III. UN SYSTÈME COLLUSIF : LA GESTION PUBLIQUE-PRIVÉE

« Si la compétition économique est devenue le but ultime de l'ordre juridique, c'est en raison de l'adhésion au dogme selon lequel l'accroissement de la production et du commerce est une fin en soi, et que cette fin ne peut être atteinte que par une mise en concurrence généralisée de tous les hommes dans tous les pays ».

Alain Supiot : L'esprit de Philadelphie

Le second volet de la réponse au défi auquel s'est trouvé confronté l'État libéralisé sera donc de privatiser toujours un peu plus une action publique qui a perdu l'essentiel de ses prérogatives de puissance publique et beaucoup de ses moyens.

Cette privatisation empruntera deux voies, l'une classique au départ mais dont l'usage extensif et plus diversifié changera la nature, l'autre réelle innovation, plus exactement rétro-innovation, comme on va voir.

Formules classiques qui déclinent l'ensemble des outils de la délégation totale ou partielle de la maîtrise d'ouvrages et de la gestion de services publics : sous-traitance, délégations de services publics, concessions, Partenariats Public Privé (PPP), autorisations d'exploitation du domaine public comme le domaine public hertzien accordées à des opérateurs privés, à charge pour eux d'équiper le pays dans le cadre d'un cahier des charges etc.

L'application extensive et intensive de ces leviers d'action classiques pour l'État va en changer la nature. Comme disent Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain 70 ( * ) : « Il ne s'agit plus d'acheter un service ou un bien, la délégation des missions est beaucoup plus large et évolutive. »

Application extensive : délégation de pouvoirs régaliens à des entités privées comme pour la lutte contre la grande délinquance financière confiée au système financier (surtout les banques) en échange d'une large liberté d'interprétation des normes qui leur sont appliquées.

Application intensive : « Désormais (l'État) n'achète plus seulement des équipements ou des services à des acteurs privés, il peut en déléguer ou en coproduire la conception. Et avec eux se diffuse la maîtrise des informations qui se trouvent au fondement de toute action. Cette intrication nouvelle des missions remet en cause un partage clair entre un principal (qui commande) et un agent (qui réalise) comme la théorie économique la formalisait depuis moins de 30 ans. » ( Ibidem )

La nouveauté, c'est le déploiement tous azimuts d'une politique d'administration « publique-privée », affranchie du principe multiséculaire de séparation de l'administration publique visant la satisfaction de l'intérêt général du management privé dont la finalité est celle des intérêts de l'entreprise. Plus globalement, ce sont les limites entre sphère privée et sphère publique qui s'effacent de plus en plus, ce que Pierre France et Antoine Vauchez (op cit) qualifient de « grand brouillage », véritable « remodelage néolibéral de l'État » procédant par une forme d'« hybridation entre public et privé » pour reprendre l'expression de Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain qui montre bien le ressort essentiel de ce remodelage ( Ibidem )

L'oligarchie administrative jouera évidemment un rôle essentiel dans ce « remodelage » qui avancera selon quatre voies essentielles : l'extension du champ du pouvoir d'influence au détriment de celui d'injonction ; l'alignement de l'administration publique sur le « management » privé ; l'alignement du droit public sur le droit de la concurrence ; la facilitation de le la circulation des élites publiques et privées.

A. L'EXTENSION DU DOMAINE DE L'INFLUENCE.

L'originalité de ce système collusif, c'est en effet, de fonctionner plus à l'influence qu'à l'injonction et à l'intimidation. Même l'État n'y échappe pas. Certes le pouvoir de réglementer, de percevoir l'impôt, de consentir les aides financières dont il dispose encore lui donnent des moyens d'exercer une forme de contrainte mais pas suffisante pour qu'il puisse se passer du consentement de ceux qu'il entend associer à la mise en oeuvre des projets dont il n'a plus les moyens. L'indulgence envers l'évasion fiscale est une sorte de « bonne manière » faite à des partenaires indispensables.

À l'inverse, vu la pression des intérêts concurrents, une entreprise même puissante ne peut se contenter de demander une aide, un avantage règlementaire ou fiscal, elle doit aussi convaincre du caractère tout à fait légitime et positif pour tous de sa demande.

1. Les pouvoirs d'influence institutionnels

Les formes du pouvoir d'influence sont multiples, les plus importantes n'étant pas les plus visibles.

Ainsi en va-t-il du pouvoir de certains grands corps qui se targuent de n'avoir aucune action politique, les cas les plus visibles étant ceux de l'oligarchie administrative, Conseil d'État par son réseau au sommet de l'État et sa jurisprudence évolutive, la Cour des comptes.

Ainsi, l'apparition, sous les feux et les louanges médiatiques du président de la Cour des comptes en majesté dénonçant rituellement le peu d'entrain gouvernemental à appliquer la rigueur budgétaire inscrite à son programme n'aurait rien de politique (voir première partie). À ceci près que la rigueur budgétaire ce n'est pas obligatoirement moins de dépenses - encore moins si la charge est inéquitablement partagée - ce peut être plus de recettes grâce à une politique inverse de celle rituellement pratiquée, comme Keynes et d'autres l'ont montré depuis bien longtemps.

Le plus instructif, c'est le ballet bien réglé où les critiques de la Cour envers le Gouvernement permettront à celui-ci de justifier auprès de l'opinion publique le purgatoire budgétaire qu'il lui impose au nom de ses engagements européens et pour s'assurer « la confiance des marchés ».

Ce subtile jeu ago-antagonistique - c'est-à-dire où deux forces opposées concourent au même résultat - en l'espèce faire accepter le choix de la rigueur comme unique politique est la parfaite illustration de la qualité première du pouvoir d'influence, ne pas apparaître comme un pouvoir.

2. Les « trous noirs du pouvoir »

Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain appellent « trous noirs du pouvoir », ces acteurs de la « société civile », parties prenantes à part entière des décisions politiques, même s'ils s'en défendent : « Des acteurs qui a défaut d'être en première ligne participent souvent de façon décisive à l'exercice du pouvoir, soit qu'ils le détiennent en propre, soit qu'ils l'exercent par délégation des fonctions régaliennes : des banques d'affaires, des fonds d'investissement, des sociétés militaires, des sociétés d'ingénierie et de conseil, des think tanks ...Ils pèsent par leurs budgets, par les effectifs employés et l'impact de leurs choix. Mais ils interviennent aussi par leur pouvoir normatif, leur capacité à produire des règles de comportement et à en surveiller l'exécution. »

Ce ne sont pas des pouvoirs de l'ombre, encore moins conjurés. Ce sont des pièces d'une nouvelle configuration du pouvoir politique dont le centre étatique s'est désarmé.

Certains de ces centres de pouvoirs, vu leur importance, ne peuvent dissimuler aux yeux du public qu'une partie de leur influence. Ainsi en va-t-il du système bancaire.

Une influence qui tient à son rôle clef dans la circulation des flux monétaires et l'émission des crédits nécessaires au financement de l'économie, deux fonctions que, depuis la privatisation des banques, l'État a abandonnées.

Mais aussi à son monopole intellectuel sur l'enseignement et la recherche, les médias et la haute fonction publique. Un pouvoir intellectuel qu'entretient un pantouflage massif propre à entretenir l'espoir dans un avenir radieux !

« Quelle voix est portée par ces hauts fonctionnaires ? », s'interroge Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, au micro de France-Inter : « C'est nécessairement une voix influencée par la culture acquise dans le secteur bancaire et financier. » 71 ( * )

Il est prouvé par ailleurs que les banquiers centraux recrutés parmi les banquiers ont tendance à endosser les intérêts de ceux-ci : « Des études ont été publiées montrant l'impact du passage dans le privé des banquiers centraux sur la politique de ces banques : le conflit introduit bien évidemment un biais. Le risque n'était bien évidemment pas que le candidat favorise délibérément son ancien employeur mais que la politique de la Banque de France ne favorise, elle, le secteur bancaire » 72 ( * ) .

Au final un pouvoir tel qu'il a réussi à faire capoter la réforme européenne de séparation des banques de dépôts et d'affaires conduite par Michel Barnier, alors Commissaire, la seule pouvant réellement réduire significativement la dangerosité du système auquel on doit la crise de 2008 et la stagnation économique qui a suivi avec les conséquences sociales et politiques que l'on sait ; qu'il a réussi à désamorcer le projet de taxation des transactions financières spéculatives (TTP) et à vider de leur substance toutes les réformes (à commencer par celle du niveau de fonds propres obligatoires) qui suivirent. Les dénégations indignées des intéressés ne changent rien à l'affaire.

Comme dira alors le gouverneur de la banque de France d'alors, Christian Noyer : « Les idées qui ont été mises sur la table par Michel Barnier sont des idées, je pèse mes mots, qui sont irresponsables et contraires aux intérêts de l'Union Européenne. » Elles sont surtout contraires aux intérêts d'un système bancaire qui tire des bénéfices considérables de la spéculation, activité devenue plus importante pour lui que le financement de l'économie réelle qui d'ailleurs ne pèse pas lourd dans son bilan !

C'est que la séparation des activités de banque commerciale et de banque d'affaire, aurait signé l'arrêt de mort du modèle de « banque universelle, à la française » dont le pouvoir bancaire français était si fier et qui n'a que des avantages pour lui et tous les inconvénients pour le pays.

L'absence de séparation entre banque de dépôt et banque d'investissement garantit d'abord aux banquiers l'intervention des pouvoirs publics en cas de crise, donc des taux d'emprunts bas, donc un avantage de compétitivité, les poussant ainsi à financer l'investissement par un endettement excessif. C'est précisément ce qui est arrivé en 2008 où l'État français a dû se porter garant de la dette bancaire à hauteur de 340 Md€. En 2011, lors de la crise de liquidités en dollars qui a particulièrement touché les banques française, c'est la BCE qui est intervenu en leur fournissant de la liquidité à profusion. Comme le montre l'exemple de la BPCE évoqué ci-dessus, celui de Dexia et de bien d'autres, le modèle bancaire « libéral » ne peut se passer du pompier État.

Mais la crise a montré aussi d'autres failles de ce modèle de banque universelle dont l'établissement est si fier :

« La crise a révélé les faiblesses de ce modèle. La rentabilité des fonds propres (ROE) des banques françaises cotées, qui se situait autour de 15 % en 2006 (une illusion qui ne reflétait pas le niveau réel des risques pris) a chuté un point bas de 2 % en 2008. En 2016, dans un univers post-crise qui contraint les banques à détenir plus de trésorerie et à moins s'endetter, le taux était monté qu'à 6 % (...) un niveau encore très insuffisant pour couvrir le coût de ces mêmes fonds propres. Celui-ci oscillait entre 10 % et 11 % à la fin de l'année 2017. Quand la rentabilité des fonds propres est inférieure à leur coût, la banque détruit de la valeur économique, ce qui n'est pas soutenable à long terme. La faiblesse des rentabilités post-crise concerne en particulier les activités de banque d'affaires, alors même que leurs risques demeurent intrinsèquement élevés. » 73 ( * )

À côté de ces centres de pouvoirs bien visibles d'autre plus discrets mais plus nombreux, vont se développer. Faute de pouvoir les évoquer tous, on se limitera à deux catégories devenues particulièrement importantes dont le poids reste méconnu : Les lobbys et les cabinets d'avocats d'affaires.

3. Les lobbys

Le lobbyisme, avant d'être le progrès démocratique qu'y voient ses défenseurs, est d'abord une forme d'exercice de ce pouvoir d'influence. C'est en tous cas ce qui ressort des études des chercheurs qui se sont intéressés à la question.

Ainsi, pour Sylvain Laurens 74 ( * ) qui a étudié de près le lobbying bruxellois, l'objectif de ses pratiquants n'est évidemment pas celui d'informer l'opinion publique ou de permettre aux décideurs de prendre la bonne décision, elle n'est pas non plus de nouer des relations de confiance, à terme favorables, avec eux (ils changent en effet souvent), même pas forcément d'obtenir une réponse favorisant directement un produit, il est de changer les règles qui indirectement vont favoriser leur entreprise ou leur produit. D'où l'intérêt pour l'entreprise de recruter un ancien fonctionnaire connaisseur des arcanes des circuits de prise de décision. La personne la plus intéressante pour le lobbyiste n'est pas forcément celle qui in fine prendra la décision mais celle qui pourra influer sur les conditions dans lesquelles elle sera prise :

« Ce qui est important pour les entreprises, ce n'est pas tant la connaissance des responsables administratifs qui changent que la compréhension du fonctionnement des institutions. » C'est cette connaissance « qui est stratégique pour les grandes firmes » a expliqué Sylvain Laurens à la commission.

Et d'ajouter :

« Recruter quelqu'un qui vient du public c'est internaliser dans son entreprise quelqu'un qui peut aider à transformer les règles juridiques qui régissent le marché sur lequel vous jouez. Vous ne cherchez plus seulement alors à battre vos concurrents sur le marché à travers vos produits mais vous cherchez à transformer les règles du jeu du marché pour qu'elles tournent à votre avantage. »

« Le bon lobbyiste, c'est celui qui va faire produire par l'administration bruxelloise la norme de demain. » et qui comme par hasard favoriseront la firme qui vous emploi !

Exemple, une obligation d'utiliser l'étiquetage des médicaments par hologramme, ce que pourra facilement faire un groupe patronal important mais pas les autres, au nom de la lutte contre la contrefaçon.

L'essentiel, « c'est la compréhension des attentes d'un régulateur, auxquelles le lobbyiste va faire correspondre des dispositifs techniques qui vont protéger des modèles commerciaux. »

Et, comme par hasard, ce sont les quelques grands groupes omni présents à Bruxelles qui excellent à ce sport qui finit par être gênant même aux yeux de libéraux de stricte observance de la commission européenne : « Ce dont les fonctionnaires de la Commission se rendent compte, c'est que ce qu'on appelle les intérêts du marché, ce sont en réalité les intérêts de 4-5 grands groupes qui dominent ce marché. »

Mais le but du lobbying n'est pas seulement d'obtenir des avantages de compétitivité, il est aussi de capter des aides financières publiques, souvent par le biais de l'aide à la recherche dans des domaines d'utilité publique comme l'environnement ou pour améliorer la compétitivité des entreprises d'un secteur. Telle est la seconde raison de recruter des connaisseurs directs des institutions :

« L'administration c'est aussi un lieu qui délivre d'importantes ressources sous la forme de subventions directes sous la forme de marchés publics, d'appels d'offres etc. Si on regarde comment les choses fonctionnent à Bruxelles, c'est assez frappant : les grands groupes sont des deux côtés du guichet administratif. D'un côté, un groupe comme Accenture a dépensé 1 million d'euros en lobbying en 2013 mais de l'autre il a touché plus de 68 millions d'euros de marchés publics en termes de conseil (accompagnement des politiques publiques etc.). Si on prend la liste des 25 firmes qui ont touché le plus d'argent public européen en 2013 et qu'on la compare à la liste des groupes qui ont dépensé le plus d'argent en lobbying, c'est presque exactement la même. Le lobbying est un investissement très rentable sur le plan économique si on prend en compte l'intégralité de la chaîne de relations entre une firme et l'administration. On dépense de l'argent pour obtenir une représentation politique au plus près de l'administration mais celle-ci se voit rapidement concrétisée sous la forme de prestations que l'on obtient de cette bureaucratie. »

La troisième raison de recruter de hauts fonctionnaires parlant le même langage que les décideurs, nous dit Sylvain Laurens, c'est l'intérêt des grands groupes pour les partenariats public-privé. Une stratégie qui vise à faire financer une partie du tournant écologique ou des normes sanitaires par de l'argent public. « Plus on multiplie les partenariats public-privé ou l'ouverture d'anciens marchés publics ou privés et plus on augmente le besoin d'un recrutement par les firmes d'anciens hauts fonctionnaires. »

L'Europe paradis du lobbyisme

Les lobbys ont depuis longtemps un statut à Bruxelles, la consultation de toutes les parties prenantes à un projet de législation européen étant obligatoire. D'où la présence de tous les groupes d'intérêts à chaque étape du processus décisionnel.

L'UE répertorie 11 327 représentants d'intérêts à Bruxelles : Associations d'entreprises, Syndicats et organisations patronales, ONG notamment. Ce qui représente plus de 50 000 emplois à temps plein.

Selon une étude de l'économiste Karam Camargue, les entreprises du secteur de l'énergie ont dépensé plus de 600 millions de dollars en lobbying en 2007-2008, une moyenne de 1 million de dollars par entreprise ou organisation de producteurs. L'étude montre qu'il faut au moins 3 millions de dollars pour accroître la probabilité d'une décision favorable (par rapport à une situation sans lobbying) de seulement 1,2 % ! Néanmoins le jeu en vaut la chandelle, car les gains financiers sont importants (500 millions de dollars par décision en moyenne), de sorte que le taux de rentabilité du lobbying est évalué entre 137 et 152 pour cent.

Il y a même aujourd'hui un marché de la revente d'informations sur les circuits de la prise de décision au sein de l'administration européenne et probablement de la Commission ce que laissent à penser les parcours de beaucoup de fondateurs de cabinets de consulting : passages par des Représentations permanentes, des cabinets des commissaires, fonctionnaires retraités ou (plus rarement) ayant démissionné, anciens agents contractuels... L'administration bruxelloise consommant et rejetant un grand nombre d'agents cela fait beaucoup de monde dans le circuit.

Pour limiter les dégâts, le Parlement et la Commission ont élevé une barrière de papier : un registre public appelé registre de transparence. Son objectif est de s'assurer que ceux qui cherchent à entrer en contact avec les institutions européennes déclarent publiquement leurs intérêts et fournissent certaines informations sur eux-mêmes. L'enregistrement volontaire s'est dans la pratique imposé à tous Il est d'ailleurs nécessaire pour certains types d'accès, si on souhaite prendre la parole lors d'une audition publique etc.

De son côté la Commission, particulièrement visée, a durci son règlement : instauration d'une période de latence entre l'exercice d'un poste a responsabilité et un recrutement immédiat dans le privé ; demande d'autorisation pour l'emploi dans certains postes dans la période de deux ans après le départ de la commission etc.

Selon Sylvain Laurens, « le sport préféré des lobbys à Bruxelles, serait de demander des crédits à la Commission pour faire une étude. Et miraculeusement, les normes qui sortent deux ans après et qui reprennent les conclusions de l'étude profitent plutôt à celui qui l'a faite. Est-ce que c'est un fantasme ou est-ce que ça existe ? Par quelle mécanique cela peut-il devenir efficace ?

Le gros du travail des lobbyistes (...) se fait auprès des administrateurs de la Commission européenne où le noyau dur des textes est conçu, puisque c'est la Commission qui a l'initiative de la législation. Leur stratégie consiste à se présenter comme partie prenante à un sujet donné et à tisser des liens de long terme avec les administrateurs qui s'en occupent. Les spécifications techniques, qui sont le véritable enjeu, interviendront après. C'est donc en amont et en aval du travail parlementaire qu'il est plus intéressant d'exercer le lobbying, plutôt que lors du débat parlementaire ... Ce dont les fonctionnaires de la Commission se rendent compte, c'est que ce qu'on appelle les intérêts du marché, ce sont en réalité les intérêts de 4-5 grand groupes qui dominent ce marché. »

Les décisions dépendant largement des conclusions des experts, dominer l'expertise, c'est induire largement celles-ci. D'où l'intérêt pour les grandes firmes de faire travailler largement en amont des scientifiques sur les questions dont qu'elles savent devoir se poser un jour. « Et quand la Commission ordonne une étude, elle retombe nécessairement sur les mêmes experts. Plus on arrive à un niveau élevé scientifique et technique, moins il y a de « sachants ». Donc, on tombe forcément sur les mêmes.» ( Ibidem )

4. Les avocats d'affaires

Forme particulière de lobbyistes en ce qu'ils ne sont ni attachés à la défense d'intérêts spécifiques (telle entreprise ou branche d'entreprises, les chasseurs, les défenseurs de la nature etc.) et que leurs formes d'interventions sont multiformes quoique principalement de nature juridique, les cabinets d'avocats d'affaires déjà omniprésents aux USA, selon Pierre France et Antoine Vauchez (Op cit), vont se mettre à proliférer en France (essentiellement à Paris) à partir des années 1990. 75 ( * )

Le chiffre d'affaire des 100 premiers cabinets d'affaires parisiens seront de 3,47 Md€ en 2013, en forte croissance.

Leurs interventions sont multiformes en ce qu'elles peuvent s'exercer pour le compte de l'État et autres personnes publiques qui les sollicitent dans le cadre d'opérations de privatisations, de financement d'opérations, de partenariats public-privé, de cessions de participations, de subvention européenne etc. À l'inverse, en ce que, ce peuvent être aussi des interventions auprès de l'administration publique pour compte d'intérêts privés (optimisation fiscale, autorisation de mise sur le marché, autorisations d'exploitation du domaine public, marchés publics, PPP, fusions-acquisitions etc.). À noter que c'est plus l'État régulateur qui est concerné (Dg concurrence, commission de la concurrence etc.) que l'État régalien (fiscalité par exemple).

Dans un monde où règne la « théorie de l'apparence » et où codes et chartes déontologiques vont se multiplier, il était inévitable que se développe aussi une toute nouvelle branche de l'activité des cabinets d'affaire, le conseil aux entreprises en matière de règlementation interne des institutions (nationales ou européennes) et de déontologie (compliance). Le but est de protéger les réputations, véritables avantages concurrentiels, et accessoirement une bonne connaissance des rouages de la prise de décision publique. 76 ( * )

L'invention de la QPC, censée améliorer la protection des libertés, détournée de son objet initial, va ainsi devenir une spécialité des cabinets d'affaire ! Raison supplémentaire de recruter des membres du Conseil d'État ou d'anciens membres du Conseil constitutionnel.

Grâce à la largesse d'esprit du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel qui détient la décision finale, au nom des droits et libertés constitutionnels s'ouvrira ainsi un marché et un champ juridique nouveau (voir ci-dessous).

Bien qu'ils portent le même titre et la même robe, donc bénéficient des mêmes prérogatives en matière de secret que le reste de la profession, leur activité n'a plus grand-chose à voir avec l'administration de la justice. Ils jouent le rôle de courtier entre les différents intérêts et les régulateurs nationaux ou européens tout en bénéficiant de la couverture du secret professionnel attaché à leur fonction judiciaire !

Avec tous les risques de collusion, de trafic d'influences et de conflits d'intérêts que cela entraîne la multiplication de ces cabinets d'affaires offrira des terrains d'atterrissage rêvés pour les politiques en mal de recasement et pour l'oligarchie administrative attirée par des pantoufles confortables dont la bonne connaissance des rouages de l'État et des administrations, le carnet d'adresses et le pédigrée brillant intéressent particulièrement les recruteurs, plus même que les experts d'une discipline ou d'un secteur administratif. Ainsi sur la période 2006-2014, 34 % des recrutements extérieurs des cabinets concernent ce type de collaborateurs contre 52% pour le recrutement en provenance des entreprises et de leurs services juridiques.

Ainsi, le cabinet August Debouzy peut-il se flatter en ces termes du recrutement d'un nouvel associé - Emmanuelle Mignon - Major de promotion de l'ENA, ancien rapporteur et assesseur du Conseil d'État, collaboratrice durant huit ans de Nicolas Sarkozy dans ses différentes fonctions puis en tant que directeur de cabinet à l'Élysée - enseignante à l'IEP Paris : « Son niveau de technicité en droit public allié à sa connaissance de l'appareil de l'État sont des atouts considérables tant en matière de conseil que de contentieux pour les clients du cabinet. »

Tout récemment c'est au tour du cabinet anglo-saxon Orrick de se réjouir du recrutement du mari de Fleur Pellerin, Laurent Olleon - HEC, ENA, ancien rapporteur de la section du contentieux au Conseil d'État, ancien directeur adjoint du Cabinet de Marylise Lebranchu, et surtout ancien président de la Commission des infractions fiscales - pour sa « branch tax » . Dans un communiqué, la responsable de celle-ci, Anne-Sophie Kerfant, précise que : « Laurent apportera une compréhension approfondie de la façon dont les autorités de régulation françaises abordent à la fois les transactions et les conflits, grâce à ses deux décennies de travail au sein de l'administration. Cette connaissance de l'intérieur sera d'une valeur inestimable pour nos clients français et internationaux. » Inestimable, qui pourrait en douter ?

Interrogé par l'Obs (édition du 13 septembre 2018), Laurent Olléon assure que « l'avocat fiscaliste n'est pas là pour permettre à son client d'échapper frauduleusement à l'impôt, en se soustrayant illégalement à sa contribution au financement des services publics. Il est là pour veiller à ce que le contribuable supporte seulement l'impôt qu'il doit : pas plus, mais aussi pas moins. C'est ainsi que je compte exercer mes nouvelles fonctions » . Donc, où pourrait bien être le problème ?

5. Les bénéfices secondaires des acteurs privés du système

Outre le bénéfice financier que l'ensemble des acteurs privés du système tirent de leur activité (marchés, bénéfices de PPP, honoraire etc.) ils acquièrent aussi à cette occasion des compétences et des connaissances nouvelles qui leur donneront un pouvoir de monopole ainsi qu'une nouvelle capacité d'orientation de l'action de l'État en matière de sécurité, de protection de l'environnement etc., autant dire de nouvelles capacités d'influence, l'État ayant abandonné progressivement toutes capacités et moyens d'expertise.

Comme les « trous noirs » attirent les corps et le rayonnement sans qu'on s'en aperçoive, ces puissants centres de pouvoir infléchissent par leur capacité d'influence, sans en avoir l'air, les choix publics. Ils travaillent autant pour leur compte que pour celui de leur mandataire, dégagées des contraintes de la gestion publique, de la transparence, du contrôle parlementaire et de l'obligation de rendre périodiquement compte aux électeurs. Et pendant ce temps-là des ingénieurs de l'État de très haut niveau iront pantoufler faute de trouver dans la fonction publique un poste correspondant à leur niveau de formation et donc à leur attente ! 77 ( * )


* 70 « Les trous noirs du Pouvoir - Les intermédiaires du pouvoir » Sociologie du travail Volume 49 N° 1 (janvier 2007) Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain CEVIPOF-CNRS.

* 71 Émission Secrets d'info consacrée au pantouflage 16 février 2017

* 72 Thomas Perroud, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) : « L'encadrement des conflits d'intérêts dans l'administration » (29 novembre 2017).

* 73 (Jezabel Couppey- Soubeyran (maître de conférence à l'université Paris 1) et Christophe Nijdam (membre du collège de l'Autorité bancaire européenne, ancien secrétaire de Finance Watch) : « Parlons banque », La documentation française 2018.

* 74 Sylvain Laurens : « Les courtiers du capitalisme » Agone 2015.

Étude sur les groupes d'intérêts menée à Bruxelles entre 2009 et 2015. Interrogé sur l'origine de ses informations par la commission, l'auteur (sociologue, chercheur à l'AHESS) a précisé : « J'ai rencontré soixante représentants d'intérêts, une quinzaine de fonctionnaires de la Commission et surtout, j'ai pu assister à une bonne douzaine de réunions internes de groupes d'intérêt patronaux. À cela s'ajoute les résultats d'une étude statistique tirés du registre de la transparence de la Commission publiée en 2013 que j'ai croisés avec des données financières publiques. »

* 75 On peut citer parmi beaucoup d'autre : les cabinets Gide, Clifford Chance, August et Debouzy, Darrois Villey, Maillot Brochier, Veil Jourde, Mazard.

* 76 Une action ou une procédure par laquelle on se conforme aux exigences et aux recommandations officielles se traduit en novlangue par « compliance ».

* 77 Voir « Les sommets très privés de l'État. Le « Club des acteurs de la modernisation » et l'hybridation des élites » par Julie Gervais (Actes de la recherche en sciences sociales 194.2012). Analyse les rapports conflictuels entre les hauts fonctionnaires et les consultants, pour le monopole de l'expertise légitime en matière de réforme administrative et revient sur le rôle des cercles d'influences, comme Le « Club des acteurs de la modernisation et l'hybridation des élites », chargés de faire progresser les parts de marché de l'expertise privée.

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