur la dépense publique. Si les dépôts par les auteurs de leurs articles dans des archives ouvertes, encouragés par la loi, sont loin de déstabiliser l'économie de l'édition comme l'a affirmé le Comité de suivi de l'édition scientifique, ils conduisent néanmoins à une dépendance à l'égard des institutions publiques. La voie d'un soutien public aux petits éditeurs de SHS, avec une collaboration entre les métiers de la recherche et du livre, mériterait d'être explorée par l'Observatoire de l'édition scientifique qui a succédé en décembre dernier au comité de suivi de l'édition scientifique. Il faudra, plus généralement, une coordination des acteurs et de la politique de la science ouverte et de l'édition , ces deux univers s'ignorant de manière préjudiciable. Une science ouverte réaliste, équilibrée et respectueuse de la liberté académique passera par cette coordination .

2. Le déficit de coordination de la politique de la science ouverte et de l'édition

La mutualisation de la fonction achat dans le consortium Couperin, encore incomplète comme il a été vu, mérite d'être saluée et renforcée d'autant que ses responsables négocient une très grande diversité de types de contrats, allant de l'abonnement classique à des accords transformants.

Cette réalisation louable est un peu l'arbre qui cache la forêt : la politique de la science ouverte et de l'édition n'est pas coordonnée et, pire, il n'y a pas de politique de la science ouverte et de l'édition, une certaine science ouverte militante avançant en percevant l'édition privée comme une simple future victime collatérale de son avènement prochain .

Le bilan complet de l'action gouvernementale en matière de science ouverte n'a pas pu être dressé mais des problèmes de cohérence dans les politiques publiques conduites sont préjudiciables à l'efficacité des dispositifs mis en oeuvre.

Des divergences d'intérêt entre les acteurs de ces politiques, ministères, agences de financement et d'évaluation (ANR et Hcéres), instituts de recherche, universités, bibliothèques, sont patentes. Les pouvoirs publics devraient veiller à coordonner la politique de la science ouverte et la politique de l'édition dans une même politique cohérente.

Au cours des auditions menées par les rapporteurs, il est à l'inverse apparu que la politique de la science ouverte, au niveau gouvernemental, est pour ainsi dire exclusivement menée par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation , sous l'impulsion d'un coordinateur national qui est lui-même un militant historique de la science ouverte.

Pourtant, sur tant d'autres sujets de moindre envergure, la coordination interministérielle est beaucoup plus poussée. Par les conséquences qu'elle entraîne sur la politique du livre, le droit d'auteur et l'économie de l'édition, il semble qu'y associer davantage et plus sérieusement le ministère de la culture serait un premier pas vers une amélioration . Au demeurant, le ministère des finances disposera également d'un droit de regard, si l'on considère tant les conséquences budgétaires du financement public que les opportunités ouvertes pour une éventuelle valorisation.

Il est paradoxal que, pendant ce quinquennat, les questions de lecture et d'édition n'aient pas bénéficié d'une meilleure coordination interministérielle au moment même où plusieurs dispositions législatives d'initiative sénatoriale en faveur de l'économie du livre et de la promotion de la lecture ont reçu quant à elles le soutien du gouvernement 121 ( * ) .

Ce déficit de coordination au niveau national se double de politiques largement divergentes d'un établissement de recherche à l'autre . Comme le montre l'exemple de l'université de Nantes cité plus haut, les chercheurs, soumis à une évaluation nationale, peuvent se trouver placés du point de vue de l'accès à leurs travaux dans des positions très différentes d'un établissement à l'autre.

Au-delà des différentes politiques des établissements, l'interprétation même des dispositions en vigueur peut varier d'un établissement à l'autre. Les juristes du CEA ont ainsi une interprétation plus restrictive de la portée de la loi pour une République numérique que ceux d'autres établissements. Selon eux, la signature d'un contrat de publication entre les auteurs et un éditeur étranger peut limiter la possibilité d'ouverture au bout de six mois. Cela n'empêche pas l'établissement de reconnaître que cette dernière pratique reste un bon objectif et qu'elle fait d'ailleurs l'objet de points de négociation systématiques dans les contrats d'abonnement conclus dans le cadre de Couperin.

Mais ces appréciations disparates d'un organisme à l'autre ne favorisent pas l'égalité de traitement entre les chercheurs quant au devenir du produit de leurs recherches.

La Cour des comptes a, dans un référé récent sur la politique documentaire et les bibliothèques universitaires dans la société de l'information 122 ( * ) , souligné que « faute de s'inscrire dans une stratégie nationale cohérente et partagée », la multiplication des initiatives en matière d'information et de documentation scientifiques a « débouché sur un empilement de dispositifs, d'institutions et d'outils d'une complexité telle qu'ils sont devenus illisibles pour les utilisateurs et impossibles à piloter par les pouvoirs publics ».

À cette accumulation d'instruments correspond celle des politiques publiques : la Cour a recensé pas moins d'une trentaine de politiques à vocation nationale entre lesquelles se dispersent les efforts et les moyens, « sans aucune vue d'ensemble permettant d'en assurer la cohérence, l'efficacité et la performance globales autour d'objectifs clairs et assumés ». Elle poursuit en relevant que « le Comité pour la science ouverte (CoSo), le Comité d'orientation du numérique ou le Comité stratégique de la transition bibliographique peinent à faire prévaloir des priorités et à coordonner toutes les dimensions du sujet » et en estimant qu'une « stratégie d'ensemble élaborée en concertation avec tous les acteurs concernés s'impose » avec le projet de création d'un opérateur unique de l'État assurant la coordination de tous les acteurs de l'écosystème ainsi que d'une base de données nationale d'archivage contenant l'ensemble de la production scientifique française.

Il est symptomatique que la réponse du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation , outre son opposition à la création d'un opérateur unique en vue d'assurer la coordination des acteurs 123 ( * ) , indique deux priorités pour la stratégie nationale en matière d'information scientifique et de documentation : « le plan national pour la science ouverte (PNSO) et la feuille de route ministérielle relative à la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources ».

Cette réponse a ceci d'inquiétant qu'elle fait du PNSO la boussole de la stratégie d'information scientifique française , et du CoSo le vecteur exclusif de sa coordination . Tout se passe comme si la science ouverte était, en définitive, le seul déterminant logique de l'action du ministère. Une telle position n'est pas souhaitable.

La dualité de l'offre éditoriale scientifique numérique en France pose question : les deux principales plateformes nationales , Cairn et OpenEdition, la première privée et la seconde publique, restent de taille trop modeste et, loin de se stimuler dans une saine émulation, voire de mutualiser certaines de leurs fonctions pour être complémentaires, se font plutôt face dans une concurrence inégale et stérile . L'espace des plateformes de diffusion scientifique françaises pose la question des chances de survie à terme d'un acteur indispensable mais fragile tel que Cairn (renforcé récemment par l'entrée du groupe Madrigal). Leur complémentarité doit être recherchée car leur coordination est souhaitable, comme l'ont indiqué plusieurs personnes auditionnées.

D'après Jean-Yves Mérindol, « ces deux plateformes sont incontestablement des succès - rien d'aussi structuré et d'aussi important n'existe ailleurs en Europe - assurant une diffusion mondiale aux revues de SHS éditées en France ou dans l'espace francophone. Il importe qu'elles trouvent des moyens (investissement et fonctionnement) leur permettant d'accueillir à terme la quasi-totalité des revues scientifiques de cet espace. Il en va de l'avenir des revues qu'elles accueillent ».

Il souligne que le mécénat pour la recherche ou l'enseignement supérieur a connu une éclipse presque totale de 1930 à 2010 en France , expliquant que rien d'analogue aux grandes fondations anglaises et américaines accompagnant les revues scientifiques n'existe actuellement 124 ( * ) . Pour les éditeurs et les responsables des revues, l'État est « un mécène naturel dont on regrette rituellement - et pas toujours sans raison - la pauvreté et/ou le manque de discernement ».

Pour mémoire, Louis Pasteur a créé en 1864 Les Annales scientifiques de l'ENS grâce au soutien financier public décidé par Victor Duruy, ministre de Napoléon III, L'Année Sociologique , créée en 1896 par Émile Durkheim aux éditions Félix Alcan a bénéficié d'un soutien du ministère de l'instruction publique , et la création en 1975 des Actes de la recherche en sciences sociales résulte d'un accord entre les éditions du Seuil et Pierre Bourdieu, avec le soutien des institutions académiques liées à ce dernier.

L'économie des plateformes françaises

Une étude sur les plateformes françaises de diffusion et agrégateurs de contenus, commandée en 2019 au cabinet Ourouk, a porté sur cinq entreprises privées et quatre acteurs publics.

L'activité revues varie fortement d'une plateforme à l'autre, allant par exemple de 13 % pour Lavoisier à 89 % pour EDP Sciences, les autres activités s'étendant de l'édition de livres à la fourniture de services en ligne en passant par l'hébergement de services ou la formation professionnelle. Les éditeurs qui confient leurs revues aux plateformes sont principalement des sociétés savantes (40 %), des laboratoires publics (26 %) et des presses d'université (19 %), les autres titres relevant d'éditeurs privés (14 %).

En 2017, l'ensemble des plateformes étudiées proposait 1 200 revues . Une majorité de ces titres (78,5 %) est diffusée par OpenEdition (492 titres) et Cairn (450 titres), ces deux plateformes représentant la majorité des revues de SHS diffusées en numérique . Principalement due à OpenEdition et à EDP Sciences, la part de l'accès ouvert a fortement augmenté. L'activité des plateformes françaises peut se comparer avec celle d'entreprises comme Cambridge University Press, JSTOR ou des plateformes visant un marché linguistique ou national comme SciELO ou ERUDIT mais avec des moyens plus limités. Aussi les plateformes françaises, caractérisées par leur fragilité économique , ne sont guère en mesure de développer au niveau international les services à valeur ajoutée qui leur permettraient d'augmenter et de diversifier leurs sources de revenus tout en développant l'accès ouvert.

Source : Rapport du comité de suivi de l'édition scientifique

Plus récemment créées, les plateformes Cairn et OpenEdition proposent chacune l'accès à environ 600 revues (certaines via les deux plateformes) et 9 000 ouvrages.

De leur côté, les structures documentaires , dont les bibliothèques universitaires, se sont engagées de manière pionnière dans l'accès ouvert et joueront un rôle encore plus grand dans la science ouverte 125 ( * ) . Ainsi que le précise le code de l'éducation 126 ( * ) , elles contribuent aux activités de formation et de recherche des établissements en assurant notamment les missions suivantes :

« 1° Mettre en oeuvre la politique documentaire de l'université, ou des établissements contractants, coordonner les moyens correspondants et évaluer les services offerts aux usagers ;

2° Accueillir les usagers et les personnels exerçant leurs activités dans l'université, ou dans les établissements contractants, ainsi que tout autre public dans des conditions précisées par le conseil d'administration de l'université ou la convention pour un service interétablissement, et organiser les espaces de travail et de consultation ;

3° Acquérir, signaler, gérer et communiquer les documents et ressources d'informations sur tout support ;

4° Développer les ressources documentaires numériques, contribuer à leur production et favoriser leur usage ; participer au développement de l'information scientifique et technique notamment par la production, le signalement et la diffusion de documents numériques ;

5° Participer, à l'intention des utilisateurs, à la recherche sur ces différentes ressources ainsi qu'aux activités d'animation culturelle, scientifique et technique de l'université, ou des établissements contractants ;

6° Favoriser par l'action documentaire et l'adaptation des services toute initiative dans le domaine de la formation initiale et continue et de la recherche ;

7° Coopérer avec les bibliothèques qui concourent aux mêmes objectifs, quels que soient leurs statuts, notamment par la participation à des catalogues collectifs ;

8° Former les utilisateurs à un emploi aussi large que possible des techniques nouvelles d'accès à l'information scientifique et technique ».

Il est donc cohérent de les associer à l'élaboration et à la gouvernance de la politique de la science ouverte , tout autant que les plateformes de publications et les archives ouvertes. La science ouverte devra conduire à une meilleure articulation entre la politique documentaire, la recherche, l'enseignement et la pédagogie .

3. Les questions juridiques : pluralisme, liberté académique et droit d'auteur

La révolution numérique implique de repenser les processus, les techniques et les règles. La science ouverte soulève ainsi plusieurs questions juridiques .

Tout d'abord, le pluralisme , qui se trouve surtout mis en cause si l'on privilégie le modèle Diamant comme voie exclusive vers la science ouverte. Ce modèle, allant vers une étatisation accrue de la recherche, pourrait contester l'entière liberté académique : ensemble de libertés dont disposent les enseignants-chercheurs en matière de recherche scientifique, d'enseignement et d'expression dans le cadre de leur fonction, en lien avec l'indépendance qui leur est reconnue en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République, avec valeur constitutionnelle 127 ( * ) .

Ensuite, par ses ambitions, la science ouverte percute le droit d'auteur des scientifiques . Depuis l'adoption de la loi relative aux droits d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, les attributs moraux et patrimoniaux attachés à ce droit appartiennent à l'auteur, même quand celui-ci est un agent public. L'État et certains de ses établissements publics peuvent limiter le plein exercice par l'auteur de ses droits patrimoniaux, notamment le droit d'exploitation mais une dérogation prévoit que ces dispositions ne s'appliquent pas aux agents auteurs d'oeuvres dont la divulgation n'est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l'autorité hiérarchique.

D'après Jean-Yves Mérindol, le fait que ces agents aient la plénitude des droits attachés à leur situation d'auteur justifie qu'ils puissent librement céder, partiellement ou totalement, leurs droits patrimoniaux, dont le droit d'exploitation, sur leurs oeuvres. Cette liberté de cession ne peut être remise en cause, ou limitée : à vouloir le faire, on ferait courir un risque sur les droits dérogatoires dont disposent, comme auteurs, ces catégories particulières d'agents publics. La liberté de divulgation attachée au droit moral est, dans le cas de l'enseignement supérieur et de la recherche, une des composantes de la liberté académique reconnue constitutionnellement aux enseignants-chercheurs et aux chercheurs de l'enseignement supérieur 128 ( * ) . Ce droit n'est pas transférable à l'employeur, quand bien même celui-ci l'exigerait. La mise à disposition gratuite en ligne par l'auteur de son écrit scientifique au-delà de la durée d'embargo prévue par la loi, demeure donc toujours une simple faculté.

Dans une vision irénique de la science ouverte, les auteurs scientifiques oeuvrent de manière désintéressée, sans autre ambition que celle d'être diffusés le plus largement possible. Au surplus, leur production n'a qu'une valeur commerciale faible ou nulle. Le développement de l'accès libre à leurs oeuvres ne devrait donc se heurter à aucun obstacle. La réalité est cependant plus complexe. Les publications scientifiques constituent un ensemble très vaste. Dans les bibliothèques où elles sont déposées, beaucoup de thèses ne sont jamais empruntées. Celle de Martin Heidegger à l'inverse s'est vendue, sous le titre Sein und Zeit , à près de 50 000 exemplaires dès les années qui ont suivi sa parution et reste un classique dont les chiffres de vente annuels sont conséquents.

Entre ces deux extrêmes, il existe un continuum de publications dont la valeur marchande peut varier grandement, entre elles et au fil du temps. Telle notice de catalogue public d'exposition d'art antique pourra, si elle porte sur un objet tiré d'une collection privée, n'avoir par elle-même aucune valeur marchande, mais justifier un prix élevé le jour où la pièce est mise aux enchères. Tel article paru dans une revue de droit des affaires pourra formuler des évolutions de jurisprudence allant dans le sens des intérêts d'une entreprise engagée des années plus tard dans un contentieux de droit de la concurrence - et fournir à des avocats-conseils une matière propre à faire trancher le litige en faveur de leur client, lui faisant ainsi économiser ou gagner des milliers voire des millions d'euros.

Des contentieux existent déjà entre certaines universités à la pointe de la science ouverte et certains enseignants-chercheurs soucieux de n'être pas dépossédés du fruit de leur travail 129 ( * ) . De manière peut-être contre-intuitive pour qui considère les sciences humaines et sociales (SHS) comme coupées des circuits économiques, c'est souvent en leur sein que les protestations s'élèvent. Même si l'évaluation des enseignants-chercheurs continue de dépendre aussi du Conseil national des universités (CNU), les établissements restent en effet maîtres d'une bonne partie des promotions. Ce cas révèle combien la politique de la science ouverte, loin de ne s'appuyer que sur l'adhésion volontaire, repose aussi, en certains cas, sur une coercition non dissimulée.

Or certains enseignants-chercheurs sont liés par des contrats avec des éditeurs, à juste titre peu soucieux d'acquérir des droits de publication qui ne soient pas exclusifs. Au sein de la production d'un même auteur, il est au demeurant difficile de faire la part entre les articles exclusivement scientifiques, les contributions plus libres à des volumes de mélanges, des tribunes personnelles dans la presse ou encore des oeuvres de fiction qui n'en sont pas néanmoins dénuées de tout lien avec leur activité professionnelle 130 ( * ) .

Dans ce contexte, où s'arrête et où commence la science ouverte ? Où s'arrête l'activité scientifique ? Où commence l'activité artistique ? Dans le domaine des oeuvres de l'esprit, la ligne de partage est particulièrement délicate à tracer.

Cela aurait moins de conséquence si l'évaluation universitaire se cantonnait aux travaux réputés les plus sérieux, mais il n'en est rien puisque les travaux de réflexion et de création occupent une place de plus en plus importante dans les cursus personnels.

En face de cette diversité, les contrats d'édition sous le régime de la science ouverte, tels qu'ils sont téléchargeables sur le site officiel dédié du ministère, peinent à proposer autre chose qu'un abandon plein et entier du droit des auteurs , en leur ménageant peut-être tout au plus la possibilité de rester maîtres de la forme sous laquelle leur production sera disponible. Cette garantie paraît au demeurant assez illusoire à l'ère de la conversion en ligne des fichiers numériques. À la lecture de ces modèles de contrat, le droit d'auteur ne devient plus qu'un droit formel établi seulement pour mieux donner la possibilité aux enseignants-chercheurs... d'y renoncer 131 ( * ) .

Sans prendre parti sur le cas d'affaires pendantes devant la justice administrative, force est cependant de constater que, par son existence même, ce contentieux bat en brèche le discours selon lequel la politique de la science ouverte agirait comme une grande force simplificatrice et unificatrice au milieu de l'écosystème complexe des relations contractuelles et des diverses conditions d'exercice de la profession d'enseignant-chercheur.

Bien au contraire, il semble, à plus d'un égard, faire naître des incertitudes juridiques et remettre en cause la liberté académique qui s'attache aux activités d'enseignement et de recherche des universitaires.

L'article L 533-4 du code de la recherche précité, créé par l'article 30 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, représente déjà, à cet égard, un compromis considérable puisque, par dérogation avec le principe du droit d'auteur et de la cession des droits à un tiers, il est possible pour l'auteur, en cas de financement public de la recherche supérieur à 50 %, de mettre à disposition gratuitement ses publications dans un format ouvert, à l'issue d'un délai de six mois en STM et de douze mois en SHS. Ces durées d'embargo, seules dispositions contraignantes en faveur de la science ouverte en France, ne doivent pas faire l'objet d'interprétations excessives en faveur de l'accès ouvert. Elles n'ont vocation ni à limiter la liberté académique, ni à porter atteinte à la bibliodiversité, ni à fragiliser l'offre éditoriale privée en SHS.

Il faut bien comprendre que le régime actuel du droit d'auteur sous-tend le modèle économique de la plupart des éditeurs (le système de la cession des droits d'auteur des chercheurs aux éditeurs permet aussi à ces derniers d'agir et de défendre les premiers en cas de plagiat, de piratage, de plainte pour diffamation ou encore de numérisation sans autorisation, comme cela a pu être le cas par exemple par Google dans les années 2000 et par Internet Archive aujourd'hui). En pratique, si l'éditeur ne bénéficie à aucun moment de droits exclusifs et que d'autres personnes peuvent avoir librement accès aux articles de sa revue, cela remet complètement en question son retour sur investissement et son intérêt à investir dans la publication de sa revue notamment en raison du coût du système d'évaluation par les pairs 132 ( * ) .

Jean-Yves Mérindol estime que la science ouverte définit de nouvelles relations entre les auteurs, les éditeurs et leurs employeurs , ce qui change l'organisation de l'activité des scientifiques : l'essentiel a longtemps été d'être publié et la grande masse des chercheurs, dans sa pratique quotidienne, n'a jamais eu à se préoccuper de toute une partie de la vie scientifique relative aux contrats 133 ( * ) et à l'activité éditoriale, à commencer par la structure qui édite la revue dans laquelle il publie. Quand un chercheur considère qu'il a obtenu un résultat digne d'être publié 134 ( * ) , il essaie de se faire une idée de la revue qui pourrait accepter ce travail. Il tient compte pour cela de la politique scientifique de la revue, ce que peut traduire dans une certaine mesure la composition de son comité éditorial, de son éventuelle spécialisation, de son prestige et de sa sélectivité au regard de l'importance qu'il accorde à son manuscrit. Ce sont ces éléments, et quelques autres (la rapidité de publication, l'ampleur de la diffusion, l'estimation approximative des chances d'avoir une réponse positive), qui lui font choisir telle ou telle revue. Jean-Yves Mérindol précise qu' à l'heure de la science ouverte le chercheur doit se poser de nouvelles questions : qui est l'éditeur de cette revue ? Est-ce que la publication dans cette revue est compatible avec la politique de science ouverte de mon employeur et (si l'on est dans le cas d'un appel d'offres) de l'agence de financement ? Est-ce que mon institution a passé un accord avec l'éditeur, ce qui permet la prise en charge des APC (si la revue en demande) ? Dans le cas contraire, est-ce qu'une autre structure (le laboratoire, une fondation, etc.) peut prendre en charge ces APC ?

Autrement dit, alors que la pratique traditionnelle de publication conduit à un dialogue direct entre auteur et responsables scientifiques d'une revue, la science ouverte mène à l'intervention d'un tiers : l'institution employant l'auteur . Cette modification n'est pas anodine.

Pas seulement parce qu'elle complexifie le processus menant à la publication, mais aussi parce qu'elle remettra en cause la totale liberté dont bénéficie jusqu'à présent l'auteur pour décider de la revue à laquelle il va soumettre son article 135 ( * ) . C'est pour limiter au maximum les impacts potentiellement négatifs de cette intrusion que plusieurs universités étrangères tentent de passer des accords avec les éditeurs, ou de dégager des fonds conséquents, exonérant leurs chercheurs de la plupart de ces interrogations (mais jamais de toutes) et leur permettant de publier dans des revues ouvertes. La façon dont les chercheurs vont réagir à l'intrusion de leur employeur dans la relation directe qu'ils avaient avec les revues mériterait des études approfondies, tenant compte des différences de politiques et de moyens entre pays, universités et disciplines.


* 105 Cf. le rapport de Daniel Renoult sur l'édition scientifique https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/l-edition-francaise-de-revues-scientifiques-plan-de-soutien-et-evaluation-des-effets-de-la-loi-du-7-47800 et celui de Jean-Yves Mérindol sur l'avenir de l'édition scientifique et la science ouverte https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/les-pouvoirs-publics-et-l-edition-scientifique-en-france-47770

* 106 François Gèze, « Quelle politique numérique pour l'édition de savoir ? », Le Débat, n° 188, 2016. Cf. https://www.cairn.info/revue-le-debat-2016-1-page-30.htm

* 107 La distinction la plus pertinente en la matière n'est pas, comme le précise Jean-Yves Mérindol, celle relevant du clivage économico-juridique entre privé et public, mais plutôt du clivage entre des revues dont tous les frais (y compris ceux de l'édition) sont couverts par des institutions publiques (il peut aussi s'agir d'un mécène ou d'une fondation) et celles qui dépendent d'éditeurs (publics ou privés) qui ne peuvent espérer, pour diverses raisons, un soutien d'un tel niveau.

* 108 En 2017, ces cinq éditeurs publiaient en Europe près de 60 % des articles et attiraient 65 % des dépenses d'achat d'articles. Cf. Lennart Stoy, Rita Morais et Lydia Borrell-Damian, Decrypting the Big Deal Landscape, Follow-up of the 2019 EUA Big Deals Survey Report , 2019, https://eua.eu/resources/publications/889:decrypting-the-big-deal-landscape.html

* 109 Cf. le rapport du Syndicat national de l'édition (Sne) publié en 2021 https://www.sne.fr/actu/les-chiffres-de-ledition-2020-2021-sont-disponibles/

* 110 Le poids du segment grand public dans le numérique reste modeste sachant qu'il regroupe des catégories éditoriales (livre d'art, religion, etc.) où le taux de pénétration du numérique est encore faible.

* 111 Ces publications sont plus destinées aux professionnels du droit (avocats, juristes dans les entreprises et les administrations...) qu'aux étudiants ou chercheurs.

* 112 Par exemple, LexisNexis a soutenu un chercheur dans une affaire de poursuite-bâillon pour diffamation face à un pollueur, cf. https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/10/03/procedures-baillons-la-cour-d-appel-de-paris-au-soutien-de-la-liberte-d-expression-des-chercheurs_5195406_1653578.html

* 113 Cf. http://www.academie-sciences.fr/presse/communique/rads_241014.pdf

* 114 Une analyse de la place respective du secteur privé et du secteur public dans l'édition de revues en SHS figure dans l'article d'Odile Contat et Anne-Solweig Gremillet, « Publier : à quel prix ? Étude sur la structuration des coûts de publication pour les revues françaises en SHS », Revue française des sciences de l'information et de la communication, n° 7, 2015 : http://rfsic.revues.org/1716

* 115 Quand il s'agit de livres on parle de Book Processing Charges ou BPC mais le cas est rare. Le principe de l'auteur payeur s'est développé assez vite dans certains champs disciplinaires, tout particulièrement en biologie mais est resté contesté en mathématiques et en SHS. Sur les APC, cf. https://treemaps.intact-project.org/

* 116 Springer-Nature et Wiley proposent respectivement par exemple plus de 1 900 et 1 500 revues hybrides couplant abonnements et APC, ces derniers allant d'un millier d'euros à 5 000 euros.

* 117 Cf. l'étude de Quentin Dufour, David Pontille et Didier Torny, « Contracter à l'heure de la publication en accès ouvert. Une analyse systématique des accords transformants » pour le Centre de sociologie de l'innovation (CSI) : https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-03203560/

* 118 D'autres pays comme l'Autriche, la Finlande, la Hongrie, les Pays-Bas, la Pologne, la Suède et le Qatar ont signé des accords de ce type couplant APC et abonnements.

* 119 L'accord entre Couperin et EDP Sciences engage 68 institutions et permet d'accéder à 29 revues de cet éditeur.

* 120 François Gèze, « Quelle politique numérique pour l'édition de savoir ? », Le Débat, n° 188, 2016. Cf. https://www.cairn.info/revue-le-debat-2016-1-page-30.htm

* 121 Cf. les propositions de lois déposées le 21 décembre 2020 par la sénatrice Laure Darcos et le 3 février 2021 par Sylvie Robert et plusieurs de ses collègues, devenues, d'une part, la loi n° 2021-1901 du 30 décembre 2021 visant à conforter l'économie du livre et à renforcer l'équité et la confiance entre ses acteurs (cf. http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl20-252.html ) et, d'autre part la loi n° 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique (cf. http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl20-339.html ).

* 122 Cf. le référé S2021-1357 du 23 juillet 2021 : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2021-10/20211018-refere-S2021-1357-politique-documentaire-bibliotheques-universitaires.pdf et la réponse du ministère : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2021-10/20211018-refere-S2021-1357-politique-documentaire-bibliotheques-universitaires-rep-MESRI.pdf

* 123 Le ministère valorise le CoSo en tant que « vecteur de coordination » et il estime que lorsqu'un opérateur unique est imposé, « les initiatives innovantes se construisent à l'extérieur », comme dans les exemples, selon lui, de l'Inist, du CCSD et d'OpenEdition.

* 124 Les grandes fondations anglaises (Wellcome Trust) et américaines (Mellon) s'intéressent de longue date aux publications et à l'ensemble de la chaîne éditoriale. Elles ont accompagné avec d'autres (les fondations Soros, la Bill & Melinda Gates Foundation) le passage au numérique puis à la science ouverte.

* 125 Cf. ce rapport sur la place des bibliothèques universitaires dans le développement de la science ouverte : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/documents/IGESR-Rapport-2021-022-Place-bibliotheques-universitaires-developpement-science-ouverte_1393554.pdf

* 126 Article D 714-29 du code de l'éducation.

* 127 L'indépendance et la liberté d'expression des enseignants-chercheurs sont reconnues au niveau législatif dans l'article 58 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur, dite loi Savary, codifié en 2000 dans l'article L 952-2 du code de l'éducation (il est question d'une « pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche », sous les réserves des principes de tolérance et d'objectivité). En 1984, quelques jours avant la promulgation de cette loi, le Conseil constitutionnel consacrait un principe fondamental reconnu par les lois de la République, celui de l'indépendance des professeurs d'université. Cf. la décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1984/83165DC.htm

* 128 Cf. l'article L 952-2 du code de l'éducation : « Les enseignants- chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité » et l'article L 411-3 du code de la recherche : « Pour l'accomplissement des missions de la recherche publique, les statuts des personnels de recherche ou les règles régissant leur emploi doivent garantir l'autonomie de leur démarche scientifique ». Selon ces dispositions, les auteurs issus du monde académique disposent pour leurs travaux de recherche d'une forte autonomie : le droit de publier leurs travaux sans intervention de leur hiérarchie, la liberté de signer des licences d'exploitation et la possibilité (qui n'est pas une obligation) de mettre gratuitement à disposition des manuscrits acceptés par les éditeurs dans les limites des embargos de 6 et 12 mois. Il faut noter qu'aucune disposition, ni dans le code de l'éducation ni dans le code de la recherche, ni d'ailleurs dans le décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires des enseignants- chercheurs, ne précise les obligations des enseignants-chercheurs en matière de publications de résultats de recherche. Il n'est jamais question de publications mais simplement de « participer au développement des connaissances » ou à la « libre circulation des idées » (code de la recherche), voire à « l'élaboration (...) des connaissances » (décret précité).

* 129 L'an dernier, l'université de Nantes a par exemple décidé que les travaux de ses enseignants-chercheurs devraient désormais être publiés sur l'archive ouverte HAL. À défaut, ceux-ci ne seraient plus pris en compte dans l'évaluation de leur activité, ce qui ne peut que nuire aux perspectives de carrière de leurs auteurs. Cette décision est contestée devant la justice.

* 130 Les exemples sont nombreux. Pour n'utiliser que des données appartenant au domaine public, on peut prendre le cas de Julie Wolkenstein. Professeure de littérature comparée à l'université de Caen, elle a publié sa thèse sur Henry James chez Honoré Champion, éditeur scientifique s'il en est. Mais elle a également publié chez Klincksieck au sujet des récits de fiction, thème auquel elle aura sans nul doute consacré une part de son activité d'enseignante. Sa traduction de Gatsby le Magnifique , chez P.O.L., pourra tout aussi bien passer pour un travail universitaire que pour une oeuvre de re-création, au sens où le travail du traducteur est aujourd'hui entendu. Enfin, elle a publié de nombreux romans, dont certains, tel L'Heure anglaise , portent indubitablement la marque d'une angliciste, tant dans la sélection du sujet que dans ses choix lexicaux influencés par la lecture des auteurs d'outre-Manche.

* 131 Le débat sur les exceptions au droit d'auteur dans l'enseignement et la recherche existe aussi dans le monde anglo-saxon mais dans le cadre un peu différent du droit du copyright. Un enseignant partageant ses propres travaux sur son propre site a pu y être accusé de violer la propriété intellectuelle, cf. https://www.insidehighered.com/news/2019/10/23/what-happened-when-professor-was-accused-sharing-his-own-work-his-website

* 132 Cf. Adam Mossoff, How Copyright Drives Innovation in Scholarly Publishing. George Mason Law & Economics Research Paper, n° 13, 2013 : http://ssrn.com/abstract=2243264 Comme plusieurs études l'ont confirmé, il s'agit de l'une des rares opérations commerciales réalisées par des éditeurs dans lesquelles il n'y a pas d'économies d'échelle. Le budget d'Elsevier pour son système d'évaluation par les pairs est supérieur à 100 millions de dollars par an. Et l'examen par les pairs coûte de l'ordre de 250 dollars par manuscrit pour le salaire et les frais uniquement, hors frais d'infrastructure et frais généraux.

* 133 De nombreuses revues ne faisaient d'ailleurs signer aucun contrat, pratique qui perdure assez largement en France pour les revues de SHS.

* 134 Il arrive aussi qu'une revue sollicite un chercheur pour qu'il rédige un article (synthèse, participation à un numéro thématique, etc.). Dans ce cas, même si l'initiative appartient alors à la revue, les considérations qui suivent restent inchangées.

* 135 L'application de l'article 30 de la loi pour une République numérique ne fait pas aujourd'hui dépendre de la revue puisqu'il s'agit, quelle que soit la politique de la revue, d'un dépôt de la version auteur de la publication sur une archive ouverte, et si la politique de la revue l'autorise, le dépôt peut être celui de la version éditeur. Ce n'est que dans ce dernier cas que le chercheur peut se préoccuper de la politique de la revue en la matière.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page