Mineurs isolés étrangers

M. le président.  - L'ordre du jour appelle l'examen de la proposition de loi relative à l'accueil et à la prise en charge des mineurs isolés étrangers.

Discussion générale

M. Jean Arthuis, auteur de la proposition de loi .  - Nous n'assumons pas notre responsabilité face aux mineurs isolés étrangers ; aussi ai-je déposé cette proposition de loi. Nous nous donnons bonne conscience en nous défaussant sur les départements. Cela ne peut plus durer.

Le phénomène des mineurs isolés étrangers a commencé dans les années 1990. Le rapport Landrieu, celui de l'Igas, celui de Mme Debré ont alerté sur le problème sans que l'on parvienne pour autant à le traiter concrètement. Les élus locaux ont alors dû prendre les mesures visant à faire face à l'urgence. L'État et l'Aide sociale à l'enfance ont signé un protocole en 2012 afin de clarifier les rôles de chacun. L'État assume, depuis, la prise en charge des mineurs isolés étrangers dans un premier temps, avant d'en confier la charge aux départements. Je m'étonne, madame la ministre, que vous ayez validé la sordide péréquation géographique de ces jeunes qui a été créée alors.

En Mayenne, nous avons accueilli autant de mineurs isolés étrangers ces deux derniers mois que pendant toute l'année dernière. À dire vrai, les quatre cinquièmes de ces prétendus mineurs sont majeurs. Leur âge est difficile à vérifier ; leur discours stéréotypé leur a manifestement été dicté par des réseaux de passeurs. L'interprétariat est difficile à assurer, et la cohabitation de ces adultes immigrants avec les jeunes pris en charge n'est pas toujours évidente. J'ai accueilli en Mayenne les responsables de la cellule coordination de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). En Ile-de-France, de nombreuses demandes sont écartées. Or de ces décisions, aucune trace. Les mineurs retentent alors leur chance dans un autre département.

Les Nations unies recommandent d'intensifier la lutte contre la traite des enfants : est-ce la tâche des départements ou de l'État ?

L'évaluation des flux est incertaine. Lors de la signature du protocole, les flux étaient estimés à 1 500 personnes. On parle maintenant de 4 020 jeunes. Que deviennent-ils après leur prise en charge par l'Aide sociale à l'enfance ? Ils demandent l'asile et, quand leur requête est rejetée, ils disparaissent dans la clandestinité.

L'accueil de ces jeunes ne saurait être une responsabilité purement locale : confions-la à l'État. C'est l'objet de cette proposition de loi, qui rend l'État responsable d'organiser l'accueil et l'évaluation, au niveau régional ou inter-régional, des jeunes repérés par l'Aide sociale à l'enfance ou les associations. Cela ne concernerait nullement les mineurs étrangers demeurés sur la garde de leurs parents comme le craignait le rapporteur.

Tous les moyens doivent être utilisés pour vérifier la minorité et l'isolement de ces jeunes, et leur proposer un retour dans leur famille ou la définition d'un projet personnel. Seul l'État en est capable. L'État serait également responsable des jeunes pris en charge à la suite d'une décision de justice. Mettons fin à la répartition géographique arbitraire de ces mineurs.

Notre proposition de loi crée en outre un fichier national recensant les mineurs isolés étrangers. La Cnil conteste la nécessité d'un fichier biométrique. C'est pourtant nécessaire, pour retrouver ceux qui fuguent et pour identifier les filières.

D'aucuns estiment que cette proposition de loi procède à un transfert de compétence, et doit donc gager financièrement les responsabilités transférées. Vous connaissez mon sentiment sur l'article 40 de la Constitution : j'en ai toujours demandé la suppression pour que le Parlement soit responsable de ses votes.

La commission s'est montrée hostile à ce texte, suggérant qu'il était urgent d'attendre. Pendant ce temps, un protocole s'applique, qui bouscule les compétences des uns et des autres. Tout nouvel ajournement serait accablant. La péréquation territoriale ne peut suffire. Je souhaite que nous progressions. (Applaudissements à droite et au centre)

M. René Vandierendonck, rapporteur de la commission des lois .  - Je partage en grande partie le diagnostic de la situation. La circulaire de mai dernier est la première intervention d'un gouvernement sur le sujet.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice.  - Tout de même.

M. René Vandierendonck, rapporteur.  - On évalue à 8 000 le nombre de mineurs étrangers isolés présents sur notre territoire et à 4 020 le nombre d'entrées annuelles. La concentration géographique de ces mineurs étrangers isolés dans certains départements s'explique par la présence d'aéroports ou la proximité d'une frontière. La tradition d'accueil de certains territoires joue aussi.

Aucune définition juridique des mineurs étrangers isolés n'existe. Le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile n'évoque les mineurs que pour interdire leur éloignement en vertu d'une obligation de quitter le territoire français ou d'une expulsion. Le droit français transgresse ainsi les engagements internationaux de la France, en particulier l'article 22 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant, qui stipule qu'un enfant dépourvu de tutelle parentale doit jouir d'une protection équivalente aux autres enfants.

Les départements ont une triple compétence : la mise à l'abri, l'évaluation et l'orientation des mineurs, leur prise en charge consécutivement à une décision judiciaire de placement. L'Assemblée des départements de France chiffre le coût de ces compétences à 250 millions d'euros par an. L'adéquation des capacités d'accueil aux besoins est problématique : 27,8 % des mineurs étrangers isolés ont 15 ans, 48 % 16 ans, 11,9 % 17 ans.

Cette proposition de loi recentralise les compétences en matière de prise en charge de mineurs étrangers isolés : à l'État la phase d'orientation et d'évaluation, aux départements la mise à l'abri en urgence et la prise en charge à plus long terme, les charges de cette dernière obligation faisant l'objet d'un remboursement par l'État.

J'ai pris le temps d'interroger la Cnil sur l'opportunité de créer un fichier biométrique. La proportionnalité des moyens aux finalités poursuivies n'est pas évidente.

Notre collègue Michel, auteur d'un rapport à Mme Taubira sur la protection judiciaire de la jeunesse, conclut, comme Mme Debré dans son excellent rapport, à la nécessité d'organiser la première phase sur un plan régional ou inter-régional.

Ce gouvernement est le premier à se saisir du problème ; un comité de suivi du protocole de 2013 a été constitué, qui s'est déjà réuni deux fois ; un rapport des trois inspections générales concernées sera rendu fin avril ; un texte sur les compétences des départements est en attente. Pour toutes ces raisons, j'ai proposé un renvoi en commission, non à des fins dilatoires, mais pour améliorer le texte.

Juridiquement d'abord : on ne sait pas, au moment où l'ASE prend en charge, si le mineur est isolé ou si une autorité parentale existe. Je ne prétends pas faire votre métier, que vous faites excellemment, mais je pose une difficulté. De même, l'obligation constitutionnelle de compensation financière en cas de transfert de charges joue dans les deux sens.

Cela dit, la commission des lois a eu raison de considérer que ce sujet méritait un débat en séance. (Applaudissements à gauche)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Le sujet est sérieux et délicat. Le Gouvernement a voulu y apporter dès le premier jour une réponse durable, par le protocole national du 1er juin 2013. En arrivant aux responsabilités, alertés notamment par les départements de Paris et de Seine-Saint-Denis, nous avons trouvé une situation très préoccupante. Le dispositif existant arrivait à échéance en juillet 2012. Qu'avait fait M. Mercier ? Il avait fait signer une convention entre départements et associations. J'ai décidé de la proroger d'un trimestre, le temps d'entamer les discussions avec l'Assemblée des départements de France (ADF). Elles ont été plus longues que prévu, d'où une nouvelle prorogation de trois mois. Grâce à la détermination de M. Lebreton, président de l'ADF, un groupe de travail, réunissant l'ADF et les trois ministères concernés, a abouti à la conclusion, en juin 2013, d'un protocole national de solidarité entre les territoires et à la mise en place d'un comité de suivi - celui-ci a été installé et travaille de manière rigoureuse.

L'estimation initiale du nombre de mineurs isolés étrangers s'est faite de manière consensuelle : nous évaluions alors à 1 500 le nombre de mineurs à prendre en charge chaque année. Nous disposons désormais des chiffres réels sur lesquels la transparence est totale : 2 515 mineurs en huit mois, soit 4 000 mineurs isolés étrangers par an. Quatre pour cent de l'ensemble des mineurs pris en charge par les départements...

À la vérité, cette proposition de loi exclut les mineurs isolés étrangers de la prise en charge de droit commun, sur la seule base de leur origine nationale.

Je ne sous-estime pas les difficultés des conseils généraux, preuve en est que j'ai trouvé les financements nécessaires, qui n'y étaient pas, pour proroger le dispositif de M. Mercier, mettre en place le groupe de travail et appliquer le nouveau protocole. Les élus locaux que vous êtes savent que la situation est tendue depuis des années. À qui fera-t-on croire que ces mineurs isolés étrangers sont la cause des tensions qui pèsent sur les infrastructures et les budgets des conseils généraux ?

M. Éric Doligé.  - Nous allons vous l'expliquer !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Il faudra le faire avec des éléments tangibles... Bien sûr, notre action et celle de l'ADF, au volontarisme de laquelle je rends hommage, a donné de la visibilité à ce sujet mais, je le redis, les mineurs dont nous parlons ne sont que 4 %... Je rappelle que la loi de 2007 a été votée à l'unanimité, qui confie ces mineurs à la responsabilité des conseils généraux. La protection de l'enfance doit prévenir les difficultés rencontrées par les mineurs séparés de leur famille, ce sont les termes de l'article L. 112-3 du code de l'action sociale ; Mme Pécresse, alors rapporteure du texte, les avait rappelés. Patricia Adam avait en outre enrichi le même code : un mineur étranger, sans représentant légal, doit être considéré comme un enfant en danger. Le Défenseur des droits avait repris cette formule en décembre 2012. Un seul arrêté départemental de suspension a fait l'objet d'une annulation contentieuse. Une dizaine d'autres ont été annulés par leurs signataires, preuve qu'ils partagent le même point de vue. (On le conteste à droite)

Cette proposition de loi ne modifie pas l'article L. 112-3 du ode de l'action sociale et des familles, mais introduit une dérogation qui pose problème au regard du principe d'égalité énoncé à l'article premier de la Constitution, de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, de l'article 22 de la Convention internationale des droits de l'enfant.

Il faut répondre aux difficultés auxquelles sont confrontés les conseils généraux. Quatre pour cent d'enfants, c'est peu et c'est beaucoup. Je ne crois personne ici indifférent aux situations individuelles. Certains enfants arrivent avec un papier dans leur poche, racontent une histoire formatée... Nul ne nie la réalité. Mais ce sont des enfants sans référent majeur, livrés à eux-mêmes, souvent victimes de réseaux de traite. Reconnaissez que le Gouvernement a entrepris une lutte impitoyable contre ces réseaux, y compris au niveau européen. Mais prenez aussi en compte le droit et les engagements internationaux de la France.

Disperser les enfants, les voir mettre dans un taxi, cela fend le coeur, dites-vous. Cela fend plutôt le coeur de les voir dormir dans le métro ou sous les portes cochères, livrés à tous les dangers et à toutes les tentations...

Nous voulons améliorer le système. L'État s'est engagé comme il ne l'avait jamais fait : prise en charge financière de 250 euros par jour et par enfant pendant cinq jours, bien des versements étant intervenus dès octobre 2013. Le total se monte déjà à 1,7 million d'euros. L'État fournit aussi du personnel et les informations nécessaires au comité de suivi. Celui-ci s'est déjà réuni trois fois.

Une évaluation menée par trois inspections générales est en cours, son rapport sera remis le 15 avril. Aucun sujet ne sera éludé, ni le financement, ni la question de l'évaluation -  risque-t-on vraiment de se tromper en identifiant comme un mineur un enfant de 12 ans ? -, ni celle des flux migratoires, ni la situation administrative des majeurs isolés.

Les conseils généraux ont trop longtemps été laissés à eux-mêmes. L'État a parfois fait un geste, mais toujours limité en ampleur et en durée. Pour la première fois, un dispositif durable a été mis en place, qui organise la solidarité nationale. Cette proposition de loi a le mérite d'engager le débat devant la chambre qui représente les collectivités territoriales. Le Gouvernement a démontré qu'il était aux côtés de celles-ci ; il ne demande qu'à améliorer le dispositif mis en place. (Applaudissements à gauche)

M. Thani Mohamed Soilihi .  - Malgré l'absence de statistiques précises, on sait qu'il y a en France 8 000 mineurs isolés étrangers concentrés dans quelques départements, Paris, la Seine-Saint-Denis, le Nord et le Pas-de-Calais, Mayotte, la Guyane. Ce sont des enfants fuyant la guerre ou la misère, ou abandonnés en France par leurs parents... Tous en situation de grande vulnérabilité.

Des élus ont dénoncé la saturation de leurs structures d'accueil et le poids financier de la prise en charge de ces mineurs. Sensible à ce problème, la Chancellerie a publié une circulaire par laquelle l'État s'engage notamment à participer au financement de l'accueil des mineurs isolés étrangers pendant cinq jours, à hauteur de 250 euros par enfant et a créé une cellule de répartition.

Certains présidents de conseil général, dont vous-même, monsieur Arthuis, se sont mis dans l'illégalité en suspendant la prise en charge des mineurs isolés étrangers dans leur département. D'où cette proposition de loi.

M. Jean Arthuis.  - J'assume !

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Je regrette que vous n'ayez pas attendu les conclusions des travaux en cours, ni pris en compte, pas plus que la circulaire d'ailleurs, les problèmes spécifiques de l'outre-mer. À Mayotte et en Guyane, il appartient à l'État de prendre en charge les mineurs isolés étrangers, au moins temporairement, car ces départements n'ont que peu de moyens et le problème relève davantage de la politique migratoire de l'État. À Mayotte, 3 000 enfants sont livrés à eux-mêmes, dont 500 en grande fragilité ; 87 % d'entre eux viennent des Comores où le PIB par habitant est huit fois inférieur. Certains maires refusent de les scolariser, qui ne peuvent déjà pas accueillir les enfants mahorais dans de bonnes conditions. L'AME n'existe pas à Mayotte et la prise en charge sanitaire incombe aux structures médicales locales, déjà dépourvues... Il n'existe pas non plus de structures adaptées à la mise à l'abri des mineurs confrontés aux difficultés les plus graves, ou à leur placement. L'aide sociale à l'enfance est réduite à la portion congrue : trois assistantes sociales seulement. Les 78 familles d'accueil hébergent parfois jusqu'à six enfants et le seul foyer de l'île, qui ne compte que sept places, est dédié à l'enfance délinquante.

L'accès au statut de région ultrapériphérique devrait nous donner plus de moyens.

Le Gouvernement ne saurait se contenter de compter sur l'esprit civique des citoyens ou des structures associatives. Un observatoire des mineurs isolés de Mayotte, mis en place en 2010, a déjà rendu plusieurs rapports alarmants ; la situation de ces jeunes y est décrite comme « une catastrophe sociale, économique et humanitaire » et il y est question d'une bombe à retardement. À Mayotte, la mèche est allumée... Il est temps d'agir. (Applaudissements à gauche)

Mme Hélène Lipietz .  - Les mineurs isolés étrangers ont été peu à peu montrés du doigt : de mineurs isolés, dignes de la protection de la France, ils sont devenus avant tout des mineurs étrangers, stigmatisés en raison de leur extranéité... La France était pourtant pionnière en 1989.

De tout temps, les mineurs ont été amenés à bouger, à quitter leur famille. Aujourd'hui, les mirages de la télévision conduisent des adolescents à l'exode... Ils y sont parfois aidés par des réseaux qui ne sont pas toujours mafieux, ethniques et familiaux parfois. Ils sont si différents et si proches de nos enfants.

Cette proposition de loi aborde le sujet sous un angle économique : ces mineurs isolés étrangers coûteraient cher. Ils ne prennent pourtant pas la place des mineurs d'ici, ils ont le même droit à la protection. Au lieu de les tenir pour des boucs-émissaires, demandons-nous qui doit, en France avoir la charge de la solidarité.

Les écologistes espèrent, depuis mai 2012, une grande loi sur l'accueil des étrangers. Cette proposition de loi n'apporte au plus qu'une réponse financière et policière.

Combien de jeunes sont considérés comme majeurs par l'ASE et comme mineurs par l'Ofpra, pour qui les documents d'état civil font foi ? Le présent texte néglige ce problème. Rien n'est dit non plus de la représentation légale dès la prise en charge initiale, ni des différents moyens d'évaluer l'âge, ni des réseaux de passeurs, qui empêchent souvent ces mineurs, notamment les jeunes filles, de se présenter aux services sociaux.

L'article L.313-15 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda) fut un grand progrès que nous devons à Mme Debré, qui a d'abord regardé ces étrangers comme des jeunes. (Applaudissements à gauche)

M. Philippe Bas .  - Que la France ait des obligations vis-à-vis des enfants sans famille, quelle que soit leur nationalité, c'est entendu et elle n'a pas attendu la Convention de protection des droits de l'enfant pour les assumer. Mais est-ce aux départements de les prendre en charge ?

Des départements de tous bords ont fait part de leurs difficultés : la Seine-Saint-Denis et Paris furent les premiers à suspendre par arrêté la prise en charge des mineurs isolés étrangers. Le problème est désormais national. L'afflux s'accélère : de 1 500 arrivées annuelles, on est passé en un an à 4 000. On peut parler d'explosion.

La loi de 2007, contrairement à ce qu'on entend, n'a nullement réglé la question des compétences respectives de l'État et des départements. Cette loi, pour tous ceux en charge de l'appliquer, c'est de l'orfèvrerie, ce sont des mécanismes sensibles, des équilibres précaires. Les mineurs isolés étrangers ne représentent que 4 % des enfants pris en charge, dites-vous, les départements protestent avant d'avoir mal... C'est méconnaître la réalité de la politique de protection de l'enfance dans les départements. Car nous nous réorientons aujourd'hui vers l'accompagnement intensif en milieu ouvert - ce qui permet pour la même dépense d'accompagner cinq enfants là où, en hébergement, nous n'en accompagnons qu'un.

Ce n'est pas qu'une question de crédits - c'est cela aussi -, c'est d'abord une question de disponibilité de structures d'hébergement et de familles d'accueil. Ne laissons pas désorganiser nos politiques d'aide sociale à l'enfance.

Le Gouvernement a peut-être desserré l'étau provisoirement pour certains départements, mais diffusé le problème sur tout le territoire...

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Qu'est-ce d'autre que la solidarité ?

M. Philippe Bas.  - Il est temps de changer d'approche et de prendre le problème à bras-le-corps. Cette proposition de loi est indispensable. Le fonds national de protection de l'enfance n'a jamais été suffisamment doté : votre gouvernement s'honorerait à prendre le contrepied de ses prédécesseurs. (Applaudissement au centre et à droite)

M. Yves Détraigne .  - Cette proposition de loi, loin d'être isolée, fait suite à de nombreux travaux, comme ceux du préfet Landrieu, de l'Igas ou de Mme Debré. Le temps d'agir est venu.

La situation est préoccupante. Les filières d'immigration clandestine se développent. Les mineurs arrivent à Roissy, où ils sont laissés à eux-mêmes. Ils sont souvent exploités par des majeurs. Comme le disait M. Alain Richard en commission, il s'agit de trafic de personnes humaines. N'encourageons pas ce phénomène, qui nuit à notre cohésion sociale comme aux mineurs eux-mêmes.

Cette proposition de loi exprime le ras-le-bol des conseils généraux, dont les services sont dépassés, et entend éviter les débordements. La question est celle de la répartition des responsabilités - de l'entrée sur le territoire, de la détermination de l'état de minorité, de l'accueil et de la prise en charge. Le législateur doit intervenir, le statu quo est impossible.

La circulaire de juin 2013 n'a pas réglé tous les problèmes. La méthode employée n'est pas la bonne. Cette proposition de loi est sans doute imparfaite, mais faisons confiance à la navette. Le nombre des mineurs isolés étrangers est en augmentation. Les centres d'accueil sont pleins dans de nombreux départements, qui doivent réserver des chambres d'hôtel...

Qui autorise l'arrivée de ces mineurs sur le territoire ? C'est l'État. Ils savent dire « mineurs » en français et faute de preuve, nous ne pouvons leur répondre « majeurs ». Les conventions internationales lient l'État, non les conseils généraux ; la vérification de l'âge est de son ressort.

Le Gouvernement envisagerait de nous opposer l'article 40. J'espère qu'il s'agit d'une rumeur... La proposition de loi aggrave les charges publiques, mais c'est le cas de 90 % des propositions de loi... Invoquer l'article 40 serait irrespectueux à l'égard de notre groupe et du Sénat. Si une nouvelle jurisprudence se met en place, nous saurons vous le rappeler... Que le débat ait lieu ! (Applaudissements au centre et à droite)

M. Christian Favier .  - Je regrette que nous soyons si peu de représentants de départements pour aborder ce sujet qui les concerne directement : cinq ou six présidents de conseils généraux sur 35...

Selon la PJJ, entre 8 000 et 9 000 mineurs isolés étrangers sont pris en charge par les départements. Je m'honore que mon pays assume ce devoir de solidarité, bien que dans mon département, cela représente 18 % du budget total de l'ASE.

Malgré leurs difficultés financières, de nombreux conseils généraux ont fait les efforts nécessaires à une prise en charge adaptée. Les mineurs isolés étrangers représentent 4 % des effectifs pris en charge par l'Ase : ce sont des boucs-émissaires commodes.

Ce texte les soustrait au droit commun au seul motif qu'ils sont étrangers. Ce faisant, on passe de la protection de l'enfance au contrôle migratoire, au mépris de nos engagements internationaux.

Les mineurs isolés étrangers ne sont pas en situation irrégulière... Le Défenseur des droits a récemment rappelé qu'ils devaient bénéficier de la protection prévue par le droit pour les mineurs, avant que de regarder leur nationalité. La question à poser est celle des moyens donnés aux départements pour assurer leurs missions. La circulaire de 2013 est un premier pas, qui éclaircit la responsabilité de l'État en matière de vérification de la minorité et de soutien financier. L'État pourrait soutenir davantage la formation des personnels de l'ASE et faciliter la délivrance de titres de séjour aux mineurs qui deviennent majeurs. Le Défenseur des droits a souligné en 2012 que les demandes en ce sens devraient être étudiées avec bienveillance. Il faut que le Gouvernement respecte l'engagement de François Hollande de compenser totalement les allocations de solidarité versées par les départements.

Des pistes d'amélioration existent donc : exploitons-les. (Applaudissements sur les bancs CRC)

M. Pierre-Yves Collombat .  - Je me réjouis que nous débattions d'une proposition de loi manifestement irrecevable au regard de l'article 40 de la Constitution et dont le premier signataire est M. Arthuis dont on a pu apprécier à quel point il fut le fidèle gardien du foyer que constitue l'article 40 et des régions...

En 2010, l'un de mes amendements relatif à la consultation obligatoire de la population en cas de fusion d'un département et d'une région a été refusé au motif qu'il aggraverait les charges de l'État. Rien de comparable avec cette proposition de loi ! La cohérence des raisonnements juridiques de la commission des finances ne laisse aucune place à l'aléa, dit-on ; à la surprise, sans doute.

La question des mineurs isolés étrangers pose deux problèmes pour les départements : celui de leurs compétences, à clarifier, et des moyens.

L'État est bien sûr compétent en matière migratoire et de justice de mineurs.

Certains départements sont plus concernés que d'autres : en 2009 Paris et la Seine-Saint-Denis accueillaient en effet deux tiers des mineurs isolés étrangers à eux seuls, le tiers restant étant réparti notamment entre le Loiret, la Vienne, le Rhône et les Bouches-du-Rhône.. À Mayotte, M. Mohamed Soilihi l'a montré, la situation est dramatique.

La solution proposée n'est pas bonne. Les départements ont une compétence globale de protection de l'enfance. Vu l'adoration portée à la règle d'or budgétaire, il n'est pas douteux que les compensations accordées aux départements seront prises sur les compensations dues à d'autres départements... La question est plus globale, comme pour toutes les allocations de solidarité. Le niveau de ressources par habitant et le reste à charge diffèrent sensiblement selon les départements. Le cadre global dans lequel il conviendrait d'examiner ce problème pourrait être le prochain projet de loi Escoffier-Lebranchu.

Il devra traiter des charges et des ressources des départements, ainsi que des moyens nécessaires à cette politique de prise en charge des mineurs isolés étrangers. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Éric Doligé .  - Vous craigniez d'entendre des choses inexactes, madame la ministre ; en tant que membre du comité de suivi, j'annonce d'emblée que mes chiffres seront exacts.

Mon département est l'un de ceux qui accueillent le plus, relativement à sa population, de mineurs isolés étrangers. Avec René-Paul Savary, également membre du comité de suivi, nous analysons régulièrement les données, sans angélisme.

Le phénomène est peu connu. La société l'ignore largement. Et pourtant, il interpelle. Claude Bartolone a été le premier à prendre un arrêté de suspension de la prise en charge de ces jeunes. Neuf autres présidents de conseils généraux l'ont suivi. Les raisons sont connues : le coût de ces 4 % de mineurs étrangers pour l'aide sociale à l'enfance ; l'éviction des mineurs locaux, hébergés de ce fait dans des hôtels. D'ailleurs, la proportion est bien souvent supérieure à 4 % : 200 mineurs isolés étrangers pour 1 200 enfants pris en charge dans le Loiret.

Avant 2011, les flux d'entrée représentaient le tiers de ceux enregistrés en 2013. Le phénomène n'est plus absorbable.

Nul n'a évoqué le problème des jeunes majeurs. Conséquence logique du nombre de mineurs isolés étrangers accueillis, il augmente. De 18 à 21 ans, ils ne sont pas accueillis, ni formés ; l'État, Pôle-Emploi et les régions sont défaillants à cet égard. De plus, tous n'obtiennent pas de papiers - je vous ai alerté sur ce problème, en vain.

La durée moyenne d'accueil d'un mineur français est de trois mois ; pour les étrangers, elle est de dix-huit mois. Le problème d'accueil est évident. Cessons de fermer les yeux.

Le problème financer en découle directement. Dans mon département, la charge correspondante est passée de 1,5 à 5 millions d'euros et le total, pour les départements, avoisine les 700 millions d'euros. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt et pensons aux enfants qui sont les premiers à souffrir de cette situation. (Applaudissements sur les bancs UMP)

M. Jean-Pierre Michel .  - Je m'attendais à entendre évoquer la situation -  préoccupante - des mineurs isolés étrangers; je n'ai entendu évoquer que celle - bien plus grave - des conseils généraux...

Certes, tous ces jeunes ne sont pas mineurs ni isolés. Mais la situation de la plupart est tragique : à ceux qui viennent de pays en guerre, qui ont subi les pires traitements, nous disons : nous n'avons pas de quoi vous accueillir, rentrez chez vous !

M. Jean-Noël Cardoux.  - C'est du Zola !

M. Jean-Pierre Michel.  - J'ai connu un certain nombre de ces jeunes. Dans mon rapport sur la PJJ, je n'ai pu éluder le problème, car ce sont des enfants en danger ! Tous doivent être traités de la même manière.

Bien sûr, les conseils généraux n'en peuvent plus. Les parquets signalent un certain nombre de difficultés : les mineurs n'ont aucun recours, n'ont accès à aucun conseil ; ils sont hors droit, hors sol, hors vie ; hors tout !

Certains s'en sortent, apprennent le français, trouvent du travail. Cela peut prendre du temps. Que fait-on lorsqu'ils ont 18 ans et 1 jour ? Certains départements ont conclu une convention avec la PJJ pour qu'ils soient encore pris en charge pendant quelque temps. Pas tous.

Nous ne pouvons pas traiter cette proposition de loi pour elle-même. Le rapporteur a suggéré son renvoi en commission. Là nous allons devoir voter pour ou contre, alors que M. Détraigne a admis que le texte méritait d'être amélioré. Nous sommes dans une impasse. Le groupe socialiste votera contre, à regret. (Applaudissements à gauche)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux .  - Merci d'avoir été au fond du problème. Nous l'examinons avec rigueur. Ce n'est pas le bon dispositif, dites-vous, mais aucun autre n'est proposé.

La situation des jeunes majeurs fera l'objet de l'évaluation conduite par les trois inspections, qui me rendront leur rapport le 15 avril.

La PJJ s'occupe d'un certain nombre de ces jeunes. Chaque cas est différent. Certains mineurs apprennent vite et réussissent leur scolarité. Je ne sous-estime pas l'action des conseils généraux ni leurs difficultés. Les chiffres que j'ai donnés sont sincères. J'ai parlé de 4 %, hypothèse haute, et M. Bas, au détour d'une phrase, est passé à 5 %. En année pleine, la projection est de 4 000 jeunes, puisqu'on était passé de 1 500 à 2 500 mineurs accueillis mais c'est une hypothèse haute, en tendance.

Monsieur Doligé, je crois avoir répondu à votre lettre - avec retard sans doute, et je m'en excuse.

M. Éric Doligé.  - Après que j'ai pris mon arrêté...

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - J'ai demandé à mes services de combler le retard pris dans les réponses aux questions de parlementaires, mais nous en recevons 700 en quinze jours...

Vous avez signalé la situation du Loiret : 63 jeunes y sont entrés, 35 y ont été pris en charge. Donc 28 sont sortis : vous avez bénéficié du mécanisme de solidarité.

M. René-Paul Savary.  - Et le stock ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Monsieur Bas, votre suggestion sur l'usage du fonds national créé par la loi de 2007 mérite réflexion. Le législateur a alors précisément défini - vous y avez contribué - les responsabilités de chacun. Notez que le décret d'application relatif au fonds n'a été pris qu'en 2010...

M. Philippe Bas.  - Je le déplore également.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - ... et que le fonds n'a jamais été abondé. Il est désormais placé sous la tutelle de la ministre des affaires sociales. Notez aussi que votre proposition exigerait de modifier le décret. Je garde cette idée dans un coin de ma tête, en attendant le rapport des inspections générales.

Le Gouvernement aurait pu invoquer l'article 40 avant même que le débat ait lieu, en saisissant la Conférence des présidents. Mais nous estimions le débat utile. Celui-ci nous a éclairés et éclairera sans doute le travail des trois inspections...

Aucun amendement n'ayant été déposé, il me semble que nous sommes arrivés au terme de la discussion. C'est donc à présent que j'invoque l'article 40. (Remous à droite)

M. Philippe Marini , président de la commission des finances .  - La commission des finances a récemment adopté un rapport sur l'irrecevabilité financière au regard de l'article 40 de la Constitution, sur lequel je me fonde.

Les articles 1 et 5 de cette proposition de loi auraient pour conséquence d'aggraver une charge publique. L'article premier transfère à l'État une compétence des départements. L'article 5 confie aux centres d'hébergement des mineurs isolés des compétences qui ne leur sont pas attribuées et qui excèdent leurs charges de gestion - notion explicitée dans notre rapport.

Les autres articles ne sont pas irrecevables financièrement, ni inséparables du corps du texte.

Discussion des articles

L'article premier est déclaré irrecevable.

ARTICLE 2

M. René-Paul Savary .  - Je remercie le président de la commission des finances pour sa démonstration qui nous permet de nous exprimer sur une partie du texte.

J'ai été un membre assidu du comité de suivi. Celui-ci a proposé d'améliorer la formation des travailleurs sociaux chargés de la prise en charge des mineurs. Tous les parquets ne suivent pas les préconisations que vous avez faites en la matière, Madame la garde des sceaux.

Tous les départements ne sont pas sur un pied d'égalité. Les 4 % que vous avez évoqués sont une moyenne. Il faut distinguer le flux et le stock. Dans la Marne, 79 mineurs étrangers isolés sont entrés, et 50 ont été hébergés, ce qui représente une charge de 2,5 millions pour un programme de protection de la jeunesse de 50 millions d'euros.

La péréquation a doublé le nombre de mineurs étrangers que nous avons dû prendre en charge : comprenez que nous ayons le sentiment d'avoir fait une mauvaise affaire...

L'intégration de ces jeunes mineurs entre dans le cadre des programmes du fonds social européen, dans son volet « Jeunes » : à l'État.

Le placement d'un majeur supposément mineur dans un foyer pour mineurs est dangereux : si les choses tournent mal, nous en sommes responsables.

M. Michel a parlé de ceux qui deviennent majeurs : de fait les conseils généraux consentent de gros efforts de formation et de pédagogie pour intégrer ces jeunes mineurs et à leur majorité, ils sont expulsés ! Il faut une meilleure politique d'immigration.

Enfin, voyez le dépliant des services de l'aide sociale à l'enfance : j'ai rencontré un jeune à qui son passeur a donné l'adresse du foyer départemental de l'enfance qui y figure... Attention à ne pas soutenir les filières.

M. René Vandierendonck, rapporteur .  - Je me réjouis que le débat ait eu lieu. Soit nous attendons la fin du créneau horaire, soit nous attendons la fin des travaux en cours, comme je le proposais. Si vous voulez épater la galerie, poursuivons nos débats ; si nous voulons légiférer, finissons-en.

M. Jean Arthuis, auteur de la proposition de loi .  - Je remercie chacun pour sa contribution au débat.

Nous faisons face à un problème aigu qui suscite nombre d'incompréhension. D'aucuns ont cité l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; je citerai son article 15 : tout citoyen a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. C'est l'objet de cette proposition de loi.

Il ne s'agit pas de discriminer les mineurs étrangers isolés par rapport aux mineurs français. Madame la ministre, votre circulaire elle-même distingue les uns des autres. Laissons-là les soupçons. Il en va du respect de nos engagements internationaux.

Les jeunes confiés à l'aide sociale à l'enfance sont de plus en plus nombreux. Les travailleurs sociaux sont débordés et n'ont pas été formés pour évaluer l'âge des jeunes. J'ai fait appel de douze décisions du tribunal de Laval et à huit reprises, la cour d'appel m'a donné raison s'agissant de majeurs titulaires de faux papiers.

Faisons preuve de réalisme : l'effectivité de l'action des services de l'aide sociale à l'enfance est en cause.

La tentation de la procrastination est très forte. Résistons-y.

Le fonds d'aide va être alimenté ? Le premier président de la Cour des comptes a rappelé hier que la tenue des objectifs de déficit était soumise à de nombreux aléas.

Pour le reste, poursuivons le débat, sans que cela préjuge de ce que donnera le rendez-vous du 15 avril.

À la demande du groupe socialiste, l'article 2 est mis aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin n°145 :

Nombre de votants 347
Nombre de suffrages exprimés 347
Pour l'adoption 170
Contre 177

Le Sénat n'a pas adopté.

M. le président.  - Nous sommes arrivés au terme du temps imparti pour l'examen de ce texte. Il appartiendra à la Conférence des présidents d'inscrire la suite de son examen à l'ordre du jour d'une prochaine séance.

La séance, suspendue à 18 h 30, reprend à 18 h 35.