EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La proposition de règlement COM(2022) 457 final, qui a été adoptée le 16 septembre 2022, prolonge un paquet de mesures destiné d'une part à réguler le cadre d'exercice des services numériques et des services de médias, d'autre part à défendre la liberté de la presse, conformément au plan d'action de la Commission européenne pour la démocratie européenne, tout en établissant un nouveau cadre législatif commun et harmonisé d'un marché intérieur des services de médias.

I) Une proposition de règlement ambitieuse et disparate

A. Le contexte

La liberté et le pluralisme des médias, issus de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, sont explicitement consacrés à l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne 1 ( * ) , car ils sont essentiels à la démocratie 2 ( * ) .

Le conflit en Ukraine et les tentatives de désinformation qui y sont liées prouvent, si besoin en était, combien ils sont plus que jamais fondamentaux pour la préservation et le renforcement de la démocratie européenne.

La présente proposition de règlement de la Commission européenne, portée par sa vice-présidente Mme Vera Jourová et le commissaire français au Marché intérieur, M. Thierry Breton, met en oeuvre l'engagement politique pris par sa présidente, Mme Ursula von der Leyen, qui avait annoncé cette initiative dans son discours sur l'état de l'Union de 2021 3 ( * ) : « Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres. Leur indépendance est essentielle. Voilà pourquoi l'Europe a besoin d'une loi qui garantisse cette indépendance. L'année prochaine, nous présenterons précisément une telle loi sur la liberté des médias ». Elle figure effectivement dans le programme de travail de la Commission pour 2022.

B. Un objectif louable et ambitieux

Le Sénat peut partager l'objectif principal de cette nouvelle proposition de législation européenne qui est louable puisqu'il s'agit, au vu des constats qui ont pu être faits dans quelques pays de l'Union, de renforcer la liberté et l'indépendance éditoriale des entreprises de médias, notamment en recommandant des financements dédiés aux médias de service public, des mesures sur l'attribution équitable et transparente de la publicité, des règles sur la transparence de la propriété des organes de presse et un contrôle des concentrations.

Ce texte institue pour cela un comité de régulation européen qui jouerait également un « rôle spécifique dans la lutte contre la désinformation ». Ce comité se substituerait au groupe des régulateurs européens pour les services de médias audiovisuels (dit ERGA , de son acronyme en anglais 4 ( * ) ) institué par la directive de l'UE sur les services de médias audiovisuels (dite directive SMA 5 ( * ) ). D'où les modifications proposées de ladite directive, supprimant son article 30 ter instituant l'ERGA, et remplaçant en conséquence les références qui y sont faites.

Il s'agit ainsi de protéger les entreprises de médias contre des mesures nationales « injustifiées, disproportionnées et discriminatoires », afin de préserver le pluralisme du paysage médiatique européen, de garantir son bon fonctionnement et de renforcer la protection de l'État de droit, dans un contexte international et européen où celui-ci est parfois remis en cause et souvent mis au défi par l'expansion d'internet, des grandes plateformes et des réseaux sociaux, comme par les risques d'ingérences d'États tiers.

C. Un ensemble de règles disparate

Se fondant sur l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), le présent texte propose d' établir un ensemble commun de règles applicables dans le « marché intérieur des services de médias » à tous les acteurs des médias de l'UE, presse y compris, afin d'offrir une plus grande sécurité juridique et une meilleure prévisibilité à l'égard des concentrations, dans le but affiché de permettre à ces acteurs d'étendre plus facilement leurs activités dans l'ensemble du marché intérieur européen.

Les entreprises de médias pourraient ainsi bénéficier d'une concurrence plus loyale et d'un meilleur retour sur investissement dans l'environnement numérique, grâce aux nouvelles règles de transparence en matière de mesure de l'audience et de suppression de certains contenus sur les très grandes plateformes en ligne.

La proposition de règlement accorde une attention particulière aux médias de service public, en raison du rôle spécifique qu'ils jouent pour garantir l'accès des citoyens à l'information, ces médias étant particulièrement exposés au risque d'ingérence politique. Le règlement propose à cette fin que le financement accordé par les États membres aux médias de service public soit « suffisant et stable », mais seulement à titre de recommandation adressée à ces États.

Ce texte composite comporte en effet des dispositions de nature législative et d'applicabilité directe, relevant du règlement européen, d'autres consistant en de simples recommandations aux États membres, qui se situent donc hors du champ du contrôle de subsidiarité incombant aux parlements nationaux.

II) Cette proposition de règlement est-elle conforme au principe de subsidiarité ?

A. La proposition de règlement est-elle vraiment nécessaire ?

La Commission européenne justifie sa proposition sur le seul fondement de l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui prévoit l'adoption de mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur .

C'est sur cette base juridique qu'elle se propose de réduire la « fragmentation » des approches réglementaires nationales en matière de liberté et de pluralisme des médias et d'indépendance éditoriale, fragmentation qu'elle estime préjudiciable : il s'agit donc, pour elle, de favoriser une approche commune et une coordination au niveau de l'UE pour assurer le « fonctionnement optimal » du marché intérieur des services de médias et éviter l'apparition de futurs obstacles aux activités des fournisseurs de services de médias dans l'ensemble de l'UE.

De fait, le secteur des médias présente actuellement dans l'Union une segmentation, principalement nationale, voire régionale dans les États fédéraux ou quasi fédéraux.

La numérisation croissante du secteur contribue toutefois à réduire cette segmentation et à faire émerger un espace médiatique européen, ce qui a justifié l'adoption récente d'une réglementation européenne adaptée, par le biais des directives DMA ( Digital Markets Act ) 6 ( * ) et DSA ( Digital Services Act ) 7 ( * ) . De ce point de vue, la valeur ajoutée d'une nouvelle législation européenne relative aux médias paraît donc faible.

Par ailleurs, la segmentation du secteur européen des médias repose sur des fondements linguistiques et culturels anciens et pertinents. Elle est ainsi constitutive de la diversité de la vie démocratique des États membres de l'Union européenne et ne peut être appréhendée sous le seul angle réducteur du préjudice qu'elle induirait au regard de l'unité du marché intérieur. À cet égard, le Sénat estime ce préjudice discutable et s'interroge sur la valeur ajoutée d'un cadre juridique destiné à y remédier mais comportant des risques d'ingérence de l'Union européenne dans la liberté des médias. En conséquence, la nécessité de cette réforme n'apparaît pas évidente.

B. La proposition de règlement est-elle proportionnée, eu égard à l'existence d'une régulation actuelle fondée sur des cadres législatifs nationaux correspondant à la réalité et aux spécificités du secteur ?

Le rapport de la commission d'enquête du Sénat « afin de mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France et d'évaluer l'impact de cette concentration dans une démocratie » 8 ( * ) , dont le président était M. Laurent Lafon et le rapporteur M. David Assouline et qui a été publié le 29 mars 2022, a rappelé que la plupart des pays européens avaient mis en place de longue date des règles spécifiques nationales pour réguler le secteur .

En France, la liberté et le pluralisme de la presse et des médias sont solidement établis sur le socle de la loi du 29 juillet 1881 et de la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 , dans le cadre d'un objectif à valeur constitutionnelle , défini par le Conseil constitutionnel comme une condition d'exercice de la démocratie .

Dès lors, à traité constant, au nom de la construction d'un marché intérieur des médias dont elle déplore la segmentation, la Commission européenne propose un nouvel accroissement du champ des compétences matérielles du législateur européen, au détriment des parlements nationaux.

L'adoption de la présente proposition de règlement nécessiterait d'ailleurs une modification de la loi du 29 juillet 1881 , en raison des dispositions de son article 4 , qui élargissent la protection des sources des journalistes, et de son article 6 , relatives à l'indépendance éditoriale, qui mettent en jeu la responsabilité pénale des « chefs de rédactions », selon la terminologie proposée, laquelle demanderait à être précisée au regard du droit français qui ne reconnaît que la responsabilité pénale des « directeurs de publication ».

Les articles 21 et 22 de la présente proposition de règlement, relatifs à l'évaluation des concentrations et aux avis susceptibles d'être donnés à ce sujet par le comité européen qui se substituerait à l'ERGA, soulèvent aussi une difficulté, notamment au regard du champ d'application du présent texte : si l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique ( Arcom ), qui garantit en France la liberté de communication et serait rattachée à ce comité, régule déjà les plateformes en ligne - réseaux sociaux, moteurs de recherche -, elle n'est pas compétente, en l'état actuel du droit français, pour statuer en matière de presse . 9 ( * )

L'adoption de la proposition de règlement nécessiterait donc de modifier la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication pour étendre le champ de régulation de l'Arcom et revoir ses compétences ou les confier éventuellement à une autre autorité rattachée au comité européen.

Au fond, la proposition envisagée apparaît disproportionnée d'une part, en risquant de remettre en cause les équilibres patiemment construits par le législateur national avec la loi du 29 juillet 1881 et d'autre part, au regard de la compétence secondaire de l'Union européenne dans la régulation de la presse.

C. Une conformité au principe de subsidiarité contestée par plusieurs parlements nationaux

La réforme envisagée paraît avoir été fondée sur une base juridique insuffisante.

Plusieurs parlements nationaux ont déjà exprimé leur opinion sur le degré de conformité de la proposition de règlement aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, notamment les parlements allemand, danois, hongrois, irlandais et suédois.

En effet, comme l'a démontré l'avis motivé du Conseil fédéral allemand (Bundesrat) , en date du 25 novembre 2022, la diversité des législations nationales est fondamentale pour réguler le secteur des médias au niveau européen, au nom de la diversité culturelle européenne, « protégée par l'article 167, conjointement à l'article 6 c du TFUE ». 10 ( * ) Ainsi, il estime que la base juridique retenue, à savoir, l'article 114 du TFUE déjà cité, ne paraît pas constituer un fondement suffisant pour autoriser l'ensemble des nouvelles procédures envisagées, telles que celles de l'article 21 qui imposent aux États membres l'obligation d'adopter des règles et procédures nationales concernant l'évaluation des effets que les concentrations peuvent avoir sur le pluralisme des médias et l'indépendance éditoriale et celles de l'article 22, disposant que le nouveau comité européen de régulation rendra des avis sur les cas de concentrations.

Il considère que la définition même du « marché intérieur des médias », dont l'existence postulée justifie la compétence de l'Union européenne et délimite le champ d'application de la proposition de directive, est problématique.

Dans une résolution de la coalition des groupes politiques de sa majorité adoptée le 29 novembre 2022, le Bundestag lui-même appelle le Gouvernement fédéral allemand à « soutenir et à représenter activement dans le dialogue avec la Commission européenne » ces « arguments et observations » du Bundesrat 11 ( * ) .

La conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement, telle qu'elle est présentée, semble donc largement discutable.

La commission des affaires européennes du Sénat a, en conséquence, adopté l'avis motivé suivant :


* 1 L'article 11, paragraphe 2, de ladite charte dispose que : « La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ».

* 2 Victor Hugo affirmait dans son discours du 11 septembre 1848 : « le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s'appellent et se complètent réciproquement. »

* 3 Discours sur l'état de l'Union de la présidente von der Leyen, Strasbourg, 15 septembre 2021.

* 4 European Regulators Group for Audiovisual Media Services : cf. https://erga-online.eu/

* 5 Directive 2010/13/UE visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels, compte tenu de l'évolution des réalités du marché, révisée par la directive (UE)2018/1808 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018.

* 6 Règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828 (règlement sur les marchés numériques).

* 7 Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques).

* 8 Rapport n°593, session ordinaire de 2021-2022 : https://www.senat.fr/rap/r21-593-1/r21-593-1.html

* 9 L'Arcom, anciennement Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), autorité administrative indépendante en charge des secteurs de l'audiovisuel et du numérique, ne peut pas appliquer les règles de concurrence du code du commerce. La loi de 1986 lui donne cependant certains pouvoirs de contrôle et de sanction sur les concentrations dans le secteur audiovisuel.

L'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 fait de l'Arcom la garante des libertés et des principes fondamentaux du droit de la communication audiovisuelle et numérique . L'Autorité « veille à favoriser la libre concurrence et l'établissement de relations non discriminatoires entre éditeurs et distributeurs de services, quel que soit le réseau de communications électroniques utilisé par ces derniers, conformément au principe de neutralité technologique » et « veille à la qualité et à la diversité des programmes, au développement de la production et de la création audiovisuelles nationales, y compris dans leur dimension ultramarine, ainsi qu'à la promotion de la diversité musicale ; elle veille à la défense et à l'illustration de la culture et du patrimoine linguistique national, constitué de la langue française et des langues régionales ».

* 10 Décision du Bundesrat du 25.11.22, Imprimé 514/22 , considérant n°5, page 3.

* 11 Deutscher Bundestag , 20 e législature, Imprimé 20/4682.Cf. https://dserver.bundestag.de/btd/20/046/2004682.pdf

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