Jeudi 27 septembre 2018

- Présidence de Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente, puis de M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition, ouverte à la presse, de M. Étienne Crépon, président du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) sur son rapport d'activité 2017

Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente. - Je souhaite tout d'abord excuser notre président, le sénateur Gérard Longuet. Notre premier vice-président Cédric Villani présidera cette séance, je le supplée jusqu'à son arrivée.

En cette rentrée, nos travaux collégiaux ont commencé par la visite, jeudi 20 septembre 2018, du laboratoire de police scientifique de la gendarmerie nationale, à Pontoise, qui s'est avérée passionnante.

L'audition de ce matin est consacrée à la présentation du rapport d'activité du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) pour l'année 2017. L'audition du CSTB est désormais prévue par la loi, en application de l'article 9 de la loi du 17 août 2015 sur la transition énergétique pour la croissance verte.

La première audition du CSTB organisée dans ce cadre s'est tenue le 13 décembre 2016. La deuxième, qui s'est tenue en juillet 2017, constituait la première audition par l'Office après les élections du printemps 2017. Monsieur le président Etienne Crépon, je suis heureuse de vous accueillir à nouveau aujourd'hui à l'Assemblée nationale.

Voici quatre ans, l'Office avait publié un rapport du député Jean-Yves Le Déaut, notre ancien président, et du sénateur Marcel Deneux, sur les freins réglementaires à l'innovation en matière d'économies d'énergie dans le bâtiment. Il comportait une vingtaine de recommandations visant à améliorer la prise en compte de ces impératifs énergétiques et climatiques.

En juillet 2018, l'Office a publié, sous une forme plus synthétique, une note scientifique courte sur la rénovation énergétique des bâtiments, présentée par nos collègues députés Jean-Luc Fugit et Loïc Prud'homme, et accompagnée d'une vidéo sur le site de l'Office. M. Étienne Crépon, vous êtes naturellement invité à réagir à cette note.

M. Étienne Crépon, président du CSTB. - Cette rencontre devient, en effet, traditionnelle. J'apprends avec plaisir que l'Office s'est déplacé au laboratoire de police scientifique de la gendarmerie nationale à Cergy-Pontoise. Je me ferais un plaisir de vous accueillir sur notre site de Champs-sur-Marne, pour que vous puissiez découvrir concrètement les travaux des chercheurs et experts du CSTB. Nous recevrons prochainement M. Jean-Luc Fugit, administrateur du CSTB. Avant l'été, nous avions reçu Madame la sénatrice Élisabeth Lamure, également administratrice du CSTB. Nous serions très honorés de votre visite.

En préambule, voici quelques mots de présentation du contexte de la recherche dans le secteur de la construction. Ce secteur pèse un peu plus de cent milliards d'euros de chiffre d'affaires. Il est marqué par deux éléments économiques essentiels. D'une part, il n'existe pas de leader économique organisant la filière, comme cela peut être le cas dans l'industrie automobile, qui pèse à peu près le même poids économique, ou dans l'industrie aéronautique, qui représente soixante milliards d'euros. D'autre part, il n'y a quasiment pas de barrière économique à l'entrée, ce qui signifie que les marges y sont très faibles. Ces deux éléments, marge très faible et absence de leader économique, font que ce secteur, a historiquement et traditionnellement une faible culture de recherche, en France comme à l'étranger.

Dans le domaine de la construction, l'effort de recherche des entreprises est de l'ordre de 1 pour 1000 de leur chiffre d'affaires, là où la moyenne et l'objectif de la stratégie de Lisbonne sont de 2 % du produit intérieur brut (PIB). Ces éléments font qu'un organisme comme le CSTB, qui a des équivalents et homologues dans tous les pays développés de la planète, est en permanence tiraillé entre la recherche amont, pour défricher de nouveaux sujets, et la recherche aval, qui s'approche parfois de l'expertise, pour mettre à disposition de l'ensemble des acteurs économiques les connaissances qu'il a créées.

Au plan scientifique, l'activité du CSTB sur l'année 2017 reflète vraiment cette dualité. Je vous propose d'évoquer les trois grands sujets de recherche sur lesquels nous avons été amenés à travailler l'année dernière.

Le premier sujet porte sur les travaux sur la transition environnementale, avec deux éléments essentiels.

Le premier élément concerne la façon de prendre en compte le carbone, les enjeux d'émissions de gaz à effet de serre, dans les constructions. Quelle métrique ? Quelles règles ? Comment préparer la future réglementation environnementale ? Il s'agit d'une approche en aval de mise à disposition et d'application des travaux de recherche menés par le CSTB, depuis une dizaine d'années, sur l'utilisation du carbone à l'échelle du bâtiment et de la ville.

Le deuxième élément est lié directement à l'actualité : comment mieux anticiper les effets du changement climatique sur les constructions ? Nous avons été amenés à travailler sur ce sujet, et nous continuons à le faire, suite à l'arrivée sur les Antilles des ouragans Irma, qui a ravagé l'île de Saint-Martin, et Maria, qui a fortement impacté la Guadeloupe, en passant à trente kilomètres des côtes. Ces deux événements nous ont clairement amenés à nous demander si les règles de construction, les procédés constructifs avec lesquels nous bâtissons depuis des décennies et parfois des siècles, sont et resteront adaptés pour faire face à une intensification des événements climatiques exceptionnels.

Le deuxième grand sujet de recherche porte sur les enjeux de la révolution numérique dans le secteur du bâtiment, avec une double dimension : en aval, il s'agit d'accompagner l'ensemble de la filière et des acteurs pour qu'ils se saisissent des outils du numérique. Comme je l'ai déjà souligné l'an dernier, la filière du bâtiment a compris et saisi l'ensemble des opportunités que pourrait lui apporter l'utilisation des outils numériques. Elle s'est collectivement saisie du sujet et a demandé au CSTB de l'accompagner dans le développement d'outils, afin de pouvoir, de la façon la plus simple, la plus efficiente et la moins risquée possible, se saisir de ces opportunités. Cela a été réalisé au travers d'interventions du CSTB dans le cadre du Plan transition numérique dans le bâtiment (PTNB), mis en place par le Gouvernement, ainsi que de l'accompagnement de certains maîtres d'ouvrage, publics ou privés, destiné à les aider à se saisir de ces outils.

Dans le domaine de la transition numérique, le CSTB a également commencé à examiner les impacts potentiels des avancées qu'apportera l'intelligence artificielle dans le secteur économique de la construction. Aujourd'hui, nous sommes loin de ce qui peut se faire dans d'autres domaines, comme l'indiquait un récent rapport de l'Office. Mais nous savons bien que, tant dans les phases de construction que d'exploitation des bâtiments, les enjeux de développement des outils de l'intelligence artificielle auront un impact structurant et structurel sur l'ensemble de la filière.

Le CSTB est un organisme de recherche qui a l'envie de découvrir. Malgré les lourdeurs d'une organisation de mille personnes, il a souhaité, sur des sujets de ce type, s'ouvrir complètement à l'ensemble des innovations. Cela l'a amené, à la fin de l'année dernière, à mettre en place un incubateur d'entreprises innovantes consacré au secteur du numérique, le CSTB'Lab. Le dispositif prévoit que chaque entreprise sélectionnée pour intégrer le CSTB'Lab bénéficie d'un parrain parmi les chercheurs du CSTB, de l'accès aux équipements scientifiques du CSTB et aux travaux de recherche menés par les chercheurs du CSTB.

Le positionnement de cet incubateur est donc très lié à nos travaux de recherche. Cela nous différencie d'un certain nombre d'initiatives d'incubateurs d'entreprises plus massifs, lancés ces dernières années. Visiblement, le CSTB'Lab correspond à une véritable attente d'une famille d'entreprises innovantes. Nous fonctionnons par vagues d'appels à candidature. À chaque appel, nous avons une trentaine de candidatures, parmi lesquelles nous sélectionnons entre trois et quatre start-up.

Le troisième grand sujet sur lequel nous avons intensifié nos travaux de recherche porte sur l'ensemble des enjeux sanitaires dans le secteur de la construction, avec une première question en termes de recherche aval : quelles solutions la recherche peut-elle apporter à la problématique de la présence d'amiante dans les bâtiments, notamment comment réduire le coût du désamiantage ?

Une étude récente du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) indiquait que pour le seul secteur du logement social, qui représente à peine 10 % du parc construit en France, et un sixième du parc résidentiel, le coût du désamiantage des bâtiments, hors immobilisation, représentera vingt milliards d'euros sur les dix prochaines années. Un ratio simple nous donne un ordre de grandeur du coût du désamiantage de l'ensemble du parc existant. Celui-ci se chiffrera probablement en centaines de milliards d'euros dans les années à venir. En s'appuyant sur les apports de la recherche, il y a probablement matière à sensiblement réduire ces coûts massifs.

Dans le domaine sanitaire, une deuxième question porte sur l'ensemble des enjeux de la qualité de l'air à l'intérieur des bâtiments. Comment prévoir les polluants présents dans l'air intérieur, en fonction de ce qui est présent dans le bâtiment, et accessoirement, de la pollution de l'air extérieur ? Ce sont des travaux de recherche de long terme. Nous en sommes à simuler des phénomènes physiques complexes.

Voilà, rapidement et synthétiquement, certains des travaux qui ont mobilisé les chercheurs du CSTB sur l'année 2017, et le début 2018.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - C'est un plaisir de venir prendre le relais de ma collègue Huguette Tiegna sur un sujet que l'Office considère comme particulièrement important. Le débat est ouvert.

M. Jean-Luc Fugit, député. - Ma position est un peu particulière, puisque j'ai le plaisir de siéger au conseil d'administration du CSTB depuis un an. Je souhaiterais, toutefois, avoir quelques précisions dans le cadre de l'Office. Tout d'abord, quelle est votre réaction concernant la note scientifique que nous avons produite en juillet dernier, avec mon collègue Loïc Prud'homme, sur la rénovation énergétique des bâtiments ?

Ensuite, au sujet des travaux sur la qualité de l'air intérieur que vous venez d'évoquer, je vais prendre ma casquette de président du Conseil national de l'air (CNA). Au plan sanitaire, l'air intérieur devient un sujet aussi important que l'air ambiant. Sous ma présidence, le CNA s'intéressera à ces deux sujets. Je souhaiterais en savoir plus sur les travaux que vous souhaitez conduire, en particulier sur les partenariats que vous envisagez pour traiter cette question.

Par ailleurs, j'avais été très intéressé, il y a un an, lorsque vous avez lancé un incubateur de start-up. Six à neuf start-up se sont installées pour commencer un certain nombre de travaux, en bénéficiant de toute l'innovation et du soutien technique du CSTB. Quel est le premier bilan, un an après ? Quelle est la trajectoire ?

Enfin, je souhaiterais vous entendre sur la possibilité de dérogations aux normes de construction apparue avec la loi pour un État au service d'une société de confiance. Elle permet aux maîtres d'ouvrage de bâtiments de déroger à un certain nombre de règles de construction. Un établissement comme le CSTB a notamment la possibilité de délivrer au maître d'ouvrage une attestation d'effet équivalent. Comment voyez-vous cette nouveauté, et comment allez-vous la mettre en oeuvre ?

M. Etienne Crépon. - Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger avec M. Jean-Luc Fugit au sujet de la note sur la performance énergétique produite par l'Office juste avant l'été. Sur les objectifs qu'elle fixe, sur les orientations qu'elle propose, je ne vois pas une feuille de papier à cigarette entre la position de l'Office et l'analyse des équipes scientifiques du CSTB.

J'ai une interrogation sur une préconisation que vous faites quant à la création d'un institut de la transition énergétique. On ne peut que partager l'objectif s'il s'agit de mieux faire travailler ensemble les chercheurs oeuvrant dans le domaine, qu'ils soient au CSTB, au CEA, dans les universités ou les autres centres de recherche. Par contre, j'ai une vraie réserve si cela devait conduire à la création d'un « machin » supplémentaire. Notre paysage scientifique a plus besoin de simplification que d'ajouts de petites structures.

Le CSTB est un petit établissement de recherche, avec deux cents chercheurs et soixante doctorants. Objectivement, nous sommes des nains scientifiques par rapport à des poids lourds, comme le CEA, le CNRS, ou les universités. Je constate qu'avec deux cents chercheurs nous sommes à la limite du sous-critique pour faire un travail scientifique pertinent sur les sujets de bâtiment. L'idée de créer une structure - si telle était l'idée, mais je ne le crois pas - qui regrouperait quelques dizaines de chercheurs, sur un domaine hyper pointu, sans insertion dans un environnement scientifique plus large, ne me paraît pas nécessairement la solution la plus pertinente. On le sait, nous sommes à un moment où les progrès scientifiques se font, d'abord et avant tout par la transdisciplinarité, ainsi que par l'ouverture des chercheurs aux problématiques et approches de leurs collègues travaillant dans d'autres domaines, plutôt que par la concentration d'experts travaillant dans un domaine donné.

Sur le fond de cette note de l'Office, les orientations et préconisations de l'Office sont largement partagées par les équipes du CSTB. Je me réjouis de cette production. J'avais juste un regret de forme. Parmi les personnes citées comme ayant été auditionnées, le CSTB, qui pourtant, je crois, avait alimenté les travaux des deux rapporteurs, n'a pas été mentionné. Cela a créé quelque émoi au sein de mes équipes. Je m'en suis expliqué avec M. Jean-Luc Fugit. J'ai indiqué à mes équipes que ce n'était en aucun cas un ostracisme du Parlement vis-à-vis d'elles. M. Jean-Luc Fugit m'a fait le plaisir d'accepter de venir en parler de vive voix avec les chercheurs.

Concernant la qualité de l'air intérieur, à la demande de l'État, le CSTB travaille sur ce sujet depuis une dizaine d'années avec l'Observatoire de la qualité de l'air intérieur (OQAI). Celui-ci est reconnu, au plan international, comme l'une des références sur cette problématique.

Ce sujet a fait l'objet de débats dans le cadre de l'examen du projet de loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (ELAN), qui vient de passer en commission mixte paritaire. L'OQAI doit très probablement trouver un nouveau souffle, refonder son modèle, tant économique que scientifique. C'est l'un des sujets sur lesquels nous voulons travailler. Doit-on rester sur une logique d'enquêtes régulières, lourdes, et accessoirement très onéreuses, dans les logements ? Ou devons-nous utiliser d'autres outils offerts, d'une part, par le Big Data, d'autre part, par les avancées scientifiques de nos collègues universitaires en matière de pollutions chimiques ? Nous sommes au début de la réflexion. Je n'ai pas de feuille de route tracée sur le sujet. Nous allons devoir avancer pour fixer un programme de travail dans les années à venir.

Concernant l'incubateur d'entreprises mis en place par le CSTB, il semble qu'il réponde à un véritable besoin. À chaque campagne de recrutement, nous recevons une trentaine de candidatures. Je présiderai le jury de la quatrième campagne dans les semaines à venir. Il n'y a pas de baisse d'intérêt de la part des jeunes entreprises pour intégrer le CSTB. Ce succès, nous le devons au fait que nous proposons à des entreprises l'accès à nos travaux et à nos équipements scientifiques, et que nous le faisons sans arrière-pensée financière. Lors de la mise en place du CSTB'Lab, il a été clairement indiqué que le CSTB n'envisageait pas de relations capitalistiques avec les start-up. Cette démarche fonctionne, elle répond à des attentes. Le dispositif a une limite : pour que le système soit efficace, je dois garantir aux entreprises accueillies au sein du CSTB'Lab la disponibilité des chercheurs qui acceptent de les parrainer. On rejoint ce que j'ai indiqué précédemment : avec deux cents chercheurs travaillant au CSTB, autant, pour quelques dizaines de start-up, il est possible de dégager la disponibilité nécessaire à un accompagnement de qualité, autant, à plus grande échelle, ce ne serait pas raisonnable, et nous conduirait naturellement à une dégradation de la qualité de service.

Concernant les dérogations aux normes de construction, l'ordonnance qui les généralisera est à ma connaissance en cours d'examen au Conseil d'État. Elle n'est pas encore directement applicable. Cependant, il existe d'ores et déjà des possibilités de dérogations, qui ont été fixées par voie réglementaire par le Gouvernement. Le CSTB a développé une offre de service auprès des maîtres d'ouvrage et des industriels, pour les accompagner dans de telles dérogations. Il s'agit plus d'expertise que de recherche, en pratique. Si nous constatons, de la part d'un certain nombre de maîtres d'ouvrage d'équipements un peu emblématiques ou exceptionnels, un intérêt pour le dispositif, il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui le nombre de travaux menés avec des maîtres d'ouvrage est très limité. C'est assez habituel dans le secteur de la construction. Les marges étant faibles, ce secteur a une très forte aversion au risque. De ce fait, une solution risquée ne sera choisie que s'il n'y a vraiment pas d'alternative, ou si sa rentabilité est potentiellement très forte. Ce secteur prend du temps pour se saisir des ouvertures qui lui sont faites, qu'elles soient réglementaires, scientifiques, ou techniques. La démarche est bien évidemment une démarche d'avenir. À titre personnel, je pense qu'il appartient plus au pouvoir réglementaire de fixer les objectifs que de dire comment on les atteint. Inversement, je suis convaincu d'une chose : avant que les acteurs de la construction ne s'en saisissent pleinement et que cela se généralise, il sera passé un peu de temps.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Merci pour vos remarques concernant le travail de l'Office et la façon dont la note coordonnée par nos collègues Jean-Luc Fugit et Loïc Prud'homme répond bien, dans ses analyses, au diagnostic que vous avez pu formuler. Nous notons bien entendu vos remarques et préoccupations concernant la mise en place d'un institut ou d'une structure qui ne doit pas être un nouveau « machin », comme vous le dites, rajoutant de la confusion à l'ensemble du système. Il faut bien avoir en tête les effectifs des différentes institutions qui travaillent sur le sujet.

Vous insistez sur le fait que le pouvoir réglementaire devrait, en la matière, fixer des objectifs plutôt que des méthodes. Pouvez-vous préciser cette façon de voir sur des thèmes tels que les aides, fiscales et autres, dans le secteur de la rénovation ?

Enfin, pouvez-vous développer l'aspect intelligence artificielle ? Comment, dans un secteur plein de règles, d'incertitudes, et de situations variées, peut-on tirer le meilleur parti de l'intelligence artificielle ? En quelque sorte, comment développer une bonne intelligence artificielle, adaptée au bâtiment, dans un contexte où l'intelligence artificielle ne se développe bien qu'en étroite relation avec les utilisateurs et experts du domaine ?

M. Etienne Crépon. - Concernant votre interrogation sur les outils fiscaux d'aide à la rénovation, malheureusement je crains que cela ne dépasse les compétences du CSTB. Autant le CSTB peut analyser l'efficacité de tel ou tel processus de travaux, autant il n'a ni la compétence, ni la légitimité, pour dire quelle quantité d'argent public on doit injecter dans une politique publique. C'est une prérogative du Parlement qui vote la loi de finances. Le CSTB a encore moins la légitimité pour dire comment cela doit être fait. Il y a des gens très compétents dans les administrations centrales sur le sujet. C'est à elles de déterminer les bons outils entre les différents choix qu'ils ont à leur main.

Concernant l'intelligence artificielle, nous avons deux grands champs dans le secteur du bâtiment : le champ de la construction des villes ou des bâtiments, et le champ de leur exploitation. Aujourd'hui, nous constatons que la phase amont de construction est très peu génératrice de données. Le développement des outils numériques permettra progressivement de constituer des données, de les structurer, d'avoir la capacité de les collecter et de les organiser, et, par la suite, très probablement au travers des outils de l'intelligence artificielle, la possibilité de les analyser, et d'en tirer un certain nombre de conséquences, notamment sur la pertinence des outils réglementaires.

Sur ces sujets, nous sommes vraiment dans une phase exploratoire, visant à constituer des données au travers, d'une part, des observatoires que nous pouvons être amenés à gérer, d'autre part, des travaux que nous avons conduits sur la transformation d'un certain nombre de règles de construction en algorithmes, avec une double logique : dans un premier temps, simplifier l'acte de construction grâce à la possibilité de contrôles semi-automatisés du respect de ces règles ; dans un second temps, analyser simplement les écarts constatés entre les règles et les réalisations. Il s'agit d'interroger la pertinence et la clarté des règles, pour déterminer si elles doivent éventuellement être adaptées. C'est un secteur à la fois très prometteur et nécessitant un travail de très longue haleine.

Concernant la phase d'exploitation du bâtiment, chacun d'entre nous génère une masse de données phénoménale. Un certain nombre d'acteurs, notamment les géants de l'internet s'interrogent sur la manière d'utiliser ces données qu'ils collectent quasiment naturellement. Il y aura là des opportunités phénoménales de développement de nouveaux services, pour le meilleur et pour le pire. À ce stade, je ne suis pas en capacité de dire comment ces données seront utilisées.

Pour le CSTB, sur la partie occupation d'un bâtiment, le Parlement a voté, dans le cadre du projet de loi évolution du logement et aménagement numérique (ELAN), la constitution d'un observatoire qui centralise l'ensemble des diagnostics réalisés dans les logements. Cette première étape était d'ailleurs une préconisation de la note de l'Office, et a fait l'objet d'un amendement cosigné par Cédric Villani. Nous disposerons ainsi d'un véritable lieu d'observation de l'état du bâtiment, qui plus est un lieu d'observation dynamique, puisque ces diagnostics sont réalisés à intervalles réguliers. Lorsque cet observatoire sera mis en place, je ne doute pas qu'il constituera une base sur laquelle nous pourrons exploiter tous les atouts de l'intelligence artificielle, pour aider à améliorer la qualité des logements de nos concitoyens, et moderniser la politique publique.

Mme Huguette Tiegna, députée. - Ma première question porte sur la rénovation. Vous avez évoqué le désamiantage. Je vais vous donner un exemple. Dans le Lot, juste avant l'été 2018, un épisode de grêle a endommagé des bâtiments agricoles. On s'est aperçu qu'un certain nombre d'entre eux étaient sujets à l'amiante. La difficulté a été alors de trouver des entreprises de désamiantage certifiées. Pouvez-vous nous dire, au-delà du coût que vous avez annoncé, s'il existe un manque de personnels qualifiés dans le domaine du désamiantage, ce qui augmenterait les coûts et limiterait le nombre d'entreprises compétentes ? Comment faire évoluer ce domaine, sachant que dans les années à venir nous serons certainement confrontés aux mêmes épisodes ?

Ma seconde question porte sur la recherche et l'innovation. Vous avez évoqué la faible part de la recherche dans le secteur du bâtiment, en regard de l'objectif de 2 % du PIB défini au niveau européen dans la stratégie de Lisbonne. Que peut-on faire aujourd'hui pour accompagner la recherche vers cet objectif ? Comment pousser le secteur de la R&D à aller dans ce sens ? Lors de l'audition du CSTB de 2017, on avait évoqué la complexité dans le secteur du bâtiment, qui induit une disparité des compétences. Dans le bâtiment, on a besoin de compétences multiples qui, finalement, doivent se réunir pour travailler ensemble. Ce n'est pas encore vraiment le cas aujourd'hui. Que faire pour avancer sur ce sujet au travers de l'enseignement par exemple ?

M. Etienne Crépon. - Cet exemple concernant l'amiante est, pour moi, très emblématique d'un sujet que nous devons avoir collectivement en tête. Sans tomber dans le catastrophisme sensationnel, nous savons qu'il y aura un accroissement de la fréquence des événements climatiques exceptionnels. Ceux-ci auront, d'une manière ou d'une autre, un impact sur notre cadre bâti. Dans une vie antérieure, j'ai dû gérer des crises de ce type-là, et échanger sur la gestion dans d'autres pays européens. Aujourd'hui, même si la France est mieux armée que la plupart de ses voisins, collectivement nous n'avons pas l'organisation, les outils et les processus, pour parvenir, face à un événement exceptionnel, à régler très vite les problèmes.

Cet exemple est significatif. Cette vague de grêle a fait exploser les hangars agricoles et les préaux des écoles, ce qui a nécessité de passer de quelques salariés qualifiés sur l'amiante à, ponctuellement, dix, cinquante ou cent fois plus, pour faire face à la crise. Nous devons y réfléchir collectivement. J'estime qu'en la matière la France a très largement les moyens, et qu'elle est plutôt en avance par rapport aux autres pays développés.

Concernant l'augmentation de la recherche et de l'effort de R&D dans le secteur de la construction, il n'existe aucune martingale. Je ne suis pas convaincu que la réponse passe par une pure substitution du déficit d'effort privé par un supplément d'effort public. Par le passé, on a pu constater qu'une démarche qui fonctionnait, ou en tout cas qui portait des prémisses de résultats, consistait à créer une dynamique collective, que son organisation soit à l'initiative de l'État ou des acteurs eux-mêmes. C'est ce que le Gouvernement a fait au travers du plan de transition numérique du bâtiment. Doté d'une très petite enveloppe d'une vingtaine de millions d'euros, ce plan a généré une dynamique collective de l'ensemble des acteurs. Celle-ci a créé une mobilisation et un effort de recherche - aujourd'hui difficilement quantifiable - allant très nettement au-delà du plan.

C'est la même logique de démarche collective qui a été portée par l'État au travers du plan de recherche et de développement de l'amiante, avec probablement un peu moins de succès, le sujet de l'amiante étant moins attractif que celui du numérique.

Ce type de démarche, qui consiste à mobiliser la filière sur certains sujets, correspond vraiment à la culture du secteur du bâtiment et fournit un certain nombre de résultats. Tout l'enjeu est d'identifier les sujets stratégiques autour desquels nous saurons créer une dynamique pour que les acteurs se mobilisent.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Monsieur le Président, votre audition a été comme d'habitude précise, rigoureuse, et argumentée. C'est un rendez-vous régulier, instructif et profitable. Depuis l'an dernier, il y a eu des évolutions, tant technologiques que législatives avec la loi ELAN. Le sujet du bâtiment va se réinviter sans arrêt dans l'action publique.

En ce qui concerne les questions d'évolution, de pratiques, et d'observation, vous avez insisté sur l'observatoire et sa fonction de collecte de données. Instauré par la loi, il va être mis en place, et le CSTB est appelé à jouer un rôle important pour exploiter ces données dans le domaine de la recherche.

Vous avez évoqué la nécessaire évolution pratique de très grands postes de dépenses qui attendent l'État dans les années à venir, sur des opérations qui sont à l'interface du bâtiment et du sanitaire par exemple. C'est un sujet qui restera central.

Concernant votre réponse sur la fiscalité, nous avons été très heureux d'entendre la confiance que vous avez dans la sagesse des administrations centrales sur les outils à déployer, mais nous nous permettrons, en tant que parlementaires, d'exercer un certain regard de contrôle sur cette sagesse, dont nous attendrons qu'elle fasse ses preuves, dans un domaine où les débats ont semblé plutôt porter, ces dernières années, sur le montant des subventions pour une porte ou une fenêtre, manquant un peu de recul et de hauteur par rapport à ce que nous pouvons voir dans vos analyses, et dans la note scientifique coordonnée par nos collègues.

M. Etienne Crépon. - Ce contrôle est même votre devoir constitutionnel !

Mme Angèle Préville, sénatrice. - Dans le domaine de la rénovation, les artisans sont maintenant soumis à une exigence de résultats, en remplacement d'une exigence de moyens. Je pense aux campagnes de changement des fenêtres notamment. Comment tout cela a-t-il évolué ? Y a-t-il des avancées ? Quelles difficultés les artisans peuvent-ils rencontrer face à cette problématique qui s'impose à eux ?

M. Etienne Crépon. - Le passage d'une obligation de moyens à une obligation de résultats correspond à une orientation politique fixée par le Gouvernement qui n'a pas été transcrite dans l'ensemble des textes, notamment en matière de rénovation. Aujourd'hui, lorsqu'un artisan isole un bâtiment ou remplace une fenêtre, ses obligations sont fixées dans le cadre du contrat qu'il signe avec le maître d'ouvrage, lequel a un certain nombre d'obligations réglementaires pour atteindre un certain niveau de performance énergétique.

Ceci étant, je pense que c'est une évolution structurelle de moyen terme qu'imposeront les usagers et les clients. Quand je commande des travaux, ce qui m'a été annoncé en termes de niveau de service doit être atteint. Collectivement, cela nous semble totalement naturel lorsque nous achetons, par exemple, un smartphone qui coûte entre cinq cents et mille euros. Cette exigence deviendra totalement naturelle pour des travaux dans le logement que nous occupons, représentant quelques milliers, voire quelques dizaines de milliers d'euros. Au-delà d'une évolution réglementaire, c'est une évolution sociétale qui est devant nous. Il faut collectivement s'y préparer. Cela passe par du renforcement des compétences de l'ensemble des personnes impliquées. Globalement, la très grande majorité de nos artisans sont compétents et ont la capacité de faire.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Merci Monsieur le Président, nous vous retrouverons avec plaisir dans la suite de notre mandat.

M. Etienne Crépon. - Je renouvelle mon invitation pour que l'Office vienne visiter le campus de Champs-sur-Marne.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - C'est une très bonne idée. Nous allons travailler à cette visite.

Examen d'une note méthodologique sur le rapport consacré aux scénarios technologiques à envisager pour atteindre l'objectif d'un arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040 (M. Stéphane Piednoir et Mme Huguette Tiegna, rapporteurs)

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Huguette Tiegna et Stéphane Piednoir vont maintenant présenter leur démarche méthodologique pour l'étude consacrée aux scénarios technologiques envisagés pour atteindre l'objectif d'un arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040. Je vous rappelle que cette étude fait suite à une saisine par les deux commissions permanentes du développement durable et des affaires économiques de l'Assemblée nationale, avec un délai de réponse très court, afin que les résultats de ces travaux puissent être utiles au débat sur le projet de loi d'orientation des mobilités, actuellement au Conseil d'État.

Ce débat devrait avoir lieu en fin d'année 2018, ou plus probablement au début 2019. Nous avons donc seulement quelques mois pour faire aboutir la réflexion, mais aussi en discuter, la faire porter à la connaissance de nos collègues, voire la faire infuser dans l'opinion publique. Les délais sont donc très courts, et cela nous convient, car nous avons bien en tête que l'action de l'Office ne sera efficace que si elle est rapide. Nous avons désigné, en juillet dernier, nos deux co-rapporteurs. Je sais qu'ils ont une audition importante pour leur étude juste après cette réunion, et leur laisse donc tout de suite la parole.

Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente, rapporteure. - Nous allons vous présenter l'état d'avancement de la mission. Comme cela vient d'être rappelé, les commissions des affaires économiques et du développement durable de l'Assemblée nationale, en la personne de leur président respectif, M. Roland Lescure et Mme Barbara Pompili, nous ont saisis, en juillet dernier, d'une demande d'étude sur « un arrêt des ventes de véhicules à essence et diesel à l'horizon 2040 », en souhaitant que celle-ci « permette d'élaborer des scénarios technologiques permettant d'atteindre l'objectif fixé pour l'échéance de 2040 ».

Tout en soulignant qu'ils « ne sont pas les seuls modes de transport permettant de relever le défi climatique », les présidents des deux commissions ont aussi précisé que « les véhicules électriques font partie de la solution » et qu'ils « représentent en outre une opportunité industrielle pour notre pays ».

Lors de la réunion de l'Office du 12 juillet 2018, à l'occasion de laquelle nous avons été nommés rapporteurs, notre premier vice-président Cédric Villani a, pour sa part, souligné qu'il s'agit « d'un exercice de prospective important... dans la perspective de la transition énergétique, qui permettra d'éviter les difficultés rencontrées pour atteindre l'objectif, fixé dans la loi, de diminution du taux d'énergie nucléaire à 50 %. » et que « pour que ces travaux soient vraiment utiles au débat parlementaire, il faudrait qu'ils puissent se conclure avant le débat du futur projet de loi d'orientation sur les mobilités, sans doute en janvier 2019. »

Compte tenu du délai court d'environ quatre mois, et du caractère novateur pour l'Office de la démarche de construction de scénarios, nous avons défini, avant l'interruption de l'été, le calendrier de nos travaux, et identifié les interlocuteurs à entendre en priorité.

Les principales étapes de notre étude sont donc les suivantes : en septembre et en octobre, une trentaine d'auditions, complétées, en tant que de besoin, par d'autres en novembre et décembre ; début octobre un déplacement au salon de l'automobile qui va nous permettre de prendre connaissance des nouvelles technologiques exposées ; fin octobre, une visite du Laboratoire d'innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux (LITEN) du CEA à Grenoble ; mi-novembre un déplacement en Norvège, pays européen où la mobilité électrique est la plus diffusée ; fin novembre une audition publique en salle Lamartine ; enfin en janvier la présentation du rapport devant l'Office.

Si cela apparaît nécessaire pour traiter des aspects complémentaires, nous envisageons de prolonger notre étude de quelques mois supplémentaires, après la remise du rapport initial, en vue de la publication d'un second rapport.

La saisine pose deux questions fondamentales : d'une part, celle de la définition de l'objectif envisagé par le Gouvernement pour 2040, qui circonscrit le champ devant être couvert par notre étude, d'autre part, celle des modalités de réalisation des scénarios demandés.

S'agissant de la définition de l'objectif 2040, nos premiers entretiens ont montré que celui-ci concerne prioritairement, dans le Plan climat 2017, les véhicules automobiles individuels, même si la réduction des émissions de CO2 et de polluants des autres modes de transport est aussi prévue, suivant des modalités différentes.

Pour les automobiles individuelles, le plan mentionne pour 2040 « l'objectif de mettre fin à la vente de voitures émettant des gaz à effet de serre. »

Cet objectif, tel qu'il est exprimé, exclut à cette date la commercialisation de véhicules à essence ou diesel, comme mentionné dans la saisine, mais, à notre sens, pas nécessairement de tous les véhicules à moteur thermique, sous réserve qu'ils soient alimentés par un carburant renouvelable, par exemple du biométhane.

À cet égard, l'une des questions fondamentales pour notre étude est celle du mode de calcul des émissions de gaz à effet de serre des véhicules. Historiquement, l'évaluation des émissions de CO2 d'un véhicule s'effectue à l'échappement, ce qui s'avère à la fois simple et pertinent pour les carburants fossiles. Mais nous pensons qu'une évaluation complète de ces émissions impose de prendre en compte l'intégralité du cycle de vie du véhicule, de sa construction jusqu'à son éventuel recyclage, en passant par son usage. C'est l'un des points que nous nous attacherons à mettre en évidence dans le cadre de notre étude.

Toujours sur cette question de périmètre, si les véhicules automobiles particuliers sont au coeur de la saisine, il nous semble difficile de faire totalement abstraction des autres modes de transport, particulièrement routiers, dans la mesure où des recouvrements existent nécessairement entre ces deux aspects, par exemple au niveau des infrastructures de recharge. Cela pourra faire l'objet d'un rapport complémentaire.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - Le point suivant concerne la question de l'élaboration de scénarios technologiques. L'Office ne dispose pas en interne de compétences en la matière. Nous nous sommes rapprochés d'organismes de recherche ou de sociétés de conseil disposant déjà d'une certaine expérience dans ce domaine.

À ce jour, nous avons pu entendre sur cette question des scénarios le fondateur d'une start-up spécialisée dans les simulations énergétiques, les représentants d'un cabinet de conseil ayant déjà conduit plusieurs scénarios énergétiques pour le compte de clients publics, ainsi que des représentants du CEA et de l'IFP-EN, associés à cette occasion, à l'initiative de l'alliance de recherche sur l'énergie ANCRE. La semaine prochaine, nous rencontrerons sur le même sujet M. Patrick Criqui, directeur de recherche au CNRS à l'université de Grenoble.

Ces premières auditions ont montré que le terme scénario technologique n'est pas vraiment consacré, ce qui ouvre un champ assez large pour apporter une réponse à la saisine. D'ailleurs, aucun des scénarios récemment publiés sur la mobilité décarbonée ne se limite aux seuls aspects technologiques. Ils mêlent considérations technologiques, économiques et aussi sociétales. En effet, s'agissant de technologies qui ont dépassé le stade du laboratoire, comme les véhicules électriques et même à hydrogène, l'incertitude porte en bonne part sur l'évolution des coûts associés à leur mise en oeuvre, et notamment en termes d'infrastructures, ce qui n'est pas neutre pour les collectivités locales en particulier.

Ensuite, la réalisation de tels scénarios nécessite en général de six mois à deux ans. Il nous semble donc impossible de respecter le délai imparti, c'est-à-dire la fin d'année. Il faudrait pourtant que les travaux puissent être engagés très rapidement. Cet impératif d'un démarrage rapide représente une réelle difficulté, au regard de l'obligation d'obtenir l'accord préalable des questeurs des deux assemblées, ainsi que des contraintes et des délais de mise en concurrence formalisée, incontournables pour toute dépense au-delà d'un certain montant (25 000 € HT) pour respecter les règles des marchés publics.

À l'Assemblée nationale, au moins un organe, le Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques, présidé par le président de l'Assemblée, a déjà appuyé certains de ses travaux sur des études réalisées en externe, à raison d'une à trois évaluations de politiques publiques par an en moyenne depuis 2010. Au Sénat, l'appel à des études externes a été plus exceptionnel, et a suivi d'autres procédures.

Nous avons d'ores et déjà engagé une démarche alternative, qui consisterait à recenser les divers scénarios ou études prospectives récemment publiés sur le même thème - ils sont relativement nombreux, nous le savons - à en réaliser des synthèses, à les comparer lorsqu'ils présentent des recouvrements, en procédant, lorsque cela apparaît pertinent, à une évaluation contradictoire, par exemple sur les émissions en CO2 durant le cycle de vie complet des véhicules. Ce travail présente l'intérêt d'économiser le temps nécessaire aux marchés publics évoqué précédemment. Néanmoins, il nécessite un travail important de compilation de données, qui mobilisera un temps conséquent, en regard de la durée de l'étude. C'est donc en particulier sur cet arbitrage que vos avis sont attendus.

J'ajoute que ces scénarios doivent nous permettre de répondre à la véritable saisine, c'est-à-dire à la faisabilité de l'objectif annoncé par le Gouvernement. Notre premier vice-président ne me contredira sans doute pas si je dis que le doute fait partie de la démarche scientifique. Cette étude doit nous permettre de valider ou, au contraire, de remettre en cause l'échéance ambitieuse de 2040. C'est l'essence même de notre Office d'évaluer les choix formulés par l'exécutif.

Mme Huguette Tiegna, députée, rapporteure. - En conclusion, conformément à la saisine, notre étude s'attachera tout spécialement, dans un premier temps, à évaluer, en regard des diverses solutions possibles, les conditions d'une transition des véhicules automobiles à moteur essence ou diesel vers un parc n'émettant pas, ou très peu, de gaz à effet de serre, en essayant d'appréhender, dans un deuxième temps, plus largement la question de la décarbonation du transport routier.

Capitalisant sur les acquis des précédents rapports de l'Office consacrés à cette question, notamment le rapport de 2014 sur Les nouvelles mobilités sereines et durables, et de 2016 sur Les enjeux stratégiques des terres rares et des matières premières stratégiques et critiques, notre étude s'attachera également à prendre en compte les évolutions possibles des comportements sociétaux en matière de mobilité, ainsi que les autres transformations technologiques possibles, telles que la voiture autonome, susceptibles de changer la donne.

Enfin, notre objectif, dans le cadre de cette étude, consistera non seulement à répondre au plus près à la saisine initiale, mais aussi à formuler des recommandations destinées à faciliter et accélérer le développement des technologies de décarbonation du transport routier.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Tout d'abord, pourriez-vous indiquer de quelle façon la date de 2040 a été choisie par le Gouvernement, plutôt que 2035, 2045 ou 2050 ? J'imagine que certains éléments ont aidé à la maturation de cette date au sein du ministère. Par ailleurs, je partage ce que vous avez dit sur la nécessité d'aller très vite pour être prêts à temps. Nous avons fait, pour l'instant, aussi vite que nous pouvions, puisque nous avons été saisis en juillet, et que nous nous sommes mis en action au plus vite après la période d'interruption de session.

Par ailleurs, il faut que notre avis soit le plus étayé possible, s'agissant d'engagements lourds et de grande portée. Il ne faut surtout pas qu'ils connaissent le même sort que d'autres engagements forts pris dans le passé, qu'on a dû réviser, avec un brin de honte, quand on s'est aperçu qu'on ne savait pas comment les réaliser dans le temps annoncé.

Cette étude doit être bien instruite, et pour cela il ne faut surtout pas se priver de l'aide d'experts variés, qu'il faudra bien sûr chercher en dehors de l'Assemblée nationale et du Sénat. S'il existe des obstacles administratifs, liés aux règles des marchés publics et à l'aval des Questeurs, il faut les surmonter au plus vite. Je n'ai aucun doute sur la bonne volonté des questeurs de l'Assemblée en la matière. Ce sera à nos collègues sénateurs d'examiner s'il en sera de même du côté de la Chambre haute.

Sur la question de la méthodologie de l'étude, je trouve que vous avez présenté une vision ambitieuse, avec un programme de travail soutenu, qui montre une implication très forte, et un véritable engagement, inhérent à une mission parlementaire. Nous aurons à coeur de vous fournir toutes les conditions nécessaires à votre succès.

Mme Huguette Tiegna, députée, rapporteure. - Pourquoi 2040 ? En fin d'année, nous avons voté la loi mettant fin, dans la continuité du Plan climat, à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures, présentée par l'ancien ministre de l'écologie Nicolas Hulot. Lors des débats, pour justifier le fait qu'en 2040 on devrait pouvoir se passer progressivement des énergies fossiles, a été évoquée la question des véhicules roulant au diesel et à l'essence. Le ministre avait mentionné la possibilité de sortir de ces énergies carbonées à hauteur de 30 % à l'aube de 2040.

Dans le cadre des débats, de nombreuses personnes s'étaient interrogées sur la façon d'y parvenir. À l'époque, il avait été indiqué que les industriels étaient fortement engagés sur ces questions, et que des moyens supplémentaires seraient affectés à la transition énergétique, les véhicules électriques imposant de s'intéresser aussi aux sources d'énergie.

L'objectif de l'étude est bien d'accompagner dans cette réflexion le Gouvernement et les deux commissions chargées, à l'époque, de l'examen de ce projet de loi, c'est-à-dire les commissions des affaires économiques et du développement durable, en donnant un éclairage scientifique, qui correspond à la mission de l'Office. Ce travail doit aussi permettre d'éclairer l'opinion, et de mobiliser les industriels concernés. L'opinion publique est essentielle. Les auditions ont montré qu'au-delà des technologies, le frein pourrait être sociétal, ou lié aux collectivités locales. L'engagement de chacun est indispensable pour avancer. En résumé, le choix de 2040 est inscrit dans le Plan climat, et à présent il faut trouver des solutions concrètes pour atteindre l'objectif. Vous l'avez rappelé, certaines lois votées n'ont pas permis d'aller jusqu'au bout de la démarche, ce qu'il convient justement d'éviter.

Par ailleurs, cela nous rassure d'entendre que l'Office mobilisera les moyens nécessaires à un travail scientifiquement rigoureux, permettant de répondre aux attentes des parlementaires et à la saisine. La proposition présentée par le CEA et l'IFPEN avant-hier impliquait de débuter les travaux au premier octobre. Le point crucial aujourd'hui, si l'on décide de faire appel à un organisme extérieur, serait effectivement de prendre la décision le plus rapidement possible, dans la première semaine du mois d'octobre. S'agissant du programme de travail, beaucoup d'auditions sont déjà programmées et nous pourrons réaliser un travail de compilation des scénarios existants d'ici décembre. La prolongation de l'étude qui a été évoquée pourrait peut-être permettre à un organisme externe d'avoir plus de temps pour finaliser ses travaux.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - J'ajoute qu'effectivement la question du périmètre est importante Vous avez exprimé l'idée de travailler sur tout le cycle, ce qui veut dire aussi en réfléchissant à des questions très difficiles, telles que la production des batteries pour les voitures électriques, leurs impacts aussi bien écologique qu'économique. D'ailleurs, dans un contexte où l'Europe ne produit que peu de batteries, selon l'angle et la largeur suivant lesquels on considère le périmètre de l'étude, cela peut mener loin. Il faudra, lorsqu'on saisira le prestataire extérieur, être bien clair sur le périmètre, en prévoyant éventuellement une déclinaison des conclusions en plusieurs couches.

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - Permettez-moi tout d'abord de féliciter nos collègues Huguette Tiegna et Stéphane Piednoir pour la qualité de leur rapport d'étape. J'ai deux questions. La première est de l'ordre du benchmarking, ou parangonnage : existe-t-il d'autres parlements, ou institutions, telles que l'Union européenne, qui travaillent sur un sujet similaire ? La seconde question est relative à la fiscalité future : fera-t-elle également partie de vos travaux ?

M. Stéphane Piednoir, sénateur, rapporteur. - La fiscalité constitue effectivement un enjeu. Quand je disais tout à l'heure qu'il existait une question sociétale, l'acceptabilité d'une transformation des usages de ces mobilités passe, pour le particulier, par le prix d'achat du véhicule, mais aussi par le coût d'usage. Évidemment, si on se limite à un calcul sur le carburant, la filière électrique apparaît très avantageuse. À ceci près, qu'il existe aujourd'hui des mécanismes de compensation permettant de diminuer l'impact du véritable prix du véhicule électrique, ainsi que l'ADEME l'a mis en évidence. Aujourd'hui, il existe une assez forte taxation des hydrocarbures, essence ou diesel. Si demain, dans vingt ans - vingt ans, c'est finalement assez court à l'échelle d'une filière comme celle de l'automobile - on ne commercialise plus de véhicules consommant des hydrocarbures, cette manne fiscale va progressivement disparaître pour l'État. L'une des questions que nous poserons au directeur général de l'énergie et du climat, lors de l'audition prévue dans quelques minutes, portera sur un report éventuel de cette fiscalité sur d'autres carburants. C'est une vraie question, qui constituera, pour le citoyen moyen, l'un de ses critères pour l'achat d'un véhicule.

Sur la réflexion à l'échelle européenne, nous l'appelons de nos voeux. On parle beaucoup de la mobilité dans les grandes métropoles, qui évolue très vite. Par exemple à Paris, seule une minorité de ménages ont encore un véhicule. Dans les territoires ruraux, c'est un petit peu plus compliqué. On sait que les véhicules électriques vont avoir une autonomie croissante. Mais si la capacité à recharger ces véhicules en électricité ou en hydrogène s'arrête aux frontières de la France, les habitants des zones frontalières vont connaître quelques difficultés. Il faudra donc une harmonisation des bornes de recharge, ce qui n'est pas toujours simple, notamment entre constructeurs.

Mme Huguette Tiegna, députée, rapporteure. - Sur le volet européen, en novembre 2017, la conférence organisée par l'EPTA (European Parliamentary Technological Assessment), association regroupant les organismes d'évaluation parlementaire européens, portait sur les mobilités du futur. Beaucoup de parlementaires se sont saisis de ce sujet, mais sans doute pas avec les même objectifs législatifs.

C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons prévu un déplacement en Norvège, puisqu'au niveau européen, ce pays est en avance sur la technologie et le développement de l'utilisation des véhicules électriques. Pour le moment, les interlocuteurs ne sont pas désignés, mais dans la mesure du possible nous rencontrerons aussi des parlementaires, pour voir comment mettre à profit leur expérience, et aussi savoir dans quelle direction, éventuellement différente, ils veulent aller pour le véhicule électrique. C'est donc bien une partie de notre mission.

M. Bruno Sido, sénateur. - Je m'associe aux félicitations qui viennent d'être faites sur votre rapport d'étape. Je voulais vous poser une question d'ordre assez pratique. On voit bien que le véhicule électrique ou le véhicule hydrogène sont des solutions d'avenir. J'ai d'ailleurs vu récemment un bus à hydrogène en région parisienne. Mais l'hydrogène provient pour l'essentiel du méthane, et dans le cas contraire de l'électrolyse de l'eau. Qu'il s'agisse de véhicules à batteries ou d'hydrogène, on en revient toujours à l'électricité. Prévoyez-vous d'étudier le problème de la provenance de cette électricité, dans le cadre de la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production d'électricité ?

Mme Huguette Tiegna, députée, rapporteure. - Comme indiqué, il s'agit de questions très complexes. Effectivement, dans l'opinion, beaucoup pensent que le nucléaire est dangereux, mais qu'il n'émet pas de CO2. Puisque l'on s'oriente vers des technologies n'émettant pas de CO2, a priori nous ne devrions donc pas nous préoccuper du nucléaire. Toutefois, la loi prévoit de sortir de ce dernier.

Aussi, serons-nous amenés à considérer les énergies renouvelables au niveau des villes et des collectivités. Aujourd'hui, certains départements démunis de centrale nucléaire sont autosuffisants en énergies renouvelables, hydroélectricité comprise, celle-ci étant aussi considérée comme renouvelable.

De fait, quand on parle de véhicules électriques, il peut s'agir de véhicules électriques à batteries, nécessitant des matériaux rares, ou de véhicules électriques à pile à combustible. Dans ce dernier cas, se pose la question du mode de fabrication de l'hydrogène.

Le Plan hydrogène, lancé par le ministre Nicolas Hulot, privilégie à long terme l'hydrogène propre. Là aussi, on peut le comprendre de deux façons : soit on parle d'électrolyse de l'eau, sans émission de CO2, soit l'on considère le vaporeformage du méthane renouvelable, qui pose la question de la destination du CO2 émis, qui pourrait être réutilisé dans d'autres processus.

Dans notre étude, nous examinerons la question des véhicules électriques, qui concerne principalement les véhicules légers, mais aussi de l'hydrogène ou d'autres gaz, tel que le biogaz, sachant que la sortie des hydrocarbures sera nécessairement progressive, en fixant des objectifs à cinq ou dix ans.

En l'état de la technologie, parvenir à se passer d'essence et de diesel uniquement avec des véhicules électriques à batteries est sans doute difficile, car il faut gérer les longues distances. Nécessairement, il faudra envisager des scénarios avec du biogaz ou de l'hydrogène, en fonction des échéances fixées.

C'est aussi en raison de cette complexité qu'une expertise extérieure, destinée à approfondir certains sujets sur lesquels l'Office ne dispose pas des compétences adéquates, apparaît souhaitable.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Le sénateur Bruno Sido a raison de rappeler qu'il faut revenir aux causes premières. À la fin des fins, quel est le bilan, en prenant en compte toutes les étapes de la production ? La saisine insiste sur les aspects environnementaux et écologiques. Sur les aspects économiques, la discussion est aussi passionnante et très délicate, dans un contexte où le changement de source de propulsion implique aussi une redistribution des cartes économiques. Je rappelais tout à l'heure qu'en termes de production de batteries, l'Europe n'est pas vaillante, ce qui veut dire qu'une incitation massive aux véhicules électriques représente aussi, en l'état actuel des choses, une subvention massive à l'industrie chinoise ou plus largement asiatique, voire américaine ; d'où une question sur la pertinence, dans un cadre d'autonomie européenne, d'un couplage de cette évolution avec un gigantesque plan pour les batteries, ou d'autres technologies.

M. Jérôme Bignon, sénateur. - Je voudrais à mon tour dire l'intérêt que je porte aux travaux qui ont commencé d'être menés par nos deux collègues. Ces derniers posent de bonnes questions, notamment sur l'appel à une assistance externe.

Quand le gouvernement a arrêté cette décision de mettre fin, à partir de 2040, aux énergies carbonées pour les véhicules, j'imagine qu'elle était non seulement motivée par des considérations d'ordre écologique, mais aussi industrielles. On ne peut imaginer qu'un pays puisse décider de se passer d'un parc de véhicules carbonés, sans préparer les solutions alternatives. Tout le monde ne pourra circuler en bicyclette, même s'il est utile de développer des plans vélo.

Je salue donc la saisine des deux commissions parlementaires qui ont demandé à l'Office de se pencher sur ce sujet. Mais je me demande si, au-delà de la réflexion de notre Office, d'autres acteurs, au sein de l'État, dans les ministères, dans des services divers et variés, peut-être à l'ADEME, enfin, en différents lieux, y réfléchissent également. Ce type de réflexion est en effet à la fois colossal, par l'ampleur des problèmes à résoudre, et, en même temps, extrêmement complexe, compte tenu de ce que vous avez évoqué : l'impact pour les collectivités, pour les citoyens, pour l'organisation de la vie, par rapport aux autres transports, etc. Elle amène à penser une transformation qui ne peut s'imaginer simplement entre le 31 décembre 2039 et le 1er janvier 2040. Il va falloir l'envisager dans le temps qui commence à courir depuis la saisine, ou depuis que la loi mentionnée a été votée.

À votre connaissance, cette vision est-elle aujourd'hui organisée, partagée, expliquée, mise sur la table ? Ou bien est-ce seulement l'Office qui, à la demande de deux commissions parlementaires, se penche sur cette question ? Les expériences européennes ont été mentionnées, mais je souhaite savoir ce que fait notre pays, avec tous les organismes qui le composent, pour essayer d'avancer sur cette question extrêmement pertinente, et dont il faut s'occuper d'urgence.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Le temps pressant, je vais apporter moi-même quelques éléments de réponse, que nos collègues compléteront s'ils le souhaitent. J'ai l'impression qu'il ne faut pas trop présumer de la sagesse naturelle de l'État en la matière. En revanche, notre devoir est de susciter l'engagement de l'État et d'impliquer dans la réflexion tous les acteurs auxquels nous pouvons penser : Académies des sciences et des technologies, ADEME, services de réflexion et de prospective, tels que France Stratégie, enfin en tout cas de se demander, au sein de l'État, quels sont tous les acteurs qu'il serait bon de de mobiliser pour les inclure dans la réflexion, d'une part, pour qu'ils contribuent à nos travaux, d'autre part, pour qu'ils traitent ce sujet.

Les instances de contact entre l'expertise technologique et scientifique et la sphère politique, sont rares. Nous souhaitons tous que l'Office ait plus d'influence qu'il n'en a aujourd'hui, mais force est de constater que les autres instances ont encore moins d'influence. Par exemple, le Conseil stratégique de la recherche, qui conseille essentiellement le Premier ministre, n'est plus fonctionnel depuis des années. Les Académies des sciences ou des technologies ont le plus grand mal à faire passer quelque message que ce soit à l'État. Nous sommes en bonne position, aujourd'hui, pour réaliser ce choc autant que possible. Il ne faudra négliger aucun des acteurs. Les services de l'Office auront à coeur d'en faire la liste la plus exhaustive possible.

Mme Huguette Tiegna, députée, rapporteure. - Au début de l'étude, nous avons prévu les auditions prioritaires, relatives notamment aux différents scénarios déjà réalisés, avec l'ADEME, le CEA ou l'IFP-EN. Il faut savoir que dans le domaine de l'automobile, les principaux acteurs, regroupés en consortium, mènent eux aussi des travaux de prospective, tout comme l'a fait récemment la Commission de régulation de l'énergie, notamment dans le domaine du mix énergétique, en lien avec la mobilité, l'acceptabilité sociale ou les transformations numériques. D'ailleurs, notre premier vice-président, Cédric Villani, fait partie du comité stratégique en charge de ces travaux, auxquels j'ai moi-même participé.

Nous sommes dans une démarche globale, où différents acteurs essaient d'avancer en parallèle. Ainsi, on a parlé de fiscalité. C'est une chose de mettre en place une fiscalité, mais si les entreprises ne suivent pas, on n'y arrivera pas. L'État avance sur ce sujet en travaillant aussi avec les différents acteurs, notamment les associations. On peut parler du plan vélo qui est lancé, du plan hydrogène, etc. Les premières auditions ont montré que l'État travaille avec les différents acteurs et que ceux-ci ont envie que le sujet avance.

Ils comptent aussi beaucoup sur le rapport de l'Office, qui doit jouer son rôle pour éclairer l'État, les parlementaires et les citoyens. Nous savons que le sujet est complexe, mais nous ne doutons pas que cet éclairage peut être important, notamment si nous parvenons à inclure des éléments dans la loi d'orientation des mobilités, d'où la nécessité de prévoir deux phases : une phase avec une échéance en décembre-janvier et une autre plus tardive. Cela se décidera en fonction de l'aide que l'Office envisagera d'apporter à cette mission.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Merci, mes chers collègues, nous vous renouvelons nos encouragements les plus vifs pour ce sujet important. C'est un exemple de sujet stratégique sur lequel nous avons le devoir de mobiliser les forces vives de la nation, et qui demande un engagement politique important, et une expertise à la fois scientifique, technologique et économique de premier plan.

Présentation, ouverte à la presse, de la note de M. Cédric Villani, premier vice-président, en réponse à la demande de la commission des lois de l'Assemblée nationale, en appui à sa mission d'information flash chargée d'étudier les incidences d'une évolution du mode de scrutin des députés

Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je vais vous présenter brièvement le travail que j'ai réalisé, en tant que premier vice-président de l'Office et membre de la commission des lois de l'Assemblée nationale, sur la question des scrutins, sur saisine par cette même commission des lois en la personne de sa présidente Mme Yaël Braun-Pivet, en soutien aux deux co-rapporteurs de la mission d'information « flash » chargée d'étudier les incidences d'une évolution du mode de scrutin des députés.

Les deux co-rapporteurs, MM. Christophe Euzet et Olivier Marleix, n'étant pas parvenus à s'entendre sur une position commune, ils ont présenté leurs conclusions respectives devant la commission des lois le 12 septembre dernier. Le même jour, j'ai fait une présentation devant cette commission du travail de simulations réalisé dans cette perspective.

La question était simple. Dans un contexte où le Gouvernement propose une évolution du mode d'élection et du nombre de députés et de sénateurs, il s'agissait pour l'Assemblée nationale d'étudier le sujet suivant : quelles incidences, quelles influences sur la composition de l'Assemblée nationale ? Ce sujet riche et complexe, mélangeant sciences politiques et sciences statistiques, appelait une étude du domaine de compétences de l'Office.

Seule l'Assemblée nationale étant directement concernée par la réflexion, et étant moi-même membre de la commission des lois, la présidente de la commission des lois a souhaité me charger de cette mission à la fois comme premier vice-président de l'Office et intuitu personae. Au lieu que ce soit une saisine en bonne et due forme de l'Office, je le représentais tout en étant dans mon rôle de député et de membre de la commission. C'est ce travail que je me propose de présenter à l'Office ce matin, une fois cette présentation faite devant la commission qui l'avait demandé.

Cette étude a été nourrie par les contributions de plusieurs chercheurs qui nous ont apporté un concours précieux, enthousiaste, et qui n'ont pas ménagé leurs efforts. Il s'agit en premier lieu de Renaud Blanch, maître de conférence à l'université Grenoble-Alpes, et de Sylvain Bouveret, professeur associé en informatique à l'Ensimag de Grenoble. Tous deux avaient contribué au programme de recherche mené au printemps 2017 par le CNRS sur l'expérimentation de modes de scrutins alternatifs.

Il s'agit également de Jérôme Lang, directeur de recherche au CNRS, au Laboratoire d'analyse et modélisation des systèmes pour l'aide à la décision (Lamsade), co-auteur d'un article publié par le Laboratoire d'idées Terra Nova intitulé « Une dose de proportionnelle : pourquoi, comment, laquelle ? ».

Enfin, Bruno Cautrès, chercheur au CNRS, département de sociologie du CEVIPOF, Centre de recherche politique de Sciences Po, a apporté une contribution sous l'angle de la science politique.

Le travail réalisé par ces chercheurs est présenté sous la forme d'une annexe très développée à la synthèse que j'ai préparée, ajoutant à l'analyse des résultats numériques quelques remarques et conclusions complémentaires.

J'insiste aussi sur le fait que ces experts extérieurs sollicités recoupent à la fois des compétences liées aux sciences numériques, aux sciences sociales et aux sciences politiques. C'est bien le mélange de compétences scientifiques qui convient pour aborder ce sujet. Nous n'avions pas en interne au secrétariat de l'Office les moyens de réaliser de telles études et simulations associées. Ce fonctionnement avec prestataires extérieurs pourrait préfigurer d'autres situations dans lesquelles nous ferons appel à une agence d'évaluation, selon différentes modalités, avec le concours d'experts extérieurs. Cela pourrait se faire dans le cadre de l'étude sur les véhicules décarbonés par exemple, ainsi que nous venons de l'évoquer, ou dans le prolongement des réflexions menées depuis 2017 sur la réforme de l'Assemblée nationale, et attendues dans le cadre de la révision constitutionnelle engagée en juillet dernier.

Avant de partager avec vous les résultats, je rappelle que l'élection parlementaire peut s'opérer selon des modalités très variées : le vote peut être individuel ou par listes, les listes peuvent être bloquées ou ouvertes, le vote peut se faire par approbation ou par note, il peut être à l'échelle d'une circonscription électorale définie, il peut être à un tour ou deux tours... Tout cela pouvant être combiné. Les résultats peuvent être pris en compte selon une méthode majoritaire ou proportionnelle, ou une combinaison des deux. Appelons scrutin mixte toute méthode dans laquelle on combine un vote majoritaire, avec désignation de celui ou de celle qui remporte le plus de voix, avec un vote à la proportionnelle où les sièges sont répartis en fonction du nombre de voix.

Le choix du scrutin, en particulier la part de proportionnelle dans un scrutin mixte, a fait l'objet en France de vifs débats depuis très longtemps, avec parfois des arguments de bonne foi ou de mauvaise foi. L'étude susmentionnée de Terra Nova dresse un récapitulatif intéressant de ce débat à travers les décennies.

L'impact d'un scrutin mixte dépend de plusieurs paramètres : la dose de proportionnelle bien sûr, le pourcentage de sièges attribués au scrutin majoritaire et à la proportionnelle, mais aussi l'effectif des représentants : on ne peut pas dissocier le débat sur la dose du débat sur le nombre. Intervient aussi le nombre de tours, et l'existence, ou pas, d'un seuil de voix pour la prise en compte des votes dans le mode proportionnel. Autrement dit, est-ce que l'on prend en compte les résultats de tel ou tel mouvement seulement quand il dépasse un certain seuil ?

Autre paramètre majeur : le mode d'attribution des sièges à la proportionnelle une fois qu'une partie des représentants ont été élus au suffrage majoritaire individuel. On utilise d'ordinaire trois grands modes de combinaison. Le premier, le plus simple, est le mode additif dans lequel on prend en compte séparément les résultats du scrutin majoritaire et du scrutin par listes. L'élection est d'abord majoritaire par circonscription, puis indépendamment, avec un second vote, l'électeur se prononce pour des sensibilités politiques et un certain nombre de sièges sont répartis proportionnellement au nombre de voix obtenues par ces sensibilités.

Deuxième façon de faire, le mode compensatoire : vous commencez par regarder qui est élu au suffrage majoritaire, et comparez la composition majoritaire avec la composition qui serait résultée d'un vote uniquement à la proportionnelle. Il apparaît alors que certains partis ont plus de sièges, d'autres moins. Parmi ceux qui ont le moins de sièges au suffrage majoritaire par rapport au nombre de sièges qu'ils auraient eu à la proportionnelle, on regarde, parti par parti, quelle est la différence, et on répartit les sièges élus à la proportionnelle proportionnellement à ces différences, de façon à attribuer plus de sièges à ceux qui ont été plus mal servis par la méthode majoritaire. Aucun siège supplémentaire n'est en revanche attribué à un parti majoritaire s'il s'en est dégagé.

Troisième façon : le mode correctif. C'est le même principe de correction en fonction des différences entre ceux qui ont été élus au scrutin majoritaire et l'ensemble des votes constatés. Mais cette fois, on prend en compte le nombre de voix qui se sont portées sur des représentants non élus au scrutin majoritaire. Dans chaque circonscription, un candidat majoritaire s'est dégagé, les autres ont un certain nombre de voix, et les sièges répartis à la proportionnelle le sont en fonction du nombre de voix qui se sont portées, parti par parti, sur des candidats non élus. C'est donc une sorte de compensation de la frustration, si l'on peut dire, des électeurs dont le choix n'a finalement pas été pris en compte dans l'élection.

En pratique, le mode additif est celui qui donne le moins d'importance à la proportionnelle, ne serait-ce que parce que le parti qui a déjà gagné au suffrage majoritaire reçoit encore beaucoup de sièges supplémentaires avec le mode proportionnel. Le mode compensatoire est celui qui donne le plus d'importance à la dose de proportionnelle. Le mode correctif se situe entre les deux.

Chacun de ces modes d'attribution des sièges a sa légitimité, chacun correspond à une vision politique, et chacun est utilisé quelque part dans le monde. Par exemple, notre voisin allemand utilise un scrutin mixte avec attribution compensatoire jusqu'à représentation proportionnelle intégrale, Land par Land. On y pratique en premier lieu une élection au scrutin majoritaire, et ensuite, dans chaque Land, on rajoute des sièges en mode compensatoire, sans fixer le nombre total de sièges au départ, jusqu'à ce que la représentation reflète exactement la proportionnelle. Lors des dernières élections, il y a eu un nombre record de députés élus, environ 700 au Bundestag, avec environ 40 % élus au scrutin majoritaire et 60 % à la proportionnelle. En Europe, les scrutins utilisent presque partout une forte dose de proportionnelle, avec deux exceptions, qui sont la France et le Royaume-Uni, où le scrutin est uninominal majoritaire à un tour. C'est le plus majoritaire de tous en un certain sens.

Les avantages et inconvénients des systèmes majoritaires et proportionnels ont été largement discutés en sciences politiques et continuent de faire l'objet de débats à travers le monde. Un débat est en cours en France sur la question de la dose de proportionnelle. Sans être militant dans un sens ou dans un autre, il est clair que le taux de 15 % envisagé dans les projets de loi déposés par le gouvernement, et sur lesquels nous aurons à nous prononcer, est une dose incontestablement faible quand on fait une comparaison internationale.

On peut regarder dans l'absolu les effets de chaque modalité de scrutin. On peut aussi regarder leurs résultats dans le monde. Bien sûr, les tendances globales observées à travers le monde, au cours des années, ne s'appliquent par forcément à la France. On peut aussi toujours argumenter que la France est un pays particulier et que le débat actuel se situe à une époque particulière.

Globalement, et avec toutes ces réserves, on observe les tendances suivantes. Généralement, le scrutin à deux tours pénalise les partis qui ne peuvent s'allier. Le scrutin majoritaire favorise l'émergence de majorités nettes. Le scrutin proportionnel favorise les coalitions. La Nouvelle-Zélande par exemple, qui vient de passer récemment d'un mode de scrutin majoritaire à un mode de scrutin proportionnel, est maintenant dans un régime de coalition.

Le scrutin majoritaire renforce la légitimité personnelle des élus et permet l'émergence de profils originaux. Il pénalise les partis régionalistes ou ceux dont le vote est géographiquement concentré. Le scrutin majoritaire tend à favoriser les oppositions binaires avec des passages brusques de l'un à l'autre parti.

Le scrutin proportionnel, d'expérience, est plus stable, tout en permettant des évolutions plus rapides. Certaines des craintes exprimées par les théoriciens au moment de la vogue des scrutins à la proportionnelle se sont avérées infondées à l'usage. Parfois les explications sont cependant délicates. Ainsi une étude internationale concluait, contre attente, qu'en général, à travers le monde, les systèmes proportionnels donnent moins de poids au phénomène dit de « vote ethnique ».

Pour un système mixte, la dose de proportionnelle influe sur la représentativité, mais un autre facteur joue un rôle majeur : le nombre de représentants. Plus ce nombre est élevé, plus le système est représentatif. Il est facile de comprendre cet effet. Imaginez un exemple où au départ, il y ait 4 circonscriptions électorales, dont 3 sont menées par le parti majoritaire et une par le parti minoritaire. Au scrutin majoritaire, avec ces 4 circonscriptions, il y aura à l'issue de l'élection une répartition ¾ - ¼. Si vous fusionnez ces 4 circonscriptions en une seule, toutes choses étant égales par ailleurs, à l'issue de l'élection il n'y aura plus qu'un seul représentant du parti majoritaire, c'est-à-dire une répartition 100 % - 0 %. Indépendamment du mode d'élection, dans ce cas, c'est la réduction du nombre de circonscriptions qui entraîne une augmentation de la représentation de la majorité.

Autrement dit, les deux facteurs que sont la proportionnelle et la réduction du nombre de représentants jouent en sens opposé. Je rappelle qu'aujourd'hui, on évoque une dose de 15 % de proportionnelle et un passage de 577 à 404 représentants à l'Assemblée nationale. Plus vous augmentez la dose de proportionnelle, plus vous augmentez la représentativité au sens où la composition correspondra plus au vote des citoyens. Mais si vous réduisez les effectifs, vous les diminuez et vous augmentez le fait majoritaire.

Quand vous combinez les deux à la fois, lequel va l'emporter ? C'est une question à laquelle il était impossible de répondre sans une étude plus approfondie. Cela dépend en effet de la dose et de la réduction.

Les experts que nous avons sollicités ont montré qu'on peut quantifier ces effets au moyen d'indicateurs simples et ainsi comparer les différents modes de scrutin. Les indicateurs sont éclairants, sans évidemment pour autant refléter toute la complexité des situations, parti par parti. Chaque grand parti a son histoire et sera impacté plus ou moins par les changements de mode d'élection.

J'insiste sur le fait qu'aucune méthode ne permet d'améliorer à la fois le fait majoritaire et la représentativité. Si vous gagnez sur un tableau, vous perdez sur l'autre. L'arbitrage entre les deux relève d'un choix éthique et non technique.

En évoquant uniquement le choix technique, et pour donner une idée des impacts des différentes modalités d'évolution envisagées, on peut utiliser les données réelles et « rejouer le match » des dernières élections, si je puis dire, à partir des résultats de vote, mais en appliquant des règles de scrutin différentes. Les reports de vote doivent dans ce cas être simulés, ce qui est très complexe. La traduction dans la carte électorale de la réduction du nombre de circonscriptions l'est plus encore.

Les experts ont réalisé leurs simulations avec deux modélisations différentes des reports de votes, et 3 modélisations différentes pour le redécoupage des circonscriptions. Ils ont traité les cas avec et sans seuil, avec un tour et deux tours. Petite remarque : généralement le scrutin mixte fonctionne plutôt avec un seul tour, parce que, avec deux tours, le moment où l'on place la partie proportionnelle entre le premier et le second tour peut modifier le résultat. Cependant, il est possible d'avoir un scrutin à deux tours et en même temps mixte. C'est cette option qui est actuellement privilégiée par le Gouvernement.

Les experts ont réalisé des simulations avec différentes hypothèses de proportionnelle, tout en se concentrant sur les options proposées par le Gouvernement, à savoir 15 % de proportionnelle sur liste nationale et 30 % de réduction d'effectif. Je précise cependant que les détails les plus fins du projet de loi déposé à la, fin du printemps n'étaient pas encore connus au moment de l'étude, ce qui explique que les simulations réalisés ne prennent pas en compte tout ce qui a été proposé par le Gouvernement.

Venons-en aux conclusions. Tout d'abord, si l'on considère le scrutin à deux tours, avec 15 % de proportionnelle sur une liste nationale avec méthode additive, et 30 % de réduction d'effectif total, alors la représentativité globale reste sensiblement la même que celle du scrutin actuel. Les petits écarts ne semblent pas significatifs.

Toutes choses étant égales par ailleurs, l'introduction d'une dose de proportionnelle inférieure à 15 % réduirait la représentativité et augmenterait le fait majoritaire. A contrario, si l'on en reste à 15 %, on peut augmenter la représentativité en optant pour une méthode proportionnelle compensatoire.

Ces résultats peuvent être interprétés de différentes façons. Lors d'un débat récent, la Garde des sceaux a rappelé une analyse prêtée au Président François Hollande, consistant à dire que, si l'on souhaite introduire une dose de proportionnelle, tout en préservant le fait majoritaire, il faut réduire le nombre d'élus au scrutin majoritaire. A contrario, si vous avez à coeur de réduire les effectifs, l'augmentation de la dose de proportionnelle permet de limiter ou surmonter la réduction de la représentativité due à la diminution des effectifs, ce qui servira la représentativité de l'opposition en général.

Autre conclusion : le choix de la méthode - additive, corrective, compensatoire, avec ou sans seuil, scrutin à un ou deux tours - joue un rôle non négligeable sur la représentativité.

La méthode de redécoupage joue un rôle encore plus important. Les experts ont utilisé différentes méthodes de redécoupage : une méthode aléatoire, une méthode dite par fusion des circonscriptions existantes suivant différentes modalités, et une méthode « manuelle » en regardant les circonscriptions, au cas par cas, comme pourrait le faire une commission, avec des experts en sociologie politique. Nos experts estiment que cette troisième méthode est en fait sans doute la plus fiable. En tout cas, entre les trois méthodes, les écarts des simulations sont assez importants, ce qui veut dire que les incidences de la manière de revoir la carte électorale sont importantes.

Pour une même dose de 15 % de proportionnelle, les simulations faites en « rejouant le match » donnent, pour le groupe majoritaire, en fonction des différentes modalités, de 183 à 250 députés sur 404. L'écart est considérable, ce qui montre bien que ce n'est pas juste la dose qui compte. Le diable est dans les détails. Ce sont vraiment les modalités qui peuvent changer les choses.

L'étude aborde aussi la représentation des partis dits « extrêmes ». Les résultats varient en l'espèce d'un parti à l'autre. Il est difficile d'en tirer des conclusions au vu des petits effectifs.

Les experts font preuve de toute la prudence nécessaire dans la présentation des résultats. J'insiste d'ailleurs sur le fait qu'il faut bien garder à l'esprit que les résultats des simulations constituent des indications de tendances et en aucun cas des oracles. Par ailleurs, pour bien apprécier les effets sur le long terme, il faudrait pouvoir « rejouer les matchs » plusieurs fois de suite, et avec les résultats de plusieurs élections. Un système électoral s'apprécie en effet dans la durée, et ce qu'on constate aussi dans les comparaisons internationales, ce sont les différences d'évolutions et de rythmes associées à des modes de scrutin plutôt majoritaires ou proportionnels, le second permettant des évolutions plus rapides ainsi que je l'ai indiqué précédemment. Cela se comprend aisément : si une place est faite pour des formations de taille plus petite, de nouvelles formations peuvent se créer, des parlementaires peuvent y faire carrière et les évolutions se faire petit à petit. C'est beaucoup plus difficile dans un système qui est dominé par une opposition entre deux grands partis par exemple.

Comme vous le voyez, je souligne beaucoup les précautions nécessaires dans l'interprétation des résultats. Cette étude était cependant passionnante, car elle montre bien comment des éléments techniques et comment de grands principes de sciences politiques peuvent se combiner. Globalement, dans ce contexte comprenant de nombreux paramètres, il faut être attentif à ne pas aller vers des solutions qui soient exagérées, ni dans un sens, ni dans l'autre. Il ne faut pas non plus chercher à trouver LA solution parfaite, qui n'existe pas.

Mme Anne Genetet, députée. - Ce travail est absolument passionnant, et appelle plusieurs questions. Au tout début du rapport, il est dit que l'élection n'a pas pour vocation de désigner le meilleur représentant, mais constitue un geste actif des citoyens qui exprime le lien ou le contrat qui unit les gouvernants et les gouvernés. Cela me paraît important de le rappeler.

J'ai bien compris l'approche scientifique, très mathématique, du sujet qui est tout à fait éclairante. On est cependant obligé de revenir à la politique de temps en temps, car la vocation de l'Office est de donner aux parlementaires des outils pour qu'ils puissent faire des choix éclairés. À lire et à écouter tout ce qui vient d'être dit, je crains une chose : quelle lisibilité donnons-nous aux citoyens ? Que va-t-il comprendre ?

Mon voisin le sénateur Ronan Le Gleut, résident en Allemagne, me disait à l'instant la difficulté des Allemands à expliquer le mode de scrutin qu'ils appliquent pour élire leurs représentants au Bundestag. C'est un sérieux handicap ! Il s'agit de trouver un dispositif techniquement pertinent, mais avec quel objectif ? Ne faut-il pas aussi que les citoyens, les électeurs, puissent s'approprier le mode d'élection pour comprendre ce que signifie leur geste ? Ce point me paraît essentiel.

Autre question : la représentativité est-elle nécessaire ? C'est un vrai sujet de démocratie.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Vous avez raison sur tous les points. En premier lieu, j'ai évoqué la manière dont la légitimité de l'élection s'est imposée pour la désignation des représentants. Cet aspect est développé dans l'ouvrage de M. Bernard Manin sur les principes du gouvernement représentatif, que j'ai cité en référence. Ce dernier y explique bien, histoire et exemples à l'appui, comment au XVIIIe siècle a émergé le mode de scrutin par élection dans le cadre de la réflexion sur le contrat entre les gouvernants et les gouvernés. Par ce geste du vote, les citoyens participent à la désignation des représentants, et cela confère à ces derniers la légitimité ensuite de gouverner.

C'est une approche très différente de ce qui était considéré auparavant comme démocratique. Dans la démocratie athénienne par exemple, ou la République de Venise, on considérait que les citoyens étaient quelque peu interchangeables. Personne n'avait plus le droit de gouverner qu'un autre. Des systèmes de tirage au sort étaient instaurés, avec des mécanismes de contrôle. Bernard Manin insiste sur le fait que ces mécanismes de tirage au sort dans la démocratie athénienne n'avaient pas de dimension sacrée, ils n'avaient pas pour but de faire confiance aux divinités dans la désignation aléatoire, mais que c'était conçu comme un système par lequel n'importe qui pouvait se retrouver en situation de pouvoir, s'il l'acceptait, avec des systèmes de contrôles et de contre-pouvoirs. Ce que nous appelons aujourd'hui démocratie repose sur des systèmes de désignation au terme d'une campagne que, dans un passé lointain, on aurait considérée comme aristocratique.

Il importe de le rappeler pour évoquer la crise qui reste majeure en France, de la faiblesse de notre taux de participation, parmi les plus faibles d'Europe. Cela remet en cause de façon très sérieuse notre légitimité. Le travail d'explication, le travail de conviction auprès des citoyens est donc important.

Concernant la remarque du sénateur Le Gleut, le système allemand est complexe. Les citoyens allemands ne savent pas l'expliquer en pratique. Pour autant, le système allemand est resté très stable, il a subi beaucoup moins de réformes que le nôtre, et les élections allemandes ont des taux de participation sensiblement supérieurs aux nôtres. Cela démontre, je crois, que ce n'est pas la simplicité du mode de scrutin qui détermine l'engagement des citoyens à aller voter. Ce sont d'autres facteurs qui sont liés au climat politique, à la vertu perçue des partis, entre autres. D'ailleurs, en ce qui concerne la représentativité, les consignes, le comportement des différentes formations politiques, seront en réalité des déterminants majeurs.

Certains auteurs se sont demandé si un vote majoritaire ou un vote à la proportionnelle était préférable pour améliorer la représentation féminine. Cela influe à la marge. Ce qui compte, c'est vraiment la discipline des partis. Il en va certainement de même pour la diversité socioprofessionnelle.

Concernant la lisibilité, je pense qu'il faut insister sur les grands principes plutôt que sur les règles mathématiques. Ces grands principes me semblent les suivants : une assemblée plus large correspond à plus de représentativité proportionnelle et donc plus de représentativité au sens où la composition représentera plus le vote des citoyens. Mais d'un autre côté, on trouve la préoccupation de dégager une majorité pour gouverner.

Mme Anne Genetet, députée. - Quelle est la vocation de cette note ? Je comprends que la simultanéité de la réduction du nombre de députés et le choix d'instiller une dose de proportionnelle sont deux effets qui s'opposent. On n'est pas sûr qu'ils se neutraliseraient pour autant dans un scénario réel. J'ai envie de dire : tout ça pour ça ?

Un chercheur du département de sociologie du CEVIPOF m'expliquait récemment que la raison pour laquelle on avait autant de parlementaires était historiquement très politique : plus il y a de parlementaires, plus il serait difficile pour un Gouvernement de les manipuler.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Chère collègue, vous entrez dans le débat politique. D'abord il s'agit d'éclairer le Gouvernement, mais il s'agit aussi de questions qui nous touchent directement en tant que députés. Par exemple, si cet Office concluait en disant que la science nous dit qu'il faut augmenter le nombre de parlementaires, ou le maintenir, on pourrait rapidement nous faire le procès d'un conflit d'intérêts. Évidemment, en préconisant de ne pas réduire le nombre de parlementaires, cela donnerait plus de chance à chacun de conserver son siège. Sur ce genre de sujet, la politique étant ce qu'elle est, l'attaque serait inévitablement formulée, et ce de façon véhémente. C'est un sujet pour lequel « les engagements engagent », si je puis dire.

À titre personnel, si je prends cette fois ma casquette « politique », je considère que l'idée de la diminution du nombre de députés a été avancée de façon suffisamment solide, stable et acceptée par l'opinion publique, pour que nous devions nous y tenir. Sinon ce serait vu comme un n-ième renoncement du politique, comme si nous ne tenions pas nos engagements. Le taux de participation très faible aux élections est le signe de cette crise de confiance du citoyen, et actuellement, tout ce qui peut distendre encore plus le lien de confiance entre le citoyen et le politique doit être évité.

D'un autre côté, on peut se poser cette question dans l'absolu, et c'est là où la science est importante. Évidemment, le nombre de représentants apporte plus de diversité, plus de stabilité d'une certaine façon, mais certains diront que le nombre constitue une difficulté plus grande pour atteindre au consensus.

Les comparaisons internationales mettent en exergue des modèles de démocratie très différents, entre l'Europe et les Amériques par exemple. Aux États-Unis, au Canada ou au Brésil, les modèles sont complètement différents, adaptés à des États fédéraux géants, avec beaucoup moins de représentants par rapport à la population. La concentration de pouvoir est bien plus importante aussi chez les parlementaires individuellement. Chaque parlementaire en soi représente une petite institution dans le modèle américain. Dans ce modèle, le représentant se laisse très peu manipuler. Le Parlement américain a un très fort pouvoir de contrôle, d'opposition au gouvernement, avec des commissions aux pouvoirs très étendus. Les élections à mi-mandat représentent une force considérable pour le Parlement. On voit aussi des exemples avec relativement peu de députés et des Parlements très forts. Les comparaisons internationales sont complexes.

Mme Angèle Préville, sénatrice. - Je voulais remarquer qu'être Français nous inscrit dans l'histoire. Les parlementaires incarnent des choses. La représentativité que nous évoquons, c'est celle des citoyens, et si l'on souhaite moins de parlementaires, alors, au vu des projections pour mon département du Lot par exemple, leur nombre sera le résultat d'une division par deux. Les citoyens vont le vivre en se disant qu'ils vont « perdre » un parlementaire pour le département.

S'agissant du lien avec le territoire, nous avons en France des territoires de densité très variable. Je suis dans un territoire rural, le Lot, à très faible densité, assez vaste : il ne serait plus représenté que par un seul député dans le schéma envisagé. Cela pose la question de la représentation de l'espace, du territoire, à envisager pour le futur.

D'un point de vue plus général, la diminution du nombre de parlementaires affecte la démocratie, en faisant perdre en diversité.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président. - Ce sont là autant de questions passionnantes. Effectivement, quand on arrive à la conclusion de ces études délicates, on se dit avec raison que d'autres questions majeures n'ont pas été abordées. Que signifie une bonne représentation des territoires ? Y a-t-il une façon de définir les circonscriptions qui aurait la bonne « granularité » ? La combinaison sciences sociales/sciences politiques peut-elle éclairer ce débat ? Une bonne circonscription est sans doute une circonscription qui s'adapte à la granularité nécessaire et qui, en même temps, est associée à un territoire qui ne soit pas complètement homogène, avec suffisamment de diversité à l'intérieur pour que le vivre ensemble y constitue déjà un enjeu, sans qu'il soit non plus trop vaste.

Par comparaison, la démocratie américaine s'est installée dans un territoire où les hétérogénéités portaient sur des échelles d'espace bien plus grandes. La France, depuis le début de son histoire, est marquée par des hétérogénéités de culture et d'habitat qui ont causé tant de mal à nos ancêtres pour administrer le pays, avec la hantise permanente d'une sécession, d'une révolte, et qui a conduit au pouvoir centralisé que nous connaissons.

À ces importantes questions, il n'y a pas encore, à ma connaissance, de réponse quantifiée suffisante. On ne dispose pas d'indices simples pour évaluer le degré de représentativité. Le critère de la taille de la population est insuffisant. Quand le redécoupage viendra, la tâche de la commission chargée de présenter le redécoupage sera ardue et pourtant ô combien importante pour la démocratie.

Vous insistiez sur la diversité, en indiquant que plus le nombre de représentants est élevé, plus la diversité serait assurée. Nous sommes toujours dans ces débats entre la nécessité de pouvoir gérer et la nécessité d'une diversité satisfaisante.

Les sondages sont clairs sur le fait que nos concitoyens sont favorables à une réduction du nombre de parlementaires, mais aimeraient dans le même temps voir leurs représentants davantage auprès d'eux. C'est contradictoire. Dans le domaine de la politique, certaines choses versent dans le rationnel, d'autres dans l'irrationnel, il faut l'accepter.

M. Pierre Henriet, député. - Je vous félicite pour cette note. Elle permettra, j'en suis sûr, d'éclairer les parlementaires pour les débats que nous aurons à mener ces prochaines semaines, notamment à l'occasion de la réforme constitutionnelle.

Dès le départ, vous avez très bien fait la différence entre l'aspect technique qui nous concerne aujourd'hui et l'aspect purement politique, même s'il est souvent difficile de séparer ce deuxième aspect comme on le voit dans les conclusions de la synthèse.

Si l'on revient sur quelques éléments techniques de l'étude, la première conclusion nous a tous interpellés : la combinaison de l'instauration de la dose de proportionnelle envisagée avec la réduction du nombre des effectifs également envisagée n'a finalement pas d'impact sur la représentativité, ce qui constituait pourtant un objectif initial. Il va donc falloir donner du sens par ailleurs aux effets du mode de scrutin.

Votre deuxième conclusion m'interroge. Vous dites: « une seconde conclusion est la sensibilité des résultats à la méthode du redécoupage », au coeur de la technicité et du politique.

Le programme de simulation qui a été défini avec les experts, est fondé principalement sur la constitution d'une carte électorale avec 344 circonscriptions, en raison de la diminution envisagée de 30 % du nombre total de députés et de l'instauration d'une proportionnelle à une « dose » de 15 %, suite à la déclaration publique du Premier ministre au début avril 2018.

Ce nombre de 344 circonscriptions m'interpelle. Pourquoi ne pas avoir pris en compte simplement le nombre d'arrondissements en France, qui est de 334 ? Je suis également étonné que notre collègue Anne Genetet n'ait rien dit sur la représentativité des députés des Français de l'étranger. Ils n'apparaissent pas dans les conclusions, à moins que je me trompe. En ajoutant la dizaine de circonscriptions des Français résidant à l'étranger, on atteindrait peu ou prou les 344 circonscriptions recherchées.

Autre élément : vous avez évoqué la nécessité de discuter du mode de scrutin utilisé pour les députés sans pour autant y associer nos collègues sénateurs. Je pense que dans le cadre de la réforme constitutionnelle, où c'est l'intégralité des deux chambres qui doit se prononcer, la possibilité doit être ouverte à l'ensemble des parlementaires de contribuer au débat. Ne devrait-on pas envisager une mission d'information sur l'élection du mode de scrutin des sénateurs, de la même manière, dans l'hypothèse d'une réduction des effectifs ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Pour les sénateurs, on verra la façon dont ils souhaitent s'emparer du sujet, le scrutin sénatorial aujourd'hui étant d'ailleurs sensiblement plus compliqué que celui des députés.

Notons que dans le projet gouvernemental, la réduction du nombre de représentants et le mode de scrutin n'apparaissent pas dans le texte du projet de révision constitutionnelle, mais dans le projet de loi organique et dans le projet de loi ordinaire qui les accompagnent. Il y a une difficulté technico-politique : le projet de loi constitutionnel doit être voté conforme par les deux chambres, tandis que pour le projet de loi organique et ordinaire, c'est la procédure législative donnant le dernier mot à l'Assemblée nationale qui s'applique. D'où la très grande prudence dont l'Assemblée doit faire preuve en la matière. Il ne s'agirait surtout pas, sur un tel sujet, de penser passer en force par rapport à nos amis sénateurs.

Concernant les arrondissements, l'étude à 344 circonscriptions faite par nos experts s'inscrivait dans une panoplie d'autres études pour lesquelles ils ont testé plusieurs paramètres, tels que différents nombres de députés, différentes doses de proportionnelle, etc. Il était indispensable de définir des règles générales, uniformes, pour générer ces nouvelles circonscriptions. Dans le cas particulier d'une carte électorale avec 344 circonscriptions, a également été réalisée une étude que l'on peut qualifier de « manuelle », pour laquelle les experts se sont demandé, département par département, quelles circonscriptions pourraient vraisemblablement se dégager des paramètres du redécoupage. Je ne sais pas si, peu ou prou, ils sont alors retombés sur les arrondissements, mais il y a en tout état de cause de nombreuses façons de procéder.

En ce qui concerne les représentants des Français résidant à l'étranger, l'étude a supposé que l'on gardait les mêmes règles qu'aujourd'hui. Le projet du Gouvernement, que l'on ne connaissait pas à l'époque, propose une circonscription unique pour les Français de l'étranger, en réduisant sans doute le nombre des 11 députés actuels. Au lieu d'être élus au titre de différents continents ou régions du monde, ils seraient tous élus dans une circonscription mondiale unique.

Ce sujet n'est pas facile à traiter, d'autant que la population des Français expatriés porte sur de relativement petits effectifs, dans de très grandes circonscriptions, avec parfois des difficultés techniques pour voter. Il semble en tout état de cause difficile de considérer ces circonscriptions de la même manière que toute cette étude.

Mes chers collègues, je vous remercie de vos commentaires. Ce débat est passionnant. Il nous renvoie au fondement même de nos systèmes démocratiques. Tant de paramètres interviennent que l'on ne peut pas en tirer des conclusions fermes et définitives, mais, néanmoins, de grands axes se dégagent, avec des axes techniques qui doivent rencontrer les projets politiques.

Nous en arrivons à la fin de notre réunion. Je vous rappelle la très intéressante visite du site EDF Lab jeudi prochain, près de Fontainebleau, pour laquelle je vous invite à m'accompagner.

La réunion est close à 11 h 35.