EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les plateformes numériques de travail sont partout : livraison de repas, transport de personnes, design, traductions, menus travaux, etc. La modernité de l'outil est un prétexte à un contournement massif du droit, et en particulier du droit social. Pourtant, les plateformes de travail ne sont pas de simples opératrices de services en ligne, telles que définies à l'article L. 111-7 du code de la consommation 1 ( * ) , parce que leur rôle ne se limite pas à une fonction support. Elles organisent une activité qu'elles dirigent, contrôlent et, d'une manière ou d'une autre, sanctionnent. En refusant de recourir au modèle du contrat de travail pour l'exécution des prestations de service qu'elles proposent, les plateformes de travail pratiquent alors une concurrence déloyale à l'égard des entreprises traditionnelles des secteurs dans lesquelles elles évoluent, respectueuses de la règlementation.

Leur arrivée peut d'abord paraître bénéfique aux consommatrices, consommateurs, travailleuses et travailleurs, les plateformes proposant dans un premier temps des prestations et des rémunérations très avantageuses. Cependant, ce n'est que pour mieux « casser le marché » dans lequel elles s'insèrent. Une fois que les entreprises traditionnelles concurrentes sont affaiblies, le niveau de consommatrices et consommateurs ainsi que l'armée de réserve des travailleurs en nombre suffisant, les prix peuvent alors augmenter et les salaires chuter. Une telle démarche constitue une stratégie de concurrence déloyale qu'il convient d'interdire.

En dépit de la liberté affichée, les travailleuses et les travailleurs des plateformes numériques (TPN) se trouvent dans des situations d'exploitation d'une intensité digne du siècle dernier. Privés du statut de l'emploi, ils n'ont en effet quasiment aucun droit. Paiement à la tâche, absence de salaire minimum ou d'assurance chômage, absence de protection contre le pouvoir de contrôle et de sanction des plateformes (pouvant aller jusqu'à la rupture du contrat : la « désactivation ») ou encore une protection contre les accidents professionnels de nature assurantielle, contestable tant dans son efficacité 2 ( * ) que dans son fondement 3 ( * ) . La question des plateformes de travail est alors celle de la paupérisation des personnes qui subissent la révolution numérique comme un nouveau coup de fouet du libéralisme. La dégradation continue des conditions de travail des TPN aboutit ainsi à voir réapparaître le travail des mineurs et l'exploitation des travailleurs sans papiers.

Pourtant, les juges ont reconnu la qualité de salarié des TPN, et en l'occurrence, pour les deux types de plateformes de travail les plus problématiques au regard de la place qu'elles prennent sur le marché : une plateforme de livraison de repas et une plateforme de transport individuel de personnes 4 ( * ) (n'oublions pas cependant que d'autres activités font l'objet d'un contournement de la règlementation par l'organisation en plateforme, telles que celle d'entretien domestique ou de menus travaux). Vouloir « sécuriser » ces modèles économiques contre les requalifications que pourraient prononcer les juges, c'est vouloir légitimer et promouvoir le développement d'organisations qui fonctionnent par le contournement du droit, notamment social, fiscal ou de la concurrence et qui favorisent le dumping social. Une telle position n'est pas soutenable, ni d'un point de vue économique ni d'un point de vue social, ni pour les entreprises respectueuses du droit, ni pour les travailleuses et les travailleurs qui subissent la loi de leurs marchés. D'autant que, dès lors qu'au regard du droit rien ne fait obstacle à l'application de la législation sociale, la question du statut de celles et ceux qui exercent leur activité dans le cadre d'une plateforme numérique de travail est une question de société, une question politique : les plateformes de travail remettent en question le principe d'égalité devant la loi ainsi que la pertinence du contrat de travail et de la règlementation sociale qui en découle.

Mesurant non seulement la situation d'extrême précarité des TPN mais aussi le risque réel de développement et de contagion de ces nouveaux modèles dans tous les secteurs, il semble nécessaire de ne pas encourager leur développement à l'écart du droit applicable à toutes et à tous. Le progrès technologique doit servir les êtres humains, non pas les asservir ; il ne doit pas s'émanciper des règles qui garantissent la cohésion de la société, mais permettre au contraire de la renforcer ou, à tout le moins, ne pas la mettre en danger. Les plateformes, parce qu'elles se développent et se multiplient, ne doivent pas prétendre à la déresponsabilisation mais, au contraire, prendre et assumer les responsabilités corrélatives à leur grand pouvoir.

Il faut cependant admettre que les plateformes de travail ont bousculé les formes traditionnelles de mise au travail : absence de lieu de travail fixe, horaires individualisés et décalés, collectif de travail sans réelles interactions de terrain, architecture normative de l'organisation reposant sur des injonctions informatisées au travers des algorithmes, etc. En outre, si les TPN souhaitent pouvoir bénéficier de meilleures conditions de travail et de véritables protections, ils souhaitent aussi que soit garantie l'autonomie à laquelle ils aspirent, celle-ci se traduisant notamment par le choix des jours de travail, de la durée et des horaires de travail.

La législation sociale a toujours su s'adapter aux différentes évolutions des organisations productives comme aux aspirations de celles et ceux qui y évoluent. L'existence même de la septième partie du code du travail en témoigne. Elle comprend des professions très autonomes telles que, par exemple, les voyageurs représentants placiers (VRP) ou les journalistes pigistes, ainsi que toute une partie des travailleuses et des travailleurs à qui l'on va appliquer la législation sociale, pour tout ou partie essentielle. L'assimilation aux travailleurs salariés semble ainsi tout à fait adaptée, tant pour permettre aux militantes et militants syndicaux qui luttent sur le terrain de ne pas froisser celles et ceux qui pensent que le salariat traditionnel peut les priver de leur autonomie, que pour l'application d'un régime émancipateur et protecteur, ou encore pour rendre plus difficile les stratégies de contournement de la législation sociale déployées par les plateformes de travail. D'autant que le droit du travail a toujours su s'adapter à la spécificité des pratiques professionnelles, c'est l'objet même des conventions collectives. La négociation doit ainsi permettre au droit de mieux répondre aux particularités de ces nouvelles formes de mise au travail, mais aussi à la critique légitime d'un salariat mal traité depuis des années.

Les jeunes travailleuses et travailleurs - spécialement lorsqu'ils sont précaires - sont aussi les enfants de celles et ceux qu'ils ont parfois vu rentrer à la maison usés physiquement et moralement par des tâches difficiles et ingrates, par un management agressif, déconnecté ou incapable de reconnaissance. Leur rejet du salariat n'est pas celui du droit qui les protège, celui du droit qui offre la possibilité de s'affirmer et de résister à l'exercice abusif d'un pouvoir, celui d'un droit qui permet de partir en vacances, d'avoir accès simplement et automatiquement à une sécurité sociale efficace notamment lorsqu'un accident les empêche de travailler. Leur rejet du salariat est l'expression d'une critique sociale qu'il faut écouter, comprendre et accompagner, la demande de plus d'autonomie et de responsabilité dans l'exécution de leur travail. Ce texte a vocation à le leur permettre.

La dégradation continue des conditions de travail a fait émerger des mouvements revendicatifs très forts, en particulier, ces derniers temps, dans le milieu des livreurs. Les TPN se sont en effet organisés pour défendre leurs intérêts en rejoignant des syndicats (comme la CGT coursiers de Gironde) ou en constituant leurs propres collectifs de défense (on pense par exemple au CLAP - collectif autonome des livreurs de Paris - ou aux Bikers Nantais ). Leurs actions collectives ont permis de mettre au jour les conditions dans lesquelles ces derniers travaillent et ont trouvé des issues favorables, notamment sur le plan du droit. Ce texte vise donc également à permettre à toutes ces organisations de travailleuses et travailleurs, ayant pour objet la défense des intérêts des TPN, de poursuivre leur objectif d'amélioration des conditions de travail.

Afin d'entériner la ligne tracée par la Cour de cassation, de garantir l'application des droits des TPN, ainsi que d'adapter la législation à la particularité de leurs professions, cette proposition de loi vise à apporter des éléments d'éclaircissement et d'adaptation du droit applicable à celles et ceux qui concluent avec des plateformes des contrats portant sur leur force de travail pour la réalisation du service proposé sur leurs sites et applications, tout en garantissant l'autonomie à laquelle les travailleuses et les travailleurs aspirent, notamment par un réel choix des jours, de la durée et des horaires de travail.


* 1 Art. L.111-7 du code de la consommation : " I.-Est qualifiée d'opérateur de plateforme en ligne toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur : 1° Le classement ou le référencement , au moyen d'algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ; 2° Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d'un bien, de la fourniture d'un service ou de l'échange ou du partage d'un contenu, d'un bien ou d'un service. (...)", s ouligné par nous.

* 2 On a vu à quoi mènent les négociations par les plateformes. Le cas d'Aziz, éventré après un accident à vélo pendant une course, a appris que l'assurance ne couvrait ni le dos (faut-il rappeler ce qu'ils portent sur le dos, précisément, pour travailler ?), ni le buste, ni les viscères...

* 3 Participe à la mise à l'écart de la sécurité sociale au profit de logiques assurancielles.

* 4 V. not. Cass. soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079, Take Eat Easy et Cour d'appel, Paris, Pôle 1, chambre 2, 20 Avril 2017, n° 16/02849.

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