II. LES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. En 2020, les créations d'emplois promises sont au rendez-vous

Conformément à la hausse des moyens de la justice, prévue par la loi de programmation 2018-2022, la loi de finances initiale pour 2020 fixait le plafond d'emplois de la mission à 87 617 ETPT , soit une hausse de 2,7 % par rapport au nombre d'ETPT constaté fin 2019, et de 6,7 % par rapport à ce même nombre exécuté en 2017.

En 2020, le nombre d'ETPT constaté en exécuté s'élève à 86 736 emplois , soit un taux d'exécution s'élevant à presque 99 % par rapport à l'autorisation fixée en loi de finances initiale.

Plafond d'emploi de la mission exécuté depuis 2017

(en ETPT)

Source : commission des finances du Sénat, à partir des documents budgétaires

La loi de finances pour 2020 prévoyait la création de 2 370 équivalents temps plein (ETP) , correspondant aux 1 520 ETP initiaux, auxquels se sont ajoutés les 950 ETP au titre de la justice proximité, minorés de 100 ETP correspondant au recrutement de greffiers en novembre 2019, alors que le projet de loi de finances initiale n'était pas encore adopté. L'essentiel de l'évolution du schéma d'emploi devait porter sur l'administration pénitentiaire, avec la création de 1 100 postes en incluant les 100 postes accordés au titre de la justice de proximité, et sur la justice judiciaire, avec 1 048 nouveaux postes .

En exécution, le schéma d'emploi s'élève à 2 419 ETP, soit un léger dépassement de 49 ETP , qui s'explique principalement par une diminution des flux sortants au sein de l'administration pénitentiaire et du programme 310 intitulé « Conduite de la politique de justice », en raison de la crise sanitaire. S'agissant de l'administration pénitentiaire, le rapporteur spécial rappelle que cette sur-exécution vient toutefois compenser plusieurs sous-exécutions constatées ces dernières années sur les personnels de surveillance.

Malgré un dynamisme des créations d'ETPT des agents chargés de la surveillance pénitentiaire, avec une hausse totale de 1 000 postes au sein de l'administration pénitentiaire, l'organisation des deux concours d'accès à l'École nationale d'administration pénitentiaire (ENAP) souffre d'année en année d'une baisse sensible d'attractivité et d'affaiblissement global du niveau des candidats .

Afin d'assurer leur bonne efficience, les créations d'emploi mériteraient d'être assorties de mesures rehaussant l'attractivité du métier : qu'il s'agisse de revalorisations salariales, annoncées par le Ministère de la Justice à la suite des négociations en janvier 2018 avec les partenaires sociaux du secteur, ou de dispositifs favorisant la mobilité professionnelle. Un accent porté sur l'attractivité du métier pour les femmes pourrait aussi favoriser une augmentation du nombre de candidatures .

Ce contexte difficile de l'année 2020 n'a toutefois pas eu les mêmes effets sur le recrutement des greffiers , qui a été caractérisé par des départs supplémentaires imprévus, se traduisant par une sous-exécution de 47 ETPT.

La non-compensation des départs de greffiers est particulièrement préjudiciable au personnel judiciaire et au bon traitement des procédures , ce corps de métier étant notoirement en sous-effectifs depuis de nombreuses années avec 6,7 % de postes vacants en 2020 et sa seule stabilisation à 5% pour 2022, quand sa résorption complète serait attendue. Les départs imprévus sont notamment imputables à une surcharge de travail intenable pour les fonctionnaires de greffe, parfois placés auprès de plusieurs magistrats. Le rapporteur spécial estime que déterminer un ratio optimal entre le nombre de greffiers et le nombre de magistrats, peut-être au moyen d'une enquête publique interne au Ministère de la Justice destinée à tous les personnels judiciaires, permettrait de déterminer avec précision la quantité de postes de greffiers vers laquelle il conviendrait de tendre.

Néanmoins, le rapporteur spécial se félicite de la progression des effectifs, permettant de répondre aux besoins du service public de la justice et à l'orientation fixée par la loi de finances initiale.

Il renouvelle la vigilance exprimée lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2020 quant à la gestion prévisionnelle des effectifs de la mission , dans un contexte marqué par de nombreux départs à la retraite au cours des prochaines années, en particulier pour les services de la direction des services judiciaires. Il serait dommageable que la dynamique des créations d'ETPT au sein des budgets 2020 et 2021 ne se trouve rétrospectivement justifiée exclusivement par les économies permises par la baisse d'activité juridictionnelle due à la crise sanitaire.

2. Les frais de justice restent dynamiques, en dépit de la crise sanitaire

Comme le rapporteur spécial l'a déjà souligné à plusieurs reprises, les frais de justice constituent l'un des enjeux budgétaires de la mission, du fait des difficultés à les piloter, de leur montant et d'une sous-budgétisation récurrente.

En 2020, les frais de justice, retracés au sein du programme 166 « Justice judiciaire » de la mission, se sont élevés à 526 millions d'euros en AE, et 544 millions d'euros en CP , soit une sur-exécution par rapport à la loi de finances initiale s'élevant respectivement à 7,2 % et 10,8 % .

Ainsi, les frais de justice représentent près de 57 % des dépenses de fonctionnement de ce programme (en CP), et progressent par rapport à 2019 de 13 millions d'euros.

Alors que le ralentissement de l'activité des juridictions en raison de la crise sanitaire aurait pu se traduire par une modération de ces dépenses , « cet effet a été partiellement neutralisé par un rattrapage des paiements conjugué à une forte reprise de l'activité en sortie de confinement » 5 ( * ) . Ce « déstockage » a ainsi permis de payer en 2020 un stock de mémoires de 2019 en attente de paiement (20 % des mémoires payés en 2020), mais aussi le paiement de mémoires encore antérieurs.

En outre, le rapporteur spécial regrette que l'autorisation initiale soit, depuis 2016, systématiquement inférieure à l'exécution constatée au cours de l'exercice précédent , témoignant d'une sous-budgétisation par rapport aux besoins. Ainsi, le montant autorisé en loi de finances initiale pour 2020 était de 7,6 % inférieur au montant constaté en 2019.

Évolution des frais de justice depuis 2014

(en millions d'euros et en crédits de paiement)

Source : commission des finances du Sénat à partir des documents budgétaires

Alors que les frais de justice civile et commerciale diminuent en 2020, ils restent très dynamiques pour les frais de justice en matière pénale, en hausse de 3,2 % , et ceux-ci représentent 91,1 % de la dépense totale en frais de justice.

Plus précisément, les frais de traduction et d'interprétariat augmentent de 10 % , notamment en raison des effets de la directive européenne du droit à la traduction et à l'interprétariat. Toutefois, comme le relève le rapport annuel de performances, l'évolution des frais d'interprétariat est inégale selon les juridictions : s'ils sont en baisse dans certains ressorts, la hausse résulte principalement de la cour d'appel de Paris.

Par conséquent, l'indicateur de performances de la mission évaluant la dépense moyenne de frais de justice par affaire faisant l'objet d'une réponse pénale témoigne d'une augmentation de ces frais : alors que la dépense moyenne s'élevait à 368 euros en 2018 , elle s'établit à 439 euros en 2020 , soit une progression de près de 20 % en deux ans .

Face à ce constat, le rapporteur spécial partage à nouveau la recommandation de la Cour des comptes, qui appelle à améliorer la connaissance des frais de justice en optimisant les outils de gestion afin de contribuer à une meilleure maîtrise 6 ( * ) .

3. Sans surprise, des dépenses immobilières qui tardent à se concrétiser

L'exécution des dépenses relatives à l'immobilier judiciaire et à l'immobilier pénitentiaire traduit des difficultés persistantes pour la mise en oeuvre des objectifs fixés.

S'agissant de l'immobilier judiciaire , les dépenses d'investissement du programme 166 « Justice judiciaire » se sont élevées à 462,8 millions d'euros en AE et 140 millions d'euros en CP . Ainsi, l'exécution est caractérisée par un dépassement de l'autorisation initiale de 137,3 millions d'euros en AE , mais une sous-consommation de près de 76 millions d'euros des CP.

Les engagements exécutés en 2020 correspondent aux opérations suivantes :

- les opérations menées par l'agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ) pour un montant de 362,5 millions d'euros , qui visent notamment la construction de la cité judiciaire de Nancy, celle de Cayenne, la réhabilitation du palais de justice de Meaux, l'extension du palais de justice de Basse-Terre, la construction du palais de justice Saint-Laurent du Maroni, ou encore la construction de la cité judiciaire de Papeete ;

- les opérations déconcentrées pour 93,8 millions d'euros telles que, par exemple, l'opération de regroupement des juridictions de Pau sur un site unique ;

- des dépenses relatives à la mise en oeuvre de contrats de partenariat pour le tribunal de Paris et le palais de justice de Caen.

Les crédits de paiement consommés traduisent la mise en oeuvre des travaux ou la livraison de plusieurs opérations pilotées par l'APIJ ou suivies en mode déconcentré, telles que celles d'Aix Carnot, Mont-de-Marsan, de l'Île de la Cité, Lille, ou encore la livraison du palais de Lisieux, pour un montant de 113,1 millions d'euros. Une enveloppe de 19,3 millions d'euros a également été consommée au titre des redevances d'investissement des contrats de partenariat.

Concernant l'immobilier pénitentiaire , les dépenses d'investissement du programme 107 se sont élevées à 1,1 milliard d'euros en AE et 322,3 millions d'euros en CP en 2020 . Ainsi, l'exécution des AE est près de 3,7 fois supérieure au montant prévu par la loi de finances initiale , tandis que le montant des CP exécutés est près de 18 % inférieur à l'autorisation initiale .

Ce taux record d'AE consommées a été permis par un volume important de crédits reportés de l'exercice 2019 sur le programme (1,14 milliard d'euros). En revanche, comme pour l'immobilier judiciaire, la sous-consommation des CP résulte en partie des retards calendaires imputables à la crise sanitaire , en dépit des efforts de redéploiement des crédits destinés aux opérations lourdes vers d'autres opérations.

Selon toute vraisemblance, la mise en oeuvre du programme immobilier ambitieux de l'administration pénitentiaire devrait connaître des retards substantiels .

En effet, comme l'indique le Gouvernement, à la fin de l'année 2020, si 93 % des 7 000 places devant être livrées en 2022 étaient en phase opérationnelle, mais l'acquisition des terrains n'était pas encore « maîtrisée » pour 10 % de celles-ci , et les travaux n'avaient été lancés que pour 46 % d'entre elles 7 ( * ) . Aucune livraison n'a pas été possible en 2020.

Or, si l'exercice 2020 a été marqué par une amélioration du taux d'occupation des établissements pénitentiaires , abaissé à 119 % pour les maisons d'arrêt et 87 % pour les centres de détention, cette bouffée d'oxygène, permise par la prise de mesures exceptionnelles en raison du contexte sanitaire, ne devrait être que de courte durée . En effet, dès 2020, ces taux d'occupation devraient repartir à la hausse, en étant respectivement évalués à 135 % et 95 % .

En outre, le rapporteur spécial rappelle que les conséquences de la crise sanitaire sur la bonne conduite des chantiers ne sont pas l'unique obstacle à la mise en oeuvre de ce plan. Ainsi, la difficulté d'accéder au foncier , notamment en raison des réticences des collectivités territoriales concernées, constitue un frein récurrent à la réalisation des objectifs immobiliers de la Chancellerie. Les difficultés soulevées par le Ministère de la Justice sur l'accession au foncier en vue de la construction de nouveaux établissements pénitentiaires, justifieraient que des mécanismes incitatifs à destination des collectivités sélectionnées soient mis en place, tels que, par exemple, des compensations financières, un rehaussement des dotations de l'État, des abattements fiscaux adaptés ou forfaitaires pour les collectivités concernées.

4. La crise sanitaire s'est traduite par une sous-consommation des crédits de l'aide juridictionnelle et un retard dans la mise en oeuvre de sa réforme

En 2020, les crédits budgétaires relatifs à l'aide juridictionnelle, retracés au sein du programme 101 « Accès au droit et à la justice », se sont élevés à 419,3 millions d'euros en AE et en CP , alors que la loi de finances initiale avait fixé une enveloppe de 484,3 millions d'euros , ce qui équivaut à une sous-consommation de celle-ci de près de 13,4 % .

La rebudgétisation, à compter de 2020, du financement de l'aide juridictionnelle, explique en partie la sous-consommation des crédits budgétaires . En effet, l'exercice 2020 est marqué par la rebudgétisation du financement de l'aide juridictionnelle. En effet, jusqu'en 2019, deux ressources étaient y étaient affectées, à savoir :

- une part des recettes issues de la taxe spéciale sur les contrats d'assurance de protection juridique , pour un montant de 45 millions d'euros ;

- un prélèvement sur une partie du produit des amendes pénales, à hauteur de 38 millions d'euros.

Au total, en 2020, l'enveloppe budgétaire disponible pour l'aide juridictionnelle s'élevait à 506,5 millions d'euros , dont les crédits budgétaires retracés par le programme 101, un reliquat de ressource extrabudgétaire de 9,1 millions d'euros et un report de crédits de 2019 à hauteur de 13,1 millions d'euros. Le rapport annuel de performances indique que 78 millions d'euros n'ont pas été consommés 8 ( * ) , soit un taux d'exécution global de seulement 84 % .

Toutefois, cette sous-exécution résulte essentiellement des effets de la crise sanitaire qui a ralenti le fonctionnement des juridictions, et du mouvement social des avocats qui s'est tenu en début d'année , ceux-ci restant les principaux destinataires de l'aide juridictionnelle, à hauteur de 93 %.

Lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2020, le rapporteur spécial avait regretté que la rebudgétisation de l'aide juridictionnelle donne lieu à une diminution de son montant de l'ordre de 22 millions d'euros, hors mesures de périmètre, par rapport à la loi de finances initiale pour 2019. Si la crise sanitaire n'a pas permis de dresser le bilan de cette baisse des moyens, en raison du ralentissement de l'activité des juridictions, une vigilance accrue reste nécessaire pour les prochains exercices, afin d'assurer un juste accès à cette aide permettant de garantir l'accès à la justice de personnes disposant de ressources limitées .

Par ailleurs, la loi de finances initiale pour 20209 ( * ) prévoyait une refonte de l'accès à l'aide juridictionnelle , en précisant notamment que les plafonds annuels d'éligibilité des personnes physiques soient fixés par décret en Conseil d'État, et que le caractère insuffisant des ressources soit apprécié en tenant compte du revenu fiscal de référence ou, à défaut, des ressources imposables dont les modalités de calcul, de la valeur en capital du patrimoine mobilier ou immobilier non productif, et de la composition du foyer fiscal.

En première lecture, le Sénat avait supprimé cet article en adoptant deux amendements identiques à l'initiative du rapporteur spécial et du rapporteur pour avis de la commission des lois , en regrettant, sur la forme, l'absence d'étude d'impact du dispositif proposé, et sur le fond, le préjudice pour le justiciable, ainsi que le contournement du Parlement dans la définition par voie réglementaire des plafonds d'éligibilité, et non par la loi.

En nouvelle lecture, ce dispositif a été réintroduit à l'Assemblée nationale. Toutefois, la publication du décret 10 ( * ) afférent ayant été retardée par la crise sanitaire, il faudra attendre l'exécution de l'exercice 2021 pour en mesurer pleinement les effets.


* 5 Rapport annuel de performances pour 2020, p. 61.

* 6 Note d'exécution budgétaire de la Cour des comptes, p. 31.

* 7 Rapport annuel de performances, p. 108.

* 8 Rapport annuel de performances p. 214.

* 9 Article 243 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre de finances pour 2020.

* 10 Décret n° 2020-1717 du 28 décembre 2020 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique et relatif à l'aide juridictionnelle et à l'aide à l'intervention de l'avocat dans les procédures non juridictionnelles.

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