C. LA QUESTION DES STATUTS

Si les agricultrices ont progressivement acquis la reconnaissance de leur place sur l'exploitation, avec la création de nouveaux statuts au fil des années, les témoignages recueillis tout au long des travaux de la délégation démontrent que leur situation peut encore largement être améliorée à cet égard .

D'une part, il reste des agricultrices sans statut , même si le phénomène devient marginal.

D'autre part, trop d'entre elles ne sont pas encore suffisamment sensibilisée aux différents statuts et à la protection qu'ils offrent au niveau juridique et social.

Il apparaît, enfin, que les agricultrices doivent être encouragées à choisir le statut de cheffe d'exploitation , même si les plus jeunes d'entre elles semblent l'envisager plus naturellement que leurs aînées.

1. La conquête d'un statut par les agricultrices : un long processus

Comme il a été rappelé en introduction, les agricultrices ont longtemps été des travailleuses « invisibles » , dont le travail n'était pas salarié ni reconnu.

Durand cette période, les femmes travaillant dans les exploitations agricoles - très nombreuses - étaient regardées comme des « conjointes ou femmes d'agriculteurs » et non comme des agricultrices à part entière. Elles n'apparaissaient d'ailleurs pas dans les statistiques officielles . Les statuts juridiques les ignoraient ou les considéraient uniquement comme des aidants familiaux. En outre, ces dernières n'avaient aucun droit sur l'exploitation familiale dirigée par leur mari .

C'est ce que raconte Marie-Thérèse Lacombe dans son ouvrage précité Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l'Aveyron de 1945 à nos jours qui revient sur cette époque : « Pour les autres femmes en milieu rural, elles peuvent être secrétaire, infirmière, vendeuse, coiffeuse. Elles ont un statut défini et reconnu. Lorsque les femmes travaillent dans une exploitation agricole aux côtés de leurs maris, elles n'ont droit à aucune reconnaissance sur le plan professionnel et sont classées dans les statistiques comme « inactives ». » 107 ( * )

De même, dans son autobiographie L'Agricultrice , précédemment évoqué, Anne-Marie Crolais, agricultrice dans les Côtes-d'Armor, évoque comment les groupements de vulgarisation agricole ont permis de prendre conscience de cette inégalité : « Nous cherchions les moyens d'améliorer les conditions de vie et de travail des agricultrices. Ce qui nous a amenées à lancer une enquête destinée à connaître les problèmes qu'elles rencontraient et à tenter de définir leur statut social. Nous nous sommes vite aperçues qu'il était inexistant » 108 ( * ) .

Quant aux formes d'exploitation, elles ne leur étaient guère favorables puisqu'un GAEC (Groupement agricole d'exploitation en commun) ne pouvait pas être constitué uniquement entre deux conjoints. Il a fallu attendre 1985 et la création des EARL (Entreprise agricole à responsabilité limitée), puis la loi d'orientation agricole de 1999 109 ( * ) , qui créait le statut de conjoint collaborateur , pour que les choses évoluent vraiment et que les agricultrices deviennent enfin « visibles juridiquement » .

L'encadré ci-après rappelle les grandes dates qui ont permis aux agricultrices d'acquérir un statut et une véritable reconnaissance juridique sur les exploitations.

Comme le souligne à juste titre Marie-Thérèse Lacombe, « le statut pour la profession d'agricultrice n'est pas apparu tout à coup, grâce à un décret voulu par le législateur. Non , il s'est construit petit à petit, réforme après réforme . Pour obtenir le titre de « conjoint collaborateur » des exploitants agricoles, il a fallu 40 ans de combat pour la parité » 110 ( * ) .

Les principales dates relatives à l'acquisition d'un statut par les agricultrices

1976 : les agricultrices demandent à être reconnues et à avoir un statut.

1980 : loi instaurant un mandat réciproque entre époux qui exploiteraient une même exploitation 111 ( * ) . La conjointe du chef d'exploitation obtient des droits dans la gestion de l'exploitation. Le principe de l'unicité de l'exploitation est affirmé. Désormais, toutes les mesures de législation agricole doivent prendre en compte le conjoint.

1982 : la loi du 10 juillet 112 ( * ) modifie les dispositions du code civil afférentes au contrat de société. Les conjoints d'agriculteur peuvent devenir associés à part entière dans les sociétés agricoles constituées à partir de l'exploitation familiale. Ils peuvent acquérir un statut de chef d'exploitation au même titre que leur mari, notamment dans les GAEC.

1985 : la loi d'orientation agricole 113 ( * ) crée l'exploitation agricole à responsabilité limité (EARL) qui offre la possibilité aux époux de constituer une société. Désormais, au sein de ce type de société, la femme dispose des mêmes droits que l'homme.

Loi réformant les régimes matrimoniaux 114 ( * ) : la notion de chef de famille disparaît, le mari n'est plus le chef de la communauté, les époux mariés sous le régime de la communauté légale géreront désormais tous les deux les biens communs.

1999 : la loi d'orientation agricole 115 ( * ) crée le statut social de conjoint collaborateur. Il ouvre droit à la retraite pour le conjoint ainsi qu'à des prestations sociales en cas d'accidents du travail et de maladies professionnelles, à une pension d'invalidité en cas d'inaptitude partielle ou totale et à une créance de salaire différé en cas de décès de l'époux et de divorce.

2006 : la loi d'orientation agricole 116 ( * ) ouvre le statut de conjoint collaborateur aux personnes pacsées ou aux concubins. Elle supprime par ailleurs l'accord du chef d'exploitation pour avoir accès au statut de conjoint collaborateur. Ainsi, dès que l'époux(se), le concubin(e) ou le pacsé(e) travaille sur l'exploitation, il ou elle pourra avoir accès au statut de conjoint collaborateur. Enfin, la LOA prévoit qu'à compter du 1 er janvier 2006, le conjoint du chef d'exploitation exerçant sur l'exploitation ou au sein de l'entreprise une activité professionnelle régulière devra opter pour l'un des statuts suivants (collaborateur du chef d'exploitation ou d'entreprise agricole ; salarié de l'exploitation ou de l'entreprise agricole ; chef d'exploitation ou d'entreprise agricole).

2009 : suppression de la qualité de conjoint participant aux travaux à effet du 1 er janvier 2009 et obligation du choix d'un statut.

2010 : la loi de modernisation agricole 117 ( * ) ouvre la possibilité de constituer un GAEC entre époux seuls.

2015 : application du principe de transparence aux GAEC qui permet de reconnaître l'activité des hommes et des femmes au sein de l'exploitation.

Source : Document de présentation de la Commission nationale des agricultrices de la FNSEA

Aujourd'hui, les agricultrices (personnes qui souhaitent s'installer ou qui travaillent avec leur mari) ont le choix entre trois principaux statuts :

- celui de cheffe d'exploitation (en tant qu'exploitante, associée exploitante ou co-exploitante). D'après les chiffres du ministère de l'Agriculture, elles sont aujourd'hui 111 000 femmes à avoir ce statut. Cela représente une proportion de 24 %. Une majorité d'entre elles exercent leur activité sous une forme sociétaire, avec une dominante des groupements agricoles d'exploitation en commun (GAEC), en raison des avantages associés à cette forme sociétaire, surtout depuis que la constitution d'un GAEC entre époux a été autorisée , en 2010 ( cf. infra ) ;

- celui de salariée (410 000) ;

- celui de collaboratrice d'exploitation ou d'entreprise agricole , plus communément appelé « conjointe collaboratrice ». Elles sont aujourd'hui 26 000 à travailler sous ce statut, très majoritairement féminin. Le nombre de femmes concernées par ce statut décroît régulièrement, puisqu'au moment de la création du statut, on recensait 100 000 conjointes collaboratrices. Selon Xavier Heinzle, conseiller installation au syndicat Jeunes agriculteurs , « le nombre de conjoints collaborateurs baisse depuis 2010, même si on observe un mouvement inverse en 2015. Toutefois, la diminution a été constante entre 2010 et 2014 ».

Les conjointes travaillant régulièrement sur l'exploitation ont, depuis le 1 er janvier 2006, l'obligation de choisir un statut parmi les trois possibilités suivantes : chef d'exploitation (associée exploitante ou co-exploitante) ; salariées ; conjointe collaboratrice ou collaboratrice d'exploitation.

Au-delà de ces principaux statuts, il existe aussi deux statuts résiduels et rudimentaires du point de vue des droits qu'ils procurent : le statut d'aide familiale et celui de cotisante solidaire .

Présentation synthétique des différents statuts possibles pour les agricultrices

* Cheffe d'exploitation ou d'entreprise agricole, associée exploitante, co-exploitante : ce statut concerne toute personne qui met en valeur une exploitation à la superficie égale à une surface minimale d'assujettissement (SMA) variant suivant les départements et les natures de cultures et d'élevages, consacre au moins 1 200 heures par an ou dégage de cette exploitation un revenu professionnel de 800 SMIC annuel. L'activité agricole peut être exercée sous forme d'exploitation individuelle ou de société agricole, cette dernière présentant l'avantage de permettre de dissocier le patrimoine personnel de celui de l'entreprise (protection des biens privés) et de regrouper les moyens humains, matériels et financiers. D'un point de vue professionnel et social ce statut est celui qui offre le plus de droits et d'avantages.

* Salariée : est salariée agricole la personne qui travaille comme salariée, apprentie ou stagiaire sur une exploitation et/ou dans une entreprise agricole, une coopérative agricole, un organisme de la MSA, une caisse de crédit agricole mutuel, une chambre d'agriculture, un syndicat agricole ou comme enseignante dans un établissement d'enseignement agricole privé et perçoit une rémunération pour son activité La salariée agricole cotise auprès de la MSA et bénéficie à ce titre des assurances sociales agricoles (ASA) couvrant les domaines de la maladie, de l'invalidité, de la maternité, des accidents du travail et maladies professionnelles et de la vieillesse.

* Collaboratrice d'exploitation ou conjoint collaborateur : créé en 1999, ce statut ouvre droit à la retraite pour le conjoint ainsi qu'à des prestations sociales en cas d'accidents du travail ou de maladies professionnelles, à une pension d'invalidité en cas d'inaptitude partielle ou totale et à une créance de salaire différé en cas de décès de l'époux et de divorce. Il est défini à l'article L. 321-5 du code rural et de la pêche maritime.

* Aide familiale : ce statut est réservé aux personnes âgées d'au moins 16 ans, ascendants, descendants, frères, soeurs ou alliés au même degré du chef d'exploitation agricole, ou de son conjoint, qui vivent sur l'exploitation et participent à sa mise en valeur sans avoir la qualité de salarié. Ce statut est limité à cinq ans ; au-delà, si la personne concernée continue à participer aux travaux, elle doit choisir un autre statut.

* Cotisante de solidarité : est considérée comme telle toute personne qui exerce une activité agricole qui lui procure des revenus professionnels : sur une surface inférieure à une SMA mais supérieure ou égale au quart d'une SMA ou pendant un temps de travail au moins égal à 150 heures et inférieur à 1 200 heures par an. Les personnes exerçant sous ce statut sont redevables de la cotisation de solidarité. Celle-ci n'est pas génératrice de droits : la cotisante ne cotise pas pour l'assurance maladie, l'assurance vieillesse (la retraite), les allocations familiales. Il est donc conseillé de s'affilier à un autre régime de protection sociale, que ce soit comme ayant droit (grâce à son conjoint, en exerçant une autre activité professionnelle ou en demandant la CMU.

Enfin, à défaut de participation au travail de l'exploitation et, sous réserve de n'avoir aucune couverture à titre personnel par un régime obligatoire d'assurance, la conjointe pourra être reconnue « ayant droit » du chef d'exploitation ou de l'associé exploitant et ainsi bénéficier de certaines prestations sociales en raison d'un lien de parenté, de communauté de vie, de dépendance économique avec l'assuré. Sans statut social identifié , la conjointe ayant droit (enregistrée sous le numéro de sécurité sociale de son conjoint) ne pourra toutefois pas prétendre à une retraite personnelle en l'absence de cotisation , et n'est pas couverte en cas d'accident du travail , ce qui suppose une absence totale de participation aux travaux.

2. Une exigence : résoudre la question des agricultrices sans statut

Il existe aujourd'hui encore des agricultrices n'ayant aucun statut, alors qu'elles participent à l'activité professionnelle du chef d'exploitation, qui est généralement leur mari, partenaire de PACS ou concubin.

Les femmes qui sont dans ce cas se trouvent dans une situation très précaire car elles sont alors considérées sans profession . Elles ne bénéficient donc que de rares droits spécifiques. Elles n'ont par exemple pas de droit à la formation, pas de couverture sociale propre, et ne cotisent pas pour leur retraite, alors même qu'elles peuvent assumer beaucoup de responsabilités.

Véronique Léon, représentante de la Confédération paysanne , a bien voulu faire part de son témoignage, sur ce point, à la délégation : « Pour ma part, ma vocation remonte à mes dix-huit ou dix-neuf ans. Originaire de Paris, j'ai eu un véritable coup de foudre pour l'agriculture. J'ai effectué des stages avant de m'installer une première fois, avec mon premier mari, en 1978. Cette expérience a duré huit ans, pendant lesquels j'ai travaillé quinze heures par jour . Mais comme j'étais alors ayant droit, sans aucun statut, je ne bénéficie d'aucun point de retraite pour cette partie de ma vie professionnelle ».

Dans un témoignage écrit adressé à la délégation, Michelle Luneau, agricultrice drômoise, résume sa situation en évoquant sa « condition de rien du tout »...

C'est une situation problématique, dénoncée par Jacqueline Cottier, présidente de la Commission nationale des agricultrices au colloque du 22 février 2017 : « Sur nos exploitations, nous déplorons malheureusement encore beaucoup de femmes qui travaillent sans statut . Ces femmes sont en danger : sur le plan de leur santé, sur le plan financier puisqu'elles ne cotisent pas à la retraite, en cas de divorce ou de veuvage » (...). Nous estimons que 5 000 à 6 000 femmes exercent encore sans statut . Nous pouvons craindre que la situation actuelle ne facilite pas les démarches permettant à ces femmes d'être couvertes par un statut. En tant que femmes, nous devons aussi interpeller ces femmes pour leur faire prendre conscience des risques qu'elles prennent à travailler sans statut . C'est aussi de notre responsabilité. C'est aussi un débat à porter avec la famille, avec un mari qui peut refuser de cotiser davantage auprès de la MSA ». 118 ( * )

L'absence de statut est particulièrement dramatique quand survient un événement grave - accident du travail, veuvage ou même divorce -, puisqu'elle empêche l'ouverture des droits.

Il est difficile d'évaluer quantitativement un phénomène par définition dissimulé. La MSA avance le chiffre de 5 000, la FNSEA parle d'une fourchette de 5 000 à 6 000, mais sans certitude.

Selon Anne Gautier (CCMSA), les personnes sans statut ont généralement plus de 50 ans ; il s'agit de femmes qui sont entrées en agriculture à une époque où les agricultrices n'avaient pas de statut, et qui n'ont pas ensuite effectué la démarche de choisir un statut, soit parce que cela aurait entraîné des charges supplémentaires pour l'exploitation, soit parce qu'elles n'en ont pas réalisé l'importance, à défaut d'information suffisante.

La Coordination rurale (CR) a notamment mis en exergue un manque important d'information concernant la pluralité des statuts existants.

Les chefs d'exploitation considèrent souvent le travail de leurs conjointes comme un prolongement du travail domestique, donc allant de soi et gratuit.

Quand bien même le nombre d'agricultrices sans statut serait marginal, la délégation ne saurait se satisfaire d'une situation injuste qui aboutit à priver des femmes de leurs droits sociaux et de leur reconnaissance juridique .

Elle rappelle à cet égard que, juridiquement, l'emploi d'une personne sur une exploitation sans rémunération et sans statut peut être assimilé à du travail dissimulé . Dans ce genre de situation, l'exploitant s'expose à des sanctions qui peuvent mettre en péril son activité.

Les armes juridiques existent pour corriger ces situations, mais il faut renforcer l'information des agriculteurs et agricultrices des risques qu'ils encourent.

L'enjeu est donc de doter toutes les femmes d'un statut sur l'exploitation afin qu'elles puissent être pleinement reconnues et bénéficier d'une protection sociale (congé maternité, congé parental, retraite, formation...).

La délégation recommande en conséquence :

- le recensement des agricultrices sans statut afin de disposer de statistiques précises et d'être en mesure d'alerter les personnes concernées des risques qu'elles courent ;

- une sensibilisation des agricultrices en activité à l'importance d'avoir un statut et aux préjudices liés à l'absence de couverture sociale , notamment en cas de divorce ;

- une responsabilisation des chef-fes d'exploitation en rappelant les sanctions qui peuvent découler de l'absence de statut d'un-e conjoint-e qui travaille sur l'exploitation (sanctions fiscales, obligation d'affiliation par les contrôleurs de la MSA...) ;

- la possibilité de réaliser un audit de l'exploitation où le/la conjoint-e travaille sans statut , pour accompagner le choix du statut le plus adapté.

3. Une nécessité : améliorer l'information des agricultrices sur les différents statuts possibles pour rendre systématique le choix du statut le plus favorable
a) Prendre conscience des limites du statut de conjoint collaborateur

Le statut de conjointe collaboratrice présente une certaine souplesse.

Du point de vue professionnel, il permet de cumuler ce statut avec une activité salariée à l'extérieur de l'exploitation, à temps partiel ou complet 119 ( * ) .

En effet, avec ce statut, la responsabilité de l'agricultrice est limitée, sauf faute de gestion : elle est mandataire du chef d'exploitation et peut effectuer de nombreux actes d'administration (commandes, devis, facturation...). Par ailleurs, l'engagement patrimonial est ménagé, puisqu'en cas de faillite, ses biens propres sont protégés.

En revanche, la signature d'un emprunt ou d'un cautionnement l'engage pour la totalité.

Du point de vue des droits sociaux, la conjointe collaboratrice bénéficie des prestations de l'assurance maladie et maternité , de l'allocation remplacement maternité, de l'assurance accident du travail, de la pension d'invalidité et des prestations de solidarité 120 ( * ) . Elle peut aussi prétendre à des prestations familiales soumises ou non à conditions de ressources. Enfin, elle a accès à la formation professionnelle continue (VIVÉA).

Pour autant, le statut de conjointe collaboratrice présente des limites importantes. S'il offre à l'agricultrice une couverture sociale décente, il ne lui donne en revanche que peu de pouvoir économique sur l'exploitation .

En conséquence, il maintient les agricultrices dans un rôle de dépendance vis-à-vis du chef d'exploitation (souvent le mari), sans leur offrir une pleine reconnaissance professionnelle .

Anne Gautier, vice-présidente de la Caisse centrale de la Mutualité Sociale Agricole (CCMSA), présidente de la MSA Maine-et-Loire, a particulièrement insisté sur ce point au cours de la table ronde du 4 avril 2017 : « Le statut de conjoint collaborateur a sans doute permis d'éveiller les consciences et de reconnaître un vrai statut aux femmes qui travaillaient sur les exploitations, mais ce n'est qu'une première étape . En effet, ce statut n'en est pas vraiment un : la femme reste dépendante du chef d'exploitation et cette situation ne doit pas être généralisée outre mesure ».

Les représentants de la Confédération paysanne ont exprimé des réserves du même type au cours de leur audition. Selon elles, le statut de conjoint collaborateur est « profondément inégalitaire » du point de vue du niveau des cotisations et de la reconnaissance qu'il apporte à la personne, par rapport au statut de chef d'exploitation.

Il semblerait d'ailleurs que le statut de conjoint collaborateur ne soit pas tant choisi dans une volonté de donner sa place au conjoint ou à la conjointe sur l'exploitation que pour des raisons fiscales , les cotisations étant dans ce cas moins élevées que celles qui doivent être acquittées lorsqu'on choisit le statut d'exploitant ou de co-exploitant.

Il permet ainsi parfois d'optimiser les aides lorsque le conjoint travaille à l'extérieur. C'est par exemple ce qu'a mentionné Karen Chaleix au cours du l'audition du 7 juin 2017, en évoquant sa propre situation, sachant que c'est elle qui est exploitante alors que son mari a le statut de conjoint collaborateur : « Pour ma part, je suis exploitante et mon mari est devenu, depuis cette année, conjoint collaborateur, essentiellement pour des raisons fiscales ou pour des motifs tenant aux aides. Mon mari ayant un petit emploi hors de l'exploitation, certaines aides ne nous étaient plus attribuées. Nous avons donc décidé de modifier son statut, car le fait qu'il soit conjoint collaborateur nous permettait de continuer à percevoir à la fois son salaire à l'extérieur de l'exploitation et les aides ».

De surcroît, selon la Coordination rurale (CR), le statut de conjointe collaboratrice peut même être utilisé sans que les femmes gagnent la moindre reconnaissance malgré le travail fourni sur l'exploitation.

Le témoignage de Véronique Léon illustre très bien les limites de ce statut, avec l'idée qu'il ne serait qu'un tremplin avant de devenir cheffe d'exploitation : « Quand le statut de conjointe collaboratrice a été créé en 2000, j'ai sauté sur l'occasion. C'était déjà mieux que rien et cela me permettait de quitter la chambre d'agriculture. Mais je voulais avoir un vrai statut ».

D'ailleurs, pour la Confédération paysanne , ce statut n'a plus lieu d'être depuis la création du GAEC entre époux, qui garantit selon elle la stricte égalité économique et sociale entre ses membres ( cf. infra ).

La délégation préconise de rendre transitoire le statut de conjoint collaborateur , le temps que la personne concernée puisse se former et affiner son projet professionnel en fonction de l'évolution de la situation économique de l'exploitation, puis qu'elle choisisse le statut le plus adapté.

La délégation estime que la durée adéquate de cette période pourrait être de cinq ans maximum, sur le modèle de ce qui a été mis en place pour le statut d'aide familiale.

b) Renforcer l'information sur la pluralité des statuts et les droits qui y sont associés

De façon plus générale, les différents témoignages recueillis au cours des travaux de la délégation ont mis en évidence une information insuffisante sur les différents statuts , ce qui ne permet pas aux agricultrices qui s'installent de choisir le meilleur statut au regard de leur situation ou de leur exploitation agricole.

Cette information pourrait utilement trouver sa place dans le cadre de la formation initiale et continue.

Au cours du colloque du 22 février, Catherine Laillé, présidente de la Coordination rurale de Loire-Atlantique et élue à la Chambre d'Agriculture de Loire-Atlantique et des Pays-de-la-Loire, a ainsi évoqué l'importance de la formation de 200 heures organisée par la chambre d'agriculture pour prendre conscience de l'importance d'avoir un statut : « Ça a été une véritable prise de conscience pour moi . Je me suis dit que si je souhaitais rester à la ferme, c'était pour en faire mon métier et pour en vivre. À l'époque, je n'étais même pas conjointe collaboratrice mais conjointe participant aux travaux, c'était encore autre chose. Parmi les statuts auxquels je pouvais prétendre se trouvaient ceux de conjointe collaboratrice, de salariée ou de cheffe d'exploitation.

J'ai pensé que cela faisait dix ans que j'aidais mon mari, que je n'y connaissais rien en production porcine au départ, que j'avais tout appris sur le tas et que maintenant que j'avais acquis une expérience, je souhaitais opter pour le statut de cheffe d'exploitation afin de faire reconnaître le travail que j'avais accompli pendant ces dix années . Je voulais aussi percevoir un salaire et cotiser pour ma retraite ; c'était un sujet dont je n'avais pas pris conscience avant ma formation. Je ne voulais pas être salariée de mon mari parce qu'être cheffe d'exploitation, c'était pour moi avoir un salaire, une retraite, gérer l'exploitation sur le plan financier et prendre des décisions engageant l'évolution de l'exploitation et l'orientation de la production ».

La délégation suggère l'instauration d'un rendez-vous systématique , inspiré de ce qui existe pour faire le point sur les droits acquis en matière de retraite, qui viserait à informer les candidat-e-s à l'installation , sans oublier celles et ceux qui s'apprêtent à rejoindre leur conjoint-e chef-fe d'exploitation, sur les différents statuts envisageables et les garanties qui leur sont associées (protection sociale, droit à la formation, régime matrimonial, éventuel divorce, conséquences sur la transmission, les donations et les successions). La délégation propose que des juristes, et plus particulièrement des notaires, soient associés à ces rendez-vous.

Plus généralement, la délégation recommande l'organisation de campagnes d'information régulières sur le statut des femmes en agriculture . Ces campagnes pourraient être effectuées par la MSA, en lien avec les chambres d'agriculture, les délégations départementales et régionales aux droits des femmes et les directions régionales de l'agriculture, de l'alimentation et de la forêt (DRAAF).

Elle souhaite par ailleurs que soient renforcés les modules de la formation initiale sur cette question et recommande que la problématique des statuts soit également mieux prise en compte dans le catalogue des formations continues.

c) Inciter les agricultrices à choisir le statut le plus protecteur

Si le renforcement de l'information sur les différents statuts est primordial, notamment pour éviter que des agricultrices se retrouvent à l'avenir sans statut, il paraît également important aux yeux de la délégation d'inciter les agricultrices ou futures agricultrices - notamment les plus jeunes d'entre elles - à choisir les statuts les plus protecteurs .

Par exemple, le statut de cheffe d'exploitation ou de co-exploitante (ou associée exploitante) garantit la protection la plus complète dans le régime des personnes non salariées des professions agricoles, du point de vue social, économique et juridique.

Il donne aussi des devoirs, puisqu'il implique le versement des cotisations au titre des prestations familiales, de l'assurance maladie-maternité-invalidité (AMEXA), de l'assurance accident du travail (ATEXA) et de l'assurance vieillesse de base complémentaire.

D'après les témoignages entendus par les co-rapporteur-e-s au cours de leurs travaux, les jeunes femmes ont parfois des hésitations pour choisir ce statut ou n'y pensent pas spontanément .

Rappelons à cet égard que près de 60 % des cheffes d'exploitation accèdent à ce statut lorsque leur époux prend sa retraite. Pour ces femmes, le statut de cheffe d'exploitation est donc plus subi que choisi.

Selon l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture, plusieurs freins découragent les jeunes femmes de prendre le statut de chef-fe d'exploitation :

- la difficulté à concilier vie professionnelle, vie familiale et personnelle (éducation des enfants), question qui se pose moins pour un homme ;

- le « délitement » des services publics en zone rurale ;

- un service de remplacement peu adapté aux activités des femmes (dans la polyvalence des compétences proposées) ;

- une faible incitation à prendre des congés maternité en lien avec la difficulté à se faire remplacer.

- l'absence de congés parentaux pour les associés du GAEC.

Plus généralement, comme l'a résumé Catherine Laillé au cours de la table ronde du 4 avril 2017, « parfois, l'expression « cheffe d'exploitation » fait peur, en raison des responsabilités qu'elle implique. Or certaines femmes manquent de confiance en elles et se sous-estiment ».

Le statut d'exploitante est aussi plus protecteur du point de vue de la propriété de l'exploitation .

En effet, comme le souligne le Parlement européen dans son rapport précédemment cité 121 ( * ) , le propriétaire de l'exploitation agricole est la seule personne répertoriée dans les documents bancaires, pour les subventions ou pour les droits acquis, et il en est également le seul représentant auprès des groupements ou associations.

Autrement dit, le fait de ne pas être propriétaire de l'exploitation implique de ne pas avoir de droits de quelque sorte que ce soit (droits au paiement unique, primes à la vache allaitante, droits de plantation de vignobles, revenus...) et place les femmes agricultrices dans une situation vulnérable et défavorisée .

Le Parlement encourage donc les États membres à promouvoir des outils d'information et d'assistance technique ainsi que l'échange des bonnes pratiques entre États membres sur la mise en place d'un statut professionnel pour les conjointes dans le secteur agricole, leur permettant de bénéficier de droits individuels dont notamment le congé maternité, une couverture sociale en cas d'accident de travail, l'accès à la formation et le droit à la retraite.

La délégation partage pleinement les préoccupations du Parlement européen .

Il importe donc de mieux communiquer sur l'intérêt du statut d'exploitante (cheffe d'exploitation/co-exploitante/associée exploitante) et de ce qu'il implique, en « dédramatisant » aussi cette fonction, pour inciter les candidates à l'installation à privilégier ce statut : meilleure couverture sociale, égalité avec le conjoint, autonomie et reconnaissance de son travail sur l'exploitation ...

C'est d'ailleurs la reconnaissance du travail sur laquelle a insisté Ghislaine Dupeuble pour raconter la satisfaction qu'elle a ressenti le jour où on lui a enfin reconnu le statut d'exploitante . Ainsi, tout en ayant conscience de ses compétences, elle a raconté au cours du colloque comment elle avait dû braver de nombreux obstacles pour finalement qu'on lui reconnaisse le statut d'exploitante, dans un milieu viticole encore fortement marqué par les stéréotypes sexistes, y compris au sein de sa propre famille : « J'ai dû me battre contre mes oncles, contre ma famille, pour faire valoir mon droit de travailler dans l'exploitation. Du fait de leur veto, je n'ai été que salariée, je n'ai pas eu le droit d'être exploitante. Par ailleurs, je n'ai pas été autorisée à venir au cuvage pour les vinifications. Il faut savoir que les femmes font tourner le vin, au même titre que la mayonnaise... Alors, si elles prétendent entrer dans un cuvage ou dans une cave... (Rires). Comme je n'étais que salariée du domaine, j'en ai profité pour avoir mes enfants. Mon conjoint, lui, n'était pas du tout du métier.

En 2004, mon deuxième frère a rejoint le domaine. Le fait qu'il soit là m'a permis de me sentir plus forte : nous étions deux contre mes deux oncles. On s'est mis tous les deux à vinifier à partir de 2005. En 2012, j'ai enfin réussi à obtenir le statut d'exploitante ! (Nombreux applaudissements.) C'est juste un statut car, dans ma tête, je l'étais déjà depuis 1997 ... (rires) mais sur le papier, maintenant c'est écrit ! ».

De la même manière, Véronique Léon, ancienne secrétaire nationale de la Confédération paysanne , a raconté la joie et la fierté qu'elle a éprouvées le jour où elle a acquis un « vrai statut », passant de conjointe collaboratrice à associée dans un GAEC avec son mari : « Quand le statut de conjointe collaboratrice a été créé en 2000, j'ai sauté sur l'occasion. C'était déjà mieux que rien et cela me permettait de quitter la chambre d'agriculture. Mais je voulais avoir un vrai statut : en 2011, mon mari et moi avons donc opté pour un dispositif de GAEC - Groupement agricole d'exploitation en commun. C'est extrêmement valorisant d'être à parts égales dans l'exploitation , de pouvoir faire valoir mon statut d'associée à part entière, y compris face à mon mari quand il prend des décisions seul. Cette étape est importante dans mon parcours : je ne pensais pas que cela me changerait à ce point. »

La délégation relève avec intérêt que la Confédération paysanne met particulièrement en avant les atouts du GAEC entre époux , qui garantit selon elle la stricte égalité économique et sociale entre ses membres ( cf. supra ). Autre avantage de cette forme sociétaire, elle est également « une façon de mettre un terme à la vision familiale de l'agriculture » et répond à la revendication « à travail égal, statut égal ». De surcroît, elle permet de distinguer le patrimoine familial de la société .

Selon Catherine Laillé, un autre atout des formes sociétaires comme le GAEC, l'EARL ou les SCEA est qu'elles rendent possible l'adoption d'un règlement intérieur , « qui prévoit le temps de travail de chacun, les tâches, les tours de garde pour les week-ends ou les congés ». Cela donne ainsi des bases transparentes pour déterminer le temps de travail de chaque associé et la rémunération qui lui revient .

Pour Christine Valentin, présidente de la Chambre d'agriculture de la Lozère, la forme sociétaire (souvent en GAEC) rend plus facile l'engagement des femmes dans la vie associative, syndicale ou politique car elle leur permet de se libérer plus facilement - mais il convient de se faire remplacer quand on est absent, afin de ne pas provoquer de déséquilibre entre associés.

Dans son ouvrage précité Pionnières ! , Marie-Thérèse Lacombe rappelle que « c'est la loi d'orientation de 1960-1962 qui a permis la constitution des GAEC. Une femme peut entrer dans un groupement de trois associés ». Selon elle, « cette démarche est une première reconnaissance pour les femmes dans le métier de l'agriculture ». Elle explique aussi que le GAEC a été très soutenu par les femmes à sa création et que l'on constatera de nombreux développement de cette forme sociétaire à partir de 1970,  parce que, « dans ce pays si individualiste, il permet une façon de vivre tout autre : un roulement établi le dimanche pour les travaux des bêtes, quelques jours de vacances, de l'indépendance pour les femmes, et plus de confort dans les maisons » 122 ( * ) .


* 107 Marie-Thérèse Lacombe, Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l'Aveyron de 1945 à nos jours , éditions Rouergue, 2009, p. 154.

* 108 Anne-Marie Crolais, L'Agricultrice , éditions Ramsay, 1982, p. 47.

* 109 Loi n° 99-574 du 9 juillet 1999 d'orientation agricole.

* 110 Marie-Thérèse Lacombe , Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l'Aveyron de 1945 à nos jours , éditions Rouergue, 2009, p. 154.

* 111 Loi n° 80-502 du 4 juillet 1980 d'orientation agricole.

* 112 Loi n° 82-596 du 10 juillet 1982 relative aux conjoints d'artisans et de commerçants travaillant dans l'entreprise familiale.

* 113 Loi n° 85-697 du 11 juillet 1985 relative à l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée et à l'exploitation agricole à responsabilité limitée.

* 114 Loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l'égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs.

* 115 Loi n° 99-574 du 9 juillet 1999 d'orientation agricole.

* 116 Loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole.

* 117 Loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l'agriculture et de la pêche.

* 118 Compte rendu du colloque du 22 février 2017.

* 119 Au-delà de 1 200 heures/an travaillées à l'extérieur, l'agricultrice est considérée comme une collaboratrice d'exploitation à titre secondaire.

* 120 Les cotisations sociales, d'un montant relativement faibles, sont à la charge de l'époux, du partenaire PACS ou du concubin.

* 121 Rapport sur les femmes et leurs rôles dans les zones rurales (2016/2204(INI)), Parlement européen, 2014-2019, A8-0058/2017.

* 122 Marie-Thérèse Lacombe, Pionnières ! Les femmes dans la modernisation des campagnes de l'Aveyron de 1945 à nos jours , éditions Rouergue, 2009, p. 104.

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