Deuxième séquence - Des innovations porteuses d'avenir pour l'agriculture et la vie rurale

Table ronde animée par Françoise Laborde,
vice-présidente de la délégation aux droits des femmes
(sénatrice de la Haute-Garonne, groupe du Rassemblement Démocratique
et Social Européen)

Intervenantes :

Marie-Blandine Doazan , présidente de Jeunes agriculteurs
de Haute-Garonne, finaliste de l'édition 2014 de Graines d'agriculteurs -
Les trophées de l'installation
, administratrice de la coopérative agricole
et agroalimentaire Euralis (exploitation céréalière et élevage d'ovins)

Élodie Petibon , exploitante d'une ferme avicole, site pilote pour le pôle d'expérimentation et de progrès (PEP) de la région Auvergne-Rhône-Alpes
(agriculture biologique, Drôme)

Ghislaine Dupeuble , viticultrice dans le Rhône, cofondatrice de l'association Elles & Beaujolais

Sarah Bourtembourg , exploitante d'une ferme équestre pédagogique
et d'un camping à la ferme, membre du bureau de la Chambre d'agriculture
des Ardennes et référente du projet Femme et homme en agriculture ,
élue à la MSA (Mutualité sociale agricole) de Marne-Ardennes-Meuse
(élevage équin)

Nathalie Marchand , présidente du groupe Égalité-Parité : agriculture au féminin de la Chambre d'agriculture de Bretagne, membre du Conseil économique, social et environnemental régional de Bretagne
(élevage porcin, Ille-et-Vilaine)

Françoise Laborde, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes . - J'invite les participantes à la deuxième table ronde à me rejoindre à la tribune.

Pendant que chacun s'installe, nous allons regarder ensemble une interview vidéo d'une agricultrice de Moselle, Marie-Claire Greff, lauréate en 2015 du prix régional Femmes en agriculture de Lorraine. Elle évoque, dans cette vidéo, les activités de ferme auberge et de ferme pédagogique qu'elle a développées. Je termine en remerciant la délégation d'agricultrices et d'agriculteurs venus d'outre-mer d'être présents parmi nous cet après-midi. (Applaudissements.)

[Projection du portrait vidéo de Marie-Claire Greff (ferme auberge et ferme pédagogique en Moselle), lauréate 2015 du prix régional Femmes en Agriculture de Lorraine : « C'est une passion. [...] Le métier peut parfois être dur mais quand on est passionnée comme ça... Moi je resignerais tout de suite ! » 8 ( * ) ]

Françoise Laborde . - Je suis particulièrement heureuse d'animer cette table ronde et, en tant qu'élue de Haute-Garonne, d'accueillir quelques Haut-Garonnaises. Cette séquence a pour thème les innovations portées par les agricultrices. Il semble en effet que les femmes, dans l'agriculture, privilégient des modes d'organisation et des pratiques que l'on trouve moins couramment dans les exploitations gérées exclusivement par des hommes : diversification des cultures, vente directe à la ferme, circuits courts, marchés de proximité, filière bio... De même, les agricultrices semblent avoir à coeur de développer des activités telles que l'accueil à la ferme, l'agro-tourisme et les activités de loisirs. Il en résulte des retombées aussi bien sur la vie rurale, que ces activités contribuent à animer, que sur la création de liens sociaux, et notamment intergénérationnels, par le développement d'activités qui dépassent le domaine agricole stricto sensu .

La vidéo que nous venons de voir illustre bien ce thème. Elle montre comment la création d'une ferme pédagogique et d'un gîte rural, ainsi que la vente des produits de la ferme, a contribué à créer une dynamique autour de l'exploitation. On comprend que l'agricultrice interviewée ait été finaliste du prix régional Femmes en Agriculture de Lorraine.

Il faut espérer que la nouvelle région Grand Est reprendra cette belle initiative. D'ailleurs, ces prix, concours et trophées, quels que soient leurs intitulés, sont destinés à mettre en valeur le travail des femmes dans l'agriculture et il faut se féliciter que des territoires soient très engagés dans ce domaine.

Cela me permet d'évoquer un autre secteur d'innovation : je veux parler de l'engagement des agricultrices dans les chambres d'agriculture, les coopératives, les syndicats ou les réseaux associatifs pour faire entendre leurs voix et renforcer leur visibilité.

Je vais sans plus tarder donner la parole à Sabrina Dahache qui va, comme pour la première table ronde, introduire la thématique de cette séquence.

Sabrina Dahache, docteure en sociologie, chargée d'études et de cours à l'université Toulouse Jean Jaurès . - Je vous remercie. Nous allons parler maintenant des nouvelles dynamiques et de l'ensemble des innovations portées par les agricultrices. Nous verrons comment, en cela, elles contribuent à renouveler l'exercice de ce métier, les pratiques professionnelles et les rapports entre agriculture et société. Dans un second temps, j'aborderai les nouvelles dynamiques relatives à leur mise en réseau, qui conduisent à l'émergence de nouveaux modèles d'identification au féminin.

L'un des traits marquants s'observe du côté des agricultrices qui créent leur propre poste, leur propre utilité et valeur ajoutée, à partir de modèles sociaux, économiques et professionnels divers. Cette dynamique manifeste leur volonté de s'approprier des enjeux liés à la sécurité et à la qualité alimentaires, des enjeux liés à la santé publique, à l'ergonomie, à l'agronomie, des enjeux territoriaux et aussi des enjeux environnementaux. Cette volonté se croise avec leurs aspirations en matière d'autonomie et de réussite professionnelle. En proposant d'autres manières de faire, de travailler, de produire, elles vont à l'encontre des modèles dominants et portent les germes d'une diversification du métier.

Cette diversification repose sur de multiples activités productives, quelles que soient les filières : des activités de transformation, des activités commerciales, financières, des activités d'animation, de loisirs, de services, de tourisme - agricole ou rural - en passant par la mise en place de dispositifs pédagogiques et de dispositifs d'aide à l'insertion professionnelle auprès de publics en difficulté.

Ces orientations diverses s'associent à des innovations techniques, organisationnelles, sociales et économiques où se mêlent les enjeux assurant à la fois crédibilité commerciale des produits et services et interface avec les territoires.

Ces innovations consistent à introduire de nouvelles activités, afin que chaque valeur ajoutée apporte une amélioration de performance générale par des jeux de compensation.

Elles s'apparentent à de multiples compétences : maîtriser la complexité, saisir de nouvelles opportunités, mettre en oeuvre des améliorations tant dans les méthodes de travail que dans les produits et services, contrôler les risques, renouveler l'offre, tout en s'adaptant de manière proactive aux changements.

La connexion des agricultrices aux logiques d'entreprise et de marché, aux attentes et aux demandes des consommateurs entraîne une rupture de paradigme. Elles font de la diversification une source de performance pour l'agriculture et de nouveaux rapports aux territoires. Cette diversification porte sur l'élargissement des perspectives, dans une optique de valorisation de leurs pratiques et métiers, de responsabilisation individuelle et collective ou encore de stratégie de développement durable.

Un autre trait marquant chez les agricultrices est leur degré de connexion, de liaison, d'interactivité avec les réseaux tels les organisations professionnelles agricoles, les groupes de développement, le syndicalisme, la formation et le milieu associatif. Les connexions des agricultrices s'inscrivent dans des postures opportunistes et utilitaires au regard de la possibilité qu'elles ont de trouver des mécanismes techniques, sociaux, marchands qui sous-tendent la performance et la rentabilité de leur activité au regard de leur volonté de nouer des liens avec des structures médiatrices de la sphère financière et commerciale. Un autre enjeu fort est la défense de la profession agricole ou des filières de production. Choix stratégique, ce mouvement s'opère au travers de leurs engagements sélectifs. Il s'inscrit dans une logique d'ouverture aux solidarités professionnelles, dans une perspective d'anticipation des évolutions futures.

D'autres changements ont trait au développement de réseaux d'agricultrices à visée généraliste (réseaux professionnels ou syndicaux). Ces réseaux peuvent être formels ou informels. Ils se caractérisent par un niveau élevé d'activité. Ils constituent des espaces où les agricultrices se structurent, s'auto-organisent pour échanger des informations, dialoguer, favoriser l'entraide, développer leur propre réseau, construire des stratégies individuelles et collectives, à travers notamment des activités de sensibilisation, de formation, par le lobbying souterrain, par le management de projet, ainsi que par la conception, la diffusion de supports de communication (blog, organisation d'événements et de rencontres).

Au regard de la temporalité dans laquelle nous nous trouvons et avec la mise en oeuvre de politiques de promotion de l'égalité, le développement de ces réseaux constitue un changement de configuration et de contexte et ouvre des possibilités nouvelles pour défendre leurs causes. Ces réseaux oeuvrent à la promotion du métier d'agricultrice et de sa place dans la société. En trame de fond de ces actions, on retrouve la volonté d'agir à la base et de s'attaquer aux freins qui empêchent la féminisation des formations et du métier, de construire un monde agricole avec une représentation équilibrée des femmes et des hommes à tous les niveaux. Ces réseaux de solidarité collective font émerger une prise de conscience des problèmes que ces femmes rencontrent et aident à formuler des solutions pour les résoudre.

Les prix, les concours, les trophées des agricultrices leur offrent un statut de personnes visibles. Ils donnent le ton des changements en cours quant à l'émergence de nouveaux modèles d'identification auxquels font écho les pionnières portées par le vent de l'égalité femme-homme. Ces modèles ont ouvert de nouvelles brèches pour déverrouiller les parcours professionnels, concevoir et mettre en oeuvre des projets porteurs d'autonomie, aligner les pratiques des hommes et des femmes dans la sphère professionnelle et parfois dans la sphère familiale, puis casser les verrous, sortir de l'invisibilité et gagner en légitimité. Les chemins que les agricultrices empruntent créent des possibilités de dépasser les obstacles inhérents à l'évolution de leur place dans l'agriculture.

Ces changements et ces innovations initiés par les agricultrices riment avec diversification, connexion aux réseaux et production de nouveaux modèles d'identification. Ces changements actionnent des leviers d'actions positives. Ils doivent être relayés par le déploiement de politiques, de mesures visant à les accompagner dans l'optique d'une transformation en profondeur du système (statuts, foncier, distribution des aides à l'installation, etc.) et des pratiques et des représentations qui restent, pour l'heure, sexuées, malgré la manifestation de nouvelles postures d'ouverture et de modernité portées par les agricultrices.

Je vous remercie pour votre attention.

Françoise Laborde . - Merci d'avoir ainsi exposé notre sujet.

Je m'adresse maintenant à Marie-Blandine Doazan, présidente de Jeunes Agriculteurs de Haute-Garonne. Vous avez repris l'exploitation familiale en 2011 et vous y avez apporté des innovations. Ma première question concerne les innovations que vous avez réalisées. Pouvez-vous nous en parler ?

Marie-Blandine Doazan, présidente de Jeunes agriculteurs de Haute-Garonne, finaliste de l'édition 2014 de Graines d'agriculteurs - Les trophées de l'installation , administratrice de la coopérative agricole et agroalimentaire Euralis . - Bonjour à toutes et à tous. Pour commencer, je voudrais remercier les intervenantes de la première table ronde, que j'ai trouvée très intéressante. Nous avons entendu de très beaux témoignages. J'adresse mes remerciements à toutes les femmes qui se sont engagées avant la génération à laquelle j'appartiens.

Pour ma part, j'ai vraiment choisi de m'installer. Je fais partie de la première catégorie dont parlait Karen Serres. Mes parents étaient propriétaires d'une exploitation agricole. On est cinq filles : je n'ai donc pas été en rivalité avec un frère. J'étais la seule intéressée par ce métier, cela a ainsi été plutôt facile. En écoutant les interventions des participantes à la première table ronde, je me dis que j'ai eu la chance de vraiment choisir mon métier et de décider quand m'installer. J'étais alors seule avec mon fils et j'ai choisi de m'installer quand il a eu trois ans, au moment où il est entré à l'école de mon village. C'est un vrai choix que j'ai fait, celui de lier ma vie personnelle et professionnelle. Je crois que tout à l'heure, on l'a bien senti : ce qui anime aussi les agricultrices, c'est de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Cela nous distingue peut-être de nos collègues masculins.

Je me suis donc installée en 2011 sur une exploitation en grandes cultures classiques, (blé, tournesol, colza, etc.) dans la région toulousaine. Dans ce type d'exploitation, les femmes sont peu nombreuses. J'ai commencé par optimiser le système existant, tout d'abord en essayant de mieux gérer mes intrants. J'ai investi dans du matériel d'irrigation pour mieux maîtriser ma ressource en eau et dans du matériel d'épandage - c'est un peu technique - pour rationaliser les quantités d'engrais utilisées, afin d'éviter le lessivage des sols et la perte d'azote.

Ensuite, j'ai choisi la diversification. Dès la première année, j'ai mis en place des semences pour apporter de nouvelles cultures sur mon exploitation, favoriser la rotation et aussi pour sécuriser mon revenu. C'est en effet toute la difficulté de notre métier.

En ce qui concerne mon conjoint, je n'ai pas fait les choses de manière classique : j'ai rencontré un agriculteur qui est entré dans ma société, c'est donc lui qui est devenu « homme de l'exploitation ». ( Rires et applaudissements.) Depuis un an, nous avons fait le choix d'intensifier la diversification en nous lançant dans la production animale. Nous avons mis en place un élevage ovins-viande et nous proposons une production d'agneaux en label Rouge que nous vendons en totalité en système coopératif.

Nous avons fait ce choix pour plusieurs raisons. Nous avons d'abord souhaité retrouver un cycle polyculture-élevage qui nous paraît intéressant pour optimiser les parcelles et consacrer les moins favorables aux pâtures et aux prairies. Certaines de nos parcelles permettent de cultiver l'orge qui nourrit nos animaux. Ce choix tend aussi à sécuriser notre revenu. Dans le contexte actuel, il nous permet de nous laisser une ouverture vers la vente directe ou l'accueil à la ferme, qui n'existe pas forcément quand on est spécialisé en grandes cultures. Nous étudierons ces possibilités dans un second temps, car nous ne pouvons pas tout gérer de front.

Selon moi, la force des femmes est aussi que nous osons déléguer. Nous savons que déléguer n'est pas synonyme de perte de la maîtrise. Quand nous déléguons certains de nos travaux, nous savons que cela ne signifie pas que nous ne savons pas les faire. C'est une force des femmes, tandis que certains hommes peuvent finir par s'écrouler car ils veulent tout porter.

Françoise Laborde . - En effet, la capacité de déléguer est, en général, une qualité féminine. Je n'étais pas obligée de le dire mais... c'est fait ! (Rires.)

Ma deuxième question concerne Les trophées de l'installation , prix organisé par le syndicat Jeunes Agriculteurs , qui récompense chaque année, depuis 2011, les agriculteurs les plus innovants dans leur domaine. Vous avez été finaliste en 2014.

Je vous propose de visionner une interview d'une jeune agricultrice du Nord, spécialisée dans l'agriculture maraîchère et l'apiculture, qui a été finaliste de Graines d'Agriculteurs - Les Trophées de l'installation en 2016, année où le concours était centré sur l'innovation environnementale. Son exploitation est membre du réseau de l'AMAP (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne).

[Une vidéo de présentation d'Agnès Kindt (horticulture maraîchère et apiculture dans le Nord), finaliste de l'édition 2016 de Graines d'Agriculteurs - Les trophées de l'installation est projetée.]

Françoise Laborde . - Marie-Blandine Doazan, que vous a apporté la participation au concours Graines d'Agriculteurs ? Ce concours vous a-t-il aidée à vous imposer dans un milieu qui, malgré votre parcours, reste très masculin ?

Marie-Blandine Doazan . - Les remises de trophées sont de très belles initiatives du syndicat Jeunes Agriculteurs . Permettez-moi de faire un peu la promotion de ce réseau. On dit souvent que l'on manque d'images positives et de communication. Là, c'est un bel exemple : ces initiatives permettent de montrer ce que nous faisons et ce qui nous rend fiers. Ces vidéos sont de grande qualité et permettent de délivrer des messages très clairs, faciles à appréhender et dynamiques. Ce que j'aime beaucoup aussi c'est que, chaque année, un nouveau sujet est mis en avant.

Les premières éditions ont ainsi valorisé les productions (lait, élevage, grandes cultures) ; aujourd'hui, c'est l'innovation qui est davantage mise à l'honneur. Cette ouverture permet de valoriser toutes les productions et tous les modes de production. Je crois que c'est très important car, s'il y a bien un message que je voudrais faire passer, c'est qu'une exploitation, c'est d'abord un humain, et ce qui importe avant tout c'est qu'il soit bien dans sa tête et dans ses bottes ! Une exploitation va bien quand celui qui la dirige va bien : il peut être force de proposition et développer un projet cohérent et professionnel.

Autre point : il ne faut pas opposer les modes de production et les cultures, mais valoriser les projets qui font sens. J'ai été nommée, pour ma part, une année où étaient valorisées les grandes cultures, qui sont souvent décriées en raison de leur consommation d'eau et en produits phytosanitaires. Pourtant, ces cultures peuvent aussi promouvoir des innovations, à travers par exemple la réduction des intrants. Les grandes cultures peuvent aussi jouer un rôle dans la transition énergétique, dans le stockage de carbone, etc. C'est ce que j'aime dans Graines d'Agriculteurs : toutes les productions sont mises en avant, car dans toutes les productions il y a de belles choses à montrer et à développer.

Françoise Laborde . - Merci pour votre enthousiasme ! (Applaudissements.) Je me tourne maintenant vers Élodie Petibon.

Vous êtes depuis 2009 exploitante d'une ferme avicole dans la Drôme et vous avez obtenu le label Agriculture biologique (AB) . Vous avez beaucoup de cordes à votre arc, puisque vous êtes aussi musicienne et pompier volontaire. (Applaudissements.)

Sur la page Internet de votre exploitation, on peut lire que votre ferme est votre « projet de vie ». Cela donne l'impression que c'est beaucoup plus qu'un métier. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?

Élodie Petibon, exploitante d'une ferme avicole, site pilote pour le pôle d'expérimentation et de progrès (PEP) de la région Auvergne-Rhône-Alpes . - Étrangement, je me retrouve un petit peu dans le témoignage de Marie-Blandine Doazan car je me suis également installée avant mon conjoint. J'ai porté le projet à son démarrage et je ne ressens pas cette frustration d'une installation qui m'aurait été imposée par mariage. Notre ferme est en effet un projet de vie car, même si nous ne nous sommes pas installés en même temps, nous avons fait ce choix ensemble. Je pense que quand on s'installe dans des métiers comme ça, on embarque un peu tout le monde avec soi, toute la famille.

Je me suis installée en 2009, à la naissance de notre troisième enfant. En faisant ce choix, je savais que j'imposerais quelque chose à mes enfants, mais je souhaitais leur imposer quelque chose de positif. C'est la raison pour laquelle nous avons opté pour la production bio et pour la vente directe. Après nos études agricoles, nos expériences professionnelles diverses, après nos voyages dans un certain nombre de pays, notre objectif a été de nous débrouiller pour ne dépendre de personne. C'est pour cela que nous avons fait le choix de la vente directe. Le bio s'est un peu imposé ensuite, dans la mesure où il était sans problème compatible avec notre mode de production. Cela ne changeait pas grand-chose pour nous et c'était beaucoup plus clair pour les personnes qui venaient acheter nos produits.

Françoise Laborde . - Sur votre site Internet, vous décrivez également votre ferme comme un lieu accueillant. Vous avez à coeur de l'inscrire dans la vie de votre territoire. Je disais tout à l'heure que l'agriculture est importante aussi pour faire vivre des territoires. Peut-être pourriez-vous nous donner quelques exemples des évènements festifs que vous organisez dans votre ferme ?

Élodie Petibon . - Effectivement, nous avons la volonté de faire vivre notre ferme au coeur de notre territoire. Nous organisons des événements festifs régulièrement. Ils permettent de créer du lien social, car les personnes qui visitent notre ferme ne viennent pas que pour acheter, mais aussi pour échanger. Notre objectif est vraiment de nous intégrer dans notre territoire. Ces moments sont très importants car nous pouvons à travers eux véhiculer une image positive de l'agriculture auprès de nos concitoyens. Nous essayons aussi de véhiculer une image positive auprès de nos collègues en accueillant dans notre ferme des agriculteurs qui s'intéressent à notre projet et des classes de lycées agricoles ou de collèges divers. Nous avons vraiment à coeur de donner cette image positive du métier. Nous voulons montrer que l'agriculture est un beau métier, qu'être agriculteur n'est pas rétrograde et que la culture bio permet aussi de porter des innovations.

Françoise Laborde . - Merci beaucoup, on peut vous applaudir ! (Applaudissements.)

Je m'adresse maintenant à Ghislaine Dupeuble. Vous êtes viticultrice dans le Rhône et « Compagnon du Beaujolais », entre autres titres. Vous avez obtenu le deuxième prix au concours du Meilleur Vigneron Cuisinier en 2013. Je vais vous poser plusieurs questions.

Tout d'abord, quel est votre rôle dans le domaine que vous exploitez en famille ? Pouvez-vous nous parler de la place des femmes dans la viticulture ? À cet égard, le Beaujolais présente-t-il des spécificités par rapport aux autres vignobles français ?

Ghislaine Dupeuble, viticultrice dans le Rhône, cofondatrice de l'association Elles & Beaujolais . - D'abord bonjour à tous et à toutes bien sûr, puisque nous, les femmes, sommes en force aujourd'hui ! Je souhaite tout d'abord dire un grand merci à toutes les femmes qui sont passées avant nous. Je pense plus particulièrement à celles de ma famille.

Je suis viticultrice dans le Rhône, plus précisément dans le Beaujolais, magnifique terroir des Pierres Dorées, réputé aussi pour le tourisme. Mon exploitation est dans ma famille depuis 1512, c'est-à-dire depuis plus de 500 ans !

Quand on retrace l'histoire de ce domaine, c'est toujours un homme qui a repris l'exploitation. Le domaine a toujours porté le même nom, sauf au début du XIX ème siècle avec deux femmes, Anna Asmaquer et sa soeur. La question s'est alors posée : qui reprend l'exploitation ? Anna voulait reprendre le domaine mais son père lui a dit : « Hors de question, une femme patronne d'un domaine, ce n'est pas possible . » Mon aïeule était couturière (elle cousait des robes de mariée) et avait épargné suffisamment d'argent pour acheter un domaine, mais son père le lui a interdit. En 1919, elle s'est mariée avec quelqu'un qui travaillait à la Bourse de Lyon, et qui a financé le matériel permettant d'exploiter le domaine. Mais c'est Anna qui tenait les rênes. Elle a été l'une des premières à mettre un cheval dans les vignes. À l'époque, elle a été prise pour une folle (ça, c'est pour l'anecdote...).

Je suis arrivée en 1997 sur le domaine. Mes parents n'étant pas encore à la retraite, j'ai recherché une exploitation pas trop loin pour agrandir le domaine et apporter une valeur ajoutée à l'exploitation existante. J'ai passé mon diplôme en juin 1997. Ce n'est pas du tout pour me vanter, mais j'avais de très bonnes notes, de très bonnes appréciations. J'ai postulé en avril-mai 1997 auprès de la SAFER (Société d'aménagement foncier et d'établissement rural), qui contrôle les ventes des exploitations, mais ma candidature a été refusée sous prétexte qu'il n'était pas certain que j'obtienne mon diplôme... Pourtant, les notes que j'avais eues en contrôle continu m'assuraient l'obtention de mon diplôme. J'ai l'ai d'ailleurs eu avec mention, mais je n'ai pas pu acheter l'exploitation que je convoitais. Encore maintenant, cela ne passe pas...

De retour sur le domaine, je me suis heurtée à d'autres difficultés. J'en parle parce que cela m'a touchée personnellement : ce qui se passe dans l'agriculture en général peut aussi se produire au sein d'une famille. Mon père, qui avait cinq frères dont trois travaillaient sur le domaine, n'a jamais fait aucune différence entre mes deux frères et moi. Qu'on soit fille ou garçon, pour lui, nous étions tous capable de gérer le domaine avec nos qualités et notre caractère. Son idée était de mettre nos atouts en commun pour faire avancer l'exploitation.

En revanche, j'ai dû me battre contre mes oncles, contre ma famille, pour faire valoir mon droit de travailler dans l'exploitation. Du fait de leur veto , je n'ai été que salariée, je n'ai pas eu le droit d'être exploitante. Par ailleurs, je n'ai pas été autorisée à venir au cuvage pour les vinifications. Il faut savoir que les femmes font tourner le vin, au même titre que la mayonnaise... Alors, si elles prétendent entrer dans un cuvage ou dans une cave... (Rires.) Comme je n'étais que salariée du domaine, j'en ai profité pour avoir mes enfants. Mon conjoint, lui, n'était pas du tout du métier.

En 2004, mon deuxième frère a rejoint le domaine. Le fait qu'il soit là m'a permis de me sentir plus forte : nous étions deux contre mes deux oncles. On s'est mis tous les deux à vinifier à partir de 2005. En 2012, j'ai enfin réussi à obtenir le statut d'exploitante ! (Nombreux applaudissements.) C'est juste un statut car, dans ma tête, je l'étais déjà depuis 1997... (rires) mais sur le papier, maintenant c'est écrit !

Voilà ce que je me suis dit alors : « Mes atouts, ce que j'aime, c'est la vente, c'est la communication - et je ne peux vendre que ce que j'aime, donc le vin que j'ai produit ». Mon père se chargeait de la vente en France et participait à de nombreux petits salons. Je n'ai pas souhaité faire le même choix, car mon mari ne travaillait pas dans l'exploitation et je voulais avoir du temps avec lui : or si la production se fait pendant la semaine, la vente a lieu le week-end, surtout dans les salons. Et je ne pouvais pas être continuellement en déplacement pendant mes week-ends. Ce n'était donc plus possible, il fallait que je puisse respirer.

En 1998, je suis partie en Chine, à Pékin plus exactement, pour le premier salon du vin qui a eu lieu là-bas. C'était un très grand moment, un très beau voyage, de très belles rencontres. Par contre, c'était pour nous beaucoup trop tôt. Les Chinois n'étaient pas encore prêts à consommer notre vin. Je suis revenue avec plein de commandes, mais elles ne sont jamais parties parce que les choses n'étaient pas vraiment mûres. Je me suis dit qu'il fallait attendre encore avant d'aborder le grand export. J'ai décidé d'avoir mes enfants et de continuer tant bien que mal mon commerce en France. Je ne me suis pas découragée pour autant.

J'ai donc attaqué le marché Lyonnais. À l'époque, Lyon, la ville la plus proche de ma région, ne voulait plus entendre parler du Beaujolais et souhaitait valoriser le Côtes-du-Rhône - j'aime le Côtes-du-Rhône, ce n'est pas le problème. J'ai donc pris mon bâton de pèlerin, et surtout mes bouteilles, et je suis passée dans chaque restaurant lyonnais pour essayer de vanter les mérites de mon vin, le faire goûter et inciter les restaurants qui n'en avaient pas à le mettre sur leur carte. Cela a été un fiasco !

D'abord, j'avais 19 ans donc ça se voyait carrément que j'étais jeune (rires.) . J'avais beau me coiffer en chignon et mettre des tailleurs pour avoir l'air crédible, on me prenait pour une stagiaire. Ensuite, j'arrivais dans un milieu d'hommes : « Et qu'est-ce qu'elle veut, la gamine ? ».

« La gamine, elle a son propre domaine, et elle voudrait vous proposer des vins vraiment intéressants qui peuvent aller avec vos cuisines ».

Ça n'a pas marché : je suis partie un peu plus loin. Lyon ne voulait pas de moi, je suis allée voir ailleurs et j'ai eu mes enfants entre temps. J'en parle beaucoup car j'en ai quatre, et je mets autant de passion pour mon métier que pour eux. Même si je suis à l'autre bout du monde - parce qu'au jour d'aujourd'hui je vends 70 % de ma production à l'export - ils sont toujours présents. De l'étranger, même à horaires décalés, je sais toujours où ils sont et ce qui se passe à la maison.

En 2007, après la naissance de mon dernier enfant, j'ai repris une formation pour apprendre l'anglais. Au départ, je faisais des études de chimie que j'ai abandonnées justement parce qu'il fallait parler anglais. Ce n'était pas mon point fort. En 2008, je suis partie pour la première fois aux États-Unis. Depuis, je vais régulièrement dans plein de pays différents pour vendre nos vins. Fin 2016, j'ai enfin trouvé l'opportunité de nouer un partenariat en Inde : j'espère que des marchés pourront s'y concrétiser en 2017.

Vous m'avez demandé si le Beaujolais présentait des avantages par rapport à d'autres appellations. Je pense que ce vin, de par sa facilité de dégustation, le fait qu'il a peu de tanins, peut s'allier avec toutes les cuisines du monde. C'est un vin qui est facile à boire, même pour un consommateur qui connaît mal le vin. Il peut être dégusté frais ou à température ambiante. C'est un vin « plaisir » qui peut se savourer dès l'ouverture de la bouteille. Désolée pour la consommation d'alcool ! (Rires et applaudissements.)

Au-delà de nos projets à l'export, je ne perds pas l'idée de me développer en France et d'arriver à tout vendre en bouteilles. Pour le moment, nous sommes encore tributaires du négoce : c'est un marché qui, comme la grande distribution, serre les prix et personne ne gagne sa vie... Je souhaiterais donc que la part vendue en négoce soit réduite pour que notre production soit vendue en bouteilles. En 2014, nous avons initié un projet oeno-touristique - que j'avais élaboré pour le rapport de stage dont j'avais besoin pour l'obtention de mon diplôme. L'idée est d'accueillir des touristes sur le domaine, en partenariat avec les tours operators . Ça a été compliqué à organiser car il faut l'infrastructure qui va avec. En 2014, j'ai donc ouvert avec mon frère - nous formons un couple inhabituel mais nous sommes un couple, nous mettons en commun nos qualités ! - une salle de réception pouvant recevoir 300 personnes et un gîte qui peut accueillir jusqu'à 58 personnes, ce qui correspond peu ou prou à la capacité d'un bus. Ces touristes peuvent visiter notre domaine, mais aussi la région avoisinante des Pierres Dorées. Le projet, qui comporte trois parties, sera complété cet été ou à la fin de l'année avec une épicerie fine qui présentera tous les produits de la région (huile, savon fabriqué à partir de raisin, truffe, safran).

Françoise Laborde . - Merci beaucoup.

Je m'adresse maintenant à Sarah Bourtembourg. Vous exploitez une ferme équestre dans le département des Ardennes qui porte le joli nom de Aux sabots de vent . Comme je l'ai dit en introduction, les femmes dans l'agriculture sont plus souvent engagées que les hommes dans l'agrotourisme et les activités de loisirs qui contribuent à l'animation de la vie rurale. Êtes-vous d'accord avec cette définition ? Pouvez-vous nous parler de votre ferme ?

Sarah Bourtembourg, exploitante d'une ferme équestre pédagogique et d'un camping à la ferme, membre du bureau de la Chambre d'agriculture des Ardennes et référente du projet Femme et homme en agriculture , élue à la MSA (Mutualité sociale agricole) de Marne-Ardennes-Meuse . - Je suis d'accord avec cette définition et je reconnais qu'il y a plus de femmes dans les activités d'accueil à la ferme et dans les activités de loisirs. Généralement, les hommes s'occupent de l'aspect technique et de la production, tandis que les femmes sont plus actives dans l'aspect relationnel et dans la commercialisation.

Mon exploitation est tout simplement un rêve d'enfant que j'ai réalisé le 1 er avril 2006 (ce n'était pas un poisson d'avril). Je suis installée à Chuffilly-Roches dans un corps de ferme, au pays de « l'homme aux semelles de vent », Arthur Rimbaud. C'est pourquoi mon exploitation s'appelle l'EARL Aux sabots de vent . Je la pilote seule depuis sa création : j'ai 100 % des parts.

Au début, je proposais uniquement des prestations équestres : enseignement, pension, randonnée, travail des chevaux, élevage. Le cheval n'est reconnu dans le monde agricole que depuis 2005, je ne pouvais pas m'installer avant sous ce statut. Je suis passionnée d'équitation, petite-fille d'éleveur et formatrice d'enseignants en équitation. La majorité de ma cavalerie est issue de mon élevage. Ma première pouliche, Athéna, fêtera ses vingt-neuf printemps cette année.

Très rapidement, le centre équestre a été labélisé École française d'équitation. L'idée d'un camping à la ferme a germé dans la foulée. Il porte aujourd'hui le nom de Bienvenue à la ferme . C'est le plus petit camping des Ardennes et l'un des rares en France sans Wi-Fi (rires) , avec une couverture réseau portable et Internet très limitée ou inexistante la plupart du temps, tout comme la télévision TNT. Lors de votre séjour chez moi, vous partagerez le chant du coq avec la levée du soleil sur l'étang ainsi que la brume matinale et les chevaux dans les prés en toile de fond. Vous vous ressourcerez et vous vivrez au rythme de la nature, tout simplement.

Pour faire face à l'augmentation de la TVA, il y a quelques années, sur les activités équestres, et confrontée à la concurrence déloyale des associations non fiscalisées qui, elles, ne paient pas de TVA et à la concurrence des particuliers hébergeant des chevaux sans déclaration, j'ai agrandi mon exploitation avec une ferme pédagogique (lapins, chèvres naines, volailles, chats, chiens, etc.). Le thème principal est le vivre ensemble. Ainsi le public comprend les particularités des espèces, leurs modes de vie et les interactions entre elles, dans le respect du bien-être animal : mes animaux vivent la plupart du temps en liberté. Les animaux et leur environnement permettent d'aborder des thématiques autour des relations humaines : fratrie, différences, acceptation de soi. C'est un support pédagogique vivant. Ainsi, en septembre 2016, j'ai accueilli le festival à la ferme Sème la culture , projet mis en place par la Chambre d'agriculture des Ardennes, qui a pour objectif de faire découvrir notre métier d'agriculteur, de communiquer sur notre métier et d'intégrer l'art et la culture à l'agriculture. Ma ferme équestre pédagogique Aux sabots de vent est un maillon indispensable dans le tissu rural ardennais. C'est une bulle d'oxygène. (Applaudissements.)

Françoise Laborde . - Vous êtes l'une des deux premières femmes à avoir été élue au bureau de la Chambre d'agriculture des Ardennes. Vous avez estimé, pendant la préparation de cette table ronde, que c'était une « révolution ». Plus précisément, en tant que membre du bureau, vous êtes l'élue de référence du projet intitulé Femme et homme en agriculture, porté par la chambre d'agriculture de votre département et la MSA de Marne-Ardennes-Meuse, dont vous êtes également élue. Pouvez-vous nous exposer ce projet ? Qu'en attendez-vous ? En quoi la délégation aux droits des femmes du Sénat peut-elle vous aider sur ce sujet, peut-être le diffuser dans d'autres territoires ?

Sarah Bourtembourg . - Effectivement, le projet Femme et homme en agriculture est un projet commun à la chambre d'agriculture et à la MSA, puisque les deux maisons-mères ont des complémentarités. Ces complémentarités, l'homme et la femme les possèdent également. Ce projet vise à valoriser la place des femmes dans les exploitations, à les aider à gérer le stress, à améliorer leur bien-être, la qualité de la vie de leur famille et l'image de la femme. Ce projet a commencé en début de mandat, mais a pris son envol en mars 2015, avec le lancement d'une enquête visant à connaître les femmes. Sur 2 500 questionnaires envoyés à l'ensemble des exploitations des Ardennes, nous avons obtenu 500 réponses. Cela nous a permis de mettre en place une démarche participative pour partager les résultats et établir un plan d'action. Et, surtout, définir les quatre objectifs qui ressortaient de cette enquête : favoriser l'épanouissement et la place des femmes dans les exploitations ; favoriser le lien social ; concilier la vie de famille et la vie professionnelle ; mettre en place des projets collectifs innovants en lien avec les démarches territoriales - d'où l'intérêt pour moi d'être ici parmi vous. En novembre 2015, pour diffuser notre projet auprès d'un plus large public, nous avons mis en scène des scénettes du quotidien des agricultrices via un débat théâtral. L'objectif était de sensibiliser à ce sujet et de mobiliser un maximum de personnes intéressées à l'échelle départementale.

En 2017, sept actions seront mises en place, dont trois qui commencent actuellement. La première est intitulée « Trucs et astuces au masculin et au féminin ». Elle permet de partager les savoir-faire, astuces techniques et corporelles auxquelles les femmes ont recours et qui peuvent être utiles également aux hommes. L'objectif est aussi d'adapter les postes de travail aux capacités des exploitants et de mettre à jour le document unique d'évaluation des risques. La deuxième action s'intitule « Bien dans sa peau, bien dans ses bottes ». Le quotidien des agricultrices, c'est d'être multicartes : elles sont femmes, mamans souvent, cheffes d'entreprise quand elles le peuvent, femmes à tout faire - ça c'est tout le temps (rires) , soutien moral de la famille également. Pour pouvoir être performantes, il faut donc qu'elles se sentent bien et pour cela qu'elles aient du temps pour elles. Nous allons donc leur proposer un parcours « bien-être » pour améliorer leur image et leur épanouissement personnel. La troisième action, qui va être développée dès cette année, s'intitule « Agricultrice : communiquer sur son métier » : nous avons créé un réseau d'agricultrices pour aller à la rencontre des jeunes dans les lycées, notamment agricoles, pour échanger sur la place des femmes dans les exploitations et valoriser leur statut. Nous souhaitons aussi créer un argumentaire positif sur le métier à l'aide de supports dynamiques.

Les autres actions que nous conduirons dans un second temps portent sur les thèmes suivants : « Femme, agricultrice et citoyenne », qui concerne l'engagement des femmes sur leur territoire, « Fonctionnement et chiffres clé des exploitations », puisque les exploitantes très souvent s'occupent des papiers, mais ne comprennent pas toujours les enjeux économiques de leur exploitation. Il faut qu'elles aient des repères pour connaître les leviers sur lesquels elles peuvent intervenir.

Une autre action s'intitule « Du projet de vie au projet professionnel », pour aider les femmes dans leur projet d'installation ou de création d'activités nouvelles. Elles doivent être en capacité de construire leur projet de vie en lien avec leur exploitation, définir un projet qui leur ressemble pour trouver leur place dans leur exploitation. Enfin, l'action « Réussir à deux dans un métier indépendant » correspond à un autre challenge, puisqu'il va s'agir de faire le lien avec d'autres secteurs d'activité qui travaillent en couple - l'artisanat par exemple - pour prendre du recul sur le quotidien, se sentir bien, être performants et innovants. Nous devons pouvoir comparer nos modes de vie et peut-être les changer et les faire accepter.

Ce projet me tient énormément à coeur car je suis persuadée que l'avenir de l'agriculture passe par les agricultrices. (Applaudissements.)

Françoise Laborde . - Je me tourne maintenant vers notre dernière intervenante, Nathalie Marchand. Vous êtes cheffe -  avec évidement deux f et un e - d'une exploitation en Ille-et-Vilaine. Vous faites partie des agricultrices qui ne sont pas venues à l'agriculture par mariage mais qui ont choisi ce métier. Très investie dans la mixité de votre métier, vous présidez le groupe Agriculture au féminin de la Chambre d'agriculture de Bretagne. Ce groupe est né en 2007 après des initiatives départementales. Agriculture au féminin est particulièrement dynamique pour promouvoir l'égalité professionnelle, thème qui rejoint évidemment les préoccupations de la délégation aux droits des femmes du Sénat.

Ma première question concerne les agricultrices de Bretagne, car je sais qu'elles sont nombreuses aujourd'hui dans cette salle, et je les salue. (Applaudissements.) Pouvez-vous nous présenter le portrait-robot des agricultrices de Bretagne ? Dans quels secteurs sont-elles le plus présentes ? Sous quel statut juridique ? Quels sont leurs besoins ?

Nathalie Marchand, présidente du groupe Égalité-Parité : agriculture au féminin de la Chambre d'agriculture de Bretagne, membre du Conseil économique, social et environnemental régional de Bretagne . - Bonjour à toutes et à tous. Tout d'abord, je voudrais dire que les femmes de mon groupe ont choisi ce métier, elles ne l'ont pas subi par mariage. C'est une avancée à saluer car ce n'était pas le choix de nos grands-mères et de nos mères.

Vous l'avez dit tout à l'heure, les agricultrices ont un bon niveau de formation, pas forcément dans le domaine agricole. Un travail de thèse est en cours sur la place des femmes dans l'agriculture.

Contrairement à ce que j'ai pu entendre, les femmes ne se limitent pas à la diversification. Mesdames et Messieurs les élus, il faut éviter de nous cantonner, nous les femmes, dans la diversification. Nous sommes aussi des professionnelles de l'environnement, de l'élevage et de bien d'autres domaines ! Aujourd'hui, nous sommes la courroie de transmission dans les territoires. Cessons donc de nous associer systématiquement à la diversification. (Applaudissements.) Je ne dis pas que la diversification est une mauvaise chose, bien au contraire. Elle permet de ne pas placer tous les oeufs dans le même panier, ce qui est très précieux en cas de difficultés financières. Par contre, au regard de nos collègues hommes, nous devons faire valoir nos compétences techniques. Contrairement à ce que les hommes ont pu penser, lors de nos réunions d' Agriculture au féminin , nous ne parlons pas de chiffons et de cuisine...

Nous nous sommes structurées régionalement pour que les élus de notre conseil régional, mais aussi les députés et les maires, entendent nos demandes. Je fais un petit clin d'oeil à Madame Gatel, sénateur 9 ( * ) , présente dans cette salle, parce que nous avons fait un premier colloque en Bretagne sur l'égalité-parité, au cours duquel nous avons abordé le thème du handicap. L'égalité, c'est aussi ça... Avec son soutien, nous avons pu travailler avec les élus de notre région. Je crois qu'aujourd'hui les femmes dans leurs territoires sont la courroie de transmission avec les autres catégories socioprofessionnelles. Elles créent une dynamique. Sans femmes dans nos exploitations, le risque est tout simplement que la filière meure. Je le dis souvent : un métier qui perd un sexe est un métier qui se meurt. Avec la conjoncture actuelle, il faut vraiment être vigilant.

Vous me demandez des portraits-type des agricultrices de Bretagne : elles sont essentiellement présentes dans l'élevage, et plus particulièrement dans la production laitière. Nous avons travaillé, avec le groupe Agriculture au féminin , sur leur engagement, car il ne faut pas laisser les hommes parler de notre métier à notre place. Nous devons relever nos manches et nous engager. Cependant, pour cela, comme on l'a déjà dit, les femmes ont parfois beaucoup de mal à trouver leur place au sein de leurs structures. L'interdiction de constituer un GAEC entre époux avait incité les femmes à travailler à l'extérieur, car elles avaient les mêmes devoirs mais pas les mêmes droits.

Nous avons oeuvré, avec mes collègues, à monter des programmes de formation pour favoriser leur montée en compétence dans le domaine de la protection de l'environnement et dans le domaine réglementaire - on sait qu'en agriculture l'évolution normative est importante. Il faut donner aux agricultrices des compétences pour qu'elles puissent s'assumer pleinement dans leurs exploitations.

Dans un deuxième temps, quand elles assument pleinement leur fonction d'agricultrice, de cheffe d'entreprise au sein de leur exploitation, elles peuvent aller prendre des responsabilités à l'extérieur et elles sont reconnues comme légitimes. Je le dis souvent : il faut être élu parce que l'on est paysan, et non être paysan pour être élu. Cette reconnaissance est importante. Comme le disait ma collègue de Jeunes Agriculteurs tout à l'heure, je pense qu'on a cette crédibilité vis-à-vis des hommes une fois qu'on a fait nos preuves dans nos exploitations.

Quels sont les besoins des agricultrices ? Qu'est-ce qu'elles revendiquent ? Les femmes revendiquent un revenu et non un chiffre d'affaires. Très souvent on dit : je fais tant de chiffre d'affaires... mais moi, cela ne m'intéresse pas ! Mieux vaut un petit chez moi qu'un grand chez les autres... Je préfère un revenu qui répond aux besoins de mon entreprise, de ma vie privée mais aussi aux futurs projets de mes enfants. On parle souvent des jeunes agriculteurs qui ont des difficultés dans la conjoncture actuelle. Il faut aussi penser aux exploitants et exploitantes un peu plus âgés, dont les enfants sont en école, avec parfois des logements à payer pendant leurs études. Aujourd'hui, il arrive que des femmes soient obligées de quitter les exploitations et de prendre un emploi en dehors de la ferme, voire que des familles demandent aux enfants d'interrompre leurs études, faute de moyens pour les payer. Ça, c'est insoutenable ! Il faut absolument qu'on se batte pour un revenu minimum dans nos exploitations. (Sa voix est couverte par les applaudissements.)

Que le label permette d'obtenir seulement quinze centimes de plus au kilogramme contre un prix majoré de trois euros pour le consommateur n'est pas acceptable. (Applaudissements.) Notre travail a un prix, le prix de la responsabilité et de la sécurité. On décrie beaucoup l'agriculture française mais on importe aujourd'hui des produits étrangers qui ne répondent pas aux mêmes contraintes. Sous prétexte qu'ils arrivent de l'étranger, on se donne bonne conscience, par exemple pour ne plus produire du cochon en Bretagne. Moi, je suis producteur de porc en Bretagne, productrice plutôt, je féminise aussi le métier. Je salue d'ailleurs Danielle Even, nouvelle présidente de la Chambre d'agriculture des Côtes-d'Armor, elle aussi productrice de porc. Je pense que les femmes en Bretagne sont sensibles à l'environnement, à la communication et au fait que leurs enfants n'aient pas honte de leur métier quand ils vont à l'école. On est fiers d'être producteurs de porc et fiers de ce que l'on fait ! (Applaudissements.)

Françoise Laborde . - Vous nous avez déjà expliqué diverses choses sur le groupe Agriculture au féminin . Pourriez-vous nous citer un ou deux exemples de réalisations de ce groupe dont vous êtes particulièrement fière ?

Nathalie Marchand . - Notre premier combat, c'est de compter un tiers de femmes sur les listes des chambres d'agriculture. Notre deuxième combat sera de faire respecter un taux de 30 % de femmes dans les conseils d'administration. Aujourd'hui, ces structures nous répondent qu'elles ne sont pas concernées par cette obligation car elles sont organisées en coopératives, par exemple. Je me tourne donc vers vous pour que vous rendiez obligatoire une participation d'au moins 30 % de femmes dans ces instances, et que cette proportion ne concerne pas que les listes mais aussi les bureaux, les commissions et les présidences. Il faut nous aider dès maintenant pour éviter qu'au moment d'appliquer la mesure, on choisisse - je vais peut-être choquer - des « potiches ». Les femmes ne sont pas des « potiches » : les hommes doivent nous faire de la place pour que nous puissions pleinement jouer notre rôle et faire porter notre voix. Malheureusement, il faut que les hommes se poussent pour nous faire de la place. C'est important que les femmes soient là pour l'équilibre de nos structures.

C'est important pour la Bretagne et pour les autres régions bien sûr ! C'est vrai que chez nous, on dit souvent : « Il y a les Bretons et il y a les autres ! »

Nous sommes tous dans le même bateau, vous en tant qu'élues et nous en tant qu'agricultrices. Si nous n'avançons pas dans l'égalité et la parité dans la représentation professionnelle et dans nos exploitations, nos territoires vont mourir très vite. Il s'agit aussi de nos écoles, de nos médecins, de toute la dynamique des territoires...

Je le répète : sans paysannes, ce sont des métiers et des paysages qui vont mourir. Alors secouez-vous, messieurs et mesdames les élus, vous faites déjà beaucoup de choses, mais transformez l'essai ! On espère voir la délégation aux droits des femmes en Bretagne pour vous expliquer dans le détail ce qu'on fait. Merci à vous ! (Applaudissements.)

Françoise Laborde . - Grâce à ce colloque, nous apprenons beaucoup de choses. D'abord, nous avons compris que la diversification, il fallait oublier...

Nathalie Marchand . - Je n'ai pas dit cela : il faut nuancer. Quand vous viendrez en Bretagne, nous ferons en sorte que vous compreniez nos métiers, nos contraintes et nos obligations, pour que vous répondiez positivement à nos attentes. Parce que c'est un revenu qu'il nous faut, pas un chiffre d'affaires !

Françoise Laborde . - Il nous faut maintenant conclure. Ça a été une belle table ronde, avec de la passion ! Nous aurions plaisir à prolonger ces échanges, mais nous manquons malheureusement de temps et nous devons laisser la place à la troisième table ronde. Je vous remercie toutes.


* 8 L'intitulé de cet extrait du portrait vidéo de la lauréate est inspiré par une citation de l'agricultrice interviewée, citation qui illustre le thème de la table ronde.

* 9 Françoise Gatel, sénateur d'Ille-et-Vilaine depuis septembre 2014, membre du groupe UDI-UC et de la commission des Affaires sociales, maire de Châteaugiron et présidente de la communauté de communes du Pays de Châteaugiron.

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