Mardi 8 octobre 2013

- Présidence de Mme Annie David, présidente -

Situation sociale des personnes prostituées - Examen du rapport d'information

Mme Annie David, présidente. - Chantal Jouanno et Jean-Pierre Godefroy nous présentent aujourd'hui les conclusions de la mission, qui leur a été confiée en début d'année par notre commission, sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. - A titre liminaire, je souhaiterais rappeler, madame la présidente, que je vous avais saisie en août 2012 de la nécessité d'intégrer au programme de travail de notre commission la question de la prostitution car le dernier rapport d'information du Sénat consacré à ce sujet remontait à 2000. Depuis cette date, le visage de la prostitution a évolué et il me semblait important d'en mesurer les effets sociaux.

J'ai été très heureux de travailler conjointement avec Chantal Jouanno même si je reconnais avoir été un peu inquiet au départ compte tenu de la brillante carrière de ma collègue ! Nos séances de travail se sont échelonnées sur neuf mois, pratiquement chaque mercredi après-midi. L'esprit dans lequel nous avons mené cette mission n'est pas sans me rappeler celui que j'ai connu, les années précédentes, avec Catherine Deroche sur le rapport relatif au financement de la branche accidents du travail-maladies professionnelles ou avec Gérard Dériot et Jean-Marie Vanlerenberghe sur celui consacré au mal-être au travail.

J'insiste sur le fait que nous avons décidé de centrer notre rapport sur les enjeux sanitaires et sociaux de la prostitution et n'avons volontairement pas abordé le volet pénal.

Depuis le début de l'année 2013, date de lancement de nos travaux, nous avons effectué un peu plus de quarante auditions et reçu presque autant de contributions écrites sur l'espace participatif de la mission. Nous nous sommes également rendus en Belgique et en Italie, deux pays dont la législation en la matière est relativement semblable à la nôtre mais qui l'appliquent sur certains points de façon différente. Ces auditions et déplacements ont été l'occasion de rencontrer des personnes prostituées, plusieurs des associations qui les accompagnent, quel que soit leur positionnement idéologique, ainsi que les acteurs institutionnels (services de police, administrations centrales) chargés de piloter l'action de l'Etat sur cette question. Chacun d'entre nous a également participé aux maraudes organisées par l'association parisienne « Les amis du bus des femmes » qui, grâce à ce type d'intervention, va à la rencontre des personnes prostituées pour diffuser des messages de prévention et leur apporter un soutien psychologique et social.

Malgré la richesse des échanges que nous avons pu avoir, nous sommes bien conscients de n'avoir entrevu qu'une petite partie de ce qu'est aujourd'hui la réalité de la prostitution, un phénomène pluriel, complexe et en mutation constante.

Le nombre de personnes qui se prostituent en France serait compris entre 20 000 et 40 000. Cette estimation est, par définition, fragile car fondée pour l'essentiel sur l'observation de la prostitution de rue. Ses formes plus discrètes, qu'elles s'exercent dans les bars à hôtesses, les salons de massage ou après une prise de contact sur internet, sont bien moins connues alors même qu'elles tendent à se développer. 10 % à 15 % des personnes qui se prostituent sont des hommes ou des personnes transgenres (essentiellement des hommes devenus femmes). La prostitution est donc féminine dans sa très grande majorité. Elle concerne des femmes et des hommes de tous les âges. Les personnes vieillissantes et les mineurs, dont on sous-estime le nombre, sont loin de représenter une part négligeable de l'ensemble des personnes prostituées.

Si 80 % d'entre elles étaient françaises au début des années 1990, le rapport s'est aujourd'hui inversé : 90 % des personnes qui se prostituent dans la rue sont désormais de nationalité étrangère. Il s'agit dans leur très grande majorité de femmes en situation irrégulière, soumises à des réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains, pour l'essentiel nigérians, chinois, d'Europe de l'est et d'Amérique latine. Les rythmes d'exercice effrénés, la violence exercée par les proxénètes et les réseaux, les difficultés à rembourser la dette qui a souvent été contractée pour arriver jusqu'en France, les menaces qui pèsent sur la famille restée dans le pays d'origine sont quelques-unes des caractéristiques communes à ces organisations. Lorsqu'elles viennent d'Europe de l'Est ou d'Afrique, ces femmes ont, dans la plupart des cas, déjà subi des violences et des sévices sexuels dans leur pays ainsi qu'au cours du trajet qui les mène en France. Les réseaux opèrent également sur internet : les jeunes femmes recrutées sont contraintes d'effectuer des tournées dans différentes villes de France voire d'Europe, retrouvant dans des hôtels les clients avec qui la nature des prestations et les prix ont été négociés au préalable par le réseau. Là encore, la violence est quotidienne.

Qui sont ces clients ? Il semble difficile d'avoir une réponse précise à la question. Selon l'édition 2008 de l'enquête sur la sexualité en France, 3,1 % des hommes déclarent avoir eu un rapport sexuel avec une personne prostituée au cours des cinq dernières années. Après cinquante ans, c'est plus d'un homme sur quatre qui dit avoir eu recours à des services sexuels tarifés au moins une fois dans sa vie. Ces chiffres varient peu dans le temps. Mais il est probable que les attentes et motivations des clients aient, elles, évolué. Or ces éléments sont peu connus et insuffisamment explorés par la recherche sociologique. Il serait pourtant essentiel de renforcer nos connaissances dans ce domaine, ne serait-ce que pour savoir dans quelle mesure la place croissante de la pornographie et de l'hypersexualisation dans notre société conduit à « banaliser » l'idée du recours à des prestations sexuelles tarifées.

La position officielle de la France en matière de prostitution ne souffre pas d'ambiguïtés, même si l'acception du terme abolitionnisme a évolué dans le temps. Au moment de la fermeture des maisons closes en 1946, puis de la ratification en 1960 de la Convention des Nations unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains, l'objectif était d'abolir toute forme de réglementation de la prostitution. Il s'agit aujourd'hui d'abolir la prostitution elle-même, ce dont témoigne la proposition de résolution adoptée par l'Assemblée nationale en décembre 2011 qui réaffirme « la position abolitionniste de la France, dont l'objectif est, à terme, une société sans prostitution ». La frontière entre abolitionnisme et prohibitionnisme est, il est vrai, ténue...

Pourtant, les divergences idéologiques demeurent, ce que traduit la division du tissu associatif. Entre les associations dites « communautaires » et celles considérées comme « abolitionnistes », dont l'engagement auprès des personnes prostituées s'appuie sur des conceptions philosophiques très différentes, le fossé semble difficile à franchir. Si le pragmatisme l'emporte souvent sur le terrain et leur permet de travailler ensemble, l'entente devient plus difficile dès lors qu'il s'agit de construire une vision partagée de la réalité de la prostitution et des préconisations de politiques publiques communes.

Tout l'enjeu de notre mission était justement de dépasser ces divergences afin de donner une vision objective de la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées et de proposer des recommandations qui puissent faire consensus. C'est volontairement que nous n'avons pas abordé les questions du racolage passif ou actif et de la pénalisation des clients. Nous sommes en effet convaincus que, sans présager des évolutions législatives qui pourraient intervenir, il est d'ores et déjà possible de tracer les pistes d'un accompagnement sanitaire et social plus adapté et individualisé des personnes qui se prostituent.

Mme Chantal Jouanno, rapporteure. - Dans la continuité de ce qu'a dit mon collègue, je précise que notre rapport, effectivement centré sur les aspects sanitaires et sociaux de la prostitution, contient un certain nombre de propositions qui peuvent être mises en oeuvre indépendamment d'une évolution de son cadre légal. Notre démarche est complémentaire de celle ayant présidé à l'élaboration de textes portant sur le volet pénal de la prostitution ; je pense en particulier à la proposition de loi récemment déposée à l'Assemblée nationale.

Venons-en à présent à la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées proprement dite. Nous aborderons tout d'abord le volet sanitaire. La prostitution comporte des risques sanitaires communs à toutes ses formes d'exercice. On en distingue deux catégories : ceux qui découlent directement de l'activité prostitutionnelle et ceux qui résultent des conditions de vie.

Les risques sanitaires inhérents à la pratique de la prostitution, bien que non exclusifs de celle-ci, sont bien connus ; il s'agit principalement du virus de l'immunodéficience humaine (VIH) et des autres infections sexuellement transmissibles (IST). Les données disponibles, bien que très restreintes, conduisent aux constats suivants :

- les populations prostituées transgenre et homosexuelle sont nettement plus exposées au risque de VIH que la population prostituée hétérosexuelle. La prévalence du VIH est, en outre, plus élevée chez les personnes prostituées usagères de drogues que chez celles n'en consommant pas ;

- le taux de prévalence des autres IST parmi les personnes prostituées est deux fois plus important que dans la population générale.

On voit également réapparaître des maladies sexuellement transmissibles, autrefois disparues, comme la syphilis.

Le risque de contamination au VIH et aux IST est, on le sait, directement corrélé au niveau de protection. Chez les personnes prostituées, notamment les « traditionnelles » qui ont une réelle connaissance des pratiques de prévention, le taux d'usage du préservatif est globalement élevé car celui-ci est avant tout considéré comme un outil de travail. On remarque toutefois que si son utilisation est quasi systématique chez la population féminine prostituée, il l'est beaucoup moins parmi la prostitution homosexuelle masculine et la prostitution transgenre. En outre, il semble que dans le cadre de la vie affective privée, l'usage du préservatif soit plus irrégulier, attitude qui reflèterait la volonté de séparer l'activité prostitutionnelle de la sphère personnelle.

Le niveau de protection dépend également du degré d'appropriation des messages et des pratiques de prévention. Ainsi, il apparaît clairement que les personnes prostituées étrangères, issues de pays où l'éducation sexuelle et la prévention des IST sont peu développées, sont beaucoup moins informées des méthodes de protection que les prostituées de nationalité française. Leur réticence à l'égard de ces pratiques, leur mauvaise maîtrise de la langue, leur méconnaissance des dispositifs institutionnels (CDAG-CIDDIST) et l'emprise des réseaux compliquent également leur appropriation des messages de prévention. Qui plus est, lorsqu'il y a usage du préservatif, celui-ci n'est pas toujours efficace en raison de procédures d'emploi inadaptées, entretenues le plus souvent par de fausses croyances.

Par ailleurs, les quelques études disponibles comme les acteurs de terrain mettent en avant le rôle des clients dans les pratiques sexuelles à risque, donc dans la propagation du VIH et des IST. Depuis quelques années, les demandes de rapports sexuels non protégés de la part des clients sont en augmentation : le Conseil national du sida évalue, selon les sources, leur part entre 10 % et 50 % et l'association Grisélidis estime que ce type de comportement concernerait au moins un client sur cinq. C'est énorme !

Plusieurs facteurs pourraient expliquer la recrudescence de ce phénomène : la précarité financière d'une majorité de personnes prostituées, les habitudes prises avec les clients réguliers, le regain de concurrence consécutif à l'accroissement de l'offre prostitutionnelle dans un contexte général de crise, le relâchement global des méthodes de prévention, l'accroissement des pratiques à risque, aussi bien s'agissant de la prostitution de rue que de celle s'exerçant sur Internet.

Outre les IST, l'activité prostitutionnelle expose les femmes qui l'exercent à divers problèmes gynécologiques, lesquels représentent entre 20 % et 25 % des demandes adressées aux associations de terrain. On sait également que le développement du cancer du col de l'utérus est favorisé par des facteurs de risques souvent observés chez cette population (rapports sexuels à un âge précoce, multiplicité des partenaires, tabagisme, IST). Enfin, la vulnérabilité des personnes prostituées sur le plan gynéco-obstétrical se caractérise par une fréquence des interruptions volontaires de grossesse trois fois plus élevée que dans la population générale. Ce chiffre, officiel, est sans doute beaucoup plus important d'après les témoignages des associations que nous avons recueillis : une pratique fréquente des réseaux consiste à provoquer des avortements au moyen de coups de pied répétés dans le ventre des jeunes femmes.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. - A côté de ces risques sanitaires spécifiques, on rencontre chez les personnes prostituées diverses pathologies qui ne sont pas nécessairement directement imputables à l'exercice de la prostitution, mais qui reflètent plus largement leurs conditions de vie et leur environnement. Ces troubles, pour la plupart chroniques, se retrouvent plus généralement chez les publics en situation de précarité, indépendamment de toute activité prostitutionnelle. Parmi les pathologies recensées, les problèmes respiratoires de type infections broncho-pulmonaires et asthme tiennent une place importante. Certains cas de tuberculose ont même été relevés, en particulier chez la population prostituée vieillissante. D'après les témoignages recueillis, les prostituées dites « traditionnelles » continuent parfois d'exercer jusqu'à l'âge de soixante-dix voire de quatre-vingts ans ! Les problèmes dermatologiques sont également très fréquents ; ils traduisent des conditions de vie précaires et stressantes, parfois un manque d'hygiène. Les troubles digestifs liés au stress sont aussi régulièrement mentionnés par les personnes prostituées, de même que les troubles musculo-squelettiques, qui sont souvent consécutifs aux violences subies et à une position statique répétée dans le cas de la prostitution de rue. Les déséquilibres alimentaires représentent un autre problème de santé récurrent, qui s'explique par des rythmes de vie décalés et des conditions d'existence souvent difficiles. Ces troubles alimentaires, parfois associés au manque d'hygiène et de suivi bucco-dentaire, sont également responsables de nombreux problèmes dentaires.

Ces pathologies coexistent avec divers problèmes psychiques, qui vont des troubles de somatisation, du sommeil et de l'anxiété, à des maladies psychiatriques plus graves. Les pensées suicidaires sont également beaucoup plus présentes chez les personnes prostituées, en particulier chez les transgenres, que dans la population générale. Bien qu'il soit très difficile d'évaluer le degré d'imputabilité de la prostitution sur la survenue de ces troubles - d'autres facteurs entrant en compte -, nombre de témoignages indiquent que l'exercice de cette activité ne laisse pas indemne sur le plan psychique.

De toutes ces données épidémiologiques, nous dressons le constat d'une très grande vulnérabilité sanitaire des personnes prostituées, étant précisé que le niveau d'exposition aux risques sanitaires et la fréquence des pathologies rencontrées varient fortement selon les situations individuelles et les modes d'exercice de la prostitution. Il apparaît en effet clairement que les victimes des réseaux de proxénétisme et de traite sont particulièrement fragiles sur le plan sanitaire.

Dans ce contexte, de quel suivi médical bénéficient les personnes prostituées ? Tout comme l'exposition aux risques sanitaires, le recours aux soins diffère selon les publics et les conditions d'activité. La prostitution de rue se traduit ainsi par des difficultés d'accès aux soins et de suivi médical plus marquées que la prostitution en salon de massage : les personnes travaillant dans la rue sont moins nombreuses à être inscrites auprès d'un médecin généraliste, moins souvent dépistées pour les IST et enregistrent plus de retards dans leurs contrôles du col de l'utérus.

Plus généralement, le recours aux soins s'avère d'autant plus problématique que la situation de la personne prostituée est précaire. Comme pour d'autres publics vulnérables, le cumul de difficultés économiques et sociales agit comme un frein à l'accès aux soins. Les personnes qui se prostituent ont tendance à attendre le dernier moment pour consulter, la santé n'étant pas la première de leurs priorités. Le manque de suivi médical est particulièrement patent sur le plan gynécologique : alors que le taux de suivi s'élève à 85 % dans la population féminine globale, il varie entre 54 % et 74 % parmi les femmes prostituées. Le recours au dépistage du VIH est, lui aussi, insuffisant, en particulier s'agissant des personnes prostituées étrangères et de celles exerçant « indoor ».

Mme Chantal Jouanno, rapporteur. - Nous poursuivons avec le volet social. Les personnes prostituées bénéficient théoriquement des mêmes droits sociaux que les autres citoyens. Il leur est possible de s'affilier à un régime de sécurité sociale et d'accéder ainsi à la couverture maladie et à l'assurance retraite. Toutefois, ces possibilités leur sont, dans la réalité, difficiles d'accès dans la mesure où la prostitution ne constitue pas une activité professionnelle juridiquement reconnue. C'est toute l'ambiguïté voire l'hypocrisie de la position abolitionniste de la France. La question de l'accès aux droits sociaux se pose en outre en des termes différents s'agissant des personnes prostituées de nationalité étrangère victimes des réseaux. Du fait de leur statut juridique précaire et surtout de l'emprise exercée par leurs proxénètes, ces personnes sont, pour la grande majorité d'entre elles, très éloignées des dispositifs de prise en charge.

En matière de couverture maladie, les personnes prostituées relèvent, selon leur situation juridique et sociale, soit des dispositifs de droit commun, soit des dispositifs complémentaires destinés aux personnes n'ayant pu faire valoir leurs droits par la première voie d'accès. Ainsi, pour les personnes françaises ou étrangères disposant d'un droit de séjour, catégorie dont relèvent principalement les personnes prostituées dites « traditionnelles », sont ouvertes l'affiliation au régime social des indépendants (RSI) ou l'inscription à la couverture maladie universelle (CMU) et complémentaire (CMU-c). Pour les personnes étrangères en situation irrégulière, catégorie à laquelle appartient la très grande majorité des personnes prostituées, sont possibles la demande d'aide médicale de l'Etat (AME) ou, à défaut, l'accès aux soins d'urgence.

Alors qu'elles sont pour la plupart éligibles à l'un ou l'autre de ces dispositifs, les personnes prostituées accèdent, dans les faits, très difficilement à une couverture maladie. Plusieurs facteurs contribuent à expliquer ce constat. En premier lieu, le renoncement aux droits et aux soins chez les personnes en situation de précarité est principalement motivé par des raisons financières ou lié au fait qu'elles ont d'autres priorités, comme le logement ou l'alimentation. En deuxième lieu, la mauvaise maîtrise du français constitue un obstacle important à l'accès aux soins. Elle conduit à des incompréhensions sur les informations délivrées par les professionnels de santé, à des erreurs de diagnostic, sans compter qu'elle rend quasiment impossible les prises en charge psychologiques. C'est pourquoi nous recommandons de développer le recours à la médiation et à l'interprétariat dans les établissements de santé et les services sociaux, sur le modèle de ce que nous avons pu voir à l'hôpital Ambroise Paré où une professionnelle issue du milieu de la prostitution est chargée d'établir un lien de confiance avec les personnes prises en charge. En troisième lieu, la constitution des dossiers et la production des justificatifs nécessaires pour ouvrir les droits s'apparentent à un véritable parcours du combattant, en particulier pour les personnes en situation irrégulière. Non seulement les délais d'instruction des dossiers sont parfois très longs mais, en outre, des disparités importantes existent dans leur traitement selon les caisses primaires d'assurance maladie. Une harmonisation des règles de gestion administratives de l'AME est donc nécessaire, de même qu'une sensibilisation des personnels à la situation particulière des personnes prostituées victimes de la traite. Enfin, les personnes prostituées n'ont qu'une faible connaissance de leurs droits ainsi que du fonctionnement du système de soins. Une brochure intitulée « vos droits, votre santé » est en cours d'élaboration. Sa diffusion doit être la première étape d'une réelle stratégie d'information et d'orientation, dont les associations seraient le principal relai. Le rôle de ces dernières est en effet essentiel compte tenu de la méfiance que suscitent les institutions.

La question de l'accès à l'assurance retraite ne se pose que pour les personnes prostituées en situation régulière. Depuis 2004, les personnes prostituées peuvent cotiser auprès de la Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d'assurance vieillesse (Cipav), qui accueille l'ensemble des professions non classées, notamment les professions libérales non affiliées au RSI. Il est cependant impossible de connaître le nombre de personnes prostituées ayant recours à ce dispositif dans la mesure où elles ne se déclarent pas comme telles. Par ailleurs, la possibilité de cotiser auprès de la Cipav ne permet pas de remédier à la situation de celles qui sont d'ores et déjà en âge de prendre leur retraite. Or un nombre non négligeable de femmes - nous en avons rencontré au cours de nos maraudes - sont contraintes de poursuivre leur activité malgré leur âge avancé et la dégradation de leur état de santé. Seule une minorité dispose d'une pension de retraite.

Au-delà de ces difficultés, plusieurs facteurs liés à l'environnement dans lequel évoluent les personnes prostituées freinent l'accès aux droits sociaux et aux soins. Les violences, inhérentes à toutes les formes de prostitution, sont à la fois physiques et psychologiques. Elles émanent principalement des clients, mais aussi des proxénètes, des personnes prostituées entre elles, voire des passants et des riverains. Les conditions d'hébergement, souvent très précaires, accentuent le risque de propagation des infections, participent d'un rythme de vie décalé, favorisent une alimentation peu équilibrée et ne permettent pas l'établissement d'une adresse fixe pour la constitution des dossiers administratifs. La stigmatisation et l'isolement constituent des facteurs de vulnérabilité supplémentaires. Il est temps que la société inverse son regard sur ces personnes afin qu'elles soient considérées comme des victimes et non plus comme des présumées coupables. Enfin, le sentiment de méfiance à l'égard des « institutions », particulièrement manifeste chez les personnes en situation irrégulière, a été renforcé par la mise en oeuvre de la loi pour la sécurité intérieure de 2003. Cette méfiance peut aussi s'exprimer à l'égard d'acteurs censés leur venir en aide, attitude qui s'explique par la barrière linguistique, les différences culturelles et les histoires personnelles des personnes prostituées, en particulier lorsqu'elles ont été confrontées aux « parcours de dressage » que nous vous avons décrits précédemment.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. - La focalisation du débat public sur le volet pénal de la prostitution aurait tendance à faire oublier que celui-ci est indissociable de son pendant social. Comment, en effet, aider les personnes qui le souhaitent à sortir de la prostitution sans leur proposer d'alternatives crédibles en termes de garantie de revenus, d'hébergement, de formation professionnelle et d'accompagnement psychologique ? Aussi, sans présager des futurs débats sur l'évolution du cadre légal de la prostitution, nous plaidons pour la mise en oeuvre d'un accompagnement social global des personnes désireuses de quitter la prostitution ainsi que des victimes de la traite.

Il faut tout d'abord agir dans le champ de la fiscalité. L'impôt sur le revenu étant payé avec une année de décalage, la fiscalisation des personnes prostituées constitue un obstacle important à la cessation de leur activité. Des remises gracieuses peuvent leur être accordées, mais les conditions pour y être éligible sont dissuasives et irréalistes. Il faut en effet que la personne prostituée prouve qu'elle n'a conservé aucun bien de son activité antérieure. C'est pourquoi nous proposons que seules deux conditions guident cette politique de remise fiscale : l'arrêt de la prostitution et l'engagement dans un parcours d'insertion professionnelle. Nous pointons, par ailleurs, l'attitude ambigüe de l'Etat s'agissant du régime fiscal applicable aux proxénètes : d'un côté, il s'est fixé comme objectif la lutte contre le proxénétisme, de l'autre, il a édicté des règles juridiques précises pour imposer les personnes se livrant à ce type d'activité ! La personne prostituée peut par exemple déduire des revenus qu'elle déclare les sommes reversées à son proxénète !

Quel que soit le mode d'exercice, tout arrêt de la prostitution entraîne mécaniquement une perte de revenus qui met les personnes concernées en situation de précarité et de vulnérabilité accrues. Se pose dès lors la question d'un soutien financier de transition permettant de faire face à la période d'inactivité avant l'insertion dans un parcours professionnel. Aujourd'hui, les personnes prostituées peuvent, selon leur nationalité et la régularité de leur séjour, avoir accès soit au revenu de solidarité active (RSA), soit à l'allocation temporaire d'attente (ATA). Or une catégorie demeure exclue de ces dispositifs : les personnes prostituées étrangères qui n'ont pas voulu ou pas pu porter plainte contre le réseau de traite ou leur proxénète. Une piste consisterait à leur ouvrir le droit à l'ATA à condition qu'elles soient engagées dans un parcours de sortie de la prostitution.

Les capacités d'accueil des personnes prostituées souhaitant abandonner cette activité ne sont ni suffisantes, ni toujours adaptées à la nature de la demande. Il nous paraît dès lors souhaitable de les faire bénéficier en priorité de l'accès au contingent d'un tiers des places d'hébergement d'urgence qui, conformément à l'engagement présidentiel, doivent être réservés aux femmes victimes de violence. En outre, les personnes prostituées souhaitant sortir de la prostitution ne sont pas considérées comme un public prioritaire pour l'accès au logement social, alors qu'elles entrent théoriquement dans le champ de l'article L. 441-1 du code de la construction et de l'habitation. Une circulaire doit donc être adressée aux bailleurs sociaux afin de remédier à cette mauvaise interprétation des textes.

La sortie de la prostitution suppose de donner aux personnes concernées des perspectives crédibles en termes de formation professionnelle, au risque sinon de les voir « replonger ». Outre la question de la maîtrise de la langue, l'accès aux dispositifs de formation de droit commun se heurte, pour les victimes de la traite, à un obstacle : la détention d'un titre de séjour suffisamment long pour pouvoir suivre une formation professionnelle dans la durée. Nous estimons donc nécessaire de revoir les modalités de délivrance des titres de séjour pour ces personnes, qu'elles aient ou non porté plainte.

La violence subie est souvent telle que les répercussions sur la santé et le psychisme des personnes prostituées sont profondes et durables. Des troubles comme la honte de soi ou la peur des autres rendent difficiles tout parcours de « reconstruction ». Aussi, ces personnes, en particulier celles victimes d'exploitation, doivent pouvoir bénéficier d'un accompagnement psychologique ou psychiatrique sur le long terme.

Sur ce sujet de la sortie de la prostitution, l'Italie - où nous nous sommes rendus en juin dernier - a mis en place une politique globale qui s'inspire des mesures relatives à la lutte contre les réseaux mafieux et dont de nombreux aspects pourraient à nos yeux être transposés en France : la reconnaissance du statut de victime indépendamment du fait que la personne ait dénoncé ou non son trafiquant/proxénète et dès lors qu'elle est engagée dans un parcours d'insertion ; l'octroi d'un permis de séjour temporaire à titre humanitaire ; la protection immédiate dont bénéficie la victime grâce à son hébergement dans un « centre de fuite » ; la mise en place d'un accompagnement personnalisé en vue de sa réinsertion sociale et professionnelle ; la saisie de l'argent des réseaux de traite au profit des victimes, soit directement sous la forme d'un dédommagement, soit indirectement via le financement de programmes d'insertion sociale et professionnelle ; la complémentarité d'action entre la politique d'aide aux victimes et la politique de lutte contre les réseaux.

Mme Chantal Jouanno, rapporteur. - Enfin, il nous a semblé que la question de la cohérence de l'action publique en direction des personnes prostituées nécessitait d'être approfondie. Force est en effet de constater l'oubli dans lequel celles-ci ont été reléguées depuis des décennies.

Celui-ci se traduit tout d'abord par l'absence quasi-totale de données publiques et partagées sur les conditions d'exercice, ainsi que sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées. La loi sur la sécurité intérieure de 2003 prévoyait qu'un rapport soit transmis chaque année au Parlement sur le sujet. Celui-ci n'a, en pratique, été publié qu'une fois et, faute de pouvoir s'appuyer sur une expertise suffisamment étayée, n'a pu proposer qu'une analyse de portée très limitée. Une seule enquête récente permet de disposer d'un aperçu relativement global de l'état de santé des personnes qui se prostituent. Or, dresser un constat partagé par l'ensemble des acteurs de la situation démographique, sanitaire et sociale des personnes prostituées constitue la première et indispensable étape à la mise en place de politiques intelligentes en la matière. Nous estimons donc nécessaire d'aller beaucoup plus loin sur ce point.

Notre deuxième sujet de préoccupation porte sur l'évolution des financements alloués par l'Etat aux associations qui agissent auprès des personnes prostituées. Si la baisse ininterrompue enregistrée entre 2006 et 2012 semble aujourd'hui enrayée, les associations continuent de regretter le manque de visibilité pluriannuelle dont elles disposent, alors même qu'elles sont confrontées à des charges croissantes. En 2014, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) devrait leur attribuer 2,4 millions d'euros. Si les comparaisons doivent être maniées avec prudence, il faut tout de même noter que l'Italie consacre chaque année 8 millions d'euros aux questions d'assistance et d'intégration sociale des personnes prostituées.

A la faiblesse des subventions, s'ajoute le manque de coordination des administrations centrales en charge des questions sanitaires et sociales. En effet, la DGCS et la direction générale de la santé (DGS) mènent des actions parallèles qui ont leurs logiques propres, les unes centrées sur la lutte contre les violences faites aux femmes, les autres sur la lutte contre les IST. Cette absence de coopération est mal comprise par les associations de terrain. Or, dans la période de contraintes budgétaires que nous connaissons, il serait logique de travailler à une meilleure complémentarité des mesures engagées dans les champs sanitaire et social, ainsi qu'à la définition d'une politique de subventionnement partagée.

Plus généralement, nous dégageons trois enjeux essentiels en matière de pilotage de l'action publique auprès des personnes prostituées. Le premier consiste à renforcer les moyens alloués à la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. Mis en place en 2001, le dispositif national d'accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains dit « Ac.Sé » permet d'assurer l'éloignement géographique et l'hébergement des personnes qui en sont victimes. Quarante-sept structures d'hébergement y participent, réparties dans trente-sept départements. En 2012, soixante-six personnes ont été prises en charge dont près d'un quart étaient des femmes accompagnées de leur(s) enfant(s). Ce dispositif constitue l'une des rares actions de portée quasi-nationale dont l'efficacité est reconnue et saluée par le plus grand nombre. Il est dès lors d'autant plus regrettable qu'une baisse des financements qui lui seront alloués dans les deux prochaines années soit envisagée. A nos yeux, le dispositif Ac.Sé doit au contraire être conforté et étendu à l'ensemble du territoire. Une mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la Miprof, a été créée au début de l'année 2013. Il s'agit d'une évolution souhaitée et importante, susceptible de contribuer à améliorer ce pilotage qui fait tant défaut aujourd'hui. S'il est encore un peu tôt pour dresser un premier bilan, nous insistons pour que ses missions en matière de lutte contre la traite des êtres humains soient renforcées, notamment pour qu'elle soit en mesure de développer une véritable expertise sur le sujet. Par ailleurs, nous ne pouvons que regretter le fait que la DGS n'ait pas été intégrée à son comité d'orientation.

Le deuxième enjeu porte sur la coordination des acteurs associatifs et institutionnels dans les territoires. Ceux-ci sont en effet bien souvent désemparés pour arriver à structurer leurs actions et à concilier des objectifs parfois contradictoires. S'y ajoute différence de philosophie entre associations. Plusieurs circulaires ont été publiées depuis les années 1970 pour mettre en place des structures de pilotage dédiées au niveau des départements. Elles ont en pratique été peu appliquées et nous restons circonspects quant à la pertinence de dispositifs trop rigides. La région bordelaise semble au contraire être parvenue à trouver un mode de fonctionnement adapté sous la forme d'un réseau d'intervention sociale, structure relativement souple qui permet d'associer collectivités territoriales, services de l'Etat et associations de toutes tendances autour de principes d'actions communs et de valeurs partagées. Grâce à la dynamique créée par ce réseau, une convention cadre départementale pour la coordination des actions concernant les victimes de la traite des êtres humains a pu être signée en avril 2012. Nous souhaitons que ce type de partenariat très souple puisse être étendu et reproduit dans les territoires.

Le troisième et dernier enjeu tient au renforcement de la présence du système de santé auprès des personnes prostituées. Celles-ci doivent en effet pouvoir bénéficier d'un accompagnement adapté et personnalisé vers les dispositifs de prise en charge de droit commun. Le rôle des permanences d'accès aux soins de santé (PASS) nous parait à ce titre essentiel. Nous en avons eu la preuve en nous rendant à l'hôpital Ambroise Paré qui a mis en place depuis plusieurs années une structure dédiée à la prise en charge des personnes prostituées en s'appuyant sur une de ces permanences ainsi que sur un partenariat associatif et sur une médiatrice culturelle. Les agences régionales de santé (ARS) ont également un rôle à jouer. Quelques-unes prennent déjà en compte les questions relatives à la prostitution dans leurs documents de programmation. Cela devrait être plus systématique. Elles peuvent également contribuer à décloisonner les pratiques et encourager la mise en oeuvre de travaux communs sur les enjeux sanitaires et sociaux.

Les débats très formels auxquels nous sommes habitués sur le cadre légal de la prostitution masquent trop souvent la réalité humaine de celle-ci. Or ce monde est d'une violence inouïe. Nous insistons donc sur la nécessité, avant toute chose, d'inverser le regard que nous portons sur les personnes prostituées. La législation italienne est à ce titre intéressante dans la mesure où elle considère celles-ci en premier lieu comme des victimes potentielles. Nous partageons avec Jean-Pierre Godefroy la conviction qu'il faut tout faire pour agir au mieux pour les personnes prostituées.

Mme Annie David, présidente. - Je pense en effet qu'il est nécessaire d'inverser notre regard sur la prostitution. Il faut mettre en pratique la position abolitionniste de la France et prendre en considération ces personnes, qui sont des victimes pour la plupart d'entre elles. Je vous remercie pour ce travail qui n'a certainement pas été facile.

Mme Michelle Meunier. - Je vous félicite pour ce beau travail. J'avoue au départ avoir été dubitative quant aux résultats de cette mission, dans la mesure où son champ d'étude n'embrassait pas tous les aspects du sujet, notamment le volet pénal de la prostitution. Toutefois, ayant assisté à plusieurs de vos auditions, j'ai pris conscience de la pertinence de votre démarche.

Même si la question pénale n'est pas abordée, je me retrouve complètement dans vos conclusions. Je suis également dans le même état d'esprit que vous : la prostitution est une violence, et la personne qui l'exerce, une victime et non une coupable.

Je précise que la question de l'insertion sociale des personnes prostituées est l'un des axes de la proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale par nos collègues députées Maud Olivier et Catherine Coutelle.

Mme Catherine Deroche. - J'adresse également mes félicitations aux rapporteurs. J'estime aussi que la prostitution est une violence ; il n'y a pas de prostitution heureuse.

S'agissant du volet sanitaire, vous n'avez pas parlé de la toxicomanie et de son lien éventuel avec la prostitution : avez-vous des éléments à nous transmettre là-dessus ? En ce qui concerne le volet social, comment les personnes prostituées se déclarent-elles à l'administration fiscale et comment, concrètement, sont calculés leurs impôts ?

Je me retrouve aussi complètement dans les propositions que vous formulez.

M. Gilbert Barbier. - Je vous remercie pour ce rapport intéressant et complet. Je m'étonne toutefois que vous différenciez la population prostituée transgenre des autres personnes prostituées. Cette population ne me semble pas devoir être stigmatisée de la sorte. Par ailleurs, disposez-vous d'informations sur l'attitude des forces de l'ordre à l'égard des personnes prostituées, notamment celles d'origine étrangère ? Nous entendons beaucoup de choses à ce propos. Enfin, dans quelle mesure la toxicomanie est-elle corrélée à la prostitution ? Existe-t-il un lien de cause à effet entre la toxicomanie et la prostitution ou vice-versa ?

Mme Laurence Cohen. - Je vous remercie pour la qualité de votre travail. Vous n'êtes tout d'abord pas tombés dans le piège d'assimiler la prostitution à un métier. Or, aujourd'hui, une certaine forme de propagande télévisuelle participe d'une revalorisation de l'activité prostitutionnelle, ce que je trouve très grave. Il est indispensable, au contraire, de faire évoluer les mentalités sur ce sujet.

Ensuite, vous soulignez à juste titre l'hypocrisie de l'Etat, à la fois défendant une position abolitionniste et organisant l'imposition des proxénètes. En tant que législateur, cela doit nous faire réfléchir !

Votre proposition relative à la saisie de l'argent des réseaux de traite m'évoque le dispositif qui existe dans le cadre de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). En effet, le produit des biens confisqués aux trafiquants est utilisé pour abonder le budget de la Mildt. C'est donc une piste très intéressante que vous formulez.

Effectivement, comme l'ont dit mes collègues, la question des addictions se pose. Dans un certain nombre d'endroits où s'exerce la prostitution, la consommation de produits illicites est encouragée.

Vous évoquez aussi un problème important, l'hébergement d'urgence. A partir du moment où la personne prostituée est considérée comme une victime, il faut lui garantir une place d'hébergement. Cependant, le nombre de places destinées aux femmes victimes de violence est aujourd'hui insuffisant faute de moyens !

Enfin, s'agissant des ARS, votre proposition est intéressante, mais me laisse néanmoins dubitative lorsqu'on sait que la logique qui préside à leur action est celle des restrictions budgétaires et des fermetures d'établissements. Sans financements dédiés, elle ne pourra pas aboutir.

Mme Gisèle Printz. - Je regrette que vous parliez peu des clients et des proxénètes. Par ailleurs, comment les forces de l'ordre se comportent-elles vis-à-vis des personnes prostituées ? Sont-elles à l'origine de violences ?

M. Jacky Le Menn. - Je vous remercie pour la qualité de votre rapport, au sujet duquel j'ai envie de vous demander : quelle suite y sera donnée ? Vos propositions pourront-elles trouver une issue dans le cadre de la future discussion sur la proposition de loi déposée par nos collègues députés ? La plupart sont interministérielles, certaines sont législatives, d'autres réglementaires. Que faire pour les décliner concrètement ?

Mme Annie David, présidente. - Autrement dit, que va devenir ce rapport ? C'est l'inquiétude légitime de tout rapporteur !

M. René Teulade. - Ce rapport est d'une grande qualité. J'aimerais savoir comment il est possible de disposer de statistiques plus précises sur la population prostituée. Qui pourrait faire ce travail ?

Mme Catherine Deroche. - Je souhaiterais préciser que les violences s'exercent, certes, principalement à l'encontre des personnes prostituées, mais aussi à l'encontre des personnes qui essaient de leur venir en aide ou de lutter contre les réseaux. Je connais un cas concret.

Mme Muguette Dini. - En participant à plusieurs des auditions organisées par les rapporteurs, j'ai pu mesurer toute la complexité du sujet ! Je crains que certaines de leurs propositions soient difficilement applicables, notamment parce que nous manquons d'informations fiables sur le nombre de personnes prostituées et qu'il est difficile d'entrer en contact avec certaines d'entre elles, les étudiants et les mineurs en particulier.

Mme Chantal Jouanno, rapporteur. - Plusieurs d'entre vous ont posé la question de savoir comment il était possible de déterminer le profil des personnes prostituées et de leurs clients. Dans les faits, il existe très peu de données, en particulier sur les clients. Il est donc nécessaire de commander des études et de s'appuyer sur les remontées d'informations que peuvent faire les associations.

Les personnes transgenre méritent une attention particulière car elles sont placées dans des situations de grande vulnérabilité, notamment pour accéder à l'emploi, qui peuvent les conduire à recourir à la prostitution.

Le rapport fournit des données plus précises sur la question des addictions. De façon générale, la consommation d'alcool et de tabac des personnes prostituées est supérieure à la moyenne. Selon l'étude que nous citons, 17 % des personnes interrogées déclaraient avoir consommé du cannabis au cours des douze derniers mois et 11 % de la cocaïne. Est-ce la toxicomanie qui conduit à la prostitution ou l'inverse ? Le sujet fait débat. Nous estimons en tous les cas qu'il n'est pas possible de sortir de la prostitution sans accompagnement psychologique.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. - Concernant le régime fiscal, l'imposition est établie sur la totalité des revenus perçus. Il ne peut s'agir que d'une estimation. La personne prostituée doit les déclarer au titre des bénéfices non commerciaux. Les sommes rétrocédées au proxénète sont admises en déduction. Elles doivent malgré tout être déclarées sous peine d'une amende égale à la moitié de leur montant. Lorsque le lien de dépendance vis-à-vis du proxénète est établi, les revenus doivent être imposés dans la catégorie des traitements et salaires.

Pour définir un profil des clients, je serais tenté de dire qu'il s'agit de « monsieur tout le monde ». Les incitations à recourir à la prostitution peuvent venir d'un peu partout, notamment du milieu familial ou professionnel. De véritables excursions sont parfois organisées dans des lieux proches de la frontière comme en Belgique ou à la Jonquera en Espagne.

Concernant les forces de l'ordre...

Mme Gisèle Printz. - Est-ce qu'une personne prostituée a réellement les moyens d'aller porter plainte auprès des forces de l'ordre ?

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. - La loi pour la sécurité intérieure de 2003 a certainement favorisé des comportements inadaptés de la part de la police pour procéder à l'établissement des situations de racolage passif. Elle a donc rendu encore plus difficile la situation des personnes prostituées. Mais la procédure de racolage passif constitue dans le même temps un outil pour identifier et démanteler les réseaux. En tous les cas, il faut s'interroger sur certaines pratiques des forces de l'ordre. J'ai en tête le témoignage d'une prostituée du bois de Vincennes qui a reçu à son domicile une série de procès-verbaux pour stationnement interdit. La concierge, qui lui déposait le courrier, a compris la situation et cette personne s'est sentie stigmatisée.

Concernant les suites à donner au rapport, je pense qu'il faut agir par la voie législative. Nous pourrions d'ailleurs prendre contact avec les auteurs de la proposition de loi qui vient d'être déposée à l'Assemblée nationale.

Pour ce qui est de l'affiliation à la sécurité sociale, les personnes prostituées peuvent se déclarer auprès du régime social des indépendants. Il semble qu'un certain nombre ait adopté le statut d'auto-entrepreneur.

Les violences sont diverses et viennent fréquemment de personnes qui ont délibérément dans l'idée de faire souffrir ces femmes et de partir sans payer. Je serais d'ailleurs favorable à ce que le refus de payer puisse être assimilé à un viol.

Nous avons eu beaucoup de difficultés à nous procurer des informations sur la prostitution étudiante. Elle est avant tout liée aux situations de précarité que connaissent certains jeunes et prend parfois la forme d'un échange contre service, par exemple pour l'accès à un logement.

La violence est permanente dans les réseaux d'Europe de l'Est et du Nigeria. Dans ce pays, la famille peut être à l'origine de la « vente » de la jeune fille au réseau. Le recours à des rites vaudous et les pressions exercées sur la famille des jeunes filles découragent toute forme de dénonciation.

J'ai rencontré des personnes transgenres au cours d'une de mes maraudes. Celles-ci se plaignent d'être stigmatisées. Elles sont en particulier confrontées à de profondes difficultés pour procéder au changement de leurs papiers d'identité.

Mme Annie David, présidente. - Merci pour tous ces éléments. J'espère que nous pourrons rapidement donner des suites concrètes à ce rapport.

Mercredi 9 octobre 2013

- Présidence de Mme Annie David, présidente -

Avenir et justice du système de retraites - Table ronde avec les partenaires sociaux (syndicats de salariés)

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission procède à une table ronde avec les organisations syndicales de salariés sur le projet de loi n° 1376 (AN-XIVe) garantissant l'avenir et la justice du système de retraites.

Mme Annie David, présidente. - Nous recevons M. Eric Aubin, secrétaire national en charge des retraites de la Confédération générale du travail (CGT) ; M. Jean-Louis Malys, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; M. Philippe Pihet, secrétaire confédéral chargé du dossier retraites de Force ouvrière (FO) ; M. Patrick Poizat, secrétaire confédéral en charge des retraites de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ; MM. Pierre Roger, délégué national du secteur protection sociale et Gilles Castre, juriste du secteur protection sociale, de la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC).

Messieurs, nous aimerions recueillir votre avis sur l'ensemble de ce projet de loi.

M. Gérard Rodriguez, conseiller confédéral en charge des retraites de la CGT. - Notre appréciation globale sur le projet de loi n'a pas évolué au regard des débats engagés à l'Assemblée nationale. Ce projet s'inscrit dans la continuité des réformes précédentes. La mesure emblématique de cette réforme réside dans l'allongement de la durée de cotisation requise pour l'obtention de la retraite à taux plein.

Cet allongement nous posait déjà problème lors des réformes précédentes, et d'autant plus aujourd'hui lorsque nous considérons la situation de l'emploi. Par ailleurs, la durée d'activité sur une vie ayant tendance à baisser depuis déjà plusieurs décennies, on se demande comment, à l'âge d'ouverture des droits - si tant est qu'il demeure le même qu'aujourd'hui - les salariés, notamment les plus jeunes, obtiendront les durées de cotisation requises.

Compte tenu de la dégradation de l'emploi, on peut penser que les 43 années nécessaires, à partir des générations 1973, ne seront pas atteintes, ce qui abaissera très sérieusement les niveaux des pensions. La conjugaison des deux facteurs pris en compte pour le calcul des pensions - la durée requise pour le taux plein et le coefficient de proratisation - entraînera des pensions beaucoup plus faibles à l'avenir, si les choses continuent à évoluer ainsi. C'est la raison de notre hostilité à ce projet.

Si l'allongement de la durée est conséquent, il n'a pour le moment pas encore produit tous ses effets. Les générations qui partent aujourd'hui à la retraite, notamment les hommes, ont des durées d'activité relativement longues. Elles le sont toutefois moins que celles de leurs ainés : il y a une vingtaine d'années, il était commun de rencontrer des salariés ayant 43, 44, 45 ans d'activité. A l'époque, on leur demandait 150 trimestres.

Les générations actuelles, lorsqu'elles arriveront à la retraite, auront des durées de cotisation plus courtes du fait de la progression de la précarité et d'un facteur quant à lui plus positif, à savoir l'allongement de la formation initiale, et donc l'entrée plus tardive dans une activité professionnelle.

Nous pensons que si ce mouvement d'allongement de la durée de cotisation requise se poursuit, nous assisterons à un abaissement massif du niveau des retraites.

D'autres phénomènes viennent concourir à cette détérioration, parmi lesquels la dégradation salariale. Pour faire de bonnes retraites, il faut en effet de bons salaires. Vous connaissez position de la CGT sur ce point... On doit donc travailler à améliorer les droits, mais aussi les salaires. On le voit de manière évidente s'agissant des femmes, dont la situation salariale est extrêmement défavorable. Si l'on oeuvrait en faveur de l'égalité salariale, on améliorerait les retraites des femmes de manière conséquente, ainsi que la situation des comptes des régimes : mieux on est payé, plus on cotise !

C'est notre principal point d'opposition à cette réforme...

D'autres éléments sont, selon nous, contestables, comme le report de la revalorisation des pensions au 1er octobre. J'entends dire que cette mesure sera transparente et sans aucun effet sur les pensions des futurs retraités. C'est faux ! Selon nos calculs, un tel report représenterait un manque à gagner de neuf mois, soit, pour une prévision d'inflation de 1,75 % en 2016, 170 euros sur l'année pour une pension de 1 000 euros. Ceci peut engendrer des difficultés importantes chez des retraités dont la situation est précaire.

Quelques dispositions paraissent aller dans le bon sens, comme sur la pénibilité, mais en réalité, on reste loin du compte.

Les salariés concernés ne vivent d'ailleurs pas très bien ces annonces. Lorsqu'ils ont entendu que la pénibilité allait enfin être prise en compte, certains ont pu penser que cela allait leur permettre d'améliorer leur situation. Les plus âgés pensaient qu'ils allaient pouvoir partir plus tôt. Or, ceux qui vont pouvoir se constituer un compte pénibilité vont le faire pour une échéance à dix, vingt, ou trente ans. Ceux qui ont la cinquantaine, et qui commencent à voir leur santé se dégrader, ne pourront, dans le meilleur des cas, bénéficier d'un départ anticipé que d'un ou deux trimestres. C'est quasiment insultant !

Le fait que l'on ne soit plus dans un dispositif médicalisé est une très bonne chose, mais il faut des mesures conséquentes ! La CGT propose qu'un salarié exposé à une pénibilité durant plus de vingt ans puisse bénéficier d'une anticipation de cinq ans, sur la base de la retraite à 60 ans. Nous sommes toujours restés attachés à cet âge. Cela représente un départ à 55 ans, voire moins dans certains métiers, comme les égoutiers, qui cumulent pénibilité et insalubrité, et qui ont des espérances de vie très courtes.

Certaines dispositions sont intéressantes dans leur philosophie, mais demandent à être sérieusement améliorées.

Nous déplorons de sérieuses insuffisances en matière de financement. Ce n'est pas l'augmentation des cotisations de 0,3 point pour les salariés qui va régler les problèmes, d'autant qu'elle pèse sur eux seuls ! Il a en effet été immédiatement annoncé que, s'agissant des employeurs, l'augmentation des cotisations seraient compensée par une baisse des cotisations d'allocations familiales. Pour les employeurs, il s'agit donc d'une opération blanche ! On nous parle de projet équilibré, d'un financement qui passe par l'effort de tous, mais ce n'est pas le cas !

Une augmentation des cotisations de 0,3 point est, de notre point de vue, totalement insuffisante. Il faudrait, selon la CGT, y associer bien d'autres mesures, comme la modulation des cotisations patronales et la mise à contribution des revenus financiers.

M. Philippe Pihet, secrétaire confédéral chargé du dossier retraites de FO. - Je ne serai guère original par rapport à mon camarade de la CGT, en particulier concernant l'allongement de la durée d'activité, à laquelle nous sommes totalement opposés.

Cela fait quarante ans cette année que, quelle que soit la couleur des gouvernements, cette durée d'activité a été allongée ; avant 1971, on était à 120 trimestres ; puis on est passé à 150, mais la pension du régime de base a alors été portée de 40 % à 50 % du plafond, ce qui constituait une compensation positive.

Depuis 1993, on ne fait qu'augmenter la durée d'activité. On était, à cette époque, à 37,5 ans. Si la loi est votée en l'état, on ira jusqu'à 43 ans, ce qui, pour FO, est un signal totalement négatif vis-à-vis des générations déjà sur le marché du travail.

La génération 1974 étant rentrée sur le marché du travail à 23,5 ans en moyenne, l'âge de la retraite à taux plein sera donc plus près de 67 ans que de 62 ans. Il s'agit là d'une double peine et d'une hypocrisie majeure : si l'on conserve le taux de l'âge légal à 62 ans, de moins en moins de salariés pourront réunir leur nombre de trimestres. Il aurait fallu entrer dans la vie active, pour la génération 1973, à 19 ans en moyenne, ce qui est loin de refléter la réalité. J'ajoute que plus d'un salarié du privé sur deux qui demande aujourd'hui la liquidation de sa pension n'est plus sur le marché du travail. L'allongement de la durée de cotisation s'inscrit dans une construction intellectuelle à laquelle nous nous opposons. L'exécutif donne l'impression que les salariés peuvent être acteurs de leur retraite, et partir quand ils le décident. Or, la moitié ne sont acteurs de rien du tout : ils sont soit au chômage, soit en invalidité ou en incapacité, soit, pour les cas extrêmes, aux minima sociaux.

C'est ce qui motive notre opposition sur le fond. Quant à la forme, je rappelle que le Gouvernement, par la voix de Mme Marisol Touraine, en juillet 2012, avait annoncé une concertation renforcée. La ministre avait cru bon d'ajouter que la concertation n'était pas la négociation. Nous lui avions répondu que nous faisions fort bien la différence entre les deux et que, jusqu'à preuve du contraire, un syndicat ne négocie pas avec les pouvoirs publics. Il peut être consulté, ce qui a été le cas, sauf à propos de la mesure phare, objet d'une déclaration liminaire du Président de République, à l'occasion de la seconde conférence sociale, fin juin 2013, à l'issue de laquelle il a annoncé que l'allongement de la durée d'activité était déjà acté et n'était pas soumis à discussion.

Nous resterons extrêmement vigilants à propos du pilotage. Il est en effet question d'un conseil de surveillance, et l'on découvre qu'un décret va fixer un taux maximum de cotisation. On est là dans un changement fondamental de mécanisme. La répartition n'est pas touchée ; en revanche, on sort du système à prestations définies, le régime de base versant 50 % dans la limite du plafond, pour passer, si le législateur l'accepte, à un système à taux défini. Le conseil de surveillance devra faire des observations, qui seront suivies ou non par l'exécutif. Le conseil de surveillance n'étant pas instance élue, nous avons au moins obtenu que ce ne soit pas lui qui dicte les prochaines réformes, car nous sommes intimement convaincus que ce n'est pas la dernière. Sur ce sujet, le Gouvernement a toutefois été plus prudent que ses prédécesseurs...

Ce conseil de surveillance laisse la possibilité à l'exécutif et au législatif de prendre ses décisions et d'en rendre compte ensuite aux citoyens, ce qui nous semble un élément de base de la démocratie. Les compétences du conseil de surveillance ne se limitent pas aux régimes de base et portent aussi sur les régimes complémentaires. Je veux principalement parler de l'Association générale des institutions de retraite des cadres (Agirc) et de l'Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (Arrco). Cet empiétement de compétences nous inquiète, s'agissant d'un des derniers monuments du vrai paritarisme. En effet, la puissance publique n'intervient pas, ou éventuellement en second rideau, lorsqu'il s'agit d'étendre un accord signé majoritairement par les partenaires sociaux. Il nous semble qu'il s'agit d'une tentative de reprise en mains, à propos de laquelle nous faisons le lien avec les derniers articles du projet de loi relatifs à l'union des institutions et services de retraite. Nous additionnons les premiers et les derniers articles et obtenons une indication sur une réforme systémique, qui porte en elle, à terme, les bases d'un régime dit unique...

L'approche collective concernant la pénibilité nous convient, par opposition à l'approche médicalisée et individuelle de la réforme de 2010. Il faudra bien évidemment étudier les décrets. Nous ne faisons pas de procès d'intention mais nous resterons vigilants.

Je me permets de soulever ici la question de l'intitulé de l'article 6. Nous souhaiterions que le « compte personnel de prévention de la pénibilité » porte le titre de « compte personnel de pénibilité ». Les accidents du travail et les maladies professionnelles sont en effet uniquement financés par l'employeur. Il ne faudrait pas que l'on bascule les cotisations patronales, comme c'est la tendance actuellement, sur les cotisations salariales, sous quelque forme que ce soit. Nous y veillerons particulièrement...

Parmi les autres points intéressants, nous relevons l'abaissement du seuil de validation du trimestre dans le régime de base, de 200 à 150 fois le salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic). Cette mesure est particulièrement favorable pour les salariés à temps partiel, dont 80 % sont des femmes.

J'attire votre attention sur le fait qu'il ne faudrait pas que cela encourage des employeurs indélicats à recourir à la précarisation. En effet, avec douze heures par semaine, il est possible de valider quatre trimestres par an ; en revanche, le salaire annuel moyen qui servira au calcul de la pension ne sera pas très élevé.

La prise en compte de la totalité des trimestres pour la formation en alternance est également intéressante. Cela touche les apprentis, mais aussi les contrats de professionnalisation. Dans certains métiers, les apprentis ont un salaire si faible qu'ils ne peuvent valider la totalité de leurs trimestres. Avec un contrat de douze trimestres, la totalité de ceux-ci sera validée. Nous ignorons cependant comment cette mesure sera financée. Certaines formules du texte nous sont apparues assez curieuses, les termes : « l'Etat prend en charge » devant être remplacés par : « l'Etat est exonéré ». L'exécutif propose donc au législateur de continuer à creuser le déficit, ce qui paraît relativement peu raisonnable, pour employer des termes diplomatiques.

S'agissant du financement, la fiscalisation de majoration de 10 % des pensions pour avoir élevé trois enfants et plus nous semble sans lien avec les réformes des retraites. Le produit de cette mesure devrait abonder la Caisse nationale assurance vieillesse des travailleurs salariés (Cnavts), mais chacun ici sait que l'impôt n'est pas affecté, et que ce transfert pourra être remis en cause tous les ans. Il ne s'agit donc pas d'une ressource pérenne. C'est un sujet d'inquiétude.

Par ailleurs, - mais on est ici dans la communication gouvernementale - les employeurs ont été rassurés par le fait que la réforme ne leur coûterait rien. Lavoisier disait : « rien ne se crée, tout se transforme ». Si cela ne coûte rien aux employeurs, il est probable que cela coûtera un peu plus aux salariés, à travers la contribution sociale généralisée (CSG) ou la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) !

Enfin, quel que soit le mode de calcul, la retraite par répartition ne peut avoir pour objet de gommer toutes les inégalités que rencontrent les salariés, particulièrement les femmes, au cours de leur vie active. C'est en réglant les problématiques au cours de la carrière - temps partiel obligé, reprise difficile après avoir élevé des enfants, etc. - que l'on traitera le sujet, et non en essayant de faire de la retraite une sorte de nirvana social !

M. Jean-Louis Malys, secrétaire national de la CFDT. - Je remercie la commission des affaires sociales du Sénat pour son invitation.

Nous considérons globalement que la réforme a atteint un certain équilibre, mais il existe des améliorations importantes à y apporter.

L'ambition du syndicalisme, selon la CFDT, est d'améliorer concrètement la situation des salariés et des retraités. Nous dépassons ainsi les postures et les slogans rarement efficaces, et essayons d'obtenir des résultats. C'est pourquoi nous sommes pleinement engagés depuis longtemps dans la concertation qui, selon nous, a démarré à l'issue de la conférence sociale de 2012.

Au cours de celle-ci, nous avons pesé sur plusieurs aspects et en sommes fiers. Nous sommes tout d'abord intervenus à propos de mesures de justice prévues par ce texte qui, pour certaines, ont été demandées depuis longtemps et sont, d'après nous, significatives.

En second lieu, nous avons souhaité que les mesures de financement soient limitées, notamment concernant l'allongement de la durée de cotisation.

Je l'ai dit à d'autres occasions : si une réforme des retraites était indolore et incolore, cela fait longtemps qu'on le saurait ! Une telle réforme est forcément douloureuse, et réclame des efforts. Le problème est de savoir qui les fournit, la façon dont ils sont répartis et s'ils sont justes.

Nous considérons que le mode de pilotage doit sortir de la vision exclusivement financière des grands équilibres. Il faut porter un regard qualitatif, et savoir qui finance. De ce point de vue, la question des prestations définies est d'une grande hypocrisie. On parle de 50 % du salaire plafonné, alors que tout le monde sait que c'est 43 % et que certaines mesures, introduites depuis des années, ont déjà modifié ce niveau !

La dimension systémique des évolutions contenues dans ce projet de loi est réelle, même si nous pensons qu'elle ne va pas suffisamment loin pour rapprocher les régimes des assurés concernés. Un des grands problèmes de notre système de retraite réside aujourd'hui dans le nombre croissant de polypensionnés : plus de 40 % des salariés qui liquident leur retraite ont déjà cotisé à plusieurs régimes -et ce phénomène va continuer à s'accroître. Or, il est anormal que des dispositifs de retraite pénalisent les mobilités. On ne peut effacer toutes les inégalités, mais il est scandaleux que le système aggrave la situation de certains salariés, en particulier les femmes !

En 2010, la CFDT a tenu un congrès, juste avant la réforme précédente. Nous avions à l'époque défendu trois axes...

Le premier concernait les conditions de l'harmonisation des régimes, qui passe par un examen en profondeur des carrières et des rémunérations dans les fonctions publiques -intégration des primes, etc. Il est illusoire de parler d'unification des régimes si on n'aborde pas ces questions avec les agents concernés. C'est un peu la même chose en matière de pénibilité, le système actuel ne traite pas de tous les facteurs de pénibilité, ni du cas de tous les fonctionnaires.

Le deuxième axe concernait la durée de cotisation. La CFDT ne demande pas d'allongement, mais si des efforts sont à faire sur les carrières, nous pensons qu'agir sur la durée de cotisation est plus juste que de décaler l'âge de la retraite, puisque ce sont les salariés les plus modestes qui sont dans ce cas pénalisés, ceux qui ont commencé à travailler jeunes ou qui ont des carrières plates.

Si nous considérons la durée de cotisation comme le critère le plus juste, nous sommes en revanche opposés à toute accélération de l'allongement de la durée de cotisation. Cela signifie que la règle de 2003, qui estimait que deux tiers de la vie devait être consacrés au travail et un tiers à la retraite, doit être maintenue. Il nous paraît juste que les futures générations passent plus de temps à la retraite que leurs aînés. On peut espérer qu'ils passeront également plus de temps au travail !

Aujourd'hui, la fin des études est en moyenne comprise entre 21 et 22 ans. Le premier emploi débute en moyenne à 22-23 ans. Deux phénomènes arrivent ensuite en même temps, et sont souvent confondus. Le premier concerne les contrats à durée indéterminée (CDI) : beaucoup de jeunes traversent en effet des périodes de précarité avant de trouver un premier emploi stable, et il faut le combattre. Le second phénomène n'a rien à voir avec le premier ; il s'agit des jeunes qui poursuivent des études longues -grandes écoles, etc.- jusqu'à 28-29 ans. Or, on parle des jeunes, comme si tous les parcours étaient identiques. Selon nous, un système de retraite intelligent et juste doit tenir compte de cette diversité !

Le troisième axe est relatif au financement de la protection sociale. Nous considérons qu'il faut être cohérent par rapport aux risques couverts. Nous sommes donc favorables au fait que les droits qui portent principalement sur une logique contributive et assurantielle soient basés sur une cotisation sur le travail. D'autres droits, dits universels, comme la famille, la maladie et la perte d'autonomie, nécessitent un financement plus large. Nous estimons qu'il convient que tous les revenus, dont ceux du capital et du patrimoine, financent ces aspects.

C'est pourquoi nous sommes opposés à une augmentation de la CSG en vue de financer l'assurance vieillesse, même si le système de retraite comporte des éléments de solidarité.

Nous revendiquons le fait d'avoir réclamé depuis de nombreuses années un certain nombre de mesures de justice qui ont été prises. La première a trait à la question du compte de prévention de la pénibilité. Nous insistons sur la dimension de prévention que comporte ce compte, ne serait-ce que grâce aux six premiers mois consacrés à la formation. Il faut éviter que les salariés ne soient prisonniers de la pénibilité, ou qu'un dispositif ne les contraignent ou ne les incitent à y demeurer. On doit à la fois reconnaître les périodes de pénibilité, en réduisant la carrière de ces salariés, mais également mettre en place des dispositifs permettant aux salariés d'en sortir.

La CFDT se bat depuis 2003 pour qu'un dispositif prenne en compte cette situation. C'est une conquête sociale majeure. Nous pensons que ce système, lorsqu'il connaîtra son rythme de croisière, sera très proche de ce que nous espérions.

La question de la transition pour les salariés les plus âgés particulièrement exposés pose cependant un problème sur lequel je reviendrai...

La validation des périodes d'apprentissage constitue une demande fort ancienne de la CFDT et de plusieurs organisations de jeunesse. Le fait que les temps d'apprentissage et d'alternance soient pris en compte constitue pour nous une avancée sociale majeure...

La réduction de 200 à 150 Smic horaires du seuil de validation d'un trimestre, même si elle est techniquement compliquée à expliquer, est une mesure de justice, qui va en direction des salariés précaires ou à temps partiel. Cette mesure bénéficiera principalement aux jeunes et aux femmes, catégories aujourd'hui les plus touchées par le temps partiel et les emplois précaires.

L'accord national interprofessionnel que nous avons signé en début d'année, et qui a été transposé dans la loi, comportait des mesures destinées à augmenter le minimum d'heures de temps partiel. Nous pensons que tout ceci est assez cohérent.

Les carrières longues sont globalement maintenues et améliorées, alors que la loi de 2010 sonnait leur extinction. La CFDT a également été à l'origine du dispositif pour carrières longues, ce qui est une excellente chose !

Enfin, une amélioration du minimum contributif a été mise en place pour les retraités les plus modestes. Nous nous en félicitons. Les droits des personnes handicapées et de leurs aidants sont également renforcés.

Nous considérons toutefois que le financement de la réforme des retraites est déséquilibré depuis la présentation du projet de loi de financement de la sécurité sociale. La CFDT était opposée à une augmentation de la CSG, qui doit être réservée aux risques universels -famille, maladie, perte d'autonomie.

Cependant, le Gouvernement a fait le choix d'une hausse de cotisations salariales et patronales qui aurait pu être équilibrée, sans la compensation intégrale de l'effort des employeurs annoncée récemment. Cette compensation se traduira par une baisse de la cotisation famille, elle-même compensée par le budget de l'Etat qui repose principalement sur des prélèvements sur les ménages. Ce transfert a été décidé alors même que les travaux du Haut conseil du financement de la protection sociale ne sont pas terminés. Ils avaient pourtant été annoncés par le Premier Ministre.

Nous considérons qu'il s'agit là d'une politique de gribouille. Tout ceci manque de clarté et de visibilité.

Nous souhaitons des améliorations significatives lors du débat parlementaire, notamment sur les basses pensions, la pénibilité, la prise en compte des périodes de stages et les droits familiaux de retraite. Nous continuons à affirmer la nécessité d'une réforme systémique de nos systèmes de retraite.

La CFDT considère par ailleurs qu'il est d'autant plus important de préserver les retraités modestes que les retraites de base constituent une part majeure de leur pension.

Le projet de loi prévoit un recul de six mois de la revalorisation des pensions au 1er octobre, sauf pour les bénéficiaires du minimum vieillesse. Cette mesure ne protège qu'un tiers des retraités qui vivent sous le seuil de pauvreté. Nous considérons que tous ceux-ci devraient être exonérés de cet effort. Nous demandons que les bénéficiaires de l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) soient protégés, ainsi que tous ceux qui bénéficient du minimum contributif ou du minimum garanti dans les fonctions publiques.

Nous demandons également la prise en compte effective de la situation des salariés en fin de carrière toujours exposés à la pénibilité, ainsi que diverses améliorations du compte pénibilité. Le compte pénibilité sera ouvert à partir du 1er janvier 2015 à tous les salariés du privé exposés à un ou plusieurs facteurs de risque. Il leur permettra d'acquérir des droits nouveaux, pour se former en vue d'une reconversion, ou partir à la retraite plus tôt. Le projet de loi prévoit la possibilité d'un dispositif transitoire pour certains salariés en fin de carrière, âgés d'au moins 52 ans au 1er janvier 2015. Le texte renvoie à des décrets pour définir l'acquisition des droits pour les personnes concernées. Le barème prévu par le Gouvernement est très restrictif et laisserait de nombreux salariés exposés dans le passé sans compensation.

La CFDT demande le maintien d'un dispositif transitoire à partir de 52 ans, et surtout l'amélioration du barème d'acquisition des droits dans le dispositif transitoire -jusqu'à quatre trimestres pour les salariés nés en 1954. Les droits doivent être d'autant plus importants que l'exposition à la pénibilité a été longue et que les salariés concernés sont âgés.

Les autres demandes d'amélioration du compte pénibilité concernent les salariés non titulaires de la fonction publique, qui ne bénéficient ni du service actif, ni du compte de prévention de la pénibilité.

Enfin, nous pensons que ceux qui bénéficieront du compte pénibilité devraient pouvoir disposer d'une pension à taux plein, avec une durée de carrière minimum de trente ans, afin d'éviter les effets d'aubaine, se rapprochant ainsi du dispositif pour carrières longues.

Nous pensons également qu'il faut élargir le compte pénibilité pour compenser tout ou partie des éventuels différentiels de rémunération des salariés qui quittent l'activité concernée.

S'agissant des stages rémunérés, la gratification minimale de 436 euros par mois fait l'objet d'une exonération de cotisations sociales. Les jeunes qui effectuent ces stages ne bénéficient donc d'aucun trimestre pour la retraite, contrairement à ceux dont les stages sont rémunérés de plus de 1 000 euros, qui sont souvent les étudiants des filières les plus nobles. C'est un paradoxe qu'il faudrait réexaminer.

L'amendement du Gouvernement introduit à l'Assemblée nationale permet de constituer des droits, avec un rachat de 300 euros par trimestre, dans la limite de deux trimestres rachetés. C'est un premier pas intéressant, mais il nous semble qu'il faut aller plus loin, en particulier pour ceux qui enchaînent stage sur stage avant de signer un contrat de travail.

Pour permettre aux stagiaires rémunérés de valider au moins un trimestre pour quatre mois de cotisation, nous demandons la suppression de l'exonération de cotisation vieillesse jusqu'à la gratification minimale. Il faut également prévoir des modalités spécifiques pour les stages à l'étranger, de plus en plus nombreux chez les jeunes.

Enfin, nous souhaitons l'inscription dans la loi d'une date de lancement de la refonte des droits familiaux de retraite, avant 2020. On parle beaucoup des retraites des femmes. La question de la redistribution des droits familiaux est centrale. Actuellement, le système profite principalement aux hommes et aux familles aisées. Il faut le redéployer. Le Premier ministre, dans son intervention, a repris cette idée. Elle l'est également dans l'exposé des motifs du projet de loi, mais elle n'est pas inscrite dans le projet de loi et ne comporte aucune date. Il faut enclencher cette mesure avant 2020, et que la loi le précise.

Enfin, c'est le Sénat qui avait, en 2010, introduit l'idée d'un rendez-vous pour engager cette année une réflexion sur la réforme systémique. La loi, en creux, a été respectée. Tous les syndicats, même ceux qui ne partagent pas cette idée, abordent le sujet. Nous pensons que ce point mérite d'être travaillé. Dans quelques années, il sera insupportable qu'il existe des régimes aussi différents et aussi peu lisibles pour les citoyens et les salariés. Cela doit se faire dans le cadre d'une vraie concertation, en prenant en compte l'intérêt de tous, sans stigmatiser personne. Nous souhaitons donc que cette réflexion soit actée dans la loi.

Seule la question du financement de la protection sociale, qui nous paraît essentielle, semble ne pas avoir été assez approfondie. Il faut clarifier les choses. En cas de compensation des cotisations retraite des employeurs, nous souhaitons que les salariés soient également protégés !

M. Patrick Poizat, secrétaire confédéral en charge des retraites de la CFTC. - En premier lieu, je tiens à dire que nous avons apprécié la démarche de concertation...

Les organisations syndicales sont parfois critiques, il faut le dire, à propos d'un certain nombre de points. Nous voulons nous inscrire dans une logique de construction sociale, et cette démarche, qui a consisté à passer par différentes étapes de dialogue, d'échanges entre partenaires sociaux et décideurs, a été particulièrement intéressante pour nous. Elle a été l'occasion de faire avancer un certain nombre d'idées. Le recours au Conseil d'orientation des retraites (COR) et à des structures créées pour l'occasion a également été un complément intéressant pour le dialogue.

La CFTC était également persuadée de la nécessité de cette nouvelle réforme, même si la précédente remontait à trois ans, et ce pour différentes raisons...

Nous avions dit, en 2010, qu'il nous semblait que la réforme proposée n'était pas complètement financée. Entre-temps, d'autres éléments liés aux crises successives ont péjoré les espérances. Il nous paraissait donc assez évident qu'il était nécessaire de mettre en place une réforme complémentaire, qui vise à la fois le court et le long terme.

Il faut toujours garder à l'esprit que l'emploi est finalement le point d'équilibre des retraites et du financement des régimes sociaux. Ceci doit s'inscrire dans une priorité pour les différents acteurs qui interviennent sur le financement de ces régimes.

Nous sommes particulièrement satisfaits de la réaffirmation de la répartition comme choix d'organisation de la retraite. Nous sommes sensibles à la logique contributive que l'on constate dans nos régimes, et que nous souhaitons voir conforter.

Je voudrais d'abord insister sur le problème de l'inégalité entre les femmes et les hommes, qui correspond, bien sûr, au reflet des carrières, les différences constatées portant également sur les choix de vie, voulus ou souvent subis, avec des parcours peu valorisés et pénalisés par les arrêts et les différents problèmes que l'on peut rencontrer au cours de la vie.

Il est pour nous nécessaire de prendre des mesures allant jusqu'à pénaliser les entreprises qui ne reprennent pas les prescriptions de la loi, ou ne respectent pas les demandes destinées à évaluer les inégalités salariales et les corriger. Nous estimons que les entreprises qui ne sont pas dans cette logique doivent être rappelées à l'ordre.

La pénibilité figure parmi les mesures qui nous intéressent particulièrement, avec le volet prévention. Il nous semble anormal de se satisfaire d'un dispositif où les salariés travaillant en situation pénible seraient simplement pris en compte au moment de la retraite. La démarche qui consiste à considérer la situation des salariés, à leur proposer de la formation pour changer de poste ou, s'ils le souhaitent, pour changer d'emploi, est une bonne démarche.

Nous estimons que la compensation d'un passage à temps partiel est également une démarche intéressante.

En matière de pénibilité, il fallait entrer dans une démarche collective. Nous sommes satisfaits sur ce point. La démarche médicalisée précédente subsiste, sauf mesure de suppression -que je n'ai pas vu apparaître dans le texte. C'est un point qui a finalement concerné peu de salariés. Je crois qu'il faut en tirer enseignement, mais la laisser cependant subsister, ceci répondant à un besoin complémentaire.

Pour ce qui est de la question des apprentis, les stages constituent une mesure intéressante. Elle permet d'envoyer un signe positif à ces salariés, en les intégrant dans la communauté du travail.

Nous éprouvons une certaine frustration concernant les cotisations. Mettre en place un Haut conseil du financement, lui confier une mission et prendre des mesures, sans attendre la fin des travaux, fait quelque peu désordre. C'est un regret que nous exprimons : il y a certainement une envie de concrétiser des décisions mais, à partir du moment où l'on s'est donné la chance du dialogue, il faut aller au bout chaque fois que c'est possible.

Grâce à un travail de réflexion interne, la CFTC a mis en évidence la nécessité que les contributions des salariés, des retraités et des entreprises soient à un niveau équitable, et qu'elles soient équilibrées. Elles ne sont bien sûr pas de même forme, mais c'est un point important selon nous.

Nous avons également relevé des mesures de court et de long terme. Il faut faire savoir que les mesures de court terme relèvent de cotisations, mais qu'il n'y a pas de changements fondamentaux quant aux conditions de retraite des salariés dans les années qui viennent. Ceci est important, car la retraite se prépare, s'espère pour certains, et il convient de passer un message de pérennisation des mesures.

Enfin, les deux réformes précédentes ont contribué à la lisibilité de sujets qui ne sont pas très faciles à appréhender. La législation sur l'information des actifs a été une bonne mesure. Il faut la compléter, consolider ce qui a été fait à cette occasion. Lorsqu'on s'intéresse aux organismes de retraite, ou qu'on est amené à participer à leur gestion, on prend conscience de la quantité de demandes qui sont exprimées régulièrement, et on a besoin d'aller plus loin. Il faut un certain temps pour mettre en oeuvre les mesures envisagées. Cela représente un coût, mais il est nécessaire.

M. Pierre Roger, délégué national du secteur protection sociale de la CFE-CGC. - Nous considérons que la réforme des retraites était effectivement nécessaire. La protection sociale est un secteur éminemment structurant pour la société française. Dès lors que l'on touche à cet élément, on envoie des signaux à la population sur de nouveaux repères, dans une société qui en perd beaucoup.

Il s'agit de la quatrième réforme ; imprudemment, certains gouvernements ont assuré qu'il s'agirait de la dernière. Or, on sait aujourd'hui que ce ne sera pas le cas, et ceci provoque dans la population un sentiment d'inquiétude et de méfiance vis-à-vis de ceux qui ont en charge le traitement de ces dossiers, rendant plus difficile l'acceptation d'une telle réforme.

Pour qu'une réforme soit acceptée, il faut qu'elle génère un sentiment de justice et d'équité, même si on a toujours tendance à penser que c'est à l'autre d'accomplir les efforts. Un des premiers reproches que l'on peut adresser à cette réforme est qu'elle n'est pas juste, toutes les catégories n'étant pas touchées de la même manière. Si on peut constater quelques avancées, elle ne va cependant pas au fond des choses.

Si ce projet de loi est accepté en l'état, l'équilibre du régime est prévu pour 2017, avec un taux de chômage de 7 %. Or, celui-ci dépasse aujourd'hui les 10 % ! On peut donc être méfiant...

Un jeune de trente ans a, en moyenne, huit à dix trimestres de cotisations de moins aujourd'hui qu'il y a dix ans. Certaines avancées ont été réalisées, notamment en matière de stage et d'apprentissage, mais cela ne touche pas toutes les catégories socioprofessionnelles.

On sait que la performance des entreprises et la compétitivité de notre pays passent désormais par des jeunes formés, encadrés. Avec un taux de cotisations de 43 ans, beaucoup de jeunes qui constitueront demain les cadres de nos futures entreprises n'auront pas les annuités nécessaires pour prendre leur retraite. Cette réforme ne le dit pas, mais elle entérine une baisse des pensions à terme. Beaucoup de salariés qui partent aujourd'hui à la retraite ont connu les Trente Glorieuses et ont des carrières relativement complètes. On compte parmi elles relativement peu de décotes. Dans le futur, on est certain qu'il n'y aura plus de surcotes, et on peut craindre des baisses de pension importantes, toutes catégories sociales confondues.

Le Gouvernement avait envisagé la possibilité d'un rachat d'un certain nombre de trimestres sur cinq à dix ans, cette durée correspondant aux périodes d'études. Nous souhaitons que cette capacité soit portée à huit trimestres sur quinze ans, au prix du SMIC, soit 1 000 euros environ, ce rachat étant dans les conditions actuelles matériellement impossible pour un jeune. La mesure est donc marginale, et n'atteint pas sa cible : la population qui aura fait des études est donc lésée.

Injuste, ce projet l'est également pour les seniors. Parmi eux, un certain nombre souhaite continuer à travailler pour obtenir une surcote. A l'inverse, les entreprises se séparent plus tôt des seniors. Passé 50 ans, le parcours professionnel devient aujourd'hui extrêmement compliqué. On est vite mis sur la touche, et incité au départ. Nombre de ruptures conventionnelles se font avec la complicité des seniors, qui ont souvent la chance d'avoir tous leurs trimestres, sans pour autant donner lieu à l'embauche de jeunes. Le problème ne peut que s'accélérer, car on imagine mal les entreprises proposer des parcours professionnels, des mobilités et des formations à des salariés ayant dépassé 60 ans -à moins d'un véritable changement de culture.

On se dirige vers une baisse du niveau de vie des retraités, même si les plus basses pensions sont pondérées. Globalement, les retraités de la classe moyenne vont subir une profonde attaque. Rappelons que les retraités acquittent un supplément de cotisation de 0,3 % au titre de la dépendance depuis le 1er avril dernier. Pour ce qui est des retraites complémentaires, une désindexation des pensions a été entérinée pour trois ans. On reporte en outre la revalorisation des retraites de base d'avril à octobre.

On connaît le poids des retraités dans la consommation et l'économie française, ainsi que leur rôle d'aide à la famille -quand ils n'ont pas eux-mêmes des ascendants à charge. On prend là le risque de paupériser une population qui constitue un socle important de notre société.

La pénibilité est, par ailleurs, un sujet et important. Nous regrettons que son champ n'ait pas été étendu aux risques psychosociaux. Plus personne ne peut nier qu'un certain nombre de facteurs sont liés à la pénibilité : travail de nuit, travaux physiques, etc. On entend régulièrement parler de burn-out, et le suicide n'est plus un sujet tabou. Malheureusement, ce critère n'a pas été pris en compte, malgré le fait qu'il concerne beaucoup de monde, toutes catégories sociales confondues.

Selon le texte, c'est l'employeur qui définit le niveau de pénibilité de chaque poste. Il me semble que ceci devrait plutôt être réalisé en commun avec des organismes comme les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). C'est un domaine où la concertation est nécessaire, afin qu'un seul acteur ne soit pas tenté de définir des critères minimums.

On n'a pas évoqué le problème, quelque peu pervers, du cumul emploi-retraite. Les pensions de réversion sont aujourd'hui conditionnées par les plafonds de ressources et concernent surtout les femmes. Les textes prévoient l'impossibilité du cumul. Nous demandons un déplafonnement des réversions, afin d'éviter toutes difficultés en ce domaine.

Quant au financement, celui-ci ne correspond pas aux ambitions que devrait afficher un texte de cette nature. Mes collègues l'ont déjà évoqué : contrairement aux salariés, les entreprises sont exonérées de tout effort, au titre de la compétitivité. Même si on peut le comprendre, la compensation va nécessairement devoir être réalisée via l'impôt ou au travers de cotisations salariées supplémentaires.

On ne peut espérer relancer ainsi l'économie et le pouvoir d'achat. On ne traite aujourd'hui que des conséquences d'une situation économique. La véritable solution consiste à fournir du travail à un plus grand nombre de salariés, qui pourront ainsi davantage cotiser. C'est la raison pour laquelle nous avions proposé une cotisation sociale sur la consommation. Nous sommes en effet persuadés qu'on ne peut plus raisonner sur des taxations ou des cotisations basées uniquement sur le salaire. La mondialisation oblige nos entreprises à être compétitives. Nous souhaiterions que cette cotisation fasse l'objet d'une réforme ambitieuse ; elle permet d'augmenter les cotisations vieillesse, d'abaisser les cotisations des entreprises et des salariés, et faire en sorte que les importations supportent une partie des charges imputables aux salariés et aux entreprises.

Mme Annie David, présidente. - Notre rapporteure a des questions à vous poser.

Mme Christiane Demontès, rapporteure. - Il existe aujourd'hui un système d'exposition au risque qui comporte dix facteurs, mis au point par les partenaires sociaux. Or, de nouveaux risques ont émergé, comme les risques psychosociaux. On sait qu'on ne peut les prendre en compte immédiatement, mais comment les mesurer ? Quelle est la place des CHSCT à propos de cette question ?

On a par ailleurs peu parlé du pilotage et de l'information. Le groupement d'intérêt public (GIP) info retraite a permis la mise en place d'un système d'information accessible à tous les futurs retraités. A partir de 35 ans, les salariés peuvent recevoir une information sur ce que sera leur retraite, toutes choses égales par ailleurs.

Le dispositif prévu dans la loi crée un nouveau groupement d'intérêt public, le GIP union des institutions et services de retraite. Comment voyez-vous cette évolution ? Pensez-vous qu'elle soit nécessaire ? Quel est enfin votre avis à propos de la mise en place du conseil de surveillance des retraites ?

M. Gérard Rodriguez. - Les risques psychosociaux s'invitent souvent dans les discussions ; cette question est légitime.

Nous ne nions pas le fait que la pénibilité revête plusieurs aspects. On parle pour le moment de la pénibilité qui a une incidence sur l'espérance de vie tout court, ou sur l'espérance de vie en bonne santé. Des critères ont été identifiés et l'on sait que, dans un certain nombre de situations, les conséquences peuvent être lourdes sur l'espérance de vie.

Le sujet des risques psychosociaux n'a toutefois pas été suffisamment mûri pour que l'on puisse affirmer qu'il existe un impact avéré sur l'espérance de vie, et que ce phénomène doit être pris en compte en matière de retraite et de réparation.

Les dispositions associées à la pénibilité, permettant de valider un certain nombre de trimestres, n'ouvrent pas droit en tant que telles à un départ anticipé, sauf si elles permettent à l'intéressé de devenir éligible au dispositif sur les carrières longues qui offre la possibilité d'un départ à 60 ans.

On a dit que les salariés qui commençaient à travailler jeunes étaient les plus exposés en matière de pénibilité. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas vrai pour tout le monde ! Certains salariés de l'industrie ou de la santé, dans le secteur public ou privé, ont des niveaux de qualification élevés et sont exposés à la pénibilité, par exemple en cas de travail de nuit. Les dispositions qui sont proposées aujourd'hui ne donneront aucun droit de plus. Les trimestres supplémentaires serviront éventuellement à abonder la pension au moment du départ à la retraite, mais ne permettront en aucun cas des départs anticipés. Nous avons proposé des départs anticipés dès 55 ans, mais il n'existe pas de mesures de ce type.

En ce qui concerne l'information, nous pensons que tout ce qui peut permettre une meilleure information des assurés sociaux va dans le bon sens. Encore faut-il étudier comment cela fonctionne.

Nous sommes cependant hostiles au comité de surveillance. En effet, le rôle confié à ce comité, composé de « sages », laisse supposer que les retraites sont une question plus technique que politique. On se focalise sur les équilibres financiers et, plutôt que de laisser cette question aux élus, on s'en remet à des sages pour élaborer les bonnes recommandations. Nous ne sommes pas d'accord ! Nous croyons que la question des retraites est une question éminemment politique -et on en a une fois de plus la preuve avec la nouvelle réforme qui s'annonce. Pour la CGT, c'est dans le cadre d'un rapport de force qu'elle doit être abordée.

La partie patronale, qui fait valoir ses exigences, est visiblement entendue, contrairement aux salariés -et je le déplore ! S'en remettre à des sages ne permettra certainement pas de régler le problème. Les Etats qui ont choisi cette philosophie n'ont rien résolu du tout ! On nous dit que, dans certains pays, l'âge de la retraite est bien plus tardif qu'en France, et qu'on devrait s'en inspirer. En Allemagne, en 2010, seuls 17 % des salariés arrivés à l'âge légal de la retraite avaient un emploi ! Tous les autres étaient dans un dispositif d'invalidité ou de maladie.

Nier cet état de fait pourrait avoir des conséquences négatives. Il faut donc que l'on entende les salariés et les retraités beaucoup plus qu'on ne l'a fait, la réforme qui nous est présentée répondant davantage aux exigences des employeurs qu'à celles des autres catégories.

M. Philippe Pihet. - Les risques psychosociaux ne sont en effet pas pris en compte, mais cela fait huit ans que l'on a commencé la négociation avec le patronat. Après avoir mis trois ans à s'entendre sur dix critères physiques, ceux-ci sont maintenant actés.

Le ministre du travail a évoqué la possibilité de renvoyer l'application pratique de cette mesure à la négociation de branche. Il ne s'agit pas de repartir au point où nous en étions en 2005, mais il convient, selon nous, que la loi en fixe le cadre, la négociation de branche permettant de connaître les métiers concernés par la pénibilité, avant de se préoccuper des risques psychosociaux.

S'agissant de l'information, le travail du GIP info retraite est intéressant. Que cette instance soit absorbée par l'union des institutions et services de retraite nous paraît assez discutable, le futur GIP devant se voir attribuer une convention d'objectifs et de gestion, qui annonce sa prochaine étatisation. Aujourd'hui, ce sont la CnavTS, l'Agirc et l'Arrco qui en constituent les trois principaux décideurs, ce qui ne paraît pas choquant. Nous éprouvons donc une très forte réticence à voir l'actuel GIP disparaître. Il peut certes s'améliorer, mais si on en fabrique un nouveau, on s'engage dans une dérive étatiste qui ne nous convient pas !

Nous nous sommes déclarés, lors de la concertation, favorables à ce que les différents régimes mettent en commun leur savoir-faire pour offrir aux cotisants et aux pensionnés un portail d'entrée abondé par chaque régime. Cela ne représente pas pour autant la première pierre d'un guichet unique !

Quant au pilotage, Jean-Claude Mailly a indiqué au Premier ministre que nous ne siégerions pas au comité de surveillance. Ce dernier ressemble au fameux comité de pilotage des régimes de retraite (Copilor) ! Il a certes subi une cure d'amaigrissement en passant de 49 à 5 représentants, mais il conserve le même objet.

En revanche, nous trouvons bon que ce comité n'émette qu'un avis. Le politique reste décisionnaire ! La problématique des retraites réside dans la répartition des richesses à l'intérieur du pays, qui intéresse les salariés, et aussi les employeurs, mais doit rester dans la main du politique, qui est là pour défendre l'intérêt général. Il en va de la survie de la démocratie ! Ne faire appel qu'aux techniciens et aux enjeux comptables nous paraît dangereux.

M. Jean-Louis Malys. - S'agissant du stress et des risques psychosociaux, nous considérons qu'il faut en rester aux dix critères qui ont été définis, les données scientifiques ne permettant pas d'évaluer réellement leur impact sur l'espérance de vie. Il existe d'autre part des indications contradictoires. Ainsi, les enseignants sont parmi ceux qui ont un des métiers les plus stressants. Pourtant, les instituteurs ont l'espérance de vie en bonne santé la plus longue !

En second lieu, le stress constitue, dans la plupart des cas, une situation anormale. Reconnaître le stress comme une méthode de gestion qui donne lieu à compensation reviendrait à le considérer normal. Le stress existe, dans le travail comme ailleurs, mais nous pensons qu'on peut l'éviter, à la différence du travail de nuit, par exemple, qui existera encore durant très longtemps.

Par ailleurs, nous sommes extrêmement réservés quant à la renégociation avec les branches professionnelles. En 2008, les négociations avec le Mouvement des entreprises de France (Medef) et les organisations patronales n'avaient pas permis d'aboutir à un accord. Les remettre dans le jeu aujourd'hui nous paraîtrait extrêmement dangereux, le Medef n'ayant guère été entendu en matière de pénibilité.

S'agissant du pilotage, nous pensons qu'il faut sortir de ces rendez-vous qui ont lieu tous les trois à quatre ans, qui sont destinés à réaliser de grandes réformes, et qui plombent la confiance de toutes les générations. Le pilotage doit se faire annuellement, au rythme des évolutions quantitatives et qualitatives. Une sorte de suivi longitudinal nous semble donc nécessaire. Il nous paraît intéressant que le COR dresse un diagnostic. Qu'il existe des avis et des préconisations ne nous dérange pas, pourvu que la décision reste politique, bien entendu après concertation avec les organisations syndicales.

L'incapacité à repérer les basses pensions nous paraît hallucinante. Personne n'est capable de dire ce que les gens touchent réellement. Comment agir sur les inégalités sans données centralisées ?

M. Patrick Poizat. - En matière de pilotage, une évaluation régulière nous paraît nécessaire. Tout pilotage amène par ailleurs une décision politique. C'est là le sens des choses.

Concernant l'information, il nous semble que le dispositif doit respecter les régimes et leur identité. L'exemple des réalisations de la CnavTS, de l'Agirc et de l'Arrco, en 2005, a été assez remarquable, démontrant la capacité des diverses structures à mobiliser les efforts. Cela a fonctionné de manière relativement harmonieuse. Essayons donc de réunir des entités qui se complètent, mais ne les fusionnons pas trop brutalement. Certaines sont gérées par les partenaires sociaux ; d'autres sont proches du régime de base. Elles se complètent bien.

M. Pierre Roger. - Les études ont démontré que le stress avait une incidence sur les maladies cardiovasculaires, le diabète, l'hypertension. Nous souhaitons que ceci soit reconnu comme maladie professionnelle, ce qui obligera l'ensemble des partenaires à négocier sur les conditions de travail dans l'entreprise, au sens large.

Aujourd'hui, le financement du compte pénibilité est du ressort des entreprises, mais n'est pas davantage défini. Il faudra être vigilant à propos de cet aspect des choses. Ce genre de mesure aura également une incidence sur les retraites complémentaires, dans un système aujourd'hui très fragile.

Je regrette par ailleurs le procès que l'on intente au GIP info retraite. C'est un outil qui a fait ses preuves. Il faut du temps pour que les salariés concernés se l'approprient. Il commence à faire partie du paysage pour les futurs retraités Les habitudes, dans ce domaine, sont toujours très longues à acquérir. Or, on veut changer le système au moment où celui-ci commence à porter ses fruits ! Rien ne justifie de changer ce qui existe. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas l'améliorer, notamment en étant plus précis à propos du taux de remplacement, etc. ... Je ne suis pas certain que repartir à zéro améliorera l'information des salariés.

Concernant le pilotage, je rejoins l'avis général. On est toujours preneur d'avis techniques dans un domaine aussi complexe que celui des retraites, tant que ceux-ci restent des avis techniques et que la décision revient aux politiques.

Nous ne sommes toutefois pas favorables à un pilotage automatique. Un examen très pointu des évolutions doit avoir lieu. On sait que des avis tranchés sur le long terme sont certainement la meilleure façon de se tromper. Les évolutions à venir méritent un regard adapté à la situation. Tout ce qui est automatique me semble dangereux dans ce domaine.

Mme Annie David, présidente. - La parole est aux commissaires...

M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Toutes ces analyses constituent une bonne contribution au travail que nous devons réaliser.

Je voudrais revenir sur ce projet censé garantir l'avenir et la justice du système de retraite...

Plusieurs d'entre vous, notamment M. Roger, ont estimé que les bases de calcul paraissent improbables. Je ne vous ai pas trop entendu le dire, mais je crois que c'est capital ! Le COR a estimé qu'il manquait 20,7 milliards d'euros à l'horizon 2020. Or, il n'est question, dans ce projet de réforme, que des 7 milliards qui concernent le régime général. Il en manque beaucoup ! On ne parle absolument pas du financement des régimes spéciaux. On sait pourtant qu'il faut trouver 8 milliards jusqu'en 2020 pour les financer, et personne ne l'évoque sauf, timidement, la CFDT ! J'aimerais vous entendre sur ce point important...

Certains se préoccupent des régimes complémentaires, parce que vous en avez la gestion et qu'il existe un impact évident des mesures qui sont prises dans le régime général sur celles-ci, à qui il manque environ 5 milliards !

Il me semble donc nécessaire que nous puissions vous entendre sur le financement.

S'agissant de la pénibilité, j'avais regretté, lors de la précédente réforme, que les amendements déposés par notre groupe au Sénat n'aient pu être discutés, du fait du raccourcissement du débat. Je suis donc heureux qu'on puisse le faire aujourd'hui, même si le système n'est pas parfait. Il y aura forcément des ajustements à réaliser ! Nous avons entendu des spécialistes, ainsi que les représentants patronaux sur ce point...

Ce système vous paraît-il adapté pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), notamment avec une reconstitution des carrières qui aille dans le sens de la concertation que vous préconisez, en l'établissant sur des bases gérables dans le temps ? Ne faut-il pas distinguer ce qui est à la portée des directions des ressources humaines des grandes entreprises ou d'entreprises moyennes de bonne taille, et la situation des toutes petites entreprises ?

Nous trouvons également très bénéfique le système de comptabilisation de trimestres d'apprentissage des formations en alternance. J'ai bien noté ce que disait M. Roger à propos de la possibilité de rachat d'années d'études, que l'on peut combiner avec le rachat d'années de stage de longue durée, comme on peut par exemple l'expérimenter dans toutes les grandes écoles d'ingénieurs.

Quant à l'unification des régimes, mis à part la CFDT, dont le programme contient la mesure, on a peu parlé de la convergence des systèmes et la refonte totale en un système unique. 73 % des Français y sont favorables, alors que 62 % ne croient plus beaucoup à l'avenir du système par répartition actuel. Je crois qu'on ne peut échapper à cette question, et j'ai hâte de vous entendre à ce propos. Certains ont totalement fermé la porte à cette refonte, mais je crois qu'il s'agit là d'une question éminente de justice !

Par ailleurs, vous avez beaucoup insisté sur le pilotage -à juste titre d'ailleurs. J'ai le sentiment qu'il y a là un loup... Le COR évalue l'évolution de cette question tout au de long de l'année. Vous en faites d'ailleurs partie, tout comme nous. On va créer un autre comité, qui devra émettre des recommandations. Il me semble que c'est au COR qu'incombait cette tâche ! Je ne comprends plus ! J'ai le sentiment que l'on crée une instance supplémentaire, qui va venir compliquer la concertation et empêcher les politiques d'arrêter les mesures qu'ils doivent prendre !

M. Dominique Watrin. - Je salue la qualité des interventions des différentes organisations syndicales.

L'une d'elles a souligné la contradiction entre l'augmentation de la durée de cotisation et le fait que nombre de salariés de plus de 50 ans sont aujourd'hui évincés des entreprises avant d'arriver à la retraite. La baisse programmée du niveau des pensions, à laquelle s'ajoutent des contraintes nouvelle prévues par la réforme, pousse naturellement le système vers une part de capitalisation.

Il est certain que les banques et les assurances vont être conduites à vendre leurs produits de capitalisation. On risque également - ce qui a été souligné dans le rapport Moreau, et timidement énoncé ici - de voir les jeunes se détacher du système de répartition. On ne doit pas sous-estimer ce point. Cela ne peut que s'accentuer si l'on continue à augmenter la durée de cotisation et à diminuer le montant des pensions !

On est là dans une logique vicieuse. Dans une interview à la revue Hémicycle, Xavier Bertrand propose d'aller plus loin dans la durée de cotisation, mais débouche sur l'idée qu'il faudrait accélérer la mise en place de systèmes d'épargne. Que le terme est bien choisi pour parler de capitalisation !

Comment mesurez-vous ce risque par rapport à l'effritement, voire à l'affaissement de notre système par répartition ? Dans quelle mesure la réforme proposée par le Gouvernement amplifie-t-elle ce risque ? Quelle est la position de fond des différents syndicats à propos des systèmes de capitalisation ?

Avez-vous des propositions alternatives pour éviter une augmentation de la durée de cotisation ou un appauvrissement des retraites, et couvrir les besoins de financement ?

M. René Teulade. - Les problèmes que l'on doit résoudre ne sont pas de nature démographique ou économique. Cela a été dit et je l'approuve totalement ! Il s'agit d'un problème politique. Cet équilibre et la justice entre générations ne sont pas faciles à atteindre.

Le problème vient du fait qu'on n'a pas présenté suffisamment et positivement cette période du temps libéré qui s'appelle la retraite. La fin de l'activité professionnelle n'est pas nécessairement la fin de l'activité économique et sociale ! Il n'est qu'à voir nos communes où, grâce aux retraités, on arrive à faire vivre beaucoup de structures de façon bénévole.

Comment financer cette période difficile que nous allons connaître particulièrement à partir de 2020 ? Des propositions ont été faites comme un fonds de réserve avec des cessions d'actifs d'entreprises nationalisées, non soumises à concurrence. Quelles sont vos observations à ce sujet ?

Merci de votre participation, qu'il va falloir continuer à apporter si nous voulons des textes législatifs qui tiennent la route...

Mme Isabelle Debré. - On voit bien que la pénibilité est très difficile à évaluer. Je n'ai pas entendu parler, mis à part par la CFDT, de la possibilité d'aller vers un système à points. C'est un choix de société et un choix individuel. On le voit dans certains pays : quelques personnes ont envie de partir tôt à la retraite, d'autres ne le souhaitent pas, comme ce médecin de 92 ans, dont le cabinet ne désemplit pas, qui a été cité dans un reportage...

Je pense qu'il faut faire preuve de pragmatisme et de bons sens, et laisser un peu de liberté à nos concitoyens. Ceux qui veulent partir tôt à la retraite doivent pouvoir le faire ; ceux qui désirent partir plus tard doivent également en avoir la possibilité. Or, avec le système actuel, les choses sont extrêmement complexes. Que pensez-vous, en tant que représentants des salariés, d'une éventuelle réforme systémique ?

Je ne reviendrai pas sur les régimes spéciaux, qui n'ont pas été évoqués ici, pas plus qu'au sein du COR, ce que je regrette en tant que membre de celui-ci.

M. Gérard Rodriguez. - D'une manière générale, il nous semble qu'il existe un problème central de financement. De ce point de vue, nous ne sommes pas satisfaits des propositions qui ont été faites dans le cadre de la réforme.

Il faudrait en particulier revoir la participation des employeurs. Or, le Medef est vent debout contre toute augmentation des cotisations patronales ; il a fait en sorte que leur hausse de 0,3 point pour la branche vieillesse soit compensée. Ce n'est pas ainsi, selon nous, que l'on va régler la question ! Il faut évaluer les besoins de financement en matière de retraite, dans une logique d'amélioration car certaines pensions sont plutôt basses. Nous avons proposé de moduler les cotisations patronales : nous n'avons visiblement pas été entendus ! Par ailleurs, certains revenus du travail ne sont pas soumis aux cotisations sociales, comme l'intéressement et la participation. Si on continue ainsi, les déficits sont appelés à devenir chroniques !

Cela vaut pour l'ensemble des régimes, avec des spécificités pour la fonction publique et certains régimes spéciaux. La question est de se mettre d'accord sur la part des richesses produites qui doit être allouée à la protection sociale et aux retraites.

En matière de pénibilité, il faut réfléchir afin que les dispositions - qui devraient être améliorées de notre point de vue - puissent être appliquées à l'ensemble des salariés. Nous ne nous inscrivons pas dans une logique où seuls les salariés des grands groupes, ou des grandes entreprises, pourraient en bénéficier. Ceci rejoint la question du financement. Dans certaines TPE, il n'existe pas d'opposition de principe à la reconnaissance de la pénibilité, mais un problème de financement.

Quant à l'unification des régimes, l'état de l'opinion en la matière tient à une certaine ignorance de la situation. Le rapporteur l'a souligné à plusieurs reprises, hier, à l'Assemblée nationale, et je souscris à ces propos. Dans certains cas, les salariés du privé peuvent obtenir des retraites plus importantes que ceux du public ; dans d'autres, ce seront les fonctionnaires, mais en aucun cas on ne peut considérer que certains sont des nantis et d'autres sont désavantagés de façon outrancière. Il est vrai que la dégradation est générale et que certains régimes spéciaux, en dehors de la fonction publique, qui ont connu des modifications moins importantes que le régime général, apparaissent aujourd'hui comme des régimes que certains n'hésitent pas à qualifier de privilégiés. Mais cette situation est plutôt liée à une dégradation extraordinaire des conditions offertes par les grands régimes en matière de retraite. Il ne faut donc pas s'attaquer aux régimes spéciaux pour les passer sous la toise mais, au contraire, améliorer la situation du financement, sans niveler l'ensemble des régimes par le bas...

Les régimes par points sont-ils gages de liberté ? Je ne partage pas cette idée. Lorsqu'on avait une retraite complète à soixante ans - cas de la plupart des hommes, mais non des femmes - la décision des salariés ne constituait pas vraiment un choix. Elle relevait de la situation dans laquelle ils se trouvaient et de la bonne volonté de leur employeur. Si l'on veut une véritable faculté de choix, ce n'est pas sur les retraites qu'il faut agir, mais sur la situation de l'emploi. Dans un système par annuité, rien n'empêche, lorsqu'on a obtenu l'ouverture de ses droits, de continuer à travailler ! Or, aujourd'hui, c'est bien avant soixante ans qu'on est poussé à quitter les entreprises, avec tous les problèmes que cela peut poser par ailleurs.

S'agissant du comité de surveillance, on dispose déjà du COR, qui joue un rôle extrêmement important du point de vue de l'expertise, et dont tout le monde est plutôt satisfait. Ce n'est pas le centre de nos préoccupations, mais nous attirons l'attention sur le fait que la création d'un comité de surveillance ou de suivi ne règle aucun problème. Si cela peut amener une meilleure connaissance de la situation, pourquoi pas, mais ce n'est pas là que les choses vont se jouer.

Cependant, je partage l'avis de Philippe Pihet concernant les futurs décrets relatifs aux taux de cotisation maximum. L'air de rien, les compétences seraient transférées, et ce ne serait pas une bonne chose.

M. Philippe Pihet. - Les régimes spéciaux sont sous le coup d'une réforme votée en 2007, qui a démarré en 2008 et qui va produire ses effets jusqu'en 2020. Réformer aujourd'hui la réforme paraît pour le moins compliqué. Les agents des régimes spéciaux sont dans une mécanique de rattrapage, notamment pour ce qui est de la durée d'activité.

Concernant le système unique, je serais tenté de dire, selon la formule des étudiants en droit : système unique, système inique ! Objectivement, je n'ai pas encore compris comment le fait d'additionner des déficits créerait un équilibre ! Aujourd'hui, sur une carrière d'environ quarante ans, on a la possibilité d'effacer des périodes défectueuses. Dans un système par points, toute la carrière est prise en compte. Il faudrait donc inventer un nouveau mécanisme, dans lequel la transparence n'y gagnerait rien !

Le choix de la répartition a été réaffirmé, lors de la première conférence sociale, par l'ensemble des partenaires et par le Gouvernement. Je ne suis pas persuadé qu'il existe un risque véritable pour les cotisants. Aujourd'hui, le rendement des régimes complémentaires est de 6,5 %, contre 3 % pour l'assurance-vie !

S'agissant du financement, FO explique depuis longtemps qu'il s'agit d'une question de répartition des richesses qui relève d'une décision politique. En l'espace de trente ans, la rémunération du capital, par rapport à la rémunération du travail, a enregistré une augmentation de dix points de PIB, soit 200 milliards. Cela représente des gisements !

Je pense que le temps politique n'est pas forcément le temps de la construction de la retraite par répartition. Aujourd'hui, une retraite par répartition, c'est soixante-dix ans : quarante ans de cotisation, vingt de droits propres, dix ans de droits dérivés. Ce temps n'est pas forcément compatible avec le temps politique.

Le gouvernement Balladur, en 1993, a créé le Fonds de solidarité vieillesse (FSV), essayant enfin de déconnecter le contributif de la solidarité nationale. Le FSV était à l'époque abondé par 1,3 point de contribution sociale généralisée (CSG). Aujourd'hui, on est à 0,8 point, le politique ayant pris la décision d'enlever un demi-point. La transparence n'y a franchement pas gagné !

Le Fonds de réserve des retraites (FRR), quant à lui, remonte à 2000. Il est né d'une idée simple : on sait que l'on va se trouver devant un mur en 2020 ; le politique décide à l'époque de vendre une partie du patrimoine de la Nation, et de mettre l'argent de côté pour amortir le choc des retraites de 2020. Ce fonds n'a pas été forcément abondé comme il aurait dû l'être au fil des années. Il représente actuellement 36 milliards d'euros, dont environ 24 milliards d'euros ont été affectés à l'avance lors de la réforme de 2010, à raison de 2,1 milliards d'euros pendant douze ans, qui vont aller à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades).

Aujourd'hui, la Cnavts et le FSV sont moins déficitaires que prévu. Or, les 2,1 milliards d'euros du FRR vont néanmoins aller à la Cades ! Non seulement le FRR n'a pas été suffisamment abondé, non seulement il a été détourné de son objet premier, mais il va en outre servir à rembourser une partie du déficit des branches maladie et famille ! On marche sur la tête... Ces systèmes ont besoin de stabilité, et celle-ci, selon nous, ne viendra pas des experts du conseil de surveillance !

M. Jean-Louis Malys. - Il est vrai que cette réforme ne règle pas le problème général, mais aucune n'aurait été capable de le faire, sauf en détruisant certaines choses. Or, il vaut mieux réformer de façon progressive que créer d'autres problèmes.

Un accord a été signé avec le patronat sur les régimes complémentaires, en particulier en matière de désindexation. L'ensemble des mesures s'appliquent à tout le monde et ne rapportent donc pas qu'au régime général.

Sur la comparaison public/privé, je rappelle que la réforme Balladur de 1993 a creusé l'écart d'une façon extrêmement violente entre l'un et l'autre. C'est un peu cruel, mais c'est la vérité ! Cela étant, nous ne sommes pas pour le « big bang ». Si l'on devait aujourd'hui créer un nouveau système de retraite, on ne s'amuserait pas à faire des régimes spéciaux, ou un système par annuité, extrêmement difficile à comprendre en termes d'acquisitions des droits ! On aurait plutôt un système qui montrerait aux jeunes générations ce que chaque cotisation rapporte en temps réel...

On veut faire croire que le système par annuité serait solidaire, contrairement au régime par points. Ce régime existe en Angleterre et aux Etats-Unis. Il ne comporte aucune correction des inégalités. En Allemagne, en Suède ou dans les pays nordiques, le système par points permet un financement solidaire jusqu'à 28 % !

On ne va évidemment pas créer demain un nouveau système en faisant abstraction du passé. Ce serait du bricolage. Nous pensons qu'il faut une vision à long terme. Je crois que c'est ce que le public attend...

D'autre part, le Copilor a été mis en place par la réforme précédente ; c'est une instance de plus ! Il n'a toutefois pas fonctionné. Il s'est réuni une fois, et est mort le lendemain de sa mise en place.

Pour ce qui est du COR, il ne faut pas le confondre avec un comité stratégique. Le COR est dans une logique d'expertise et de consensus. Il ne faut donc pas lui demander d'établir des préconisations à destination du pouvoir politique, sous peine de lui ôter toute légitimité.

Il faut également cesser de considérer que les PME et les TPE sont toujours perdantes. A la CFDT, nous pensons que les petites entreprises ne doivent pas avoir de petits droits ! Si un dispositif se met en place, il doit évidemment les concerner. Une vraie question subsiste en matière de dialogue social. On ne peut copier celui qui existe dans les grandes entreprises. Il faut des logiques territoriales, qui commencent à exister. L'UAP a ainsi signé avec toutes les organisations syndicales des dispositifs de suivis territoriaux. C'est sur ces questions qu'il faut agir, en offrant aux salariés et aux employeurs des PME-TPE des outils de dialogue social, sans les considérer comme définitivement hors-jeu. Il en va de l'intérêt des employeurs et de l'attractivité des entreprises.

Enfin, promettre aux jeunes qu'ils partiront à la retraite à soixante ans, si l'on n'est pas capable de démontrer que le système est solide, c'est se moquer d'eux ! Il faut démontrer que le système est solide si l'on veut éviter que les jeunes ne se retournent vers la capitalisation - et ils ne nous attendent pas ! Prétendre que l'allongement de la durée de cotisation est la raison principale des problèmes est une erreur.

Notre système de retraite est extrêmement généreux et représente 13 % à 14 % du PIB ! C'est l'un des records européens. A combien faut-il monter pour considérer que le système est stabilisé ? Avec une telle croissance, où va-t-on faire des économies ? Sur les jeunes ? Sur la formation ? Sur l'innovation ? Il faut donc maîtriser le système. Les nouveaux retraités, ces dernières années, ont des retraites supérieures à leurs aînés. Il convient donc d'éviter tout retournement de situation. La logique d'amélioration des droits et de correction de la pénibilité doit précisément permettre que l'allongement de la durée de cotisation se fasse selon des termes équitables.

Le meilleur moyen de tuer le système par répartition est de prétendre qu'il ne faut rien faire, sauf trouver de l'argent. On sait que ce sera impossible ! On va laisser le système se dégrader, et les jeunes vont très vite comprendre qu'on les a définitivement sacrifiés !

M. Patrick Poizat. - La notion de liberté de choix a été l'un des premiers éléments que nous avons voulu mettre en avant, considérant qu'une certaine durée d'assurance était requise pour pouvoir partir sans abattement. Je n'ai pas repris cet argument, celui-ci ne figurant pas dans le schéma de la loi, mais c'est un point que nous avons exploré à la demande d'un certain nombre de salariés, et qui sera sûrement à reprendre ultérieurement.

Concernant les retraites complémentaires, les partenaires sociaux ont signé un accord, mis en place le 13 mars, qui ne couvre pas la totalité du besoin - mais ils étaient dans l'attente des propositions du Gouvernement et des décisions du Parlement. En cas d'écart, il est probable qu'un nouveau rendez-vous sera nécessaire. Ceci me paraît relever de la responsabilité des partenaires sociaux. Vous savez que nous avons, tout au long de ces décennies, chaque fois que nécessaire, pris la responsabilité de convoquer une négociation, de poser le problème, de signer ou non. Je pense que c'est une démarche exemplaire.

Ceci m'amène aux régimes spéciaux, qui font partie du chantier que nous voulions mettre en place. Des engagements ayant toutefois été consentis par voie d'accord jusqu'en 2017, j'imagine qu'il est apparu difficile de les intégrer. Pour ce qui nous concerne, nous considérons que nous devons rechercher l'équité entre toutes les catégories de salariés, qu'ils relèvent des régimes spéciaux, de la fonction publique ou du secteur privé. C'est une des conditions de l'acceptation par nos concitoyens de régimes qui peuvent les interroger parce qu'ils ne les connaissent pas suffisamment, mais c'est par une approche intégrant la totalité des salariés que l'on doit pouvoir progresser.

S'agissant de l'unification des régimes, on ne peut que regrouper ceux ayant une nature semblable. En 1999, le secteur privé a créé le régime unique. Ce n'est toutefois pas ainsi que l'on va faire évoluer le niveau des réserves dans les caisses. Il faut d'abord restructurer avant de penser au rapprochement. Si ce choix était arrêté, il faudrait commencer par rapprocher les régimes de même nature. Ce sont là des réformes à très long terme...

Pour ce qui est du pilotage, je partage le propos tenu à l'instant par Jean-Louis Malys concernant le rôle du COR. La crédibilité de cette institution plaide pour qu'on le laisse travailler, afin de mieux utiliser ses travaux.

Concernant la réforme systémique, nous ne sommes pas forcément contre le système par points, qui n'est ni plus ni moins qu'une manière d'évaluer les droits reconnus aux futurs retraités. On le pratique depuis 1947 dans les régimes complémentaires. Il ne nous effraie donc pas. Il faut cependant avoir conscience, comme le disait Philippe Pihet, qu'il peut être le reflet de toute la carrière. Il faut savoir ce que l'on veut. C'est un choix. La distinction entre contributif et non contributif serait dans ces cas-là à évaluer pour savoir le rôle que l'on veut donner à nos régimes. Je vous invite toutefois à la plus grande prudence en la matière et à une concertation qui sera longue, ces sujets étant complexes et traumatisants.

Quant à la baisse du niveau des pensions - mes collègues en ont parlé - elle a commencé en 1993. Tous les observateurs ont constaté que c'était le point de départ d'une décroissance programmée. Les législations successives ont ensuite continué dans le même sens...

La situation des basses pensions ou de ceux dont les droits sont extrêmement faibles doit aussi être prise en compte. Ce texte prévoit des dispositions concernant l'Aspa et le seuil d'écrêtement du minimum contributif. Il faut vraiment faire évoluer les choses dans ce domaine.

M. Pierre Roger. - Les questions qui ont été posées touchent à des problèmes de fond. Le projet qui est actuellement en débat répond à deux objectifs, des mesures à court terme et des mesures à moyen terme. Pourquoi ce point n'a-t-il pas été abordé ? Je l'ai dit dans mon propos liminaire : toute réforme, pour être comprise et acceptée, doit paraître juste. Aborder le problème des régimes spéciaux et des régimes de fonctionnaires ne présentait pas de caractère d'urgence.

Le projet de loi vise à trouver les financements d'ici 2017 pour répondre aux injonctions de l'Europe, qui exige de la France qu'elle fournisse un certain nombre de réformes, et à celles des marchés qui nous financent.

On a fait le choix le plus facile pour ce faire, celui de l'allongement de la durée de cotisation. Il manque effectivement un volet. On considère qu'on aurait pu aborder la question de la convergence des trente-cinq régimes existants. C'est un sujet qui mérite clarification, afin de paraître plus équitable aux yeux de tous. Il faut prendre le temps de travailler sur le taux de remplacement, et bien définir le montant des pensions. Je regrette qu'on n'ait pas abordé plus clairement ce sujet dans le projet de loi. Nous souhaitons que l'on étudie cette convergence, mais avons bien conscience que cela nécessite un peu de temps.

Je rejoins sur ce plan ce qu'ont dit mes collègues : la réforme n'a pas pour autant exonéré totalement l'ensemble des régimes. Les cotisations, l'allongement de la durée, touchent les régimes de fonctionnaires, et les régimes spéciaux sont depuis 2008 en phase de rattrapage.

Comme on l'a déjà souligné, l'écart vient en partie de la réforme Balladur, qui portait sur le secteur privé, mais la situation est aujourd'hui telle qu'il y a urgence à clarifier ce point. C'est, selon moi, une des conditions pour que les jeunes et les moins jeunes demeurent attachés au système de répartition. Il faut démontrer que ce régime est un choix de société, qui répond aux exigences des différentes catégories sociales. Je vous engage à aborder rapidement ce sujet.

Ne risque-t-on pas, de ce fait, de se tourner vers la capitalisation ? Il suffit d'étudier ce qui se passe dans les pays qui ont choisi ce système. Cela n'a jamais empêché ces populations de voir leur pension baisser en cas de crise économique. Cela n'empêche pas non plus les choix individuels. Les Français l'ont déjà largement entériné : l'assurance-vie, de mémoire, représente environ l'équivalent, en en-cours, de la dette de la France ! Moins le système sera transparent, plus la méfiance s'installera. L'argent ainsi capitalisé n'ira pas vers la consommation, ni vers l'investissement, faute d'avoir su garantir la pérennité des décisions prises. Or, certaines personnes peuvent capitaliser ; d'autres ne le peuvent pas. Il y a donc effectivement là un véritable hiatus.

Faut-il changer le système ? Ce changement - qui prendra du temps - résoudra-t-il les problèmes de financement ? Le système suédois, où l'on ajuste les pensions en fonction de l'évolution du PIB, avec une incertitude sur le montant, est envisageable. Les Suédois ont mis très longtemps pour le mettre en oeuvre. Est-ce souhaitable ? Les Français le souhaitent-ils, compte tenu du régime qui est aujourd'hui le leur ?

Pourquoi pas un régime par points ? Mes collègues l'ont dit : le régime par points s'entend sur toute la carrière. Cela suppose un certain nombre de précautions, afin de ne pas risquer de facto une baisse des pensions, que l'on redoute.

Quels que soient les choix, ils ne peuvent se faire que sur le long terme. Or, notre problème porte sur 2017 et sur le mur de 2020. Changer de système résout-il nos difficultés de financement à court et moyen termes ? Je n'en suis pas certain. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas s'y attacher - mais l'urgence est ailleurs.

Pour le reste, je ne reviendrai pas sur ce qu'ont dit mes collègues s'agissant du COR et autres instances. Chacun doit être dans son rôle. Si ces rôles sont bien définis, la gouvernance aura des chances de fonctionner.

En ce qui concerne les TPE, les salariés doivent être défendus avec les mêmes droits, mais en la matière, on ne pourra faire autrement que par la régionalisation ou la mutualisation. On ne peut en effet reproduire, dans une TPE, ce qui existe dans les grandes entreprises. Ce n'est même pas envisageable.

M. Jacky Le Menn, président. - Je vous remercie très chaleureusement pour vos réflexions, qui vont enrichir le travail de la commission.

Avenir et justice du système de retraites - Table ronde avec des économistes

Au cours d'une deuxième réunion tenue dans l'après-midi, la commission organise une table ronde avec des économistes sur le projet de loi n° 1376 (AN-XIVe) garantissant l'avenir et la justice du système de retraites.

Mme Annie David , présidente. - Jean-Hervé Lorenzi, qui devait initialement participer à cette table-ronde, a eu un empêchement de dernière minute. Nous recevons donc Henri Sterdyniak, directeur du département économie de la mondialisation de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ; Catherine Mills, maître de conférences en sciences économiques à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Anne Lavigne, professeur de sciences économiques à l'université d'Orléans.

Recueillir le point de vue d'économistes d'horizons différents a semblé, à notre rapporteure Christiane Demontès et à moi-même, pouvoir éclairer notre réflexion sur la réforme des retraites que nous examinerons bientôt.

Mme Anne Lavigne, professeur de sciences économiques à l'université d'Orléans. - Le préambule du projet de loi présente une réforme structurante avec trois objectifs essentiels : assurer la pérennité des régimes de retraite, rendre le système plus juste et le simplifier tout en renforçant sa gouvernance. Je pense que le texte contient de réelles avancées sur le deuxième point, mais j'ai un avis plus mitigé sur le premier et le troisième.

A mes yeux, il ne s'agit ni d'une réforme structurelle ni, pour utiliser un langage économique, d'une réforme systémique. Alors qu'on oppose habituellement capitalisation et répartition dans l'organisation des systèmes de retraites, le projet concerne la répartition et ne déplace pas le curseur vers la capitalisation.

Toute réforme structurelle se doit d'aborder deux perspectives : la méthode d'acquisition des droits, c'est-à-dire le caractère contributif ou non du système, et la façon dont les droits sont traduits, où il faut distinguer régimes en annuités comme les régimes de base aujourd'hui, régimes par points comme pour les retraites complémentaires, et les comptes notionnels tels qu'ils existent à l'étranger.

Au contraire, le projet de loi constitue un ajustement paramétrique qui porte essentiellement sur la durée de cotisation, de manière directe par son allongement et de manière incidente par la prise en compte de la pénibilité. Il y a également un ajustement des taux de cotisation ainsi que le décalage d'avril à octobre de la revalorisation des pensions, qui joue sur la générosité du système.

Pour les économistes, la distinction entre le taux de cotisation patronal et le taux de cotisation salarial n'est pas essentielle. Ce qui importe pour le salarié est le salaire net, tandis que ce qui importe pour l'employeur est le coût global du travail. On cherche toujours à présenter un partage des efforts entre ces deux parties, mais au final le poids de la réforme est porté par celui qui n'a pas les moyens de répercuter la hausse des cotisations.

Un point positif de cette réforme est qu'elle prévoit suffisamment longtemps à l'avance l'allongement de la durée de cotisation, en anticipant la hausse de l'espérance de vie pour les générations à venir.

La question de la pénibilité est apparue en France au début des années 2000, avec notamment le rapport Struillou de 2003, puis des négociations entre partenaires sociaux qui n'ont pas abouti. Je suis réservée sur la prise en compte de la pénibilité dans le système de retraites. Le projet de loi comporte un mécanisme de prévention de la pénibilité : le droit social doit le prévoir, mais son articulation avec la retraite me semble délicate. Dix-sept pays de l'OCDE ont des dispositions similaires qui concernent principalement les régimes spéciaux tandis que certains d'entre eux comme le Japon, l'Allemagne et la Finlande ont abandonné, dans leurs régimes généraux, cette prise en compte.

Dans une perspective historique, il faut rappeler que la création des régimes spéciaux est liée à l'exercice de métiers pénibles. Aujourd'hui, on peut se demander si la prise en compte de la pénibilité dans le régime général justifie encore le maintien de ces régimes spéciaux.

Les mesures de justice sociale vont dans le bon sens, notamment celles qui concernent les femmes et qui portent sur les carrières heurtées et les bas niveaux de salaire. Toutefois, les régimes de retraites ne peuvent pas résoudre toutes les inégalités. Leurs causes sont plus profondes et ne disparaîtront pas avec ce texte.

En matière de lisibilité et de pilotage, l'annonce précoce des réformes alors que leurs effets se feront sentir à long terme est une avancée. Le développement de l'évaluation comble une lacune traditionnelle française, tout comme l'information des polypensionnés.

Selon moi, il n'y avait pas d'urgence à faire cette réforme aujourd'hui. Les deux principaux problèmes de notre système de retraites sont le passage à la retraite de la génération du baby-boom et l'augmentation de l'espérance de vie. Pour surmonter le premier, un instrument spécifique avait été créé : le fonds de réserve des retraites (FRR). Quant à la hausse tendancielle de l'espérance de vie, je pense qu'il faut la gérer par une réforme systémique instaurant des comptes notionnels, comme l'ont fait plusieurs pays étrangers, parmi lesquels la Suède et l'Italie.

M. Henri Sterdyniak, directeur du département économie de la mondialisation à l'OFCE. - Nous n'avons heureusement pas affaire à une réforme des retraites, mais simplement à un ajustement paramétrique d'importance limitée. On peut le déplorer, pour ma part je m'en réjouis. Le système français est l'un des plus généreux du monde. Il est très dangereux de vouloir le bouleverser, au risque de mettre en place un nouveau régime qui apporterait moins de garanties aux salariés et aux retraités et serait sans doute plus injuste. Un système par points s'équilibrerait automatiquement par la baisse du niveau des retraites tandis que les comptes notionnels demanderaient à chacun d'arbitrer entre l'âge de son départ à la retraite et le niveau de sa pension sans tenir compte des disparités professionnelles et des différences d'espérance de vie.

La question des retraites est secondaire en France : il faut plutôt s'interroger sur les moyens de retrouver la croissance et une industrie forte. Elle n'est pas urgente, grâce à notre démographie et à la générosité du système, et n'appelle que des ajustements. Le déficit actuel est important, mais est essentiellement la conséquence de la crise. C'est la raison pour laquelle il est au niveau qu'il aurait dû atteindre dans dix ans. Pour le combler, il faut diminuer les dépenses publiques ou promouvoir, à l'échelle européenne, une politique de croissance. Cette réforme vise essentiellement à rassurer les marchés financiers et la commission européenne.

Des points demeurent préoccupants. Le Gouvernement compte combler en partie le déficit prévisionnel de 20 milliards d'euros en 2020 en retardant l'indexation des retraites. C'est un tour de passe-passe étrange. Par ailleurs, alors que les majorations familiales de retraite vont être fiscalisées, il faut rappeler qu'elles sont financées par la caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) : il serait donc légitime que le produit de cette fiscalisation aille à la branche famille et non à l'assurance vieillesse.

Sur un déficit de 12 milliards d'euros, quatre proviennent de l'Agirc-Arrco. Le Gouvernement laisse les partenaires sociaux le résorber. Ils négocieront donc dans quelques années pour réduire le niveau des retraites. En parallèle, les régimes que l'Etat équilibre sont en déficit à hauteur de 8 milliards d'euros. Il y a donc une disparité de traitement choquante entre le public et le privé. Les salariés du privé subiront, à travers la baisse de leur retraite complémentaire, une diminution de leur pouvoir d'achat alors que les fonctionnaires seront épargnés. Il serait équitable que le Gouvernement aide l'Agirc-Arrco à faire face à ses déficits conjoncturels.

Les conséquences néfastes des réformes précédentes ne sont pas corrigées. L'âge de la retraite à taux plein passera bien à soixante-sept ans au lieu de soixante-cinq. Cette mesure touche particulièrement les femmes, dont les carrières sont courtes et qui ont peu de chances de retrouver un emploi après soixante-cinq ans. Le report du relèvement de l'âge du taux plein aurait été une mesure de justice.

Le point central de la réforme est la fixation de la durée de cotisation requise à pour la retraite à taux plein, à compter de la génération née en 1973. A trente ans, les personnes nées en 1950 avaient accumulé, en moyenne, onze années de cotisation. La génération née en 1978 n'a plus, au même âge, que sept années de cotisation derrière elle. Cette mesure qui s'appliquera dans vingt ans les pénalisera grandement par rapport à leurs ainés. J'espère qu'il s'agit avant tout d'une mesure d'affichage et qu'elle ne sera pas mise en oeuvre, après un réexamen de la situation et des droits acquis par ceux arrivant à la retraite en 2030. Il faudra tenir compte de la situation du marché du travail et de l'état de santé de la population : il est difficile de dire si le plein emploi sera atteint ou si le chômage de masse aura persisté.

Les marchés financiers ont été rassurés, mais pas les jeunes. Il faudrait prendre en compte les difficultés qu'ils rencontrent pour s'insérer et, dans l'idéal, créer une allocation d'insertion qui leur donnerait des droits pour la retraite. Comme dans certains pays scandinaves, la retraite à taux plein pourrait leur être donnée même s'ils n'ont pas soixante-sept ans sur la base de critères reposant sur leur activité professionnelle passée ou les difficultés qu'ils rencontrent pour se maintenir en emploi. La distinction doit être faite entre les cadres et les ouvriers dont l'espérance de vie est plus courte.

Les inégalités de genre doivent être combattues, par exemple en concentrant les majorations familiales de traitement sur les mères et de les rendre forfaitaires. Cela permettrait de combler une partie des écarts de pension entre les femmes et les hommes.

Je suis très favorable aux dispositions concernant la pénibilité. Les entreprises devront identifier les emplois pénibles, négocier et chercher à les faire disparaître. On peut regretter que ces mesures ne vaillent que pour l'avenir et qu'un mécanisme rétroactif permettant la reconstitution des carrières n'ait pas été prévu.

Le comité de surveillance des retraites peut être la meilleure comme la pire des choses. Il est inquiétant de constater qu'il ne sera composé que de cinq experts, sans doute des hauts fonctionnaires. C'est un recul de la démocratie sociale, qui ne donne pas l'élan souhaitable aux mesures à prendre pour aller vers la convergence des régimes.

Mme Catherine Mills, maître de conférences en sciences économiques à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Ce projet de loi est examiné au pas de course au Parlement, sans permettre qu'un véritable débat public ait lieu. Il se présente comme étant inoffensif, alors qu'il constitue la première étape de la marche vers une réforme systémique de grande ampleur. Il se concentre sur la réduction des dépenses sans le dire explicitement et fuit les questions de financement, qui sont reléguées au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2014.

Alors que ce texte prétend garantir l'avenir et la justice du système de retraites, il demande aux retraités et aux salariés de contribuer entre 2020 et 2035 à hauteur de 10 milliards d'euros contre seulement trois milliards pour les entreprises. Il augure d'un nouveau modèle social qui tourne le dos à celui issu de la Résistance et à notre système de sécurité sociale. Il met en place un plan de réforme extrêmement brutal de la politique familiale en réalisant le vieux rêve du patronat : réduire la part patronale des cotisations familiales en transférant son financement sur l'impôt des ménages. Les mesures envisagées traduisent une profonde méconnaissance de cette politique.

Je suis bien sûr d'accord pour corriger les inégalités entre les femmes et les hommes. Elles sont d'abord salariales, puisque le salaire des hommes est en moyenne 27 % plus élevé que celui des femmes. Les pensions des femmes ne représentent que 42 % de celles des hommes. L'augmentation du salaire des femmes et le développement de leur taux d'activité généreraient d'ailleurs d'importantes ressources supplémentaires pour la sécurité sociale. Toutefois, je ne pense pas que le rôle du système de retraites soit de corriger les inégalités fondamentales qui se situent en amont.

La politique familiale, sur la base du consensus de toutes les forces politiques à la Libération, bénéficie à toutes les familles, quelles qu'elles soient. Elle doit être universelle et venir en aide aux enfants, y compris dans les familles aisées. Les mesures envisagées vont remettre en cause le travail des femmes : ce sont les familles où chaque membre du couple touche un salaire qui vont être touchées.

Le texte du Gouvernement est injuste et inefficace. La question du financement va se reposer dans le futur. Plusieurs pistes existent : soumettre à cotisation les revenus financiers des entreprises rapporterait 30 milliards d'euros par an aux caisses de retraite ; la modulation des taux des cotisations patronales en fonction du rapport entre les salaires et la valeur ajoutée permettrait de sanctionner les entreprises qui le diminuent, licencient et ne mettent pas l'accent sur la formation. Il faut mettre en place une nouvelle forme de progression de la productivité du travail, qui s'appuierait sur le développement des ressources humaines.

J'ai malheureusement constaté de nombreuses similitudes et même une continuité troublante entre ce projet de loi et la réforme de 2010. Il reprend certains de ses dogmes, notamment le lien qui est fait entre la progression de l'espérance de vie et l'allongement de la carrière professionnelle. La réduction du temps de travail est un processus historique. Le développement économique peut le permettre pendant toute la vie et favoriser les activités personnelles. Par ailleurs, les cotisations sociales sont considérées comme une charge qui pénalise l'emploi et il faudrait baisser le coût du travail à tout prix en diminuant les cotisations patronales. Elles ont pourtant un rôle : financer des prestations sociales qui créent des débouchés pour les entreprises par la consommation et développer la productivité du travail par la formation. Elles sont à l'origine d'une nouvelle dynamique économique.

Faisons-nous face à un choc démographique ? L'élévation de l'espérance de vie est une très bonne nouvelle, mais elle est très inégalitaire selon les catégories professionnelles. La pénibilité doit donc être reconnue. Sur ce point le projet de loi comporte quelques avancées, mais il renvoie leur mise en oeuvre à des décrets, excluant de fait les partenaires sociaux et le Parlement.

La création du comité de surveillance me semble dangereuse. Ces experts nommés par le pouvoir pourront empiéter sur le rôle du conseil d'orientation des retraites (COR) et faire des recommandations sur l'évolution de tous les paramètres sans qu'il y ait débat.

Grâce à la politique familiale, notre taux de fécondité est largement supérieur à celui de nos voisins européens et garantit le remplacement des générations. Il y aura donc demain plus d'actifs cotisants. La question de l'emploi et des salaires est donc centrale : une hausse de la masse salariale de 1 % augmente de 2,5 milliards d'euros les cotisations sociales. Le problème des retraites se résout donc par une nouvelle gestion des entreprises et par un nouveau type de politique économique développant l'emploi et les salaires. Une réforme de progrès des cotisations patronales est nécessaire.

Les retraites ne constituent pas seulement un coût mais un véritable enjeu de civilisation, pour lequel on ne peut se passer d'un débat public. Chaque article du projet de loi doit donc être amendé afin de promouvoir des solutions alternatives, notamment en matière de financement.

Mme Christiane Demontès, rapporteure. - Je tiens à apporter plusieurs précisions : les salariés du public sont bien concernés par l'augmentation des cotisations. En ce qui concerne la politique familiale, les familles ne sont plus les mêmes qu'à l'issue de la Seconde Guerre mondiale ou des Trente Glorieuses. La majoration de 10 % des pensions défiscalisée ne me semble plus convenir à la réalité de notre société.

Sur le pilotage, il n'a jamais été question de demander au COR de faire des préconisations. C'est un outil d'analyse. Le futur comité de surveillance ne sera pas appelé à prendre des décisions mais à faire des propositions, sur la base notamment des travaux du COR. L'Etat ne se défausse donc pas de ses responsabilités.

Alors que 50 % des personnes qui liquident leur pension de retraite ne sont plus en activité, comment développer l'emploi des seniors ? Il ne suffit pas de retarder l'âge légal de départ à retraite.

Quel est votre point de vue sur la prise en compte de la pénibilité dans le projet de loi ?

Mme Anne Lavigne. - Le comité de surveillance touche à la question de la lisibilité et de la gouvernance des systèmes de retraites, dont la complexité est avérée. Toutefois, on ne peut pas dire qu'ils soient réellement plus simples à l'étranger, notamment au Royaume-Uni en ce qui concerne les conditions de ressources.

Pour moi, la retraite est un dispositif assuranciel dont l'objet est de couvrir des risques sociaux : la longévité, l'incapacité à générer des ressources avec l'âge et des risques associés au travail comme les interruptions de carrière. Je suis donc opposée à l'idée de financer les retraites par autre chose que des cotisations assises sur les revenus du travail. Le recours à l'impôt ou à des taxes sur des produits financiers ne correspond pas à ma vision de la retraite. Je trouve quelque peu paradoxal d'être contre la capitalisation tout en soutenant l'idée que le produit du capital va financer les retraites.

Il faut aller vers l'unification des régimes, et le faire à travers les comptes notionnels me semble être une idée intéressante car elle préserve l'aspect assuranciel et la contributivité tout en permettant aux individus de choisir la durée de cotisation, l'âge de départ ou la combinaison de ces deux facteurs. Ce n'est d'ailleurs pas forcément un progrès social, comme l'a souligné Henri Sterdyniak. On ne peut pas dans tous les cas laisser les salariés choisir leur âge de départ à la retraite car ils ne disposent pas de toutes les informations nécessaires. Néanmoins, les comptes notionnels permettent d'assurer un pilotage par génération et de s'affranchir des difficultés actuelles liées aux polypensionnés, qui représentent 40 % des liquidations. Il n'y aurait ni gagnants, ni perdants et pas d'opposition entre public et privé. A côté de ce bloc assuranciel, des mesures redistributives en direction de certaines catégories de travailleurs peuvent être mises en place.

Le comité de surveillance ne m'apparait pas comme une structure politique mais plutôt comme une instance d'expertise. La France a besoin de développer l'évaluation des politiques publiques afin d'éclairer la décision publique à travers des études précises et chiffrées. Elles permettent d'affiner les constats qui reposent sur des données anciennes et qu'on entend encore trop souvent et de confronter données objectives et subjectives. Je n'ai pas de défiance vis-à-vis des experts dès lors qu'ils apportent des éléments de réflexion.

Concernant l'emploi des seniors, on observe une corrélation entre l'augmentation de l'âge légal de départ à la retraite et le maintien en activité de ces salariés. C'est le pari fait par la réforme de 2010, mais le recul est encore insuffisant pour en mesurer pleinement l'impact. On constate toutefois un frémissement du taux d'activité des jeunes seniors.

Le marché du travail n'est pas un gâteau à partager. Le maintien en activité des seniors n'empêche pas les jeunes d'y entrer. La période actuelle n'est propice ni à l'emploi des jeunes, ni à celui des seniors. Lorsque la croissance redémarrera, leur taux d'activité progressera.

Je comprends l'argument de bon sens sur la pénibilité : dès lors qu'un salarié a été longtemps exposé à des facteurs de risques, il doit pouvoir bénéficier d'un départ anticipé à la retraite. Cela renvoie à la réduction de l'espérance de vie causée par cette situation. Ce raisonnement généreux s'accommode peu de la vision assurancielle. L'idée qu'il faut profiter de sa retraite va plus loin que le taux de remplacement ou même le niveau de vie à la retraite : cela revient à reconnaître à chacun le droit à une certaine durée de retraite. C'est alors un objectif social qui devrait être affirmé par la loi en tant que tel.

Cette intuition concerne essentiellement les hommes : l'écart d'espérance de vie entre les femmes ouvrières et les femmes cadres supérieures est compris entre deux et trois ans, tandis qu'il est beaucoup plus important pour les hommes. Existerait-il donc des travaux pénibles essentiellement masculins ? Il n'y a pas de raison qu'il y ait des travaux spécifiquement masculins ou féminins. Ce n'est donc pas uniquement une question de pénibilité du travail mais également d'inégalité devant la santé. Est-ce vraiment la mission des systèmes de retraites de les résoudre ?

M. Henri Sterdyniak. - En raison de l'accord négocié récemment par les partenaires sociaux sur les régimes complémentaires Agirc et Arrco, les retraités du secteur privé vont subir une perte de pouvoir d'achat qui devrait être comprise entre 2,5 % et 2,8 %. Un tel scénario pourrait se reproduire à nouveau dans un futur proche. L'Etat, de son côté, équilibre le régime des fonctionnaires. Il devrait également s'investir pour garantir le niveau des retraites complémentaires du privé.

Les familles nombreuses n'ont pas le niveau de vie des couples avec un ou deux enfants. Pour elles, le montant des allocations familiales est trop faible. Les économies réalisées sur les majorations de cotisations devraient leur être reversées. Ce dispositif ancien compensait le fait que les parents de plusieurs enfants épargnent moins pour leur retraite, il a ses justifications. Il peut être mieux ciblé sur les femmes car la retraite est un mécanisme rétributif d'assurance sociale. Il n'est donc pas illégitime de maintenir des majorations familiales de traitement forfaitaires.

Le COR réalise de très bons travaux techniques sur la question des retraites, en mobilisant des experts si nécessaire. Ensuite, la prise de décision relève du Gouvernement, après concertation avec les partenaires sociaux. Quelle pourrait donc être le rôle du nouveau comité de surveillance ? Par quelles compétences techniques spécifiques se distinguerait-il du COR ? Quelle serait sa légitimité politique et sociale ? Un choix social doit être fait non par de prétendus experts mais par le Gouvernement et les syndicats. Il est d'ailleurs étonnant que le Gouvernement ne cherche pas à mobiliser les partenaires sociaux sur un projet de convergence des régimes de retraites mais utilise ce comité à cette fin.

Il est normal que de meilleures conditions de retraite soient assurées à des personnes usées par des métiers pénibles et qui auront du mal à se maintenir en emploi à la fin de leur carrière. Cette question doit être l'objet d'une négociation sociale. L'idéal serait d'avoir un âge de départ à la retraite qui varierait entre cinquante-huit et soixante-cinq ans suivant les caractéristiques de l'activité professionnelle.

Le taux d'emploi des seniors s'est amélioré depuis cinq ans, malgré la crise. Les jeunes ont supporté le poids de l'ajustement et ont vu leur taux de chômage augmenter. Néanmoins, lorsque la situation de l'emploi sera meilleure, il sera possible de demander aux entreprises de négocier une réforme des carrières et des conditions de travail visant à concilier pénibilité et travail et à permettre la reconversion des salariés en seconde partie de carrière pour qu'ils restent en emploi jusqu'à l'âge de la retraite. Les entreprises doivent faire des efforts pour maintenir l'employabilité de leur personnel. Mais, face aux contraintes écologiques qui seront les nôtres en 2035, aura-t-on besoin d'autant d'emplois marchands ? On peut accepter, dans une société riche, des départs à la retraite relativement jeunes.

Mme Catherine Mills. - La politique familiale doit poursuivre sa modernisation pour tenir compte de nouveaux phénomènes : familles monoparentales, conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, demande accrue de modes de garde. Elle ne doit toutefois pas mettre de côté l'existant pour devenir une politique de réduction des inégalités de revenu : cette confusion doit être évitée.

Je ne peux être favorable au comité de surveillance dès lors que les partenaires sociaux en sont absents. L'objectif semble également être, en jouant sur la durée de cotisation ou le taux de remplacement, de repousser la mise en place de comptes notionnels. La souplesse du mécanisme permettrait d'éviter les conflits sociaux. Je trouve cela grave : un grand débat public est indispensable.

L'emploi des seniors est un problème très inquiétant, mais aussi une priorité depuis plusieurs décennies : comme aujourd'hui, il était au coeur des réformes de 2003 et de 2010. Leur taux d'emploi a légèrement augmenté et se rapproche de la moyenne européenne, mais leur taux de chômage est très important. Seule une véritable politique de lutte contre le chômage pourrait améliorer cette situation, surtout quand on connaît la situation financière très dégradée de l'assurance chômage.

La pénibilité est mieux prise en compte dans cette réforme qu'en 2010 et en 2003. Néanmoins, le compte individuel de prévention de la pénibilité sera alimenté par des points reçus en fonction de l'exposition à des facteurs de risques. Il n'y a plus de métiers pénibles : c'est problématique. De plus, l'employeur gérera le compte. En cas de conflit, toute contestation sera soumise à une commission ad hoc dont les partenaires sociaux seront exclus. Est-ce vraiment acceptable ? Qui plus est, le projet de loi renvoie très largement à des décrets pour définir précisément cette reconnaissance de la pénibilité : nous sommes donc dans un flou le plus total.

Un salarié exposé à un risque pourra demander soit une formation pour se reconvertir, soit un passage à temps partiel, soit un départ anticipé à la retraite. L'ampleur de ces mesures reste à améliorer.

Il y a peu d'avancées pour les jeunes, hormis les apprentis et les stagiaires. Les organisations étudiantes demandent que soient prises en compte dans la durée cotisée les années d'études et d'insertion dans le monde du travail, ce qui est ici encore refusé. Seul le rachat est possible : une année revient à 32 000 euros, soit une somme évidemment inabordable.

Mme Annie David, présidente. - Il y a de nombreuses divergences parmi nos intervenants, ce qui confirme l'intérêt de cette table ronde. Ces points de vue vont enrichir la réflexion de chaque membre de la commission.

La pénibilité est un des sujets majeurs de ce texte. Il faut la prévenir autant que possible, mais certaines activités pour lesquelles l'exposition aux facteurs de risques est inévitable sont indispensables au bon fonctionnement de notre société. Nous bénéficions tous de la pénibilité de certains métiers : il faut donc développer la solidarité envers ceux qui les exercent.

Mme Muguette Dini. - Quel âge avez-vous M. Sterdyniak ?

M. Henri Sterdyniak. - Soixante-deux ans.

Mme Muguette Dini. - Vous auriez dû prendre votre retraite à soixante ans, car vous nous avez abreuvés d'affirmations ineptes et contradictoires sans faire aucune proposition. Je suis scandalisée.

M. Jean-Noël Cardoux. - J'ai également eu du mal à suivre le raisonnement de M. Sterdyniak. Vous nous dites qu'on peut se dispenser d'une réforme avant de souligner des problèmes graves, que ce soit pour l'Agirc-Arrco, la fiscalisation de la majoration familiale ou la situation des femmes. La situation est-elle donc véritablement si idyllique ?

Je regrette de ne pas avoir entendu, de la part des intervenants, de propositions sérieuses concernant des financements innovants. Il faut sortir de la dichotomie classique augmentation des impôts - augmentation des cotisations sociales.

La multiplicité des régimes est source de problèmes de gestion. Les frais de gestion de ces régimes paritaires sont de l'ordre de six milliards d'euros par an, soit le double de ce que connaissent les pays européens comparables. Il y a un différentiel de 3 milliards d'euros qui représente un gisement d'économies que la convergence permettrait d'exploiter.

Je suis surpris que la question de l'espérance de vie ait été balayée d'un revers de main. Depuis trente ans, au moins cinq ans, sans doute plus, ont été gagnés. En conséquence, serait-il anormal d'augmenter l'âge de départ à la retraite ? C'est arithmétique.

Certains syndicats sont prêts à étudier la mise en oeuvre d'une retraite par points, qui serait de nature à faciliter le choix de l'âge de départ à la retraite selon le souhait de chacun. Au contraire, on met en place une usine à gaz en matière de pénibilité. Tout le monde voudra en profiter. Ne risque-t-on pas de faire du travail en lui-même une forme de pénibilité ?

M. Marc Laménie. - Il me semble indispensable de prendre en compte le critère démographique et l'augmentation de l'espérance de vie. Un décalage a toujours existé entre les femmes et les hommes ; on le retrouve aujourd'hui sur le terrain de la pénibilité.

Les temps ont changé : les locomotives à vapeur, dans lesquelles les cheminots devaient faire des efforts physiques intenses, ont disparu. D'autres formes de risques professionnels sont apparues. Comment quantifier le stress ?

L'espérance de vie n'est pas uniquement liée aux conditions de travail : la consommation d'alcool ou de tabac, le mal-être sont aussi à prendre en compte.

Il y a trente ans, l'entrée dans la vie active était plus précoce : il était donc plus facile de cotiser longtemps. La durée des études réduit désormais la durée de cotisation.

La tâche reste immense, mais le critère démographique n'est pas une science exacte.

M. Yves Daudigny, rapporteur général. - Le FRR a été créé par le gouvernement Jospin : le dernier gouvernement de gauche avant 2012 n'était pas resté inactif pour assurer la pérennité de notre système de retraites.

Est-il possible d'évaluer la situation du FRR s'il avait été alimenté régulièrement et non pas détourné de son objectif par la réforme des retraites de 2010, appliquée à partir de 2011 avec le versement chaque année, au mois d'avril, de 2,1 milliards d'euros à la caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) ? Aurait-il pu apporter une solution aux problèmes que nous rencontrons aujourd'hui ?

L'article 3 du projet de loi prévoit que le comité de surveillance pourra préconiser le recours aux réserves du FRR afin de corriger des écarts de nature conjoncturelle par rapport à la trajectoire de redressement financier. Un nouvel rôle lui est confié : celui d'instrument de stabilisation conjoncturelle. La gestion du FRR sera beaucoup plus délicate. Alors qu'il gère très bien un actif sur lequel sa visibilité est bonne, il va se retrouver à gérer un actif plus aléatoire. Devra-t-il rester offensif dans ses placements, au risque de ne pas disposer des fonds nécessaires lorsque le besoin s'en fait sentir, ou bien adopter une attitude prudente, avec des gains plus limités ?

M. Jean-Noël Cardoux. - C'est exact !

M. Jacky Le Menn. - Je ne suis pas satisfait par l'économie d'ensemble des interventions que nous venons d'entendre et j'aimerais avoir des précisions. Selon Mme Lavigne, ce texte n'est pas une réforme systémique. Au contraire, pour Mme Mills, nous sommes à la première étape d'une réforme systémique de grande ampleur.

Je tiens à rappeler qu'il a fallu plusieurs années aux pays scandinaves pour mettre en place un système de comptes notionnels. En France, il faut trouver 20 milliards d'euros, soit un point de PIB d'ici sept ans pour combler les déficits. En 2040 ils atteindront 29 milliards d'euros. Quelles sont vos propositions pour passer ce cap ? Peut-on aller vers une réforme de fond tout en faisant face aux défis de moyen terme ?

Mme Mills, la réforme systémique que vous craignez implique-t-elle un basculement vers un système par capitalisation ?

M. Sterdyniak, cette réforme est-elle purement cosmétique ? Comment faire face à nos engagements financiers d'ici 2020 ?

M. Gilbert Barbier. - Je suis perplexe devant les exposés qui viennent d'être réalisés. J'attendais une vision précise de l'avenir du système de retraites.

Peut-on considérer, comme le Gouvernement l'affirme, que la retraite par répartition est immuable dans le temps et viable jusqu'en 2035 ? Ne faut-il pas plutôt que dès maintenant les plus jeunes s'orientent vers un autre modèle pour garantir leur retraite ?

L'avenir du FRR m'inquiète. Le prélèvement annuel qui lui est imposé le fait stagner, malgré sa gestion rigoureuse, autour de 35 milliards d'euros. Il sera donc insuffisant pour surmonter les difficultés financières des régimes dans les années à venir.

La pénibilité prend ici une autre forme par rapport à la loi de 2010. On passe d'une vision médicalisée à une forme collective et professionnelle. En fonction des capacités des individus, pour un même métier, dans les mêmes conditions et sur le même poste de travail, la pénibilité est-elle identique ?

M. Claude Domeizel. - Faut-il renoncer à créer le comité de surveillance ou bien plutôt modifier le fonctionnement et les objectifs du COR ? Pour en avoir été l'un des initiateurs et y avoir siégé, je tiens à rappeler que le COR est un outil qui peut faire des propositions, c'est un lieu de concertation mais non de négociation. Il fait des constats, qu'ils soient partagés ou non. Dans ce dernier cas, les désaccords sont clairement exprimés. Comme la commission Moreau, le comité de surveillance pourra faire des propositions, sans être un lieu de décision. Cette nouvelle structure vous semble-t-elle indispensable par rapport au COR ?

Mme Annie David, présidente. - Contrairement à certains de mes collègues, j'estime avoir entendu plusieurs propositions intéressantes de la part de nos invités. Le but de cette table-ronde n'était pas de recueillir un avis unique mais de confronter des points de vue divergents. Elle a très bien rempli son rôle. J'ai apprécié sa diversité, même si je ne suis bien sûr pas d'accord avec tout ce qui a été exprimé.

Les questions de financement sont absentes de ce texte, c'est la raison pour laquelle elles n'ont pas été au coeur de notre discussion. De nombreuses ressources nouvelles peuvent être exploitées. Le financement de notre protection sociale repose sur les revenus du travail, mais une part grandissante de l'assiette y échappe par le biais de la financiarisation. Il ne serait donc pas illogique de mettre à contribution les revenus du capital.

Mme Anne Lavigne. - La réforme vise à conforter le système de retraites par répartition à moyen et long termes. Je ne suis pas favorable à la capitalisation dans les régimes publics obligatoires, car elle revient à faire peser un risque financier pour se protéger d'un risque de longévité. Je suis attachée à la couverture collective du risque retraite. En revanche, il est déjà possible de recourir à la capitalisation, à titre individuel, pour financer un complément de retraite.

J'avais travaillé sur le FRR en 2003. Ma perspective était celle de son utilisation comme fonds de lissage. L'augmentation légère des taux de cotisation en période propice et le décaissement, à partir de 2003, d'un FRR mieux abondé aurait permis d'absorber la bosse démographique. D'après mes projections, il était possible d'attendre jusqu'en 2017 pour abonder le FRR, mais il aurait alors fallu augmenter de manière très significative les taux de cotisation entre 2017 et 2023 pour surmonter le choc démographique lié au baby-boom.

L'utilisation du FRR est une très bonne idée ; il pourrait même être adossé à des régimes en comptes notionnels. Je défends cette idée car elle fait disparaître les crispations sur les conditions d'âge. Il faut simplement fixer un âge minimal en deçà duquel le départ à la retraite serait impossible, afin que les droits à pension accumulés permettent dans tous les cas de vivre correctement.

Il était possible de réaliser des ajustements paramétriques sans parler de réforme et sans susciter des craintes quant aux déséquilibres financiers des régimes. Le FRR dispose des ressources nécessaires. Il faudrait commencer dès aujourd'hui à poser les fondements d'une réforme systémique dont les effets seraient différés dans le temps. L'Italie n'a pas pris de telles précautions, le résultat n'y est pas pleinement satisfaisant. Des ajustements à court terme et un nouveau régime, adossé au FRR, pour les départs à la retraite à partir de 2030 : voilà ce qui constituerait une réforme systémique.

M. Henri Sterdyniak. - J'ai souhaité rappeler que les prévisions établies par le COR ne faisaient pas apparaître un déficit si considérable à l'horizon 2040. Celui-ci représenterait 1 % du PIB, mais il serait possible de le couvrir en transférant vers l'assurance vieillesse des cotisations d'assurance chômage. En effet, le COR table sur une hypothèse de retour au plein emploi et donc d'une diminution sensible du taux de chômage à l'horizon 2040. Le COR intègre également une baisse de 15 % du niveau relatif des retraites, qui atteint aujourd'hui un montant historiquement haut. Si un tel choix n'était pas accepté, et que l'on souhaitait privilégier le maintien du niveau des pensions, il faudrait trouver des ressources représentant deux points de PIB, soit l'équivalent de quatre points de cotisations.

Il me paraît également nécessaire de souligner que la question des retraites est relativement secondaire par rapport à des enjeux beaucoup plus vastes dont elle est largement tributaire : le retour au plein emploi, la sortie de la gestion catastrophique de la zone euro et l'arrêt de la désindustrialisation.

A compter de 2035, le ratio démographique sera stable. L'équilibre peut être atteint par une politique économique privilégiant le retour au plein emploi, par un effort des employeurs pour maintenir leurs salariés dans l'emploi jusqu'à soixante-deux ans et par un arbitrage adéquat entre le niveau des cotisations et celui des retraites.

Le projet de loi actuel peut certes apparaître comme une « petite » réforme. Mais contrairement à Catherine Mills, je pense que cette petite réforme nous protège, et contrairement à Anne Lavigne, je me réjouis que l'on ne se lance pas dans une réforme structurelle qui réclamerait de très longues négociations sur de nombreux sujets et supposerait de faire coexister deux systèmes, l'ancien et le nouveau, durant toute la phase de transition. J'ajoute que le passage à un système en comptes notionnels serait très pénalisant pour les ouvriers qui sont de facto obligés de partir tôt en retraite.

S'agissant des instances de suivi et de pilotage, j'estime qu'à côté du COR, instance très importante du fait de son travail technique, il est nécessaire de mettre en place une « maison commune » des retraites. Elle devrait, de mon point de vue, associer les partenaires sociaux et les gestionnaires de l'ensemble des régimes de retraite, publics et privés, de base et complémentaires, et servir de cadre à des négociations sur l'évolution et la convergence des régimes. De tels sujets ne peuvent être laissés à des experts.

Lors de la création du FRR, on pensait qu'il permettrait d'accumuler des fonds très importants. Il n'en a rien été. Depuis 2004, les avoirs placés par le FRR ont produit un rendement annuel moyen de 1,8 % en termes réels. Son rapport n'est pas supérieur au coût de la dette publique. En réalité, le FRR n'aura servi à rien. C'est une opération blanche et il aurait été aussi simple d'affecter les ressources destinées au FRR aux besoins de financement immédiats des régimes.

Mme Catherine Mills. - Les questions démontrent qu'il y a véritablement nécessité d'un débat, et d'un temps suffisant pour le conduire. Pourquoi une telle précipitation dans cette réforme ? Cessons de considérer l'allongement de la durée de vie uniquement comme un problème. Pourquoi ériger en dogme intangible le principe posé en 2003 visant à affecter les deux tiers des gains d'espérance de vie à l'activité professionnelle et un tiers seulement à la retraite ? La retraite constitue un choix de société, un choix de civilisation. On ne peut la réduire à de simples équilibres comptables.

Comme en 2003 et en 2010, cette réforme est censée être la dernière. Mais comme les précédentes, elle conduira inéluctablement à réduire le niveau des pensions et de ce fait, elle jouera négativement sur le taux de croissance, entraînant de nouveaux problèmes de financement. Il faut sortir de cette logique. Notre système de retraites peut être pérennisé sans recourir à la capitalisation. Nous pouvons encore mobiliser les cotisations sociales, contrairement à ce dont on veut nous persuader.

Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014 - Audition de M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé du budget

Au cours d'une troisième réunion tenue dans l'après-midi, la commission procède à l'audition de M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre de l'économie et des finances, chargé du budget, sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2014.

Mme Annie David, présidente. - Mes chers collègues, nous recevons M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé du budget. Je le remercie d'avoir bien voulu venir devant nous pour présenter le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2014 adopté ce matin en Conseil des ministres.

Bien que ce PLFSS ait été élaboré et présenté conjointement par le ministre des affaires sociales et le ministre chargé du budget, il m'a paru plus judicieux de prévoir deux auditions distinctes. L'audition de Mme Marisol Touraine, mercredi prochain, nous permettra ainsi d'évoquer plus en détail les problématiques particulières des différentes branches.

Je laisse immédiatement la parole à M. Cazeneuve pour aborder les questions liées au financement et aux grands équilibres de la sécurité sociale.

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé du budget. - Merci, madame la présidente, de me donner l'occasion de présenter devant votre commission les principales dispositions financières du PLFSS pour 2014. Celles-ci s'inscrivent dans la volonté du gouvernement de redresser l'ensemble des comptes publics et de créer les conditions d'une réduction de nos déficits et de nos dettes. Nous y voyons la condition de la pérennisation du modèle social français et du financement de nos priorités politiques et budgétaires.

Nous avons pris, depuis 2012, des mesures destinées à réduire le déficit nominal et à honorer les engagements pris devant la Commission européenne en matière de réduction des déficits structurels.

Si je neutralise l'effet de la lutte contre la fraude fiscale, les prélèvements obligatoires augmenteront d'un milliard d'euros en 2014. Exprimée en pourcentage, cette hausse représente 0,05 % pour 2014 contre 0,5 % chacune de ces quatre dernières années.

Les efforts réalisés nous permettent d'enregistrer une diminution des déficits nominaux. Ceux-ci passeront de 5,3 % du PIB en 2012 à 4,8 % en 2013, l'écart avec l'objectif initial de 4,5 % résultant de la nécessaire recapitalisation de Dexia et de la sous-évaluation, par le gouvernement précédent, des crédits de paiement destinés au budget européen dans le cadre du prélèvement sur recettes (PSR).

Le projet de loi de finances pour 2014, qui présente un objectif de déficit nominal de 3,6 %, se situe dans cette séquence de réduction régulière des déficits. Cette réduction est sans doute moins importante que certains pourraient le souhaiter, mais nous avons choisi, au plus fort de la crise, de laisser jouer les stabilisateurs automatiques afin de ne pas ajouter la récession à la récession et de laisser toutes ses chances à la croissance. Ce choix semble porter ses fruits puisque le fonds monétaire international (FMI) a révisé à la hausse ses prévisions de croissance pour la France : 0,2 % en 2013 contre  0,1 % initialement et 1 % en 2014 plutôt que 0,9 %.

Concernant la réduction des déficits structurels, la Cour des comptes a qualifié l'effort réalisé en 2012 d'historique. Cette réduction atteindra 1,7 % en 2013 puis 1 % en 2014 conformément aux engagements pris devant l'Union européenne.

L'effort engagé en 2012 se poursuivra également en matière de comptes sociaux. Lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités, le déficit avait augmenté de 160 milliards d'euros entre 2002 et 2012. Le déficit des régimes de sécurité sociale a atteint un niveau record - 28 milliards d'euros - en 2010, alors que la croissance était de 1,6 %.

Les efforts demandés aux Français, au travers d'une hausse des prélèvements obligatoires et d'une véritable maîtrise des dépenses d'assurance maladie ont entraîné, en 2013, une diminution du déficit du régime général et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) de 1,3 milliard d'euros. Sans ces mesures, ces déficits se seraient établis à 25 milliards d'euros.

S'agissant de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam), nous avons réalisé une économie d'un milliard d'euros par rapport aux objectifs 2012 et de 500 millions d'euros sur les objectifs fixés pour 2013.

La réduction des déficits se réalise dans un contexte économique difficile. Les résultats obtenus doivent être comparés à ceux de 2010. Cette année-là, le déficit s'était accru de 4,5 milliards d'euros, pour atteindre 28 milliards d'euros, dans un contexte où la croissance était de 1,6 %, soit près de quinze fois supérieure à ce qu'elle est cette année.

L'année 2014 marque une nouvelle étape, celle des réformes structurelles destinées à rénover le modèle social français. Notre démarche s'articule autour de trois idées simples.

Nous voulons en premier lieu que le modèle social français soit économiquement, budgétairement et financièrement soutenable.

Nous ne voulons pas laisser les différentes branches du régime général s'enfoncer dans le déficit et dans les dettes. Nous ne pouvons nous satisfaire d'une situation où ce que l'on prétendrait donner aujourd'hui serait pris sur ceux qui viendront demain !

Nous proposons donc, dans le cadre du PLFSS pour 2014, d'effectuer un effort de 8,5 milliards d'euros afin de limiter le déficit cumulé des branches du régime général et du FSV à 12,8 milliards d'euros. Sans les mesures que je vais vous présenter, ce déficit cumulé atteindrait plus de 21 milliards d'euros. Cela signifie que nous allons doubler l'effort par rapport à 2013, et que nous parviendrons à diminuer le déficit non pas de 1,3 milliard d'euros, comme cela a été le cas cette année, mais de 3,4 milliards d'euros par rapport à 2013 !

Si nous parvenons à atteindre ce but - et il n'y a aucune raison que nous n'y parvenions pas - nous aurons ramené le déficit des comptes sociaux en 2014 au niveau auquel il était avant la crise, en 2008. Le déficit du seul régime général passera sous la barre des 10 milliards d'euros pour atteindre 9,6 milliards d'euros...

Nous souhaitons en second lieu que les réformes que nous menons s'inscrivent dans la durée : réforme des retraites, réforme de la politique familiale, stratégie nationale de santé présentée par le ministre des affaires sociales il y a quelques jours... A l'horizon 2017, le déficit du régime général et du FSV devrait revenir à 4 milliards d'euros soit une division par cinq du déficit des comptes sociaux entre 2012 et 2017 !

Nous voulons enfin que le rétablissement des comptes sociaux ne se fasse pas au détriment de la croissance et de l'emploi. C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix de préserver la diminution du coût du travail. Nous avons pris une mesure qui peut faire l'objet de débats, mais qui commence à faire connaître ses effets : le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) représente une enveloppe de 20 milliards d'euros d'allégements nets de charges sur les entreprises. C'est une mesure assez différente de la TVA sociale, qui diminuait les cotisations et transférait intégralement la diminution du coût du travail résultant des cotisations sur le consommateur, par le truchement de la TVA. Par ailleurs, la diminution des cotisations sociales transférées intégralement sur la TVA permettait de bonifier le bénéfice des sociétés, et élargissait l'assiette de l'impôt sur les sociétés (IS). Nous ne récupérions donc pas, à travers l'IS, ce que nous avions donné à travers la baisse de cotisations.

Les calculs auxquels nous avons procédé montrent que, pour réaliser 20 milliards d'euros d'allégements nets de charges à travers le dispositif de la TVA sociale, il aurait fallu faire 33 milliards d'euros de TVA sociale. Voyez ce que peut représenter, en termes d'augmentation du taux de TVA, le transfert des entreprises vers les ménages...

Le CICE représente quant à lui un allégement net de charges. Il s'agit d'un crédit d'impôt sur l'IS qui ne sera pas intégralement financé par la TVA. En effet, la clé de financement du CICE, ce sont 10 milliards d'euros d'économies en dépenses, 6 milliards d'euros d'augmentation de la TVA et un peu plus de 3 milliards d'euros d'augmentation de la fiscalité écologique.

Afin que la réduction du coût du travail résultant du CICE ne soit pas altérée par la réforme des retraites, nous avons décidé de compenser l'augmentation des cotisations vieillesse imposée aux entreprises, et cela sur toute la durée de la réforme, par une diminution des cotisations à la branche famille.

Le choix de l'emploi est donc réalisé à travers un effort de compétitivité maintenu, mais également avec la réforme de la politique familiale visant à multiplier les solutions d'accueil pour les jeunes enfants dont les parents travaillent. 275 000 solutions d'accueil seront ainsi financées par les mesures que nous prenons en matière de quotient familial.

Le choix de la croissance se traduit enfin par un effort particulier en matière de réduction des dépenses en matière sociale. L'effort structurel engagé dans le cadre du PLFSS représente plus de 4 milliards d'euros et se décompose de la manière suivante : 3 milliards d'euros au titre de l'enveloppe assurance maladie dont 2,5 milliards d'euros issus de la maîtrise du taux de croissance de l'Ondam, 800 millions d'euros d'économies réalisés grâce au décalage de la revalorisation des pensions dans le cadre de la réforme des retraites et 200 millions d'euros supplémentaires dans le cadre de la réforme des prestations familiales. Nous attendons également des économies de la renégociation des conventions de gestion des organismes de sécurité sociale, notamment grâce à la dématérialisation et à la numérisation du fonctionnement d'un certain nombre de caisses.

Les économies réalisées en matière de dépenses permettent de limiter les prélèvements supplémentaires. Elles ne nous empêchent pas d'apporter des ressources à la sécurité sociale, grâce aux réformes structurelles qui ont été annoncées.

Dans le cadre de la réforme de la politique familiale, le produit de l'abaissement du plafond du quotient familial sera bien entendu intégralement affecté à la branche famille. Les montants dégagés permettront de réduire le déficit de la branche famille, qui s'élève à 2,5 milliards d'euros, et de financer des mesures nouvelles, comme les 270 000 places de crèche que j'évoquais à l'instant. Ils permettront également d'augmenter respectivement de 50 % et de 25 % le complément familial et l'allocation de soutien familial.

S'agissant de la réforme des retraites, les mesures en faveur des petites pensions agricoles seront financées par des ressources nouvelles. Je pense notamment à l'encadrement des pratiques d'optimisation consistant à distribuer une partie des revenus de l'exploitation aux membres de la famille de l'exploitant.

Par ailleurs, nous franchirons, dans le cadre des lois financières de cet automne, une étape décisive dans la mise en oeuvre de l'engagement pris par le Président de la République en faveur d'une complémentaire santé pour tous. Les premières pierres de ce chantier ont été posées cette année dans le cadre de la loi de sécurisation de l'emploi garantissant l'élargissement des conditions d'accès à la CMU-c et à l'aide à la complémentaire santé. Au total, 750 000 personnes supplémentaires bénéficieront d'une couverture dont, jusqu'à présent, elles ne bénéficiaient pas.

Avec le projet de loi de finances et le PLFSS, nous poursuivons dans cette voie. Conformément aux recommandations du Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, nous proposons d'une part la suppression de l'exonération fiscale des sommes versées par les entreprises au titre des contrats collectifs de complémentaire santé, mesure dont le rendement d'un milliard d'euros sera affecté à l'assurance maladie. Nous proposons d'autre part la mise en place d'une régulation accrue des complémentaires santé en redéfinissant le concept de contrat responsable.

Ces mesures relèvent d'une réforme globale, centrée sur la réduction des niches fiscales, permettant la généralisation de la complémentaire santé au titre des contrats collectifs et l'accompagnement des contrats responsables. Cette réforme appelle une fiscalisation accrue des contrats qui ne le sont pas, afin de valoriser et de promouvoir les premiers.

En complément des mesures issues des grandes réformes - retraites, politique familiale, complémentaires santé - le PLFSS 2014 comprend une mesure modifiant les modalités d'application des prélèvements sociaux applicables à certains produits de placements. Elle permettra d'appliquer le taux de 15,5 % à l'ensemble de ces produits. Il s'agit d'une mesure de justice permettant de dégager 600 millions d'euros de recettes, dont 450 millions d'euros seront affectés à la sécurité sociale.

M. Yves Daudigny, rapporteur général. - Monsieur le ministre, merci de la précision de votre exposé. Je voudrais apporter ici mon soutien à cette démarche cohérente visant à refonder notre système de santé.

Je tiens par ailleurs à me féliciter de l'affectation intégrale du produit des mesures fiscales transitant par le budget de l'Etat aux différentes branches de la sécurité sociale. Je pense plus particulièrement à l'affectation à la Caisse nationale d'allocations familiales (Cnaf) du rendement de la baisse du plafond du quotient familial, et de l'affectation à la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) du rendement de la fiscalisation de la participation de l'employeur aux contrats complémentaires santé collectifs.

Je constate que le ministère du budget n'a pas succombé à la tentation de préempter une partie de ces recettes pour financer les dépenses ou les déficits du budget général.

Je voudrais également faire part de ma satisfaction au sujet du transfert progressif à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades) d'une partie des déficits des branches maladie et famille, actuellement gérés en trésorerie par l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss). L'idée consistant à effectuer ce transfert en tirant profit de l'effet positif des mesures prises dans le cadre de la réforme des retraites sur le solde de la branche vieillesse me paraît pertinente, même si elle n'est pas suffisante à la résorption complète du déficit géré par l'Acoss.

Par ailleurs, je note que le PLFSS propose d'attribuer au FSV les réserves constituées par le montant de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) non affecté avant 2011. Ces réserves représentent près de 1,3 milliard d'euros. Pourriez-vous expliciter comment, compte tenu du contexte financier particulièrement tendu que nous connaissons, un tel montant a pu s'accumuler sans avoir été affecté à l'un des trois attributaires de la C3S, que sont la Mutualité sociale agricole (MSA), le Régime social des indépendants (RSI) et le FSV ?

En second lieu, j'ai noté qu'une partie des économies sur les dépenses sociales prévues dans le cadre de ce PLFSS seraient issues d'économies de gestion sur les caisses de sécurité sociale. Comment, selon vous, se traduiront ces économies de gestion sur les moyens alloués aux caisses et sur leurs modalités de fonctionnement ?

Enfin, un grand quotidien rapporte aujourd'hui que les taxes sur le tabac font de moins en moins recette. Malgré l'augmentation du prix du tabac, on constaterait une baisse des recettes fiscales de l'ordre de 1,4 %, correspondant à une décrue en volume des ventes de 8,3 %. N'arrivons-nous pas à une limite en matière de taxation du tabac dans notre pays ? Si ces résultats traduisaient une amélioration en termes de santé publique, tout le monde pourrait s'en féliciter, mais l'on sait qu'une grande partie de cette diminution est due à des achats qui ne sont pas réalisés sur les territoires français ou qui le sont auprès de sources illégales. Existe-t-il un élément de réflexion sur ce sujet ?

Mme Annie David, présidente. - Cette réflexion mérite en effet d'être menée pour toutes les taxes comportementales...

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. - Certains montants de C3S ont effectivement été encaissés jusqu'en 2011, sans jamais être inscrits dans les comptes d'aucun organisme, du fait de règles comptables non adaptées. Avant 2011, le RSI recevait des acomptes de C3S en fonction de ses points bas de trésorerie mais n'inscrivait dans ses comptes que les montants nécessaires pour équilibrer son déficit.

Le FSV comptabilisait dans ses comptes les recettes qu'il avait reçues, en l'occurrence ce qui restait après le versement des acomptes au RSI ; on pouvait donc constater chaque année un reliquat de produits qui n'était comptabilisé nulle part. Ce système a été réglé pour le flux en 2011. Nous proposons d'affecter le stock au FSV...

Les 500 millions d'euros d'économies de gestion comportent 200 millions d'euros de sous-exécution 2013, fruits des efforts déjà réalisés par les caisses, et qui seront reprises en base en 2014, ainsi que 200 millions d'euros de gains d'efficience, dans le cadre des conventions d'objectifs et de gestion arrivées à échéance fin 2013. Les 100 derniers millions d'euros sont issus de diverses mesures d'efficience - unification de la gestion des régimes maladie et accidents du travail des non-salariés agricoles, confiée à la MSA, économies d'échelle et simplification pour les assurés concernés, guichet unique à la MSA pour toutes les prestations de sécurité sociale. Tout cela représente un ensemble de petites économies qui, mises bout à bout, aboutissent à des montants non négligeables.

Concernant le tabac, les ventes diminuent en 2013. Il s'agit de l'effet attendu d'une taxation de santé publique. Le chiffre correspond à une baisse des volumes de 8,3 % et à une hausse de prix de 6,5 %. On ne peut dire ici que la taxe tue la taxe : c'est le bon niveau de taxe qui diminue la consommation, conformément à l'objectif poursuivi.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur de la branche AT-MP. - C'est un plaisir pour moi, monsieur le ministre, de vous interroger aujourd'hui...

Le Sénat ayant une réputation d'obstination, je vais vous poser à nouveau des questions qui nous interpellent dans le cadre de la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP).

Mme Catherine Deroche et moi-même avons souligné dans un récent rapport le fait qu'1,7 milliard d'euros de dettes issus de la branche AT-MP dormait aujourd'hui dans les comptes de l'Acoss. Alors que la branche devrait dégager des excédents, je souhaitais savoir si l'apurement de ces dettes était envisagé, sachant qu'il ne nous paraît pas pertinent de transférer à la Cades une charge incombant aux entreprises.

Le projet de PLFSS prévoit par ailleurs une augmentation significative du transfert de la branche AT-MP vers le Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva). Je constate que, dans le même temps, la part de l'Etat prévue dans la mission santé sera une nouvelle fois égale à zéro. Si la situation de 2012 pouvait se justifier au regard des réserves du Fiva, je comprends mal pourquoi l'intégralité du poids des dépenses liées à l'indemnisation des victimes de l'amiante repose désormais sur la branche AT-MP. Dans notre rapport, nous avions suggéré que la participation de l'Etat, du fait de sa responsabilité, avoisine 30 %. Nous pensons en effet que l'Etat a l'obligation de participer à cette indemnisation.

Enfin, on note également dans le projet de PLFSS l'absence de transfert de la branche AT-MP vers la branche vieillesse au titre de la pénibilité. S'agit-il d'une disparition définitive, liée à la mise en place du compte individuel de pénibilité ?

M. Marc Laménie. - Monsieur le ministre, je vous remercie de votre intervention très pédagogique, que vous avez axée sur la réduction des déficits.

J'aimerais tout d'abord savoir si le PLFSS répond aux recommandations de la Cour des comptes.

En second lieu, envisagez-vous de réaliser des économies en luttant contre la fraude ?

M. Gilbert Barbier. - Monsieur le ministre, le montant actuel de l'encours de l'Acoss figure-t-il dans le document qui vient de nous être distribué ?

Vous prévoyez par ailleurs de passer 12,5 milliards d'euros sur la Cades. Le plafond de 10 milliards d'euros n'est-il pas un plafond autorisé par année ?

Enfin, vous fixez un taux K à 0,4 %. Avec un tel taux, le désinvestissement des entreprises pharmaceutiques ne risque-t-il pas de se poursuivre, comme c'est le cas en matière d'emploi, malgré les objectifs que vous vous êtes fixés ?

Mme Catherine Deroche. - Je souscris entièrement aux remarques de Jean-Pierre Godefroy concernant la branche AT-MP. Je ne les reprendrai donc pas...

Un travail est-il effectué en vue d'unifier la gestion de la branche maladie, par le transfert des missions déléguées aux mutuelles de fonctionnaires et aux mutuelles étudiantes, comme le préconise la Cour des comptes ?

Par ailleurs, j'estime que les réductions des aides aux familles retient un seuil qui peut paraître élevé, mais qui, en réalité est assez bas et pénalise les classes moyennes.

Enfin, ce PLFSS tient-il davantage compte des remarques de la Cour des comptes que l'an passé ?

M. Claude Domeizel. - Monsieur le ministre, il semblerait que le PLFSS prévoit le transfert de 200 millions d'euros, en provenance du fonds pour l'emploi hospitalier, vers la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), qui est également celle des agents hospitaliers. Cette information est-elle exacte ? Comment cette économie a-t-elle pu être réalisée sur les dotations hospitalières ?

M. Dominique Watrin. - Mme Marisol Touraine a pris un certain nombre d'engagements en faveur des centres de santé. Ceux-ci constituent une réponse de premier recours dans les territoires. Ils permettent l'accès des plus démunis aux soins, et ont besoin d'être confortés, dans la mesure où leurs frais de gestion sont extrêmement importants. Ils participent à la prévention, et peuvent également être une source d'économies dans le budget de l'assurance-maladie, dans la mesure où ils pourraient être associés à la permanence des soins dans les territoires. Où peut-on retrouver ces engagements dans les lignes budgétaires ?

Mme Annie David, présidente. - Monsieur le ministre, avez-vous l'intention de vous attaquer à la lutte contre les dépassements d'honoraires excessifs, qui constituent un coût important pour notre système de protection sociale ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué. - Pour ce qui concerne la relation entre l'Etat et le Fiva, le budget triennal 2013-2015 prévoyait que la dotation de l'Etat reste à zéro dans le PLF 2014. Les moyens du fonds sont bien entendu préservés, la dotation de la branche AT-MP étant relevée à 435 millions d'euros, pour tenir compte du ressaut des charges d'indemnisations observées depuis 2013.

Ce ressaut démontre que le service rendu aux victimes s'améliore. Le stock de demandes non traitées se résorbe et les délais de traitement diminuent. Il n'y a donc pas d'inquiétude à avoir sur la capacité du fonds à procéder à l'ensemble des indemnisations nécessaires en 2014. Ceci montre à quel point, bien loin du désengagement, les services de l'Etat sont vigilants, à la fois en ce qui concerne les moyens alloués au fonds et son bon fonctionnement.

La branche AT-MP sera légèrement excédentaire pour la seconde année consécutive - de l'ordre de 100 millions d'euros - et pourra ainsi engager la résorption de sa dette. L'accroissent ponctuel des charges liées au Fiva n'empêche pas de poursuivre sur la voie du désendettement de cette branche.

Le montant du transfert de la branche AT-MP vers la branche vieillesse au titre de la pénibilité dans la réforme de 2010 sera égal à zéro en 2014 comme en 2013. Les transferts opérés en 2012 sont en effet suffisants pour couvrir les dépenses de 2013 et 2014.

S'agissant de la question de M. Laménie, nous sommes bien entendu désireux de nous conformer aux recommandations de la Cour des comptes. Un rapport a d'ailleurs été publié récemment concernant l'assurance maladie et l'organisation des hôpitaux. Conformément aux voeux de la Cour, l'Ondam progresse de façon maîtrisée, historiquement basse, puisque cette progression se limite à 2,4 % contre une moyenne de 4 % au cours des dix dernières années.

La gestion des déficits de trésorerie de l'Acoss est maîtrisée à travers l'intégration d'une partie des déficits maladie et famille dans le plafond de reprise prévu en 2010. Compte tenu de la diminution des déficits de la Cnavts résultant des mesures prises au titre de la réforme des retraites, nous avons en effet l'opportunité de reprendre en 2014 près de 4 milliards d'euros de dettes pour la famille et la maladie, sans avoir à prendre de mesures à caractère général.

Le taux K est quant à lui maintenu au même niveau qu'en 2013, l'effort demandé à l'industrie pharmaceutique étant le même.

Concernant les mutuelles étudiantes, nous prenons en compte les recommandations de la Cour des comptes et du Sénat. Parmi les 500 millions d'euros d'économies de gestion, nous attendons des économies d'une révision des remises de gestion attribuées aux organismes délégataires, dont font partie les mutuelles étudiantes.

Pour ce qui est de la CNRACL, la disposition du PLFSS consiste à transférer à cette caisse 200 millions d'euros de réserve issues du fonds pour l'emploi hospitalier, qui finance les actions de reconversion pour les agents hospitaliers. Ce fonds compte actuellement 270 millions d'euros de réserves et génère 40 millions d'euros d'excédents annuels.

Concernant la fraude, les résultats de la lutte progressent régulièrement. Selon le bilan de l'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf), la lutte contre le travail dissimulé, qui représente la grande majorité de la fraude sociale, a atteint un record en 2012.

Nous sommes déterminés à conduire la lutte contre la fraude sociale avec autant de vigilance que celle que nous conduisons contre la fraude fiscale. Le PLFSS comporte, comme chaque année, des mesures de lutte contre la fraude, par exemple en matière de perception frauduleuse d'aides au logement via des sociétés-écrans. La fraude sociale, comme la fraude fiscale, mobilise les mêmes dispositifs opaques, qu'il faut arriver à identifier pour en contrarier le fonctionnement et pouvoir faire passer le droit.

Je suis désolé de ne pouvoir répondre à la question sur les contrats de santé, qui ne relèvent pas de ma compétence. Il en va de même pour les dépassements d'honoraires. Je préfère que Mme Marisol Touraine s'en explique elle-même.

La révision du cahier des charges des contrats responsables est un sujet extrêmement important. Notre volonté est de les encourager dans le cadre de la généralisation des complémentaires santé. Les contrats responsables permettront de plafonner la prise en charge des dépassements par les complémentaires. C'est une façon de réguler les dépenses, dans la ligne de l'accord intervenu l'an dernier avec les médecins. Ce travail de régularisation se poursuivra.

Mme Annie David, présidente. - Merci pour vos réponses, Monsieur le ministre.