EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Dans son roman La mémoire des vaincus, Michel Ragon s'intéresse au destin d'Alfred Barthélemy, anarchiste français du XX siècle à la vie trépidante. Page après page, l'auteur rend un vibrant hommage à cet homme, à son oeuvre, ainsi qu'à celles et ceux qui dans le tourbillon de l'histoire ont consacré leur vie au service d'un idéal, mais pour qui hélas, la postérité s'est montrée avare en reconnaissance.

Ce destin est aussi celui des communards. Si bien sûr la Commune de Paris est présente dans les manuels scolaires, en partie grâce aux travaux universitaires écrits à son sujet, que dire du peu de considération qui est faite aux communards dans l'histoire « officielle  » ? La faute en revient principalement aux pouvoirs publics qui refusent d'accorder la place mémorielle qui leur est due, en dédaignant par exemple ouvrir un musée dédié à la Commune dans la capitale ou en jouant la sourde oreille pour qu'une station de métro comporte le nom de la Commune, et ce malgré l'avis positif du Conseil de Paris et de la Mairie de Belleville.

C'est dans ce contexte déjà peu favorable aux communards que nous avons appris, il y a deux ans, que la basilique du Sacré-Coeur faisait l'objet d'une procédure de classement au titre des monuments historiques. Présenté sous les traits de la simple formalité administrative par le ministère de la Culture et ses représentants, ou comme une reconnaissance tardive de l'architecture du XIX ème siècle autrefois méprisée, chacun sait en réalité que cet acte constitue une profonde attaque contre l'action des communards et notre histoire républicaine.

En effet, si le voeu de construire le Sacré-Coeur a été lancé quelques mois avant le déclenchement de la Commune de Paris, le sanctuaire est imaginé dès le départ comme un moyen de conjurer les révolutions ayant eu lieu en France depuis 1789, celles-ci étant considérées par les conservateurs comme moralement responsables de la défaite de la France face à la Prusse. C'est en 1873, aux termes des débats houleux entourant le vote de la loi reconnaissant l'utilité publique de l'édifice, que les monarchistes, majoritaires à l'Assemblée nationale, font référence pour la première fois à la Commune de Paris, en approuvant la construction de la basilique au motif que celle-ci permettra d'expier les « crimes des communards ». En 1875, à l'occasion de la pose de la première pierre, le cardinal Guibert se veut plus explicite et déclare : « C'est là où la Commune a commencé, là où ont été assassinés les généraux Clément-Thomas et Lecomte, que (s'élève) l'église du Sacré-Coeur ! ». Les communards sont alors décrits comme des « énergumènes avinés (...) hostiles à toute idée religieuse et que la haine de l'Église semblait surtout animer » .

Près d'un siècle et demi plus tard, ces faits historiques ne sont absolument pas démentis par le clergé catholique, qui reconnait aujourd'hui, par la voix du père Benoît, curé de Belleville et auteur de deux thèses sur le Sacré-Coeur, que « les communards ont exécuté des centaines de malheureux otages, en mai 1871 », tout en rappelant que lorsque les donateurs ont été mobilisés pour la construction de l'édifice, l'expiation des crimes de la Commune a constitué le principal argument.

Ainsi conçue comme le symbole par excellence de l'anti-Commune et signe tangible de l'ordre moral, la basilique du Sacré-Coeur est dénoncée en tant que telle par celles et ceux qui, comme les auteurs de cette résolution, souhaitent défendre l'héritage laissé par les communards, dont il faut rappeler que 20 000 d'entre eux au moins 1 ( * ) , perdirent la vie durant la semaine sanglante de mai 1871.

À ce jour, la basilique du Sacré-Coeur a déjà fait l'objet d'une procédure d'inscription au titre de monument historique. Mais le classement définitif du monument a été reporté au mois d'octobre 2022, à l'initiative de la marie de Paris, qui ne voulait pas gêner les festivités entourant l'anniversaire des 150 ans de la Commune. Le temps est désormais passé et le Conseil de Paris, à l'exception des élus communistes, a autorisé l'État à classer la basilique en tant que monument historique.

Cette décision doit être considérée pour ce qu'elle est : un parti pris politique, prompt à raviver de fortes tensions mémorielles. En effet, rien ne justifie le classement de la basilique du Sacré-Coeur qui se trouve être, de l'avis général, en très bon état. Quant à l'entretien censé être assuré par la mairie de Paris, tout indique que cette collectivité dispose des moyens financiers nécessaires pour en garantir l'effectivité.

En dépit de ce triste constat, nous ne voulons pas nous résoudre à abandonner ceux qui ont été les plus ardents défenseurs de la République sociale.

Nous refusons de tourner le dos au souvenir du printemps 1871 et à ce moment unique de l'Histoire de France où des femmes et des hommes se sont battus et ont donné leur vie pour porter haut et fort les valeurs universelles de liberté, d'égalité et de fraternité, à travers l'émergence du droit du travail, l'école gratuite et laïque pour tous, l'égalité d'accès à la justice, la séparation de l'Église et de l'État, la promotion de l'art et de la culture et tant d'autres choses encore.

C'est pourquoi, au nom de notre histoire républicaine et sociale et dans une volonté d'oeuvrer pour la concorde nationale, nous proposons au gouvernement, et singulièrement à la ministre de la Culture, de renoncer au projet de classement aux monuments historiques de la basilique du Sacré-Coeur. Tel est l'objet de la présente proposition de résolution.


* 1 Jacques Rougerie, Paris Libre , 1871, Édition du Seuil, 2004

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