IV. LES OBSTACLES POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS À LA RÉFORME DE LA HAUTE FONCTION PUBLIQUE

« La réforme de l'État, tout le monde s'y prend les pieds »

François Hollande, cité par Marylise Lebranchu

« Les constats communs et consensuels concernant l'ENA n'aboutissent jamais à des actions, et ce pour des raisons d'intérêt personnel et de confort, tout simplement. »

Adeline Baldaccino

Le premier obstacle à cette réforme c'est évidemment la politique budgétaire de réduction systématique des effectifs et plus encore, la manière dont cette politique, forcément déléguée à Bercy, est appliquée. Politique fortement soutenue par l'IGF dont le maître mot est « faire des économies, réduire les ETP » et la Cour des comptes, plus nuancée mais médiatiquement plus active, sans autre considération que l'apparence des chiffres 56 ( * )

Lors de son audition, Marylise Lebranchu, interrogée sur ce qui semble être l'obsession de Bercy de ne considérer une réforme qu'à l'aune des économies qu'elle peut permettre de réaliser répond que « C'est vrai. Je ne vais pas dire que ce n'est pas vrai, parce que c'est vrai. La direction du budget en particulier estime à juste raison, qu'on lui demande de jouer ce rôle. Ce qui manque en France c'est l'interministériel » qui reste l'exception. Habituellement « la Direction du Budget prend par tranche et, on ne veut pas utiliser le mot, mais elle rabote. Vous avez un pôle où il y a plusieurs agences par exemple, la DB dit : il faut y aller, il faut couper dans les agences. Non, il faut regarder, à mon avis, en amont, quelles sont les agences qui sont utiles et celles qui ne servent plus à rien, et là il y a encore du travail à faire, on a commencé, on n'a pas fini, en revanche, dire à tout le monde ce sera moins X % ça se traduit en ETP, cela ne marche pas. »

Les oppositions à toute réforme du système de sortie de l'ENA illustrent parfaitement la critique du professeur Ezra Suleiman selon laquelle c'est la position de la plus haute administration au sein du système politique et administratif dont elle vit qui la rend hostile à toute tentative de réforme. Que même les Présidents de la République reculent à la perspective d'écorner les avantages, les prérogatives et privilèges de la très haute administration, redoutant la guérilla souterraine qui en résultera, en dit long sur les pouvoirs réels de celle-ci.

Les guerres picrocholines de la très haute administration

Les revenus, les prérogatives et privilèges des « intouchables » de la très haute administration, pour reprendre les expressions de Ghislaine Ottenheimer (1) et de Vincent Jauvert (2) ne souffrent pas la plus petite égratignure, pas même d'être regardés de trop près. Même les présidents de la République, qui en auraient pourtant le pouvoir, reculent.

Nicolas Sarkozy a voulu supprimer le classement de sortie de l'ENA. Le Conseil d'État a annulé le décret et les relais des grands corps à l'Assemblée nationale n'ont pas permis le vote d'une loi permettant de passer outre (Voir Vincent Jauvert op cit p. 25)

François Hollande, prudent, a laissé s'enliser les projets de réforme de Marylise Lebranchu et celui d'Annick Girardin de limiter à 4 ans la durée du premier pantouflage, après une guérilla opiniâtre n'a pu passer que par surprise, les derniers jours du quinquennat.

Pour l'instant, la seule mesure d'Emmanuel Macron pour qui « il n'est plus acceptable que (les hauts fonctionnaires qui se sont constitués en caste) continuent de jouir de protection hors du temps », a été de permettre aux pantouflards en disponibilité, de continuer à bénéficier du droit à avancement dans l'administration qu'ils ont quittée, pendant 5 ans, comme s'ils étaient toujours en poste (Voir Partie II. IV 3)

Les faits rapportés à la commission par Madame Lebranchu donnent une idée du pouvoir occulte de la très haute administration et de l'acharnement avec lequel elle se défend de toute remise en cause de son statut :

« On n'a pas réglé un problème quasi immatériel sur lequel il va falloir que vous trouviez des solutions matérielles, ce ne sera pas simple, surtout juridiquement parlant : c'est ce que j'appelle l'impossible réforme des grands corps.

Une anecdote, pour situer ce sujet : faisant le tour des grands services, grandes directions, grandes administrations centrales, on constate que dans certaines administrations centrales, on manque de personnes pour prendre des postes de responsabilité : chef de service, directeur, etc. Je propose au président de la République, au cours d'un conseil des ministres, d'enlever deux sorties de l'ENA, une au Conseil d'État, l'autre à la Cour des comptes, une année, pour flécher, en particulier sur le ministère de l'environnement qui a besoin de structurer des équipes.

Ça n'a jamais été fait, parce que, lorsque vous touchez aux grands corps, et en particulier ceux-là, vous recevez des coups de fil du directeur de cabinet, du secrétaire général de l'Élysée, de Matignon, disant : ce n'est pas possible, nous, on a besoin de ces jeunes-là, on a besoin de se renouveler. Un mot d'ailleurs m'est resté gravé dans la mémoire : « on a besoin de formater les jeunes ». On n'a jamais enlevé ces 2 postes donc. »

« je dis : à un moment, il faut que ceux qui vont être inspecteur des finances, rentrer dans un grand corps, peu importe lequel, mais je mets les inspecteurs généraux des finances en premier, eh bien, ils doivent d'abord exercer quelques années, 4-5 ans peut-être, sur des territoires, soit en déconcentré - et pas dans le cabinet du préfet seulement -, si possible dans une collectivité territoriale, peut-être dans des entreprises, même si c'était beaucoup plus difficile et à mon avis moins utile.

J'ai fait cette proposition, et demandé à un groupe d'universitaires ainsi qu'à un ancien directeur de l'ENA, de travailler cette question. J'ai vu alors là aussi le mur se lever, le secrétaire général du gouvernement, le conseil d'État, la Cour des comptes et tous les chefs de corps. Je les ai d'ailleurs réunis une fois, et au cours de cette réunion, la seule personne qui se sentait intruse, c'était moi. »

Le problème ajoute-t-elle c'est la « tradition du vivre ensemble », le réseau qui lie les membres des grands corps et que l'on retrouve dans les banques et les grandes entreprises.

1- « Les intouchables- Grandeur et décadence d'une caste : l'inspection des finances. (Albin Michel 2004)

2- « Les intouchables d'État- Bienvenue en Macronie » (Robert Laffont 2018)

Ce qui ne l'empêche pas d'être aux avant-postes de la réforme continue de l'administration et de l'État, à condition qu'elle ne les touche pas. Les auditions de la commission, particulièrement celle de Marylise Lebranchu, ancienne ministre de la fonction publique, comme on l'a vu, en ont fourni des exemples concrets aussi picrocholins que significatifs.

Cette primauté des intérêts de caste sur celui de l'État et donc sur l'intérêt général rappelle fâcheusement cet observation de Marc Bloch, dans l' Étrange défaite, qui faisant l'inventaire des facteurs ayant contribué à l'impréparation de la France et à sa défaite place au premier rang la lutte entre l'administration et la République. Il soulignait alors qu'il fallait à la République une administration républicaine. Retour à la case départ par-delà la reconstruction républicaine de 1945?

Pas encore, l'attachement des fonctionnaires et des hauts fonctionnaires à la République étant toujours aussi fort, mais qu'en restera-t-il quand ils auront été totalement découragés et que le pays sera dirigé par une oligarchie politico administrative appuyée par des cohortes d'intérimaires et de contractuels ?


* 56 Exemple de cette rigidité bureaucratique, le cas de Météo France, cité par Marylise Lebranchu, auquel le Budget a préféré supprimer des postes plutôt que de réaliser la même économie sur d'autres lignes budgétaires avec l'accord des intéressés. Parce que pour la Direction du Budget « la réduction de la dépense publique, c'est des ETP en moins ». Courteline n'est pas mort. Il habite toujours à Bercy !

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