Mardi 12 avril 2022

- Présidence de M. Michel Canévet, président -

La réunion est ouverte à 17 h 00.

Audition de MM. Thierry Pineau, conseiller en charge de la recherche agronomique, de l'environnement et du développement durable au cabinet de Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, et Didier Marquer, chargé de mission Géoressources, et Mme Lise Fechner, chef de département à la Direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI)

M. Michel Canévet, président. - Je remercie MM. Thierry Pineau, conseiller en charge de la recherche agronomique, de l'environnement et du développement durable au cabinet de Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, et Didier Marquer, chargé de mission Géoressources, ainsi que Mme Lise Fechner, chef de département à la Direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI), de participer à cette audition organisée dans le cadre des travaux de la mission d'information mise en place au mois de janvier dernier et dont les conclusions sont prévues pour la fin du mois de juin.

Je donne d'emblée la parole à M. le rapporteur, qui se trouve actuellement en Polynésie et assiste en visioconférence à cette audition.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Je salue à mon tour nos invités.

Madame, messieurs, un questionnaire vous a été adressé, qui nous servira de colonne vertébrale pour nos échanges.

Je souhaite aborder six thématiques.

La première thématique concerne l'état d'avancement de la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins. Le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, le Mesri, a été désigné par le Premier ministre comme le ministère « porteur » des deux premiers projets de cette stratégie nationale.

La deuxième thématique a trait au plan d'investissement France 2030, en particulier son dixième objectif, qui concerne l'exploration des grands fonds marins.

La troisième thématique porte sur l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), où nous nous rendrons prochainement. Il est intéressant de connaître la position de l'un de ses ministères de tutelle. Comment s'exerce le suivi par l'État des campagnes d'exploration ? Quelles sont les actions du ministère pour faire connaître au grand public les travaux de l'Ifremer et, plus globalement, les résultats des divers organismes publics de recherche travaillant sur les grands fonds marins ?

La quatrième thématique, qui nous tient particulièrement à coeur, est relative à la place des outre-mer dans la recherche liée aux grands fonds marins.

La cinquième thématique a pour objet la coopération internationale, notamment la suite du One Ocean Summit où l'Unesco s'est fixé un objectif de cartographie de 80 % des fonds marins. Quelle est votre position à ce propos, notamment sur la création d'un « jumeau numérique des océans » ?

Enfin, la sixième thématique est liée à la formation aux métiers des grands fonds marins. Nous avons tous conscience que la course aux fonds marins engagée à l'échelle internationale emporte des défis techniques, technologiques, mais aussi humains, qui aboutiront à la création de nouveaux métiers. Le volet humain sera l'un des éléments stratégiques déterminants pour notre pays, à l'échelon tant national qu'international.

M. Thierry Pineau, conseiller en charge de la recherche agronomique, de l'environnement et du développement durable au cabinet de Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. - Je commencerai par un propos liminaire, qui répondra en partie aux questions posées, en exposant le regard, la logique et les missions du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. En effet, la question des fonds marins s'appréhende selon un angle particulier, qui peut se résumer ainsi : on ne protège bien que ce que l'on connaît bien.

Les grands fonds marins sont un environnement où la photosynthèse ne s'opère plus, mais qui n'est cependant pas exempt des conséquences de la photosynthèse de surface. Cette contrainte d'obscurité associée à la pression ou à la nature des ressources disponibles fait que cet environnement est sous contrainte et qu'il a adopté des solutions biochimiques tout à fait originales. Notre connaissance de cet environnement est parcellaire et nous sommes confrontés à une limite de la connaissance, qui doit être dépassée. À cette fin, la France dispose de ressources technologiques.

Il y a donc d'abord un enjeu d'inventaire, de description, de cartographie et de compréhension, qui suppose la mobilisation d'autres disciplines - géologie, géochimie, sismologie, météorologie... L'enjeu cardinal est de parvenir à articuler ces différentes disciplines pour dégager des plus-values en matière de connaissance par des démarches transdisciplinaires.

Nous nous situons à une période du développement des sciences et des technologies permettant une efficace articulation des disciplines en vue d'une compréhension holistique des fonds marins. Il convient d'exploiter ce momentum.

Il faut distinguer les démarches d'exploration des démarches d'exploitation des fonds marins : l'exploration orientée à des fins industrielles relève davantage de la prospection. Pour le Mesri, l'exploration n'entraîne pas nécessairement l'exploitation ; ce sont deux démarches séparées.

Les fonds marins, dont la France est exceptionnellement dotée, puisqu'elle a la deuxième zone économique exclusive (ZEE) mondiale, représentent un enjeu de souveraineté et un capital peu exploité qui offre des opportunités dépassant les seules ressources minérales ou les ressources énergétiques des courants. On pressent dans le contexte du changement climatique la valeur de la capacité de stockage du carbone ou celle de la contribution à la régulation thermique de la planète.

Ces milieux ont une caractéristique cardinale qu'il faut respecter : leurs écosystèmes ne se régénèrent que très lentement. Pour cette raison, toute intervention humaine doit être prudente et l'exploitation précautionneuse et durable.

La recherche française dans le domaine des fonds marins dispose d'un socle historique d'excellence scientifique et technologique : les communautés disciplinaires concernées répondent à un modèle distribué, qui associe à la fois des organismes nationaux de recherche - Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Ifremer, Bureau de recherches géologiques et minières - et des pôles universitaires de stature internationale - Brest, Paris, Marseille, Toulouse... Des structures de coordination assurent une fonction d'animation stratégique.

Ces communautés coopèrent étroitement avec le service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) comme avec le vigoureux secteur associatif concerné par les enjeux océaniques et climatiques. Un rapport commandé en 2020 par le Conseil national de la mer et des littoraux chiffre à 7 000 équivalents temps plein (ETP) scientifiques d'établissements publics les forces qui contribuent aux sciences et techniques maritimes. Ce potentiel humain peut s'appuyer sur des infrastructures et des instruments d'exploration à la pointe et d'une flotte océanique française (FOF) opérée depuis 2018. Celle-ci dispose d'une feuille de route à l'horizon 2035, pour le renouvellement de ses bâtiments - à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros - ou la rénovation de ceux qui sont à mi-vie.

Le soutien à la FOF constitue une priorité numéro un pour le Mesri afin de maintenir une capacité de projection de la recherche française sur la totalité des océans : un budget annuel de fonctionnement de 60 millions d'euros y est consacré. Le taux de mobilisation est remarquable.

Pour l'exploration, des instruments de haute performance autorisent une diversité et une complémentarité d'approche : équipements habités, automates... Le Gouvernement soutient des infrastructures complémentaires utiles à ces communautés, par exemple le projet Equipex Marmor, lequel mobilise un coût total de 53 millions d'euros sur huit ans.

Maintenir la France dans le peloton de tête des nations qui produisent des connaissances sur les fonds marins et disposent d'équipements à la pointe des équipements technologiques est une priorité stratégique pour notre ministère, qui a motivé de substantiels investissements de l'État : l'Agence nationale de la recherche (ANR) a financé vingt et un projets de recherche entre 2008 et 2021 spécifiquement centrés sur les grands fonds marins, pour un total de 9,25 millions d'euros.

Le programme prioritaire de recherche Océan et climat, doté de 40 millions d'euros au titre du PIA3, est piloté par le CNRS et l'Ifremer. En 2022, au terme du premier appel à projet, deux des six projets retenus sont directement liés aux fonds marins.

Le Gouvernement a choisi de doter le plan France 2030 d'un axe 10 dédié aux grands fonds marins et doté de 300 millions d'euros. Le bleu du CIMer (comité interministériel de la mer) précise bien que l'exploitation n'est pas prévue au titre de cet axe 10. Le comité de pilotage ministériel est coprésidé par le ministère de la mer, le Mesri, le ministère de l'industrie et il associe le ministère des armées ; il s'est réuni trois fois. Un premier arbitrage du Premier ministre a gagé environ 100 millions d'euros ; quatre premières actions ont été retenues : la cartographie nécessaire pour honorer les engagements de la France qui détient deux contrats d'exploration de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), la conception-réalisation d'un drone planeur pour surveiller le volcan sous-marin de Mayotte, la conception d'un drone évoluant jusqu'à moins 6 000 mètres, la conception d'un robot piloté depuis un navire.

Enfin, un PEPR (programmes et équipements prioritaires de recherche) consacré aux grands fonds marins de 50 millions d'euros sera copiloté par le CNRS, l'Ifremer et l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Il constituera le volet de ressourcement scientifique indispensable pour irriguer l'axe 10 de France 2030.

Actuellement, la filière industrielle est assez frileuse pour s'engager financièrement, sans perspective de marché solide et sans filière minière nationale, dans le développement d'engins. Cependant, un engagement est attendu d'elle. Un équilibre a été trouvé par le comité ministériel de pilotage entre des actions recourant à la commande publique et des actions relevant d'une démarche de subventionnement concurrentiel, de manière à partager le risque entre public et privé.

À l'échelle internationale, l'expertise française est reconnue, comme en attestent de récents succès à des appels de l'Union européenne, par exemple l'implication de Mercator Ocean International dans le développement d'un jumeau numérique de l'océan et l'évolution de cette société de droit privé français en un organisme international de manière à affermir son leadership. C'était l'appel d'un certain nombre de pays européens lors du One Ocean Summit.

En conclusion, les connaissances et savoirs acquis sur les grands fonds marins nourrissent l'action publique dans des démarches classiques EAPP - expertise et appui aux politiques publiques. L'excellence de la communauté scientifique française lui permet de construire une réputation et une influence internationales et l'autorise à prendre des initiatives, par exemple sur l'intérêt de constituer un panel intergouvernemental d'experts sur la durabilité de l'océan, sur le modèle de l'IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) par exemple.

Ces démarches au sujet des grands fonds marins illustrent le principe d'action générique - décider avec la science -, qui peut améliorer le degré de confiance entre le public, les connaissances issues de la recherche et les innovations qui en découlent.

M. Michel Canévet, président. - Je vous remercie de ce tour d'horizon assez large.

Les initiatives déjà lancées suscitent des attentes de la part des opérateurs industriels de notre pays spécialisés dans les questions maritimes, notamment en termes de commandes publiques, pour avancer sur les moyens à mettre en oeuvre pour explorer les fonds marins. Des orientations ont été définies, mais il ne faudrait pas que le temps nécessaire à l'élaboration des appels à projet décourage les acteurs de la filière industrielle maritime. Certains sont prêts à agir et à intervenir.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Je remercie M. Pineau de ses propos complets et éclairants.

Le PEPR a été évalué à 90 millions d'euros ; or vous avez confirmé le montant de 50 millions d'euros. Du fait du réajustement de ce budget, un certain nombre d'interlocuteurs parlent d'une baisse de l'ambition nationale. Quelles précisions pouvez-vous nous apporter sur ces montants dans les dix années qui viennent ?

Sur le projet 2 confié au Mesri, la circulaire du Premier ministre du 5 mai 2021 évoque des chantiers d'action en mer, dans la ZEE française, tout particulièrement en Polynésie française en Nouvelle-Calédonie. Or le dernier Cimer n'a validé que des travaux de cartographie des deux zones d'exploration détenues par la France dans le cadre de l'AIFM. Des projets d'exploration de notre ZEE sont-ils toujours à l'étude ? Est-ce remis à plus tard ? Y a-t-il des discussions avec les collectivités concernées ?

Par ailleurs, quel est le niveau de résolution attendue de cette cartographie ? Merci d'avoir bien fait la distinction entre exploration et exploitation ; cette nuance devrait être mieux connue, notamment des ONG.

Je m'en tiens pour l'instant à ces questions. Nous reviendrons ensuite sur la frilosité du secteur industriel.

M. Thierry Pineau. - La création de l'axe 10 sur les grands fonds marins du plan France 2030 a engendré un glissement du programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR), qui est en cours de repérimétrage. Initialement, dans la stratégie nationale, le PEPR emportait des enjeux financiers sur la création d'instruments ; or ces instruments seront développés sous financement de France 2030. Cela crée une épargne pour le PEPR.

Le planeur à moins 3 000 mètres conçu pour surveiller le volcan sous-marin de Mayotte, d'une valeur de 10 millions d'euros, sera financé par France 2030, mais son exploration s'inscrira dans le cadre du PEPR. C'est une première forme d'épargne, mais il y en aura d'autres.

On essaiera d'optimiser au maximum les explorations industrielles liées à France 2030 en associant plusieurs équipes de chercheurs dans un même bateau, pour leur travail de qualification de leurs prototypes dans le cadre des projets PEPR. Le partage engendrera de très grosses économies, sachant que ces frais peuvent avoisiner les 35 000 euros journaliers.

Nous visons le moins de pertes possibles sur les projets scientifiques, dans le cadre du PEPR.

Le Comité interministériel de la mer a validé l'exploration de deux sites géographiques d'intérêt : la dorsale médio-atlantique et Clarion-Clipperton. Mais c'est bien en Polynésie que seront faites les propositions suivantes. Elles porteraient en particulier sur la connaissance générale de la géobiodiversité. Les suites à l'exploration pourraient être des actions de conservation ou d'exploitation, sous réserve d'une totale durabilité. C'est probablement lors du comité ministériel de pilotage de l'automne 2022 que des projets complémentaires pourraient être déposés à ce titre.

En Nouvelle-Calédonie, il faudra étudier la compatibilité des conditions de l'exploration avec la protection de la zone visée, en particulier de la barrière de corail, avant d'envisager toute faisabilité. Sur ce territoire, un projet d'observatoire de long terme, mené conjointement par l'IRD, l'Ifremer et le Japon est à l'étude.

Vous m'avez interrogé sur le niveau de résolution attendu : les explorations dépasseront la seule investigation bathymétrique. Il s'agit de connaître la géobiodiversité ambiante, la présence d'amas sulfurés dans la dorsale médio-atlantique et de nodules polymétalliques à Clarion-Clipperton, ainsi que de qualifier le gisement minéral et l'écosystème présent. C'est une exploration multiparamétrique.

L'AIFM est tout à fait favorable à la transparence des données. L'Ifremer rédige un rapport annuel assez largement rendu public par l'AIFM. Ce contenu pourrait être encore plus ouvert grâce à un prétraitement des données, pour les rendre moins arides et plus facilement déchiffrables, mais cela a un coût qui n'est actuellement pas couvert.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Je voudrais aborder la manière dont les exécutifs locaux sont associés, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie. Comment le dialogue local devrait-il se faire ? Nous avons tous en tête l'expérience malheureuse de Wallis-et-Futuna.

M. Didier Marquer, chargé de mission sur les géoressources à la direction générale de la recherche et de l'innovation. - À chaque fois qu'une campagne océanographique est menée, une communication est assurée par les préfets, en amont, pour s'assurer que tout le monde est au courant.

M. Thierry Pineau. - Je note le souhait d'associer les exécutifs locaux encore plus en amont.

Je me réjouis des contacts approfondis sur la transition écologique avec la Polynésie. C'est un exemple à reproduire dans le domaine des grands fonds marins. Un dialogue en amont ou une coconstruction ont tout leur sens.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - C'est effectivement nécessaire. Sans accord des exécutifs locaux, il ne peut pas y avoir d'exploration en Polynésie, alors que c'est dans l'intérêt de tous.

D'ici à 2030, nous devons trouver le bon tempo et la bonne manière de faire émerger le secteur industriel de l'exploration des grands fonds. C'est un enjeu de connaissance, de souveraineté sur les terres rares et les nodules, mais aussi de production industrielle et de création d'emplois. Ne manque-t-il pas un maillon entre les ministères et le secteur industriel, qui rythmerait les recours aux fonds publics et veillerait à la transparence et à l'équité ?

Nous avons entendu le ministère des armées, la direction générale de l'armement (DGA) et la marine. Il est nécessaire que nos armées disposent des moyens nécessaires à la surveillance de nos fonds marins. Face aux urgences que révèlent les conflits en cours, notamment en Ukraine, nous ne sommes pas prêts sur le plan industriel. Il serait paradoxal de devoir s'équiper ailleurs, car l'industrie française ne peut pas tenir les délais.

Le timing est déterminant, car le secteur industriel est soumis à des cycles longs.

M. Thierry Pineau. - Nous avons apporté un grand soin à la constitution du comité ministériel de pilotage de l'axe 10 en introduisant six personnes qualifiées, les plus à même d'assurer l'interface avec le milieu industriel, dont M. Thomas Buret, directeur général d'iXblue et Mme Carine Tramier, présidente du Conseil d'orientation de la recherche et de l'innovation de la filière des industriels de la mer (Corimer). Ces deux personnes jouent très bien leur rôle de relais auprès du tissu industriel des grands fonds, qui est de taille raisonnable. Ainsi, après le premier arbitrage du Premier ministre, les informations sur la future commande publique d'un planeur à 3 500 mètres de profondeur ont été communiquées aux industriels.

Pour l'automate qui descend à 6 000 mètres de profondeur, la plateforme relèvera de la commande publique, mais les charges embarquées, dans toute leur diversité, feront l'objet d'un appel à manifestation d'intérêt, pour que la totalité des industriels puissent se porter candidat et proposer des analyseurs de gaz, des éclairages, des foreuses et autres instruments. Nous essaierons d'agir à bon rythme et d'équilibrer concours scientifiques, où la concurrence est de mise, et commande publique, où les industriels pourront s'associer. En l'espèce, nous aurons besoin de l'expertise de l'Ifremer pour l'assistance à maîtrise d'ouvrage.

En ce qui concerne les terres rares, il n'est pas forcément pertinent de les chercher dans les grands fonds marins. Le recyclage peut être préférable.

M. Didier Marquer. - Deux aspects dominent la question des ressources minérales des grands fonds marins : la souveraineté nationale et la disponibilité de métaux d'intérêt. On trouve ces derniers à terre, en mer et dans les matériaux déconstructibles et recyclables. L'Observatoire des matières premières développe une vision globale des matériaux critiques dont on a besoin, sans se focaliser uniquement sur les fonds des océans.

Le modèle économique ne doit pas être négligé. Si la tonne de tungstène n'est pas chère à terre, personne n'ira en chercher dans les grands fonds marins. Les premiers acteurs sont les industriels et non le ministère de la recherche, même s'il contribue à l'Observatoire.

Si l'on se focalise uniquement sur le minéral, on perd de vue que les matières premières des fonds marins sont aussi biologiques, avec beaucoup d'apports, notamment pour l'industrie pharmaceutique.

M. Thierry Pineau. - Les ressources biologiques océaniques sont tout à fait originales. Dans la faune microbiologique des grands fonds marins, on trouve l'usage de métaux catalyseurs. C'est très différent de la microbiologie terrestre. Nous avons beaucoup à apprendre de ces voies métaboliques originales. Certaines d'entre elles offriront peut-être des débouchés industriels.

La plus grande réussite, à ce jour, est l'enzyme Taq polymérase utilisée dans les tests PCR, qui avait été identifiée dans des bactéries thermophiles des grands fonds marins.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Nous avons contacté les principaux laboratoires pour évoquer les potentialités biomédicales des grands fonds marins et force est de constater que, si le tissu industriel semble se préparer sur le minéral, on ne sent pas de mobilisation particulière des firmes pharmaceutiques. Imaginez-vous un plan d'action particulier en ce domaine ? Nous manquons d'interlocuteurs.

M. Thierry Pineau. - Je comprends que vous ayez des difficultés à trouver des interlocuteurs, car les laboratoires pharmaceutiques sont confrontés à des contraintes très fortes. Il leur faudrait certainement un amorçage par la recherche publique, car les espèces considérées sont difficiles à entretenir dans un environnement aérobie. Seuls deux grands laboratoires internationaux se sont fait une spécialité des bactéries anaérobies et du fonctionnement de leurs protéines. C'est un défi que de les cultiver. Cependant, il n'est pas impossible de connaître les potentialités biologiques des protéines de ces bactéries en passant par l'analyse de leur génome. Des programmes portent sur ce domaine, en considérant la colonne d'eau à différentes altitudes. C'est une approche bien plus aisée.

Une option pourrait être de motiver une réflexion sur le sujet dans le cadre d'un prochain conseil stratégique des industries de santé. En effet, les industriels considèrent ce type de recherche comme très en amont. Actuellement, leur sourcing d'innovations, c'est le rachat de start-ups qui ont fait leurs preuves.

M. Michel Canévet, président. - Il est clair que beaucoup reste à faire pour exploiter le potentiel des biotechnologies marines.

Mme Angèle Préville. - Des projets de recherche concernent-ils les microplastiques dans les sédiments des fonds marins ?

M. Thierry Pineau. - La démarche est bottom up, donc ce sont les chercheurs qui proposeront leurs projets, dans le cadre du PEPR. Je ne peux pas préjuger de leurs initiatives.

Mme Angèle Préville. - Quand les premiers résultats de la cartographie seront-ils connus ? Quelle communication en sera faite ? Seront-ils médiatisés pour le grand public ?

Le nombre de drones ou de véhicules autonomes est-il suffisant pour mener à bien tous les projets de recherche ? Combien y en a-t-il ?

Combien de chercheurs sont-ils impliqués, dans toutes les disciplines que vous avez évoquées ?

M. Thierry Pineau. - L'inventaire des instruments et des bâtiments pouvant être projetés pourra vous être communiqué.

Mme Lise Fechner, chef de département à la Direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI). - Nous vous fournirons des éléments précis sur la FOF. Sachez déjà que nous disposons de quatre navires hauturiers, qui sont les principaux concernés pour l'exploration des grands fonds, ainsi que d'équipements, qui font l'objet d'arbitrages au sein du comité directeur de la flotte. Nous avons le Nautile, un sous-marin habité, bientôt en fin de vie, le robot téléopéré Victor 6000, qui descend à 6 000 mètres de profondeur, ainsi qu'un autre robot téléopéré allant à la même profondeur, en cours de développement. Enfin, le véhicule sous-marin autonome Ulyx y descend également.

M. Thierry Pineau. - Les financements de France 2030 doteront la communauté de nouveaux équipements innovants. L'objectif est de doper le tissu industriel pour qu'il propose de nouveaux instruments, mais leur prix restera tout à fait considérable. C'est pourquoi il faut penser aux prestations de service payantes. Si le planeur développé pour le volcan de Mayotte donne pleinement satisfaction, il pourra assurer la surveillance de risques ailleurs. Cela ouvrirait le marché - ce serait l'un des aspects de la valorisation économique de ces instruments.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - J'ai encore de très nombreuses questions, mais nous devons garder le rythme de nos auditions ! Monsieur Pineau, nous reviendrons vers vous si nous avons besoin d'éléments plus précis. Merci beaucoup.

M. Michel Canévet, président. - Merci d'avoir répondu à notre invitation.

Audition de M. Pierre-Alain Gautier, directeur corporate affairs et partenariats, et de Mme Amélie Serey, chargée de relations institutionnelles France et Europe, groupe Eramet

M. Michel Canévet, président. - Nous poursuivons nos auditions avec M. Pierre-Alain Gautier, directeur corporate affairs et partenariats, et Mme Amélie Serey, chargée de relations institutionnelles France et Europe, du groupe Eramet.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Je salue M. Gautier et Mme Serey. Le questionnaire qui vous a été transmis préalablement servira de colonne vertébrale à nos échanges.

Il nous a paru indispensable d'entendre Eramet, présent dans le Pacifique, sur la stratégie minière française, sur le potentiel minier des grands fonds marins, sur la réforme du code minier et sur le régime juridique des mines en mer, mais aussi sur les moyens publics et la stratégie mise en oeuvre pour les grands fonds.

J'aimerais aussi que nous abordions les retombées socio-économiques de l'exploitation des grands fonds marins outre-mer.

M. Pierre-Alain Gautier, directeur corporate affairs et partenariats d'Eramet. - Merci de cette opportunité d'échanger avec vous sur ce sujet.

Le groupe Eramet est historiquement présent en Nouvelle-Calédonie. Si ce territoire est français, c'est parce qu'au XIXe siècle, un ingénieur français y a trouvé du nickel. Nous menons des opérations d'extraction de nickel et de cobalt en Nouvelle-Calédonie et en Indonésie, de manganèse au Gabon, de titane au Sénégal, de lithium en Argentine. Avec des activités minières et de transformation métallurgique, notre modèle est plus intégré que celui de nos concurrents non européens.

Des métaux tels que le nickel, le cobalt, le manganèse ou le lithium pourraient se trouver dans les grands fonds marins, mais l'intérêt de notre groupe à cet égard est assez limité. Nous n'avons pas de projet de développement, ni même d'étude, dans ce domaine.

Les technologies ne sont pas assez mûres pour envisager une exploitation à grand volume. Les coûts opératoires seraient rédhibitoires par rapport à ce que l'on trouve ailleurs. Nous avons toujours cherché les ressources les plus accessibles, économiques et faciles à exploiter.

Les grands fonds marins ne feront pas partie des gisements intéressants avant 2040. Nous n'avons pas identifié de modèle économique dans lequel leur exploitation serait pertinente.

Le nickel, le cobalt et le lithium, souvent définis comme stratégiques, se trouvent encore en grande quantité dans des gisements plus traditionnels, dans lesquels on peut opérer avec sécurité et investir avec visibilité. On dit souvent que l'exploitation du nickel est l'industrie la plus capitalistique après le nucléaire. Un projet d'extraction de nickel coûte un à deux milliards de dollars.

Les grands fonds marins ne sont donc pas un axe d'étude.

La sécurisation juridique de l'accès à ces fonds à court, moyen et long terme est nécessaire. Il me semble que le plan France 2030 inclut ce point. Au-delà, il est important de sécuriser l'approvisionnement de l'industrie française en matières premières, notamment en métaux stratégiques.

Ces industries doivent disposer d'une quantité de ressource adéquate et d'un modèle économique viable. En outre, il faut s'assurer que leur empreinte RSE corresponde aux normes de notre marché intérieur et aux exigences du consommateur final.

Les moyens financiers publics doivent être orientés vers le développement de projets miniers, de projets de première transformation métallurgique et de projets de recyclage. Il s'agit d'une première réponse pour sécuriser notre approvisionnement en métaux indispensables à la réussite de la transition énergétique. Dans la mesure où les montants à mettre en oeuvre sur ce premier volet sont déjà colossaux, il serait prématuré d'orienter des financements publics significatifs vers l'industrie des fonds marins dont le potentiel n'est pas encore avéré.

Par ailleurs, l'empreinte RSE de ce type d'activité ne doit pas être minimisé. Faute d'études, nous n'avons que peu de visibilité sur les conséquences environnementales d'une exploitation des fonds marins à une échelle industrielle. Il ne faudrait pas renforcer encore la méfiance des communautés locales ou celle du consommateur final à l'égard de nos métiers. Je crains que le développement de nouvelles activités minières, dont l'impact environnemental est encore flou, ne nuise à la mise en place de l'amont minier essentiel pour tenir notre trajectoire de lutte contre le réchauffement climatique.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - La société belge Global Sea Mineral Resources (GSR) envisage une exploitation des fonds marins dès 2028, et ce malgré l'échec de la société canadienne Nautilus Minerals en Papouasie-Nouvelle Guinée. Portez-vous une attention particulière à ces premières tentatives d'exploitation ou pensez-vous qu'il s'agit d'une erreur industrielle ?

M. Pierre-Alain Gautier. - Nous observons ces différents projets. Pour autant, notre stratégie n'a pas évolué, même si tout est possible d'ici à 2040. Si les choses devaient évoluer dans cinq ans, par exemple, nous nous adapterions.

Par contre, il est indispensable que la France mobilise l'ensemble de ses capacités dans le domaine minier pour ne pas manquer une opportunité. Notre pays dispose d'un tissu scientifique et académique exceptionnel qui doit s'intéresser à ces questions, notamment aux techniques à développer pour permettre l'exploitation des fonds marins et aux façons de minimiser l'impact environnemental de tels projets.

M. Michel Canévet, président. - Nous avons des besoins colossaux pour mener à bien la transition énergétique. Peut-on se contenter de la seule exploitation minière continentale et du recyclage pour les satisfaire ? Les ressources présentes dans les fonds marins ont-elles peu d'intérêt ?

M. Pierre-Alain Gautier. - Entre les premiers travaux d'exploration et la mise en service industrielle, le développement d'un projet minier avec des technologies connues et un business model éprouvé prend environ dix ans. La France et l'Europe doivent répondre aux demandes de métaux qui vont croître de manière très importante dans les métiers liés à la transition énergétique. Prenons l'exemple des batteries : le nickel, le cobalt et le lithium que l'on retrouvera dans la batterie d'un véhicule de 2030 seront issus de projets aujourd'hui en développement.

Nous devons concentrer les moyens publics financiers et réglementaires sur des projets actionnables à très court terme. La Chine, le Japon, la Corée, le Canada, les États-Unis sont en train de sécuriser des gisements en Amérique latine, en Australie, en Indonésie et dans d'autres pays.

La stratégie industrielle nationale doit se décliner à la fois sur le court et le long terme. Or il me semble extrêmement important de nous focaliser d'abord sur le court terme. L'exploitation des fonds marins est une opération de long terme, ce qui suppose des investissements moins importants, d'abord entrepris par des acteurs institutionnels et académiques. Il serait intéressant, comme vous l'avez souligné, de nouer des partenariats avec l'Ifremer, par exemple, pour mieux connaître ces gisements potentiels, leur répartition, leur teneur en minerais... L'exploitation de gisements polymétalliques ne peut se faire sans développer de nouveaux procédés de raffinage. Ces questions de recherche et développement peuvent être traitées par les acteurs institutionnels plutôt que par les industriels.

En ce qui concerne la sécurisation de nos approvisionnements en matières premières critiques, il importe de se focaliser d'abord sur des gisements accessibles, qui nous permettront de répondre à nos besoins pour les trois à cinq ans à venir.

M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Eu égard à votre expérience en Nouvelle-Calédonie, quelles seraient vos recommandations en matière de dialogue avec les populations ? Comment optimiser les retombées économiques et financières pour l'ensemble des acteurs ? La campagne d'exploration à Wallis-et-Futuna a sans doute souffert d'un manque de dialogue en amont, ce qui explique la réaction épidermique des populations. Le sujet est sensible : que faut-il faire et, surtout, ne pas faire ?

M. Pierre-Alain Gautier. - Il faut tout d'abord impliquer toutes les parties prenantes dès les premières phases d'étude du projet. C'est le seul moyen de dissiper la défiance dont souffrent les activités minières traditionnelles, qui touchent à la terre. Les seules activités économiques des régions isolées où nous opérons sont souvent liées à l'agriculture et à l'exploitation de la terre. Il est donc extrêmement important de faire voir aux populations locales les retombées positives du projet. L'exploitation d'un fonds marin peut avoir moins d'impact apparent, mais l'implication de toutes les parties prenantes, à tous les échelons, plusieurs années avant le début des opérations est essentiel.

Il faut également expliquer comment sera partagée la valeur ajoutée induite par l'exploitation. Il faut donc présenter un business model qui tienne la route dès le départ du projet. Le cadre fiscal doit également être expliqué - impôt sur les sociétés, comme en Nouvelle-Calédonie, royalties sur le chiffre d'affaires, comme en Indonésie...

Il faut enfin s'attendre à de fortes oppositions de la part d'ONG environnementales. Il est donc important d'inscrire ce type d'opération dans un cadre RSE internatinal reconnu et non contestable. Eramet déploie aujourd'hui le standard IRMA (International Responsible Mining Assurance), développé par un organisme indépendant. Ce standard a l'avantage d'être exhaustif en termes d'impacts environnementaux, sociétaux et humains des exploitations minières. Il présente aussi l'avantage d'offrir une gouvernance partagée entre industriels, gouvernements, ONG et différentes parties prenantes. Il me semble essentiel d'inscrire tout projet d'exploitation des fonds marins dans un cadre offrant un benchmark international reconnu.

M. Michel Canévet, président. - Merci de ces éclairages qui nous seront très utiles. La France doit bien évidemment poursuivre ses opérations de recherche et d'exploration des grands fonds marins pour rester au niveau de ses compétiteurs internationaux.

La réunion est close à 18 h 45.