IV. LES NOUVEAUX ENJEUX DE LA PROTECTION DES DROITS DE L'HOMME

A. LE DROIT DE CHACUN DE PARTICIPER À LA VIE CULTURELLE

La commission de la culture, de l'éducation, de la science et des médias a souhaité présenter devant l'Assemblée parlementaire un rapport rappelant le lien intrinsèque entre droits de l'Homme et droit de participer à la vie culturelle. La culture est ici envisagée comme la possibilité pour l'individu de développer son esprit critique mais aussi de s'ouvrir aux autres, contribuant ainsi de façon déterminante à la lutte contre l'intolérance et au respect de la diversité.

Appelée à intervenir lors de l'ouverture du débat, Mme Irina Bokova, directrice générale de l'Unesco a insisté sur la nécessaire coopération dans ce domaine entre le Conseil de l'Europe et l'organisation qu'elle représente. Les droits culturels ne constituent pas, à ses yeux, un domaine à part ou un luxe au sein de l'édifice des droits de l'Homme. Les conventions de l'Unesco - celle de 1972 sur le patrimoine mondial, celle sur le patrimoine culturel immatériel adoptée en 2003 ou celle sur la diversité des expressions culturelles adoptée en 2005 - ont, d'ailleurs, consolidé le concept de droits culturels. Ces droits sont reconnus par la Déclaration universelle de 1948. Ils sont rappelés à l'article 5 de la Déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle adoptée à l'unanimité en 2001.

Le relatif sous-développement des droits culturels par rapport aux autres domaines des droits de l'Homme s'explique par les difficultés à appréhender et à codifier des pratiques complexes. La participation dépasse l'accès au patrimoine ou aux biens culturels : il est aussi le droit à en être partie prenante ou co-auteur.

Mme Bokova a par ailleurs insisté sur les menaces que pouvaient constituer les nouvelles technologies pour l'accès à la culture. En effet, si elles constituent des instruments d'ouverture au monde, elles peuvent aussi rétrécir l'horizon culturel. L'Unesco se mobilise en conséquence pour assurer la liberté d'expression, le libre accès à la diversité des contenus et le multilinguisme dans le cyberespace.

Mme Muriel Marland-Militello (Alpes-maritimes - UMP) , rapporteur du texte, a souhaité rappeler, dans son intervention, l'importance de la participation à la vie culturelle pour la démocratie :

« Ce rapport est parti d'un constat, qui est sa raison d'être : par-delà les discours constants en faveur de la démocratisation culturelle, les politiques nationales ne permettent pas, en termes de moyens humains et financiers, de traduire de façon effective et équitable dans la réalité la participation de chacun à la vie culturelle, et ce en dépit de la richesse des initiatives et des projets.

Et pourtant, l'accès et la participation à la vie culturelle sont essentiels : ils permettent d'équilibrer le champ du sensible et le champ de l'intelligence, qui s'enrichissent mutuellement pour l'épanouissement de la nature humaine. Ce droit naturel est donc au coeur des droits de l'Homme puisqu'il offre la possibilité pour chaque être humain de prendre pleinement conscience de son identité et d'exercer de façon responsable ses autres droits.

Comment améliorer de façon concrète ce droit fondamental ? Je vous propose quelques pistes, autour du rôle de l'État et des collectivités territoriales, de la place de la jeunesse, et du désir de culture.

Tout d'abord, le rôle des pouvoirs publics est très important : ce sont eux qui possèdent la maîtrise des politiques globales sur le territoire. Ils doivent veiller à un dosage équitable entre une obligation d'action, pour favoriser une égale participation à la vie culturelle, et une obligation d'abstention, pour observer une neutralité respectueuse des libertés de choix de chacun, artistes et publics.

Parallèlement, trois leviers doivent être renforcés. Il faut impulser des synergies pour décloisonner les différents secteurs d'activité humaine : synergies entre les différents secteurs gouvernementaux - éducation, culture, jeunesse, recherche, numérique - ainsi que synergies entre opérateurs publics et opérateurs privés. Il faut par ailleurs renforcer la dimension transfrontière de la culture. Il s'agit de mettre en place des réseaux de partenariats, avec un partage enrichissant pour la diversité culturelle et une mutualisation des moyens, qui en réduit les coûts.

Autre levier, les modalités de financement public sont à revoir, en évitant, comme c'est trop souvent le cas, que le financement de la culture soit une variable d'ajustement des contraintes budgétaires.

Il faut également assurer la pérennité des soutiens financiers aux opérateurs publics pour les expériences probantes par-delà les clivages et alternances politiques qui sont le propre de nos démocraties.

D'une façon générale, il faut conditionner les financements publics des opérateurs culturels aux résultats obtenus, en particulier en ce qui concerne leur contribution à la démocratisation culturelle et au développement de partenariats nationaux et internationaux, avec une attention particulière sur leur aptitude à adapter leur médiation artistique et culturelle en fonction des publics, des plus jeunes aux plus anciens, en direction de tous les publics éloignés de la culture par leur condition de vie socio-économique, géographique ou par leur handicap. La culture du résultat doit être au coeur du financement public.

Enfin, c'est le troisième volet du rôle de l'Etat, il faut que les États assurent un système de protection de la création, en particulier sur internet.

La révolution numérique est positive pour la démocratisation culturelle, mais les atteintes aux droits de propriété intellectuelle font peser une menace grave sur la création de demain. Il s'agit de continuer à offrir aux jeunes créateurs les moyens d'envisager une activité professionnelle artistique économiquement viable. C'est essentiel pour préserver la pérennité et la diversité du monde culturel.

Pourquoi accorder une importance particulière à la jeunesse ? Parce que les jeunes incarnent à la fois le présent et l'avenir. La jeunesse est une période de la vie où se construit la personnalité d'adulte. C'est un devoir national que d'offrir aux jeunes les chances que leur milieu social et géographique ne peut leur procurer.

C'est également en ayant la volonté de promouvoir leur épanouissement culturel que l'on favorisera, par ailleurs, à terme, la participation du plus grand nombre de citoyens adultes à la vie culturelle.

Enfin, susciter des vocations chez les jeunes artistes assure la pérennité et la diversité de la création artistique et culturelle, qui enrichit le présent et qui enrichira le patrimoine de demain, que nous lèguerons à nos enfants.

Comment faire ?

Je vous propose de repenser d'abord le rôle de l'école, qui est le lieu, par excellence de l'égalité des chances pour compenser l'inégalité de fait des conditions de vie des jeunes.

En particulier, il faut prévoir une éducation aux arts obligatoire dans les systèmes éducatifs nationaux, avec une initiation aux arts des futurs enseignants et une prise en compte de la dimension artistique dans toutes les matières enseignées. Car si apprendre à lire et à compter est fondamental, apprendre à voir, à entendre et à sentir l'est tout autant.

A partir de ces savoirs, repenser l'école comme un espace de liberté d'expression artistique et culturelle, un lieu de rencontres multiples entre élèves et oeuvres, entre élèves et artistes, un lieu de vie avec des espaces dédiés à la création, avec des résidences d'artistes en milieu scolaire, avec toujours la volonté de visites culturelles extérieures pour donner envie aux jeunes de voir, entendre et sentir. Sans cette envie, que j'appellerai le désir de culture, tous les moyens mis en oeuvre, toutes les offres proposées ne connaîtront qu'un succès limité auprès de nouveaux jeunes publics et ne susciteront pas l'émergence souhaitée de jeunes talents.

Comment passer d'une culture réservée à des clubs d'initiés à une vie culturelle partagée par le plus grand nombre ? En la rendant vivante et attractive, en particulier en partant du contemporain pour revenir au patrimoine traditionnel.

Pour atteindre les jeunes publics, il faut saisir les nouveaux modes de consommation et de création culturelles rendus possibles par les technologies de l'information et de la communication. Il faut promouvoir les créations pluridisciplinaires conçues via et pour le réseau internet, par exemple le « net art » qui utilise les techniques numériques interactives entre internautes et artistes. Il faut mettre la culture en mouvement en connectant les espaces virtuels aux espaces culturels patrimoniaux, en organisant des visites à l'intérieur de cet espace virtuel, en augmentant la réalité de façon à la rendre extrêmement vivante.

D'une façon générale, il convient de donner une priorité aux projets qui offrent l'opportunité à chacun d'entre nous de dépasser le stade de bénéficiaire d'une offre culturelle à celui d'acteur plus ou moins actif d'une culture en mouvement.

Et pour toutes les générations, il faut favoriser le développement des pratiques amateurs en proposant des offres de proximité ouvertes à des choix diversifiés, adaptées aux différentes catégories de population et accessibles aux revenus les plus modestes.

Il faut renforcer également les efforts envers toutes les formes de spectacles vivants, envers les festivals, envers toutes les formes d'exposition d'oeuvres d'art, car tout cela s'exprime dans des lieux de vie, dans des lieux de rencontre et de partage entre publics ainsi qu'entre publics et artistes, chacun pouvant exprimer son ressenti et être à l'écoute de celui des autres.

Chers collègues, l'exercice effectif de toutes les potentialités artistiques de chacun d'entre nous est l'une des composantes essentielles des droits culturels. Non seulement il contribue à l'épanouissement de la personnalité de chacun, mais également grâce aux liens culturels et au dialogue interculturel, il contribue à la promotion du bien vivre ensemble au sein d'une société, d'un pays, ainsi qu'entre les peuples, favorisant ainsi la cohésion des citoyens du monde. »

Mme Marietta Karamanli (Sarthe - SRC) , intervenant au nom du groupe socialiste, a souhaité souligner le lien intrinsèque entre citoyenneté et participation à la vie culturelle :

« Notre discussion se tient au moment où dans l'ensemble des pays de l'Europe, la crise des endettements privé et public conduit à réduire les dépenses publiques, sacrifiant bien souvent ce qui est considéré comme accessoire et non indispensable, car n'étant pas un besoin élémentaire des individus, et notamment les dépenses dédiées à l'éducation et à la culture.

Tout d'abord, je voudrais dire au nom du groupe socialiste que ce rapport présente un quadruple intérêt : il rappelle que le droit à la culture et à toutes ses formes, qu'elles soient contributives ou créatives, est un droit de l'homme ; il fait de la collectivité et notamment de l'Etat un acteur essentiel de sa mise en oeuvre ; il envisage le droit à la participation à la vie culturelle comme un droit-créance que chacun peut mettre en oeuvre en le définissant et en l'adaptant à sa personnalité et à ses besoins. Cet exercice suppose une approche décloisonnée que tente de cerner le rapport. Enfin, il met l'accent sur l'enjeu que ce droit représente pour les jeunes.

Tous ces points nous paraissent positifs et nous devons en remercier M me la Rapporteure, les membres de la commission de la culture, de la science et de l'éducation, ainsi que tous ceux qui ont apporté leurs réflexions. La participation à la vie culturelle est une manifestation de la citoyenneté et au coeur même de la vie de la cité. Ce droit en est un des fondements et, comme tel, devrait bien plus retenir l'attention des gouvernements. Dans l'Antiquité grecque, le lien qui existe entre participation à la vie culturelle et vie citoyenne pouvait se ressentir au théâtre où le monologue devenait dialogue, où l'on traitait des questions de la cité. Lors de concours, le public approuvait ou désapprouvait...

Aujourd'hui, ce lien est toujours vivant, mais il faut le préserver.

Ce droit de participation à la vie culturelle est aussi de nature à faire progresser l'égalité. Il incite les individus à donner le meilleur d'eux-mêmes.

La deuxième idée que je retiens du rapport est que les changements à venir ne pourront avoir lieu que si les États réalisent un effort massif en faveur de ce droit - ce caractère massif étant, au final, minime au regard des effets bénéfiques qui peuvent en être attendus. Les politiques doivent donc investir dans la participation de chacun à la vie culturelle et nous en appelons aux gouvernements et institutions internationales pour qu'ils comprennent que ces dépenses en période de crise ne doivent pas devenir des parents pauvres de l'action publique, mais être au coeur d'une politique de développement économique et de remodelage de la société.

Le rapport propose un canevas d'outils et d'institutions propres à inciter les États à faire cet effort. C'est un premier pas. Mais la vérité n'est pas dans les outils, elle réside dans la volonté politique de faire autrement, au-delà des mots ! Peut-être faudrait-il montrer aussi en quoi le fait de ne pas agir appauvrirait nos communautés et leur développement.

L'enjeu de ces investissements et remodelages est à la fois culturel et social. La démocratie, dont le Conseil de l'Europe est à la fois le symbole et le garant, n'est pas seulement laissée au libre choix des gouvernants, elle est aussi la promotion de l'accès au droit à la culture et à l'affirmation des capacités de chaque individu par celle-ci. »

M. Jacques Legendre (Nord - UMP) a, de son côté, insisté sur le décalage entre une offre culturelle bénéficiant de l'évolution technologique et une diversité culturelle menacée :

« A l'heure de la massification de la culture, la proposition de notre collègue Muriel Marland-Militello sur l'institution d'un droit effectif à participer à la vie culturelle pourrait apparaître paradoxale. L'évolution technologique a multiplié les supports pour la réception de la culture : le film n'est plus enfermé dans les salles obscures mais directement accessible chez soi, via le « cinéma maison » ou l'ordinateur, le livre est tout aussi papier qu'électronique, quand la musique n'est plus l'apanage d'une salle de concert ou d'une chaîne HiFi, mais est désormais compressée sur les téléphones. L'offre culturelle existe donc. Peut-on pour autant totalement s'en satisfaire ?

Je crains que non. La proposition de notre collègue induit la notion de diversité culturelle. Je ne suis pas sûr qu'elle soit totalement garantie par l'évolution technologique et la transformation parallèle du bien culturel en objet de consommation. La massification, comme la marchandisation de la culture, induit une forme de standardisation, à rebours donc d'une nécessaire pluralité.

De fait, comment garantir la participation à la vie culturelle de chacun dès lors que sa propre culture, si elle est minoritaire, n'est pas représentée ? C'est donc bien à une révolution de la pratique culturelle moderne que nous invite la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias.

L'Etat, en dépit des contraintes budgétaires qui s'imposent à lui par temps de crise, a, à cet égard, tout son rôle à jouer. Je souscris pleinement aux observations de la rapporteure invitant la puissance publique à réévaluer l'éveil culturel au sein des programmes nationaux d'éducation. La participation à la vie culturelle ne sera pleine et entière que si la sensibilité a été au préalable aiguisée. L'école a ainsi un rôle fondamental à jouer. Et je ne parle pas seulement de l'enseignement artistique. M me Marland-Militello a parfaitement raison de soutenir un décloisonnement des matières destiné à mettre en valeur la dimension artistique de telle ou telle matière. J'y vois même une opportunité en vue de mieux appréhender certaines notions fondamentales, en mathématiques comme en histoire, en physique comme en géographie.

Mon propos introductif corrélait massification de la culture, standardisation et évolution technologique. Ne voyez pas dans mon propos une quelconque hostilité à la modernité. Il convient surtout qu'elle soit mieux employée. La dématérialisation de la culture peut constituer une formidable opportunité dès lors qu'elle permet d'accéder à des oeuvres dont la diffusion traditionnelle est rendue impossible en raison de leur écho limité.

Cette lumière mise sur le patrimoine ne doit pas pour autant contribuer à fossiliser la culture. Si celle-ci peut constituer un héritage, elle n'a pas pour autant de limite temporelle.

Le rapport de notre collègue appelle notre plus entier soutien, tant il me semble qu'il répond enfin à la crise de la culture, dénoncée il y a près de soixante ans par Hannah Arendt. »

Mme Maryvonne Blondin (Finistère - SOC) a souhaité mettre en avant le rôle des collectivités locales en matière d'accès à la culture :

« ` La culture est le début et la fin de tout développement `, disait Senghor.

Je me félicite du rapport de notre collègue Muriel Marland-Militello, qui pointe le doigt sur un droit universel insuffisamment défendu dans nos sociétés. Et je la rejoins dans ses recommandations au Comité des Ministres et, à travers lui, aux États membres.

L'accès, tout comme la participation à la vie culturelle, reste encore complexe, et je pense même qu'il connait un recul dans le contexte de crise économique, sociale et morale, de repli sur soi et aussi de marchandisation de la culture.

La culture est un vecteur d'épanouissement et d'émancipation. Elle permet de tisser les liens entre les citoyens, elle rassemble, elle permet le partage des envies, des curiosités, des émotions ! Elle est indispensable, surtout en période de crise.

Si le phénomène de mondialisation, en dépit de ses bienfaits en termes de diffusion, a eu tendance à nous présenter des pratiques culturelles stéréotypées, il a eu aussi le paradoxe de réveiller et susciter les sursauts de régions à forte richesse culturelle.

D'autre part, les difficultés financières ont malheureusement conduit les gouvernements à réduire les budgets consacrés à la culture et ainsi à fragiliser le financement de nombreux projets. En tant que membre de la commission de la culture au Sénat, c'est une tendance que je dénonce depuis plusieurs années.

Certes, les collectivités territoriales ont bien compris l'importance de la culture dans leur territoire et ont fait de l'accessibilité de tous - indépendamment de l'origine sociale, géographique, de la situation de handicap ou de l'âge - à la culture, aux sports et aux loisirs, un vecteur de cohésion sociale, conformément à l'engagement pris dans l'Agenda 21.

Dans un territoire, les projets culturels sont un moteur de dynamisme, de création d'emplois et de développement économique.

Savez-vous qu'en France, ce secteur emploie plus de 900 000 personnes, plus que le secteur automobile ? Un exemple : le Louvre-Lens, le centre Pompidou-Metz ont redynamisé le Nord-Pas de Calais et la Moselle, régions profondément touchées par des crises industrielles à forte population ouvrière, peu habituées à ces formes de culture.

Cette alliance de l'excellence culturelle et de la proximité ne peut se faire sans une contractualisation forte avec l'Etat. En effet, l'Etat se doit de soutenir les collectivités et les institutions culturelles et de veiller à l'aménagement du territoire. Ensemble, collectivités et Etat ont le devoir d'accompagner les enfants, les publics les plus éloignés, les publics « empêchés » vers des lieux et des pratiques culturels désacralisés.

Cette culture partagée est un facteur d'humanité. Mes chers collègues, il ne faudrait pas que nos recommandations se limitent à la recherche du plus petit dénominateur commun entre les États membres ! J'en appelle aussi au Congrès des Pouvoirs locaux et régionaux de notre Conseil pour qu'il veille à la prise en compte de l'accès à la culture de tous dans leurs travaux. »

M. Jean-Pierre Kucheida (Pas-de-Calais - SRC) a également mis en avant le rôle des territoires en matière culturelle :

« Je souscris totalement au rapport de Mme Marland-Militello. Merci, ma chère Muriel !

La culture doit être universellement accessible, comme l'air et l'eau, serais-je tenté de dire si l'un et l'autre l'étaient. L'actualité la plus récente, en effet, me laisse parfois songeur quant à une telle universalité. Alors qu'à l'échelle mondiale le volume de vente de livres numériques augmente significativement, attestant ainsi que le livre trouve un second souffle grâce aux nouveaux supports technologiques, en France, mes concitoyens font face à une hausse de la TVA sur les produits de consommation en général mais, également, sur les biens culturels, lesquels ont été renchéris sous le couvert d'un effort supplémentaire à consentir pour résorber les déficits engendrés par la crise économique. Si les supports technologiques, nouveaux vecteurs de la culture, demeurent extrêmement chers et donc peu abordables pour la plupart des foyers, il me semble que les supports plus classiques de diffusion culturelle devraient être préservés de toute augmentation des prix afin de maintenir l'accès à la culture, ainsi que le dit d'ailleurs notre rapporteure.

En outre, les États abandonnent en la matière leurs ambitions au profit des collectivités locales alors qu'ils se devraient, en France comme ailleurs, de relancer les grands symboles tels que les maisons de la culture chères à André Malraux, lesquelles structuraient tout un territoire. Au contraire, l'essor des musées ralentit.

En France, au Royaume-Uni et au Pays basque espagnol, on dénombre toutefois quelques exceptions avec les synergies qui ont animé des projets d'implantation de musées décentralisés. Dans mon pays, je songe à l'arrivée du Louvre à Lens, au sein de l'une des régions minières qui compte parmi les plus pauvres et les plus ouvrières. On peut aussi faire référence, en Espagne, au musée Guggenheim de Bilbao - jusqu'alors en déshérence économique -, ou, en Angleterre, au Tate Museum de Liverpool. Tout cela devrait favoriser une relance économique et culturelle, donc, une élévation du niveau des populations.

La gratuité, dans le domaine culturel, est loin d'être généralisée alors que le mécénat ne profite qu'aux structures culturelles les mieux installées et à celles qui en ont le moins besoin.

S'agissant de l'éveil à la culture, l'école en souffrance, en France et ailleurs, ne saurait se targuer de pouvoir ouvrir les premières portes de cet univers à tous les élèves, loin s'en faut.

Je souscris bien entendu à l'idée selon laquelle les inégalités culturelles doivent être lissées et effacées à grand renfort d'un traitement différencié : il faut traiter l'inégalité par l'inégalité en aidant les régions culturellement les moins favorisées. Je ne peux m'empêcher toutefois de sonner l'alarme compte tenu des faibles moyens dont disposent les territoires pour y parvenir, surtout lorsque leur attractivité s'efface devant le poids des grandes capitales culturelles régionales, européennes ou mondiales et alors que la crise économique appauvrit encore les plus pauvres de nos concitoyens. Ils sont contraints de réduire leur budget culturel parce que tout le reste semble vital alors que la culture est bien souvent essentielle en permettant l'élévation de l'homme et de la société. »

M. René Rouquet (Val-de-Marne - SRC) a rappelé les liens entre accès à la culture et affranchissement social :

« Je tiens à féliciter chaleureusement Mme Muriel Marland-Militello pour son excellent rapport. Je partage entièrement le point de vue de la rapporteure qui considère la culture comme un droit de l'homme, à part entière. Pour André Gide, la culture n'est-elle pas, en effet, « ce qui reste lorsque l'on a tout oublié » ?

Ni luxe, ni distinction, la culture n'est-elle pas le socle de notre humanisme ? La culture n'est-elle pas, également, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, ce niveleur des conditions, dont l'accessibilité se doit d'être garantie ?

Ce n'est pas sans émotion que j'ai lu l'interview que ma collègue, la députée française Aurélie Filippetti, fille de mineur, agrégée de lettres classiques, députée, et écrivaine, a donné au journal Le Monde : elle y explique que ce qui l'a sauvée, c'est la littérature.

Sauvée en lui donnant les clés de l'autonomisation de sa condition, de femme et de fille d'ouvrier. Sauvée en lui donnant un horizon des possibles, auquel ses origines sociales ne la destinaient a priori pas. Sauvée en lui donnant également le droit de participer à la vie culturelle. Car si la culture est un droit à part entière, son accessibilité et le droit d'y participer en sont les deux composantes inséparables.

Souvent, c'est uniquement l'accessibilité à la culture qui est mise en exergue. C'est évidemment une condition pour participer à la vie culturelle, essentielle, mais non suffisante. Permettez-moi à ce propos une anecdote personnelle : j'ai découvert, tardivement, le plaisir d'aller à l'opéra. Ma culture familiale ne m'y avait pas porté. Et c'est par un heureux hasard que j'eus la chance d'être initié au plaisir d'écouter de l'art lyrique, qui n'est pas facilement appréhensible...Qu'auraient été mon parcours, ma vie, si cette découverte était intervenue plus tôt ? Difficile à dire !

L'originalité du rapport, réside, justement, dans ce deuxième aspect : offrir à chacun la possibilité de développer des talents artistiques pour participer à la vie culturelle.

Il faut convaincre nos gouvernements que participer à la vie culturelle doit être un droit garanti ! Ce qui suppose évidemment le financement de politiques culturelles. Je soutiens entièrement ce point de vue.

Les politiques culturelles ne doivent pas être des variables d'ajustement, qu'elles soient financées par l'État ou par les collectivités territoriales. Elles sont au contraire essentielles, en particulier en situation de crise, car c'est bien dans les moments extrêmes que la culture montre toute son importance.

Il suffit pour en être persuadé de se rappeler les magnifiques pages de Jorge Semprun, dans l'Ecriture ou la vie , relatant les dimanches à Büchenwald et la manière dont la culture et son partage permettaient d'établir un rempart contre la barbarie. »

M. André Schneider (Bas-Rhin - UMP) a, quant à lui, rappelé le rôle indispensable de l'école en vue de favoriser l'accès de tous à la culture :

« Mes chers collègues, je tiens également à féliciter chaleureusement ma collègue et amie Muriel Marland-Militello pour la qualité du rapport qu'elle nous présente aujourd'hui.

Le droit de participer à la vie culturelle doit véritablement être garanti par tous les gouvernements : il ne s'agit en rien d'un droit superfétatoire, mais bien d'un droit essentiel !

Je voudrais brièvement évoquer mon expérience personnelle sur cette question. J'ai eu le bonheur d'enseigner pendant près de 33 ans dans des zones difficiles de la région de Strasbourg et de me trouver alors face à des enfants que l'on qualifie souvent de « défavorisés » et pour lesquels l'accès à la culture n'était pas chose évidente, compte tenu de leur milieu familial.

Aussi, chers collègues, sans l'École, combien de « Mozart assassinés » ? Combien d'intelligences laissées en friche ? Mais aussi, combien de pays n'offrent pas à leur jeunesse cette possibilité de développer harmonieusement sa personnalité et cet indispensable équilibre entre savoir, sensibilité et esprit critique ? Aussi, quel bonheur que de pouvoir offrir à nos enfants cet appétit de culture et de leur permettre, si vous me pardonnez cette expression, de « dévorer avec voracité » cette culture que nous leur offrons.

Dire que certains sociologues idéologues dont Pierre Bourdieu, mort il y a dix ans, dénonçaient l'accès à la culture de ceux que l'on appelait dans certains pays « les masses populaires » ! Dans Les Héritiers , coécrit avec Jean-Claude Passeron, en 1964, ce sociologue a conceptualisé l'idée de bien symbolique, de capital culturel en dénonçant le caractère élitiste de la culture. Dénonciation marxiste, vous l'aurez compris, qui au lieu de rendre plus accessible à tous la culture et de garantir le droit de participer à son édiction, s'est à l'inverse traduite par une mise au ban de celle-ci, avec pour seul effet de la rendre encore moins transmissible. Certes, il ne s'agit que d'un effet pervers des théories bourdieusiennes, mais quel désastre !

On peut également se demander si la suppression au concours d'entrée de Sciences-Po de l'épreuve de culture générale, sous prétexte de son caractère discriminant, n'en est pas la dernière marque.

Plutôt que de dénoncer le difficile accès à la culture, ne serait-il pas plus opportun de renforcer sa transmission et de permettre à tous d'avoir accès à « un droit pivot » pour reprendre les termes du rapport ?

Dans La Crise de la culture , la philosophe Hannah Arendt, s'inquiète de la marchandisation de la culture et de son éviction au profit d'une culture de masse, du divertissement.

Ce n'est pas parce que la culture est d'un accès difficile que nous devons renoncer à la transmettre, il faut au contraire tout mettre en oeuvre pour que chacun ait le droit de participer à son édiction ! C'est là le sens d'une véritable égalité des chances démocratique ! Et je ferai mienne l'expression de Malraux : « La culture ne s'hérite pas, elle se conquiert » ! »

M. Jean-Claude Frécon (Loire - SOC) a, quant à lui, mis en avant l'importance du rôle de l'État en matière culturelle :

« Au-delà de l'accès à la culture, on se rend compte que la question du droit de participer à la vie culturelle induit une autre problématique : celle de l'entretien d'une riche diversité de ressources culturelles, comme vous l'avez dit, Madame la Rapporteure. Le droit de participer à la vie culturelle suppose en effet que sa propre culture puisse être visible dans l'espace public.

La réalisation du droit de participer à la vie culturelle signifie que toutes les personnes doivent pouvoir accéder à toutes les ressources culturelles qui paraissent nécessaires à leur développement. Elles doivent, à cet égard, pouvoir s'appuyer, sur des institutions concourant à cet objectif. Nous les connaissons bien, il s'agit des musées, des bibliothèques, des médiathèques, des théâtres, des maisons de la culture, etc. Ce droit de participer à la vie culturelle ne saurait être effectif si une offre culturelle n'est pas assurée.

Sans contester au secteur privé sa capacité à structurer une telle offre, il apparaît néanmoins que nos États ont un rôle essentiel à jouer en raison de l'universalité du droit à participer à la vie culturelle. De fait, déjà garants de la cohésion sociale, ils doivent également mettre en place les politiques nécessaires à la libre expression de toutes les pratiques culturelles.

L'intervention de l'État dans le domaine de la culture est toujours sujette à caution. On songe rapidement aux précédents historiques tragiques, lorsque les régimes totalitaires usaient de la culture, avant-gardiste ou traditionnelle, pour asseoir leur domination sur les populations. L'Etat moderne, démocratique, ne doit, à cet égard, pas être le garant d'une culture mais avoir le rôle de metteur en scène, si je peux m'exprimer ainsi. L'Etat démocratique doit en effet mettre en scène toutes les cultures pour leur donner la visibilité nécessaire et renforcer ainsi leur accessibilité par le plus grand nombre.

Même en temps de crise, les programmes culturels doivent rester au rang des priorités. L'excellent rapport de notre collègue Muriel Marland-Militello vient néanmoins souligner que des initiatives peuvent être prises sans pour autant grever les budgets des États. Je pense notamment au soutien aux projets participatifs. Je songe également à la mise en réseau des opérateurs publics et privés.

Le droit de participer à la vie culturelle implique donc une réflexion sur le rôle de l'État libéral en la matière. Elle conduit à intégrer dans ses missions régaliennes la culture, ou plutôt la mission de défendre et de promouvoir tous les patrimoines culturels. À cet égard, la garantie du droit de chacun de participer à la vie culturelle pourrait bien, à l'avenir, être un critère pour évaluer le degré de modernité d'une démocratie. »

Dans sa réponse aux orateurs, Mme Muriel Marland-Militello a insisté sur le lien entre la crise économique voire politique qui traverse l'Europe et les menaces qui pèsent sur la démocratisation de la culture :

« Je ne commencerai pas sans vous exprimer l'émotion que m'inspire l'intérêt que vous avez manifesté pour la démocratisation de la vie culturelle et pour les progrès que nous devons faire afin de réduire les inégalités dans l'accès à la culture. Tous, vous avez très bien compris et senti combien, quelles que soient les lois, le problème réside dans l'application de ce droit de participer à la vie culturelle. C'est pourquoi nous avons souhaité établir un catalogue de tous les risques de non-application dans le monde entier.

Vous êtes très nombreux à être attachés à votre identité culturelle ; c'est formidable. Vous êtes très nombreux à vous inquiéter de la pérennité de cette identité culturelle ; c'est très touchant. Il est très réconfortant, pour l'élue que je suis, de se dire que les représentants des parlements de tous ces pays, les représentants, donc, de toutes ces nations, sont sensibles à la démocratisation culturelle.

Je suis également très sensible au fait que chacun, tout en défendant son identité culturelle, témoigne d'une élévation d'esprit qui le pousse à défendre des droits culturels universels, rattachés aux droits de l'Homme. C'est extrêmement réconfortant.

Un certain nombre de réflexions m'ont interpellée. M. Legendre a ainsi dit - cela m'a beaucoup intéressée - qu'il y avait un paradoxe à voir la culture dématérialisée se rapprocher des personnes en abolissant les frontières sans que la diversité culturelle s'en trouve garantie. Au contraire, la dématérialisation de la culture expose au risque d'une marchandisation de la culture. C'est très grave, car nous tenons beaucoup à la diversité culturelle. N'oublions pas, à cet égard, que nous avons besoin de l'Unesco pour maintenir l'exception culturelle.

J'ai beaucoup apprécié les propos de Mme Backman, qui a évoqué une notion extrêmement intéressante : le design pour tous. Vous avez raison, Madame, il faut accorder une grande importance à la situation des personnes qui souffrent d'un handicap de naissance ou qui se trouvent en situation de handicap en raison de leur âge. C'est très important. Un droit abstrait n'a aucun sens. Ce qui compte, c'est l'exercice concret de droits par différentes personnes.

Nous devons d'ailleurs penser à un risque qui n'a pas été développé dans ce rapport mais qui pourrait être l'objet d'un autre. Il existe un lien entre la crise économique, les crises politiques et les dangers dont la démocratisation culturelle est menacée.

Dernier élément, la démocratisation culturelle n'a aucun sens s'il n'y a pas une harmonie entre les efforts au profit de tous les artistes et les efforts menés pour tous les publics. Ces deux volets sont fondamentaux pour la construction d'une société culturelle et donc humaniste, car c'est quand même le propre de l'homme que de créer à partir de rien. « La culture est le plus court chemin d'un homme à un autre », disait Malraux. Si nous réussissons, nous l'atteindrons, j'en suis convaincue. »

La recommandation adoptée par l'Assemblée établit 17 lignes directrices destinées à élaborer des politiques favorisant la participation effective à la vie culturelle. Les gouvernements sont notamment invités à assurer une offre diversifiée de services culturels. Ils sont également censés permettre une coopération entre secteurs public et privé en matière culturelle. Ils devraient, à cet effet, pouvoir dégager les ressources budgétaires nécessaires.

Le texte souligne également l'importance de l'école, appelée à devenir un lieu d'échange et d'expression artistique. L'acquisition des connaissances élémentaires doit être complétée par une véritable ouverture à l'art. Le recours aux techniques interdisciplinaires apparaît, à cet égard, comme une priorité.

Un accent particulier est, par ailleurs, mis sur les nouvelles technologies, qui devraient permettre d'ouvrir la voie à de nouveaux modes de création et de consommation de la culture. Une position médiane devrait ainsi être trouvée entre encouragement à la numérisation des oeuvres culturelles et protection des droits de propriété intellectuelle.

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