2. Évaluation des garanties d'indépendance des membres des autorités administratives indépendantes

6.1.9. L'objet de l'évaluation . Pour évaluer les garanties d'indépendance des membres par rapport au but même, il convient d'apprécier l'effectivité de ces garanties dans la distance qui sépare le fait et le droit. Dans cette considération des faits, il faut faire interférer un souci trivial essentiel, à savoir la nécessité de bénéficier des personnes les plus compétentes pour intégrer les Autorités administratives indépendantes. En outre, si l'indépendance est centrale, on doit aussi évaluer les effets que les règles de garanties produisent sur des principes tout aussi primordiaux comme le principe de transparence ou la nécessité de rendre des comptes.

6.1.10. Part des garanties juridiques et part des garanties a-juridiques dans l'indépendance des membres des Autorités administratives indépendantes. La question de l'indépendance est l'une des plus difficiles qui soit car l'essentiel est dans la concrétisation, dans l'indépendance effective. Or, l'indépendance peut être ineffective alors que les textes en ont posé les garanties mais l'inverse est aussi vrai : l'indépendance peut être effective alors même que les textes ou l'organisation générale de l'Autorité n'en auraient pas donné toutes les conditions. Comme il a souvent été souligné, l'indépendance est un état d'esprit, et l'état d'esprit ne se décrète pas. Lors des entretiens, et non seulement ceux menés avec des membres de l'Autorité mais encore avec des destinataires de son action, il a été souvent relevé que l'indépendance de l'Autorité en cause est effective, au-delà ou en-deça des textes.

6.1.11. L'outil juridique le plus adéquat pour traduire l'informel : le code de déontologie . Même s'il ne faut pas nécessairement accorder tout crédit à l'affirmation de normes semi-juridiques, il est vrai que la déontologie cristallise cet entre-deux, puisqu'on considère généralement que les normes déontologiques sont à mi-chemin entre les normes juridiques et les normes morales. Plus encore, puisqu'il s'agit d'une conscience morale commune aux membres de l'autorité, le lieu le plus naturel d'émission de ces règles semi-formelles sera l'autorité elle-même, notamment à travers un règlement intérieur ou un code de bonnes conduites. Par exemple, le CSA a adopté un tel code de déontologie par une délibération du 4 février 2003. On y trouve à la fois des rappels à la loi, y compris la loi pénale (sur la prise illégale d'intérêts, par exemple), et des obligations plus nettement morales, comme la prudence qui doit convenir à l'acceptation de cadeaux 168 ( * ) .

6.1.12. Les garanties informelles : compétence, intégrité, hétérogénéité. Pour qu'une personne soit hors de portée des pressions, il convient qu'elle ne s'y prête pas d'elle-même. Et cela, les textes n'y peuvent rien. L'intégrité ne se décrète pas. C'est la responsabilité politique - et non pas juridique - de ceux qui désignent que de veiller à l'intégrité de celui qui est nommé. Nous ne sommes pas dans le domaine de la règle, mais de phénomènes tels que la réputation et la crédibilité, dont les théories aussi bien morales qu'économiques (capital de la notoriété) ont pu rendre compte, mais que le droit ne peut guère mettre en règle ex ante. En outre, il convient ici de rappeler que la capture n'est pas seulement le fait d'une corruption, hypothèse que compte tenu des moeurs françaises le législateur ne doit pas avoir en premier à l'esprit, mais aussi le fait d'un sentiment d'identité entre membres de l'Autorité, ou entre ceux-ci et des parties prenantes, qui les empêche de prendre distance. La capture, que l'on peut donc définir comme ce manque de distance, peut tenir encore au fait que les membres des Autorités n'ont pas les moyens d'être critiques par rapport aux informations que les parties prenantes leur transmettent ou, pire encore, n'ont pas les moyens de déterminer la pertinence des questions posées. Dès lors, la compétence est la garantie la plus forte de l'indépendance. Là encore, le droit va avoir du mal à organiser par la règle ce lien entre compétence et indépendance.

6.1.13. Les effets pervers de la garantie d'indépendance : désincitation de la compétence. En outre, l'évaluation doit porter sur ce qu'on obtient par des règles garantissant l'indépendance des membres, au besoin contre leur liberté d'action, comme effets négatifs, et alors même qu'il vient d'être souligné que l'indépendance est avant tout un état d'esprit. L'effet négatif est très souvent souligné : les personnes compétentes et qui sont encore en âge de devoir considérer la suite de leur activité professionnelle après leur passage dans l'Autorité, sont incitées à ne pas y entrer ! 169 ( * ) Cela peut n'être pas crucial dans deux hypothèses, qui peuvent d'ailleurs se croiser, lorsque d'une part la dimension technique est relativement peu présente dans la mission de l'Autorité, ou lorsque d'autre part de nombreuses personnes compétentes sont disponibles. Si nous sommes dans la double hypothèse inverse, par exemple en ce qui concerne la régulation bancaire, financière, énergétique ou des télécommunications, l'Autorité risque d'être privée de compétences 170 ( * ) . Dès lors, le cercle vicieux fonctionne, car les compétences sont, nous l'avons vu, la meilleure garantie de l'indépendance ... Cela incite à avoir une conception moins radicale des règles d'indépendance à la fois en amont (incompatibilité) et en aval (pantouflage). Il est remarquable que l'évolution des règles déontologiques régissant les membres de la CNIL soit allée non pas vers plus de sévérité, mais au contraire vers plus de souplesse 171 ( * ) .

6.1.14. L'excessive distinction entre fonctions de décision et fonctions de préparation. Il est frappant que le dispositif légal soit à la fois très protecteur et très contraignant pour les membres du collège mais n'existe pas de la même façon pour les membres des services techniques 172 ( * ) . Cela tient à l'idée que seuls les membres du collège décident, et qu'ils sont donc ceux pour lequel l'indépendance est vitale en raison de cet exercice de choix entre des solutions possibles, tandis que les membres des services techniques sont ceux qui préparent l'information du collège pour lui permettre d'adopter une solution plutôt qu'une autre, cette absence de participation au pouvoir de décision ne rendant pas cruciale leur indépendance. Mais si ce partage des tâches est bien celui là dans les textes, il demeure qu'indépendamment même des volontés ou stratégies personnelles, celui qui prépare les dossiers a une influence sur celui qui décide. Donc, il conviendrait que le législateur protége aussi l'indépendance des cadres des services techniques.

6.1.15. Les difficiles articulations entre les garanties d'indépendance et d'autres principes. En outre, l'indépendance ne doit être renforcée que si elle ne met pas à bas d'autres principes. Par exemple, l'indépendance ne doit pas conduire à une irresponsabilité. C'est pourquoi les garanties d'indépendance ne doivent monter en puissance que si dans le même temps les mécanismes de reddition des comptes sont également renforcés. On en arrive alors à l'affirmation méthodologique comme quoi les mécanismes de reddition des comptes sont essentiels parce que l'indépendance est essentielle. L'un ne vient pas en compensation de l'autre. C'est le contraire, l'un ne va pas sans l'autre. On en arrive à l'affirmation à première vue paradoxale que l'indépendance a sa meilleure garantie dans la reddition des comptes. De la même façon, l'indépendance, dans son lien avec l'autorité, implique une certaine transparence 173 ( * ) , laquelle ne peut que difficilement s'articuler avec l'anonymat.

* 168 En ces termes : « Face aux propositions et offres de cadeaux, l'attitude des membres doit être inspirée par la transparence et la prudence. Les voyages (transport et hébergement) sont normalement pris en charge par le CSA. Ils peuvent l'être par un organisme extérieur lorsque le membre est l'un des invités officiels de la manifestation à laquelle il se rend. Le Conseil en est informé. Les cadeaux et invitations peuvent être acceptés s'ils restent d'une valeur raisonnable. ». On y trouve encore des lignes d'interprétations des textes et des jurisprudences, par exemple pour la considération du cercle de famille.

* 169 Par ailleurs, l'Autorité des Marchés Financiers informe, dans sa réponse au questionnaire, que « le personnel d'encadrement ... rejoint à plus de 90% des entreprises concernées par l'action de l'Autorité ».

* 170 C'est pourquoi, concernant l'Autorité des Marchés Financiers, l'incompatibilité ultérieure prend la forme d'une interdiction d'être à l'occasion de sa profession ultérieure, en contact avec tel ou tel service expressément visé de l'Autorité.

* 171 La CNIL apprécie, dans sa réponse au questionnaire, cette évolution de la façon suivante : « Les règles relatives à la déontologie des membres du collège ont été profondément modifiées par la loi du 6 août 2004, à partir du constat de l'inadaptation des règles en vigueur depuis 1978 qui posaient une règle rigide d'incompatibilité entre le mandat à la CNIL et la détention d'intérêt dans une entreprise d'informatique ou de télécommunication. Les règles nouvelles sont à la fois plus souples et plus difficiles à appliquer mais il est encore trop tôt pour en faire le bilan. ».

* 172 Il est assez rare de voir dans les textes des éléments protecteurs de l'indépendance du secrétaire général de l'AAI et des services techniques.

Par exemple, pour la CNIL le Secrétaire général est révocable et n'a pas d'incompatibilité dans l'exercice de ses fonctions, à la différence des membres du collège.

Les garanties sont en tout cas très limités. Pour la CRE, les membres agents de la Commission exercent leurs fonctions en toute impartialité sans recevoir d'instruction. Ils sont soumis au secret professionnel (loi du 3 janvier 2003).

Pour le CSA, les personnels ne peuvent être membres des conseils d'administration de France Télévisions, Radio France, RFI et Arte.

* 173 V. supra.

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