Mardi 24 mai 2022

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 16 heures.

Institutions européennes - Bilan de l'activité de la commission des affaires européennes du 1er octobre 2020 au 30 septembre 2021 - Examen du rapport d'information

M. Jean-François Rapin, président. - Comme chaque année, il me revient d'effectuer un rapide bilan de notre travail au cours de la session parlementaire écoulée, en l'espèce, du 1er octobre 2020 au 30 septembre 2021. Cependant, cette année, en raison de la présidence française de l'Union européenne (PFUE) et de l'élection présidentielle, ce bilan n'a pas pu encore donner lieu à un échange avec le Gouvernement. Dans le cadre du suivi de l'application des lois et des résolutions, avec mes collègues présidents de commissions, nous auditionnerons donc le ministre compétent début juillet.

En 2020-2021, nous n'avons pas chômé : en pratique, malgré les limitations liées à la pandémie, nous avons tenu 47 réunions de commission - quasiment autant qu'en 2019-2020 - durant 78 h 40. Nous avons même procédé à davantage d'auditions plénières que l'année précédente - 54 h 35 contre 49 h 45).

Sur le contenu de notre travail et sur l'influence du Sénat dans les dossiers européens, je laisserai la parole à la présidente de la Commission européenne. Lors de sa venue au Sénat, le 7 janvier dernier, pour lancer officiellement la PFUE, Mme Ursula von der Leyen déclarait que « le Sénat est l'une des chambres les plus actives d'Europe dans son dialogue avec les institutions de l'Union européenne. »

Ce dialogue passe d'abord par des contacts réguliers avec les commissaires européens et leurs cabinets et par les échanges de nos rapporteurs avec les services de la Commission européenne responsables de l'élaboration des textes européens que nous examinons. Ces visites participent de notre stratégie d'influence européenne. Malgré la pandémie, nous avons pu ainsi organiser une visite virtuelle de la Commission européenne, en janvier 2021, pour les membres de notre commission.

Au cours de la session 2020-2021, notre commission a entendu 17 communications qui lui ont permis d'effectuer des points d'étape sur des réformes européennes en cours de discussion - je pense à la protection des données, à la stratégie européenne en matière de sécurité ou encore à la réforme de la politique commerciale ; ces communications assurent également l'information de notre commission sur l'activité des délégations du Sénat à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) et à celle de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ce qui peut contribuer à une synergie précieuse entre ces différentes enceintes.

L'activité de notre commission doit être ensuite évaluée au regard de l'information qu'elle apporte au Sénat sur les politiques européennes, du contrôle qu'elle exerce sur la politique européenne du Gouvernement et de son examen des textes européens qui lui sont soumis. Ainsi, au cours de la session 2020-2021, notre commission a été saisie de 950 textes européens au titre de l'article 88-4 de la Constitution - contre 852 lors de la session précédente. Elle en a examiné directement 333, soit en procédure écrite, soit directement lors de ses réunions.

En premier lieu, six résolutions européennes ont été adoptées par le Sénat - contre 17 lors de la session précédente - au titre de l'article 88-4 de la Constitution. Cette diminution est cyclique : elle correspond au déroulement des élections sénatoriales de septembre 2020, et à ses conséquences immédiates : reconstitution de la commission, nomination de nouveaux rapporteurs et organisation d'un cycle d'auditions préalables aux prises de position politiques.

Dans deux tiers des cas, soit sur quatre résolutions européennes, les positions exprimées par le Sénat ont été prises en compte en totalité ou en quasi-totalité. Ce pourcentage est satisfaisant en données brutes mais il l'est un peu moins tendanciellement : lors de la session précédente, ce pourcentage était de 83 %. Cette évolution, qu'il faut néanmoins relativiser car elle porte sur un nombre réduit de résolutions, doit nous inciter à maintenir la qualité de notre coopération avec le Gouvernement au sujet de ces résolutions mais aussi, et surtout, à renforcer nos contacts directs avec les services de la Commission européenne afin de pouvoir le plus possible influencer en amont le contenu de la législation européenne.

Les résolutions qui ont été le mieux suivies d'effets sont relatives aux allégations nutritionnelles et de santé portant sur les denrées alimentaires, à la réserve d'ajustement au Brexit, à l'État de droit dans l'Union européenne et au certificat vert européen visant à faciliter la libre circulation pendant la pandémie de covid-19.

Par ailleurs, la résolution européenne relative à la protection des sols et la prévention de leur dégradation par les activités industrielles et minières, issue d'une proposition de nos collègues Gisèle Jourda et Cyril Pellevat, a été suivie en partie d'effets. La Commission européenne a partagé les constats de nos collègues sur la nécessité d'un cadre juridique européen et elle a présenté une stratégie pour la protection des sols en ce sens. Mais cette réforme n'a malheureusement pas pris en considération les spécificités des dégradations industrielles et minières.

Enfin, le Sénat n'a pas obtenu gain de cause dans le suivi de sa résolution européenne visant à rendre pérenne l'augmentation du temps de télétravail autorisé pour les travailleurs transfrontaliers, en date du 9 juillet 2021. Cette résolution avait un seul objet très concret : modifier les règles européennes en vigueur « afin que les travailleurs frontaliers puissent être en télétravail jusqu'à deux jours par semaine sans que cela induise un changement quant à la détermination de l'État auquel doivent être versées leurs cotisations sociales. » Or, si en 2020, la France a proposé d'initier une réflexion européenne sur ce point, cette proposition n'a pas prospéré. La Commission européenne, en revanche, doit lancer une réflexion sur le sujet en lien avec les partenaires sociaux.

En deuxième lieu, concernant le dialogue politique informel avec la Commission européenne, qui se traduit par la transmission d'avis politiques, les parlements nationaux des États membres de l'Union européenne ont adressé à la Commission européenne 255 avis en 2020 contre 159 en 2019. Dans ce cadre, au cours de la session parlementaire 2020-2021, le Sénat a adopté 8 avis politiques, ce qui en fait la septième assemblée parlementaire de l'Union européenne la plus active à cet égard.

Parmi ces avis politiques, je citerai à titre d'exemple ceux relatifs à la protection des données, à l'union de la sécurité, au programme annuel de travail de la Commission européenne, à la désinformation en ligne ou à la supervision bancaire.

La Commission européenne est attentive à nous répondre systématiquement et il faut saluer cet effort. En revanche, je dois émettre deux bémols sur la portée de cette procédure, qui résultent de son caractère informel : d'une part, la Commission européenne doit, selon ses propres engagements, répondre à nos avis dans un délai de trois mois, mais elle peine, en pratique, à respecter ce délai - qui a été respecté dans 62,5 % des cas contre 80 % lors de la session précédente ; d'autre part, sur le fond, la Commission européenne n'est pas juridiquement obligée de répondre aux observations du Sénat et elle choisit donc trop souvent, soit de formuler une réponse très générale, soit d'ignorer les propositions les plus dérangeantes de son point de vue. Ainsi, alors que la Cour de justice venait de rendre un jugement interdisant le principe d'une conservation générale et d'un traitement indifférencié des données personnelles et que plusieurs avis politiques adoptés par notre commission soulignaient la nécessité de permettre aux États membres d'assurer cette conservation pour des motifs de lutte contre le terrorisme ou de criminalité organisée, la Commission européenne a choisi d'éluder ce débat sensible.

En troisième lieu, la commission des affaires européennes a été saisie par la Commission européenne de 90 textes sur la période concernée, au titre du contrôle de subsidiarité que les traités confient aux parlements nationaux. L'article 88-6 de la Constitution prévoit que « l'Assemblée nationale ou le Sénat peuvent émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen au principe de subsidiarité ». À ce titre, notre commission s'appuie sur le groupe de travail subsidiarité créé en son sein, qui comprend un représentant de chaque groupe politique et qui effectue un examen systématique au regard du principe de subsidiarité des projets d'actes législatifs transmis. Ce groupe de travail s'est réuni régulièrement au cours de la session 2020-2021.

S'il estime qu'une proposition législative ne respecte pas le principe de subsidiarité, ce groupe recommande à notre commission de nommer des rapporteurs pour expertiser ce point. Sur le fondement de leur analyse, le Sénat peut ainsi adopter un avis motivé prenant la forme d'une résolution, avis dans lequel il indique les raisons pour lesquelles la proposition ne lui paraît pas conforme. Dans ce cadre, il va en pratique vérifier si l'Union européenne est bien compétente pour proposer l'initiative concernée, si la base juridique choisie est pertinente et si l'initiative proposée apporte une valeur ajoutée européenne.

En outre, dans son contrôle de la conformité des textes au principe de subsidiarité, le Sénat effectue également un contrôle de proportionnalité des mesures envisagées, vérifiant si le projet n'excède pas ce qui est nécessaire pour mettre en oeuvre les objectifs poursuivis.

Dans ce cadre, le 23 février 2021, notre commission a adopté trois avis motivés relatifs aux projets de règlements de la Commission européenne en matière de santé : ils concernaient respectivement la lutte contre les menaces transfrontières graves pour la santé, la création d'un centre européen de prévention et de contrôle des maladies et le renforcement du rôle de l'Agence européenne des médicaments. Dans ses avis motivés, le Sénat a relevé des contradictions entre certaines dispositions de ces projets et le principe de subsidiarité : je citerai par exemple celle permettant aux groupes de pilotage de l'Agence européenne des médicaments d'imposer le suivi de leurs recommandations aux États membres, ou celle permettant à la Commission européenne d'émettre des recommandations concernant des mesures communes et temporaires de santé publique destinées aux États membres, lorsqu'elle estime que leur coordination est insuffisante face à une menace transfrontalière grave.

Le 10 juin 2021, la Commission européenne a confirmé par écrit son choix d'ensemble et affirmé de nouveau la compatibilité de la réforme avec le principe de subsidiarité, sans toutefois répondre précisément aux interrogations du Sénat. Ainsi, si elle peut être considérée comme satisfaisante sur la forme, la réponse de la Commission européenne l'est beaucoup moins sur le fond.

Enfin, sur la période concernée par le rapport, notre commission n'a pas émis d'observations sur d'éventuelles surtranspositions de nos obligations européennes, comme nous y autorise, depuis juin 2019, le règlement du Sénat. Nous restons toutefois vigilants sur ce point. Et nous restons préoccupés par le recours croissant aux ordonnances pour transposer nos obligations européennes. Ainsi, lors du dernier débat en séance publique sur les surtranspositions, j'ai demandé au Gouvernement de s'engager à fournir au Parlement, lors de ses demandes d'habilitation, la liste des ordonnances prévues pour les transpositions, avec leur périmètre et leur date de publication... Voilà les enseignements que nous pouvions tirer de cette session 2020-2021.

M. Claude Kern. - Notre commission a été très active, et je remercie le président pour son implication.

M. François Calvet. - Nous sommes impressionnés par ce travail.

Mme Christine Lavarde. - Il y a eu de nombreuses heures de débat de notre commission mais également de nombreuses auditions, y compris des rapporteurs.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous savons saisir la Commission européenne quand il faut. Notre commission des affaires européennes est bien identifiée par les commissaires européens, avec lesquels nous avons établi un dialogue serein. Nous n'avons pas toujours gain de cause, mais lorsque nous argumentons bien, nous obtenons des résultats. Lors de la réunion du groupe Les Républicains ce matin, le président Larcher a annoncé, à la suite de ma saisine, un débat en séance publique sur le bilan de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) qui aura lieu avant la pause estivale.

M. Jean-Yves Leconte. - Aurons-nous un échange avec le Gouvernement avant le Conseil européen de juin ?

M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons saisi le président du Sénat pour organiser un débat en commission élargi aux sénateurs qui le souhaitent, sur le modèle du débat organisé avant la suspension. Nous attendons sa réponse.

M. Philippe Bonnecarrère. - Merci pour le travail réalisé, et félicitations pour ce bilan. Il faudrait que le débat ait lieu juste après la fin de la PFUE.

Pour en revenir à la subsidiarité, je m'interroge : qu'est-ce qui n'est pas européen ? Tout est européen en matière économique et sociale, conséquence du marché unique. Les prérogatives dites régaliennes sont de plus en plus gérées au niveau européen, par exemple la politique de santé en raison de la pandémie... Nous avons désormais des échanges d'information en matière pénale, un projet de directive sur le droit pénal environnemental... Or le droit pénal était jusqu'alors pour nous une prérogative nationale. Je ne suis pas parmi les plus souverainistes, mais actuellement, je ne vois plus aucune limite à l'emprise européenne - sans toutefois forcément la contester.

Mais le véritable problème, c'est que nous n'ayons aucun débat sur ce sujet avec nos concitoyens. Peu à peu, nous atteignons un niveau élevé de transfert de compétences. Si la réalité de la consolidation des compétences européennes continue au même rythme sans concertation, nous aurons des difficultés. Je l'ai déjà dit. Nous devons être vigilants pour contrôler le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes vigilants. Nous n'hésitons pas à tirer la sonnette d'alarme au moindre doute...

M. Philippe Bonnecarrère. - Celle envoyée par le secrétariat de la commission et qui évoque l'article 88-6 de la Constitution....

M. Jean-François Rapin, président. - J'entends d'autant plus le fond de votre message que la Conférence sur l'avenir de l'Europe semble ouvrir à tout va l'avenir de l'Europe. Nous serons extrêmement attentifs.

M. Philippe Bonnecarrère. - La Conférence n'est heureusement pas un auteur de traités. Il existe un petit espace entre les deux...

M. Jean-François Rapin, président. - Avec Gisèle Jourda, nous vous ferons bientôt un compte rendu précis de cette conférence, qui a rassemblé un large panel de citoyens et s'est réunie tous les quinze jours, durant trois mois, à Strasbourg. Vous serez surpris de ses conclusions. Nous allons vers une probable révision des traités, et peut-être pas uniquement à la marge.

Déplacement d'une délégation de la commission des affaires européennes à la frontière ukrainienne du 10 au 13 mai 2022 - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - L'agression russe contre l'Ukraine le 24 février dernier marque un tournant dans l'histoire de l'Europe et ramène la guerre à nos portes, puisque l'Ukraine partage une frontière avec quatre États membres de l'Union européenne. Aucun bilan officiel n'est établi mais les victimes de ce conflit se comptent sans doute en dizaines de milliers de morts. Un tiers des Ukrainiens sont déplacés ou réfugiés : à ce jour, 6,5 millions d'entre eux ont fui à l'étranger, dont plus de la moitié - 3,5 millions - en Pologne. C'est pourquoi j'ai souhaité me rendre à la frontière ukrainienne avec plusieurs membres de notre commission pour mesurer l'impact de cette guerre sur les frontières orientales de l'Union européenne, constater comment les États limitrophes gèrent la situation et manifester notre solidarité à l'égard de ces pays, particulièrement la Pologne et la Slovaquie. En effet, ces deux pays ont, en trois mois, vécu un choc d'ampleur comparable, avec l'arrivée brutale sur leur territoire d'un flux de réfugiés qui avoisine aujourd'hui 9 % de la population totale en Pologne et 8 % en Slovaquie, pays qui compte 5 millions et demi d'habitants - contre 44 millions pour l'Ukraine. Je remercie Cyril Pellevat et Claude Kern qui m'ont accompagné dans ce déplacement, du 10 au 13 mai dernier.

Nous en sommes revenus frappés : frappés d'abord par la grande détresse dans laquelle se trouvent les réfugiés ukrainiens, mais aussi frappés par l'immense solidarité qui permet d'organiser leur accueil ; frappés également par la mobilisation des autorités locales, slovaques comme polonaises, mais aussi frappés par leur faible perception du soutien que leur apporte l'Union européenne.

Nous nous sommes d'abord rendus en Slovaquie, dans la ville de Kosice, la deuxième du pays, qui est à cent kilomètres de la frontière ukrainienne et où se trouve le « hub » mis en place par l'Union européenne pour acheminer l'aide humanitaire vers l'Ukraine ; puis nous sommes allés au poste frontière de Vysne Nemecke, avant de rouler vers le Nord pour rejoindre la Pologne. Là-bas, nous sommes passés à Rzeszow, grande ville du Sud-Est de la Pologne où nous avons été accueillis à la préfecture et à la mairie, avant de nous rendre à Przemysl, ville proche de la frontière qui héberge le centre d'accueil des réfugiés passés par le poste frontière de Medyka - principal point de passage - tout proche, où nous avons conclu notre mission.

J'espérais que nous pourrions pousser jusqu'en Ukraine mais le Quai d'Orsay nous l'a formellement déconseillé. Ce n'est que partie remise. Notre déplacement a toutefois été très riche et je laisserai les deux collègues qui m'ont accompagné vous en rendre compte de manière plus détaillée. Je vous propose auparavant de visionner le petit film que nous a transmis la maire-adjointe de Rzeszow en Pologne au début de notre rencontre, car il vous permettra d'emblée de toucher du doigt la réalité de ce qui se vit là-bas.

Un court film est projeté devant les membres de la commission.

M. Claude Kern. - Vous avez entendu au début du film le hurlement des sirènes ; c'était un entraînement. Or on voit les Ukrainiens, croyant à une alerte, courir pour se mettre à l'abri. La Pologne et la Slovaquie ont depuis décidé de ne plus faire d'essais de sirènes pour ne plus effrayer les Ukrainiens....

Le Président le disait : nous avons été frappés par la détresse des réfugiés mais aussi par la solidarité qui se manifeste autour d'eux. Nous avons pu visiter plusieurs lieux d'accueil des réfugiés : d'abord, tout près de la gare de Kosice, par laquelle sont arrivés de nombreux Ukrainiens, surtout durant les premières semaines du conflit. C'est d'ailleurs une jeune étudiante ukrainienne, qui fait ses études de médecine en Slovaquie, qui a bien voulu nous présenter ce point d'accueil, activé dès le cinquième jour de la guerre pour proposer les premiers soins aux réfugiés ainsi qu'un hébergement d'urgence, dans l'attente d'un transfert vers d'autres villes ou pays. Actuellement, le lieu n'est pas pris d'assaut comme au plus fort de la crise, mais 200 repas y sont toutefois servis chaque jour gratuitement pour les Ukrainiens alentour, puisque 3 à 4 000 d'entre eux seraient restés vivre dans la ville de Kosice. A proximité, plusieurs blocs containers sont alignés, contenant jusqu'à cinq lits chacun, afin d'augmenter la capacité du point d'accueil en dur, où des sanitaires sont accessibles puisqu'il s'agit d'une piscine municipale. Nous avons pu dialoguer avec un couple d'Ukrainiens venant de Kharkiv, installé dans un de ces blocs avec ses trois enfants en bas âge. Leur situation était évidemment précaire, dans ce logement si exigu, mais ils étaient heureux car le jeune père venait de décrocher un travail correspondant à sa qualification de fabricant de meubles.

Nous avons ensuite visité le centre d'accueil de réfugiés de Sobrance près de la frontière ukrainienne. Il était vide en grande partie, hébergeant au jour de notre visite 300 personnes contre 3 000 au moment le plus critique, mais nous avons pu constater sa bonne organisation, avec des tentes consacrées à l'enregistrement pour l'obtention de la protection temporaire, à l'hébergement, aux jeux des enfants, à l'alimentation, au culte religieux, aux soins médicaux et psychologiques, mais aussi aux soins vétérinaires pour les animaux de compagnie que leurs maîtres ont tenu à emporter dans leur exil. Nous avons retrouvé la même organisation, mais à une échelle bien plus grande, dans le centre d'accueil de Przemysl que nous avons visité le lendemain en Pologne avec le maire de la ville. Il s'agit d'un ancien centre commercial Tesco désaffecté : cet immense local, lui, n'était pas vide mais au contraire très animé par la présence poignante de nombreux réfugiés et volontaires en soutien. Des personnes âgées s'y reposaient dans la pénombre sur des lits de camp alignés à perte de vue, tandis que les nombreux enfants s'affairaient autour de la poupée géante Amal, emblème pour tous les enfants réfugiés de par le monde, qui se déplaçait entourée de musiciens et animait joyeusement les lieux au moment de notre passage.

Nous avons ressenti l'élan de solidarité qui entourait toutes ces personnes contraintes de fuir la guerre : d'une part, au plan humain, la présence de nombreux volontaires locaux mais aussi venus de tous les pays - nous avons d'ailleurs rencontré des pompiers solidaires venus de France -, d'ONG, d'organisations caritatives ou onusiennes ; d'autre part, au plan matériel, les amoncellements de palettes d'aide humanitaire, contenant aliments, produits d'hygiène, vêtements, literie, matériel de puériculture, que des volontaires réceptionnent, déballent, trient, organisent... sans compter l'aide des entreprises et des habitants locaux. Les maires que nous avons rencontrés à Kosice en Slovaquie, mais aussi en Pologne, à Rzeszow ou Przemysl, comme la voïvode des Basses Carpates - l'équivalent du préfet - nous ont tous fait valoir la mobilisation précieuse des populations dans ces deux pays : selon le maire de Przemysl, 95 % des réfugiés sont logés chez l'habitant... Ce chiffre nous a impressionnés, même si, depuis un mois et demi, les particuliers reçoivent une aide mensuelle de l'État de 1 200 euros pour l'accueil d'un réfugié. Cela témoigne de l'immense élan d'accueil qui s'est spontanément levé chez nos concitoyens d'Europe de l'Est, chez qui la mémoire de l'expansionnisme russe reste vive. Seuls de rares cas d'abus par rapport à l'aide humanitaire reçue nous ont été rapportés.

Parmi les soutiens précieux sur lesquels peuvent compter les autorités publiques polonaises, il faut citer l'organisation Caritas : notre entretien avec le prêtre qui dirige le centre situé à Rzeszow nous a permis de mesurer la force de ce réseau caritatif qui organise des convois depuis ses centres en Pologne vers ses centres en Ukraine, ce qui permet d'avoir la certitude qu'ils arrivent à bon port.

Parmi les organisations présentes, j'évoquerai aussi rapidement l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dont le représentant français nous a fait mesurer l'état sanitaire très dégradé dans lequel se trouvait l'Ukraine, avant même le début du conflit : nombreux cas de VIH, de tuberculose, de rougeole, épidémie de choléra à Marioupol en 2012, taux de vaccination très bas inférieur à 30 %, ce qui explique l'épidémie de poliomyélite de septembre dernier, abus de l'usage des antibiotiques... La guerre a interrompu les efforts engagés par l'OMS pour améliorer cette situation et les réfugiés ukrainiens nécessitent donc souvent des soins nombreux. À cet égard, la continuité du traitement des pathologies graves est un enjeu redoutable, par exemple pour les enfants cancéreux. L'OMS nous a aussi alertés sur les besoins en cytokines, ces protéines susceptibles de prévenir l'apparition de cancers en cas d'irradiation radioactive, qui pourrait survenir à la suite d'une attaque nucléaire russe à laquelle tous préfèrent se préparer au cas où. Les surstocks stratégiques dont disposent les États européens pourraient utilement être envoyés en Ukraine. En plus de financement et de matériel médical, l'OMS fait aussi valoir des besoins d'équipements de protection individuels en cas d'attaque chimique, et enfin de véhicules blindés - notamment des ambulances.

M. Cyril Pellevat. - Claude Kern vous a montré que la Pologne comme la Slovaquie, principaux pays de première entrée des réfugiés ukrainiens, se montrent à la hauteur pour les accueillir. Nos visites aux postes frontières nous ont permis de constater que ces pays avaient aussi su s'organiser pour garder le contrôle de leurs frontières qui sont aussi celles de l'Union européenne.

Certes, nous sommes arrivés après la phase la plus critique de la crise des réfugiés, que l'on peut situer autour de la mi-mars : à cette date, jusqu'à 120.000 réfugiés par jour arrivaient d'Ukraine à la frontière polonaise.

Lors de notre venue, la situation était nettement moins tendue. Côté slovaque, elle était même très calme : autour de 2 400 arrivées par jour depuis l'Ukraine en Slovaquie au poste frontière où nous sommes allés, contre sept fois plus le 27 février. Selon le directeur de la police aux frontières régionale, le centre de crise était organisé pour être en mesure, en quelques heures, de recevoir jusqu'à 25 000 arrivées par jour. Pour le moment, les flux reprennent dans l'autre sens depuis quelques semaines, si bien qu'à ce point de passage de la frontière slovaco-ukrainienne, on compte aujourd'hui dix retours en Ukraine pour sept entrées. Côté polonais, nous avons tout de même vu des files d'attentes de véhicules fuyant l'Ukraine avec de grandes familles à l'intérieur. Dans l'autre sens, on constate un trafic nouveau de camions acheminant des voitures polonaises d'occasion vers l'Ukraine puisqu'elles peuvent désormais s'y vendre sans droits de douane.

Nous avons constaté que les autorités s'étaient organisées pour dimensionner leurs moyens afin de garder la maîtrise de la situation. Si la Pologne n'a pas souhaité faire appel à l'aide de l'agence européenne Frontex pour garder ses frontières, la Slovaquie a sollicité cette aide dès le mois de mars et un accord a été signé entre les parties. Actuellement, 24 agents du corps permanent de l'Agence sont présents en renfort en Slovaquie. En outre, Frontex a déployé douze véhicules de patrouille, ainsi qu'un hélicoptère qui permet de surveiller la frontière verte, c'est-à-dire la forêt qui couvre la plus grande partie de la frontière entre les quelques points de passage piétons ou routiers. Des agents d'Europol effectuent aussi à la frontière des vérifications secondaires, grâce à l'accès dont ils bénéficient aux bases de données Europol. La situation semble sous contrôle. D'ailleurs, le directeur de la police aux frontières régionale rencontré en Slovaquie nous a indiqué que seules deux personnes leur avaient échappé par la frontière verte.

Un échange avec l'officier de liaison français auprès de Frontex nous a confirmé cette impression. Si la Pologne n'a pas souhaité faire appel au renfort de Frontex, l'Agence a néanmoins déployé 19 agents en Pologne, chargés d'appuyer les gardes-frontières polonais : d'après Frontex, ils effectuent leurs missions dans de bonnes conditions et en bonne collaboration avec leurs homologues polonais.

La Pologne a elle aussi géré l'accueil des réfugiés ukrainiens dans de bonnes conditions. Non seulement, les ONG ont pu être assurées d'une présence au niveau des points frontières auxquels arrivent les réfugiés, mais les autorités polonaises ont également déployé de très gros efforts pour accueillir et répartir les réfugiés sur l'ensemble du territoire. Les étudiants étrangers venus d'Ukraine étaient enregistrés à la frontière polonaise puis pris en charge par leur représentation consulaire pour être rapatriés dans leur pays. Les structures des grandes villes sont actuellement saturées et les autorités invitent fortement les nouveaux arrivants à s'orienter vers des villes moyennes où des logements sont disponibles et où le besoin de main-d'oeuvre se fait sentir. À cet effet, un bureau administratif unique a été ouvert pour les Ukrainiens, bureau qui leur permet d'obtenir automatiquement un titre de séjour de trois ans, une aide financière et une inscription à la sécurité sociale polonaise leur assurant les soins gratuits. À Varsovie, ils bénéficient également de la gratuité des transports en commun.

Près de 160 000 enfants ukrainiens ont été intégrés dans le système scolaire polonais. Plusieurs ont rejoint des clubs de sport gratuitement. Des écoles ont également été ouvertes spécifiquement avec des professeurs ukrainiens réfugiés dans le pays.

Nous pouvons donc conclure que la Pologne, même si elle ne voit pas d'un très bon oeil l'intrusion de l'Union européenne dans ses affaires intérieures et au niveau de ses frontières extérieures, respecte largement les droits des réfugiés arrivés sur son territoire. D'ailleurs, le président de la commission des affaires étrangères et européennes du Sénat polonais, Bogdan Klich, que nous avons rencontré juste avant de décoller de Cracovie, confirme que la Pologne, qui employait déjà un million d'Ukrainiens avant la guerre, voit comme une aubaine ce flux de réfugiés ukrainiens et n'est pas prête de demander leur relocalisation dans d'autres pays de l'Union.

Ce qui nous a toutefois frappés lors de notre déplacement est la faible perception qu'ont les acteurs les plus engagés sur le terrain de la mobilisation de l'Union européenne à leurs côtés. Certes, ils saluent l'aide apportée par les villes européennes qui sont jumelées à celles les plus frappées par l'afflux de réfugiés. Mais l'action menée par l'Union européenne en tant que telle manque de visibilité. Pourtant, elle a octroyé 500 millions d'euros d'aide humanitaire et déployé des hubs logistiques : deux en Pologne, un en Roumanie et un en Slovaquie, que nous avons visité et qui permet le stockage de l'aide humanitaire et son transbordement des trains européens vers les trains russes, qui circulent sur des rails à l'écartement un peu plus large. Ce hub reste à ce jour sous-utilisé et offre donc un potentiel précieux pour intensifier l'aide humanitaire au profit de l'Ukraine et l'acheminer par fret ferroviaire en Ukraine où les autorités aiguillent l'aide en fonction des besoins. L'Union européenne a aussi mobilisé les fonds Asile, migration, intégration (FAMI) et Sécurité intérieure pour soutenir l'adaptation des procédures d'accueil aux frontières et adopté un programme d'action de cohésion pour les réfugiés en Europe (dit CARE) qui a vocation à fournir une flexibilité dans le recours aux fonds de cohésion afin de faciliter le financement des infrastructures et équipements à déployer pour assurer l'accueil des réfugiés ; grâce à l'activation du mécanisme européen de protection civile, l'Union européenne a également fourni 22 500 tonnes de matériel, des équipements hospitaliers, mais aussi des experts et des évacuations sanitaires, mais les municipalités polonaises semblent l'ignorer, attribuant par exemple à l'Agence nationale de réserve stratégique le matériel qu'elles reçoivent ; l'Union européenne a enfin prévu d'attribuer aux Ukrainiens un statut de protection temporaire permettant d'accéder à l'emploi, aux soins et à la scolarisation. Sur les 400 000 réfugiés slovaques, seuls 80 000 l'ont demandé, sans doute car la Slovaquie offrait les mêmes facilités par le biais d'un visa tourisme valable trois mois, période proche d'expirer.

M. Jean-François Rapin, président. - Je conclurai en insistant sur la nécessité pour nous de ne pas relâcher notre soutien. La guerre en Ukraine est partie pour durer et les besoins d'aide aux réfugiés ne vont donc pas baisser, alors que l'émotion survenue avec le déclenchement des hostilités risque de s'émousser. D'ailleurs, même si la situation que nous avons constatée était moins tendue, nous avons observé que les autorités locales ne réduisent pas la voilure de leurs efforts, se tenant prêtes pour une deuxième vague de réfugiés susceptibles d'arriver à la faveur de l'évolution des combats, de leur intensification ou de leur réorientation. Le nombre d'Ukrainiens qui se sont déplacés vers l'Ouest de leur pays dépasse le nombre de ceux qui l'ont quitté pour trouver refuge dans l'Union européenne. Ainsi, la ville ukrainienne de Oujhorod toute proche de la frontière slovaque est surpeuplée et sa population de réfugiés peut rapidement franchir la frontière si besoin. Maintenir le flux humanitaire vers l'ouest ukrainien permet de retenir cette deuxième vague migratoire autant que possible.

Ce déplacement nous a instruits sur l'état actuel de la situation, globalement stabilisée, avec cependant un risque, à la frontière ukrainienne, de migrations brutales et plus intenses qu'au début de la guerre. La voilure est maintenue à un niveau très élevé.

Tous les acteurs nous ont dit que l'aide humanitaire était en forte baisse. En Slovaquie, nous avons donc visité un entrepôt idéal pour la logistique, qui peut gérer les ruptures de charge dues à la différence d'écartement des rails - d'onze centimètres - entre les voies ukrainiennes, construites par l'URSS, et les voies slovaques, qui respectent l'écartement européen. Ce centre, mis en place par la Commission européenne, permet d'acheminer l'aide humanitaire ; or il est vide ! Il y a sans doute des problèmes logistiques et d'orientation de l'aide humanitaire, mais l'aide elle-même semble s'amenuiser, alors qu'il faudrait que tout soit prêt en cas de besoin.

M. Jean-Yves Leconte. - Je suis intervenu lors de la conférence interparlementaire sur les migrations qui s'est tenue au Sénat il y a une semaine, dans le cadre de la PFUE. Pour la première fois, avec la protection temporaire, nous avons un dispositif d'accueil des réfugiés ne relevant pas de la procédure « Dublin » et donnant un accès au travail immédiatement. Cela fonde l'efficacité de l'intégration et de l'accueil. Il faudrait être capable de suivre l'activation de la protection temporaire - certains réfugiés choisissent de quitter le pays où ils l'ont demandée. En effet, nous ne sommes pas dans un système de relocalisation : les Ukrainiens ont la liberté de circulation et d'installation dans l'Union européenne.

Plus d'1,1 million d'Ukrainiens ont reçu un numéro de sécurité sociale polonais ; la moitié ont moins de 18 ans ; 7 % ont plus de 60 ans. Peu sont en âge de travailler, mais un tiers d'entre eux a déjà un emploi ; 200 000 emplois ont été ouverts depuis fin février. Quand on donne le droit de travailler rapidement, on améliore la qualité de l'accueil. C'est un point notable, à intégrer à nos réflexions.

Les flux à la frontière varient fortement. Fin mars, lors de mon déplacement, les flux à la frontière étaient équivalents. Fin avril, il y avait 30 kilomètres de queue pour rentrer en Ukraine, tandis que la sortie était immédiate. Tout dépend des moments... Il est vrai qu'il y a plus de réfugiés à l'intérieur de l'Ukraine qu'à l'extérieur. Ils sont proches de la frontière, dans des zones risquées qui peuvent être parfois bombardées. Certains habitants de Lviv peuvent vouloir passer en Europe...

M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons vu passer des habitants de Lviv...

M. Jean-Yves Leconte. - Les premiers partis sont souvent ceux qui avaient des contacts en Europe, mais selon la situation, il peut y avoir des arrivées complémentaires

Quand on parle d'accueil des réfugiés, on pense d'abord aux politiques publiques et aux associations ayant une mission de service public. Or la seule politique publique est le droit au travail et à l'assurance maladie. Medyka est une gentille foire où 90 % de l'accueil est d'initiative privée ou bien des collectivités locales. Cela soulève un risque de trafic d'êtres humains et un problème énorme d'accès à l'avortement. Des Ukrainiennes sont violées, il y a un réel besoin auquel la Pologne ne répond pas compte tenu de sa législation.

Le président polonais, lors de son intervention récente devant le parlement ukrainien, a annoncé une extension de la loi de mars 2022 : auparavant, toute personne résidant en Ukraine et venue en Pologne après le 24 février avait droit au travail et à l'assurance maladie, soit un peu plus que la protection temporaire. Désormais, structurellement, tous les Ukrainiens se rendant en Pologne ont un droit de séjour, le droit de travailler, une assurance maladie.... Les Ukrainiens ont annoncé la réciproque pour les Polonais. Comme je le disais il y a deux mois, il faut conférer aux Ukrainiens les principaux attributs de la citoyenneté européenne.

M. Jean-François Rapin, président. - La Pologne cherche à fixer ces réfugiés.

M. Jean-Yves Leconte. - Le pays a besoin de bras mais il y a aussi de vrais enjeux, notamment éducatifs. Un enfant sur quatre scolarisé à Varsovie est ukrainien, arrivé depuis fin février. Ce n'est pas neutre.

M. Jean-François Rapin, président. - Il paraît que leur niveau de mathématiques est excellent...

M. Jean-Yves Leconte. - La Pologne emploie aussi les enseignants ukrainiens, même si de nombreux professeurs ukrainiens continuent de faire des cours en ligne. Vous le voyez dans vos territoires, certains enfants ne veulent pas aller à l'école car ils suivent ces cours à distance.

Mme Marta de Cidrac. - Merci pour ce partage. Vous avez surtout évoqué le volet solidarité ; n'avez-vous pas eu de rencontre avec les militaires ?

M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons rencontré la police aux frontières, Frontex et Europol.

Mme Marta de Cidrac. - Estimez-vous qu'il y a une attente de cessez-le-feu ou de paix ? Je suis très étonnée qu'on parle si peu de la sortie de la guerre...

M. Jean-François Rapin, président. - Elle va durer.

Mme Marta de Cidrac. - Mais on ne s'exprime plus - même nous en tant que parlementaires - sur ce qu'on espère des échanges au plus haut niveau. Je n'entends même pas les réfugiés en parler. C'est la guerre, et le plus fort gagnera, advienne que pourra ?

M. Claude Kern. - Ceux que j'ai rencontrés à Przemysl me l'ont affirmé : ils vont gagner, et ils iront jusqu'au bout.

Mme Marta de Cidrac. - C'est terrible, car tout le monde perdra.

M. André Gattolin. - Mettez-vous à leur place !

M. Jean-Yves Leconte. - Les Ukrainiens ont malheureusement l'expérience des accords de Minsk, avec un conflit gelé et non résolu politiquement, qui redémarre. On en voit les conséquences. C'est pire d'avoir attendu sept ans plutôt que d'avoir résolu politiquement le conflit à l'époque. Nous voyons les efforts de Mario Draghi actuellement. Il y a eu 10 000 morts après les accords de Minsk, avant que le conflit ne reparte.

M. Claude Kern. - D'autres conflits sont gelés, et il ne suffit que d'une allumette pour qu'ils redémarrent : en Moldavie avec la Transnistrie, et en Géorgie avec l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud.

M. Jean-François Rapin, président. - La semaine dernière, le président Larcher a reçu la présidente de la république moldave, Mme Maia Sandu. L'armée moldave compte 6 000 personnes ; en Transnistrie, il y a 7 000 personnes pilotées par 1 500 soldats russes. Il suffit d'un rien pour que le territoire soit envahi en une demi-journée, mangé par l'ogre russe, sans que cela émeuve qui que ce soit. Les territoires sont très proches : le 24 février, la présidente a entendu, depuis la Moldavie, les premiers coups de canon...

Sur le terrain, tout le monde se prépare à une guerre qui dure. Les dispositifs d'accueils, tantôt de 25 000, tantôt de 80 000 personnes, sont maintenus avec un haut niveau de sécurisation et d'investissements. Les gardes-frontières slovaques, la police aux frontières et Europol sont peu sollicités aujourd'hui mais restent là, car une autre vague peut arriver.

Autre phénomène, on voit arriver des camionnettes avec des familles entières, et des hommes jeunes, qui sont exonérés de prendre les armes s'ils ont des enfants en bas âge. Beaucoup ont traversé l'Ukraine pour ne pas être enrôlés. La situation est dramatique.

Nous avons été heurtés par des gens qui traversaient la frontière à pied, sans aucun bagage, hormis éventuellement un sac à dos ou à main. Ils arrivent, mangent une soupe et sont emmenés en bus à quarante kilomètres de là où commence un parcours du combattant pour être intégrés. Ils ont du courage, ils nous font pitié, nous n'imaginons pas ce qu'ils peuvent ressentir.

M. Jean-Yves Leconte. - Il y a aussi un lourd processus de contrôle de sécurité des deux côtés de la frontière...

M. Jean-François Rapin, président. - L'objectif est de s'assurer qu'il n'y a pas de trafic d'armes. Ceux qui rentrent en Ukraine ne sont pas les plus pauvres : nous avons vu passer de nombreux 4x4... Ceux par contre qui restent près de la frontière côté ukrainien sont sans doute plus pauvres, qui n'osent pas passer de l'autre côté.

M. Jean-Yves Leconte. - Il y a également des difficultés avec le change entre de monnaies...

M. Jean-François Rapin, président. - ... et un véritable trafic en ce domaine. Lorsque vous prenez 10 000 euros au distributeur en Pologne, vous gagnez immédiatement 300 euros en les revendant à votre retour en Ukraine...

M. Jean-Yves Leconte. - Pourtant, la monnaie ukrainienne résiste. C'est juste que les banques ne sont pas équipées.

Mme Christine Lavarde. - Jeudi, à Bruxelles, j'étais étonnée de voir des Ukrainiens voulant rentrer chez eux qui devaient payer leur voyage de retour, alors qu'ils ont voyagé gratuitement pour fuir leur pays. L'Union européenne pourrait se saisir de cette situation qui est surréaliste.

M. Claude Kern. - Souvent ils arrivent jusqu'en Pologne, par exemple à Przemysl, puis ils finissent leur voyage vers l'Ukraine à pied.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous étudierons ce sujet.

Mme Amel Gacquerre. - Merci de votre retour d'expérience. Je note que, selon vos dires, l'aide alimentaire a bien diminué...

M. Jean-François Rapin, président. - C'est toute l'aide en général qui s'est réduite.

Mme Amel Gacquerre. - Nous le sentons dans nos collectivités locales. Que peut-on faire pour transmettre le message ?

M. Claude Kern. - Dans certains dépôts, il y a de l'aide alimentaire entreposée. Je leur ai demandé de nous fournir une liste de leurs besoins. Nous l'attendons. Il faut de l'aide alimentaire et matérielle, mais par exemple ils n'ont plus besoin de poussettes ni de lits de camp, tandis qu'ils manquent de lait infantile.

M. Jean-François Rapin, président. - Le centre polonais que nous avons visité est très bien fait, avec d'immenses entrepôts où les volontaires reconditionnent en cartons unitaires. Il en est de même pour l'aide hospitalière, avec des packs tout prêts. Mais l'aide commence à manquer. Certes, il y a des camions qui n'arrivent pas à destination. La préfète nous a indiqué qu'elle avait vu des couvertures partant pour l'Ukraine être revendues à Kosice... Il y a du trafic caché.

M. Jean-Yves Leconte. - Pour l'avoir fait moi-même, je peux témoigner que parfois on a des faux douaniers et que la marchandise a du mal à sortir de Pologne...

M. Claude Kern. - Il y a des réseaux bien organisés qu'il faut préférer, notamment ceux de la Commission européenne ou de la sécurité civile, qui envoient de l'aide vers la Pologne, qui est ensuite distribuée vers de nouveaux hubs en Ukraine. Si on ne passe pas par ces réseaux, on prend le risque que certains camions soient détournés, arrêtés par des soi-disant douaniers exigeant des taxes.

M. Jean-François Rapin, président. - L'armée russe a ainsi intercepté des camions d'aide humanitaire, faute d'aide logistique...

Mme Marta de Cidrac. - Pourquoi l'aide se réduit-elle ? Est-ce parce que le nombre de réfugiés augmente et donc réduit l'aide disponible pour chacun ?

M. Claude Kern. - C'est surtout que l'aide se réduit.

Mme Amel Gacquerre. - Nous entendons tout et son contraire sur ce dont ont besoin les Ukrainiens. Que faut-il donner ?

M. Jean-François Rapin, président. - Ils disent ne plus avoir besoin de vêtements. Il faut de la nourriture, des produits d'hygiène et hospitaliers.

M. François Calvet. - Avez-vous vu été témoins de fournitures d'armes ?

M. Jean-François Rapin, président. - Non, et nous n'avons pas cherché à en voir. Cela se fait discrètement.

M. Claude Kern. - Nous avons cependant posé la question.

M. François Calvet. - Où en est-on de la livraison d'armes ?

M. Jean-Yves Leconte. - Les ports ukrainiens sont bloqués. À Lviv, le système logistique fonctionne pour approvisionner les magasins mais les chauffeurs de camion ne peuvent pas passer à partir du sud. Les chemins de fer, surchargés, sont aussi plus risqués.

M. Jean-François Rapin, président. - Au sujet de l'armement, la difficulté tiens surtout à la formation à la manipulation de cet armement. L'armée ukrainienne a l'habitude d'utiliser du matériel soviétique... Les canons embarqués français César tirent à 40 kilomètres mais il faut savoir s'en servir, et donc former les Ukrainiens. C'est un vrai sujet qui explique que les députés ukrainiens que nous avons reçus veulent avoir des armes de type soviétique... Il faut du temps pour être formé à d'autres armes antichar.

M. Jean-Yves Leconte. - Les Ukrainiens ne pouvant pas sortir, il faut donc aller les former là-bas...

M. Jean-François Rapin, président. - Nous voulions aller à Lviv, mais le Quai d'Orsay nous l'a formellement déconseillé...

M. Jean-Yves Leconte. - Il ne faut pas lui demander !

M. Pierre Cuypers. - Une vache se trait matin et soir, or 40 % du lait ukrainien serait jeté faute d'outils de transformation. De même, 23 millions de tonnes de céréales seraient en train de se perdre là-bas... Avez-vous pu constater cette situation ?

M. Jean-François Rapin, président. - Nous ne sommes pas allés en Ukraine...

M. Pierre Cuypers. - Il faudrait réussir à exporter ce lait, jeté à l'égout, car ce n'est pas tenable. C'est un problème logistique.

M. Jean-Yves Leconte. - Les prix augmentent en raison des problèmes de transport. La production agricole ukrainienne n'atteindrait cette année que 40 % de la production de l'année dernière...

M. Jean-François Rapin, président. - Il faudrait vraiment pouvoir se rendre en Ukraine. Nous verrons s'il y a un deuxième épisode migratoire. Mais lorsque nous nous déplaçons en tant que parlementaires, nous engageons le Sénat et devons respecter les consignes du Quai d'Orsay.

M. Jean-Yves Leconte. - Lequel est obligé de vous refuser l'accès...

La réunion est close à 17 h 20.

Mercredi 25 mai 2022

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Institutions européennes - Réunion conjointe avec la commission des affaires européennes du Sénat de la République tchèque

M. Jean-François Rapin, président. - C'est une grande joie de vous accueillir ce matin au Sénat. Il est rare de tenir une réunion commune à nos deux commissions. Nous avons beaucoup à nous dire : chacune d'entre elles est chargée de suivre les affaires européennes au sein du Sénat de la République.

En outre, votre pays va bientôt succéder au nôtre à la présidence du Conseil de l'Union européenne. Aussi, il est très précieux de pouvoir échanger ensemble ce matin en vue de ce prochain passage de relais - dans un mois.

Nous partageons la même actualité : depuis déjà trois mois, le choc de l'agression russe contre l'Ukraine, qui ranime dans les mémoires des heures douloureuses, met au jour nos dépendances, et réveille l'inflation et le spectre de la famine ; depuis lors, la conviction que l'Union européenne doit mieux affirmer son autonomie stratégique, entendue largement, y compris sur le plan économique ; la conscience de l'urgence à relever le défi vital de la lutte contre le réchauffement climatique, tout en exploitant le potentiel du numérique ; enfin, le souci d'embarquer tous les concitoyens européens dans ce projet ambitieux, sans oublier les pays qui toquent à la porte de l'Union et qui craignent pour leur sécurité.

L'usage veut que les parlements du trio de présidence adoptent une déclaration conjointe au début de la première des trois présidences. Les parlements français, tchèque et suédois sont parvenus à élaborer un projet en ce sens, qui recense l'ensemble des défis que je viens de mentionner rapidement. Mais il reste à formaliser sa signature par les présidents de chambre, ce qui n'est pas simple au vu du calendrier électoral français.

Le président du Sénat français, M. Gérard Larcher, soutient toujours la déclaration, mais il faudra probablement l'actualiser pour tenir compte de l'invasion de l'Ukraine intervenue entre-temps. J'imagine que la présidence tchèque envisage de relancer le processus.

Au vu du nombre et de l'étendue des enjeux, nous sommes convenus de focaliser nos débats sur quelques thématiques : la situation en Ukraine, la Conférence sur l'avenir de l'Europe, la politique climatique, la lutte contre les menaces hybrides et l'indépendance des médias.

Je vous propose de présenter votre délégation avant que nous n'abordions le premier thème. Je suggère ensuite que nous consacrions quinze à vingt minutes à chacun des thèmes retenus.

M. David Smoljak, président de la commission des affaires européennes du Sénat de la République tchèque. - Je vous remercie de votre accueil, dans cette période électorale que connaît la France.

Permettez-moi donc de vous présenter les membres de notre délégation : MM. Jiøí Èunek et Petr Orel, tous deux vice-présidents de notre commission des affaires européennes, et Mme tìpánka Götthansová, secrétaire de notre commission.

Nous sommes ravis de pouvoir débattre avec vous.

M. Jean-François Rapin, président. - Cette période est en effet quelque peu particulière pour le Parlement français, puisque nous n'avons pas de texte législatif à examiner et ne siégeons pas en séance plénière,. En revanche, nos commissions continuent de travailler.

Le premier point qui figure à notre ordre du jour est une priorité qui s'est imposée à la présidence française le 24 février et qui sera au centre de la présidence tchèque : il s'agit bien sûr de la guerre en Ukraine.

C'est une préoccupation majeure pour l'Union européenne, pour la sécurité et la stabilité de l'ensemble du continent européen, mais aussi du monde entier, puisque l'invasion russe a été condamnée par une large majorité des États membres de l'assemblée générale de l'Organisation des Nations unies.

Votre pays, tout proche de l'Ukraine, bien que non frontalier, a accueilli, avec une humanité, une organisation et une efficacité remarquables, près de 400 000 personnes sous protection temporaire, dont environ un tiers demeure sur votre territoire.

Vous avez donné, ce faisant, tout son sens à la notion de solidarité européenne.

Toute l'Europe s'est mobilisée. Votre pays s'est très tôt engagé, car il était tout de suite, sinon en toute première ligne, du moins en immédiate deuxième ligne, et, surtout, pays de destination choisi par beaucoup de réfugiés en raison de sa proximité non seulement géographique, mais aussi culturelle, économique, politique de longue date avec l'Ukraine du fait de la présence d'une communauté ukrainienne déjà importante en République tchèque avant l'invasion russe.

Dans ce conflit sont en jeu nos valeurs européennes fondatrices, si nous croyons toujours, avec Václav Havel, que l'Europe est d'abord une communauté de valeurs démocratiques et humanistes et que l'éthique de la politique, au sens le plus noble du terme, est une éthique de responsabilité.

Nous n'oublions pas que c'est sous présidence tchèque, en 2009, que fut lancé le partenariat oriental de l'Union européenne avec ses pays voisins, au premier rang desquels l'Ukraine. Ce partenariat a si bien tenu ses promesses que l'orientation européenne de l'Ukraine, qui a longtemps fait débat dans ce pays, n'est plus guère contestée que par la Russie.

L'Ukraine a demandé son adhésion à l'Union européenne dès le 28 février 2022, suivie en mars de la Moldavie et de la Géorgie, deux autres pays participeront au partenariat oriental établi par l'Union européenne. La Commission européenne devrait donner son avis sur ces candidats avant la réunion du Conseil européen le mois prochain.

Le président Macron a proposé le 9 mai dernier, date ô combien symbolique, d'intégrer le pays dans une nouvelle « communauté politique européenne », avant qu'il ne rejoigne l'Union européenne.

Cette organisation permettrait « aux nations européennes démocratiques adhérant à notre socle de valeurs, de trouver un nouvel espace de coopération, en matière de politique, de sécurité, d'énergie, de transport, d'investissement, d'infrastructures, de libre circulation des personnes ». Ce qui signifie que ces pays pourront bénéficier de coopérations accrues avec les autres États européens, avant une éventuelle adhésion, dans un second temps, à l'Union européenne.

Il y a en effet « urgence à ancrer l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, mais aussi les Balkans occidentaux à l'Union européenne et à renforcer la nature des relations » entre l'Europe et ces États.

Notre commission aura bientôt l'occasion de se pencher sur cette question, avant le Conseil européen prévu le 23 juin. Aussi sommes-nous particulièrement intéressés de recueillir votre point de vue et d'échanger avec vous sur cet enjeu majeur pour l'avenir de l'Union européenne, qui sera, à n'en pas douter, au coeur de la présidence tchèque.

M. David Smoljak. - Le partenariat oriental est une priorité non seulement de la présidence tchèque, mais aussi de la politique étrangère tchèque. Ces derniers temps, nous avons mis l'accent sur la nécessité d'offrir une perspective claire à l'Ukraine, qui fait face à l'agression russe. Cette démarche, qui s'appuie sur les valeurs démocratiques, doit être entreprise unanimement. Certes, le processus d'adhésion demandera beaucoup de temps, sans qu'il soit nécessaire de le raccourcir ni de le prolonger inutilement, mais il importe d'offrir à l'Ukraine cette perspective de rejoindre le groupe des pays démocratiques.

Après les quarante années de régime communiste que nous avait imposées l'Union soviétique à l'époque, nous avons pu mesurer qu'il était relativement aisé de passer d'un mode de production à un autre ou de transformer nos institutions politiques ; le plus difficile a été de transformer la société. L'Ukraine, par son attitude courageuse et déterminée, par sa lutte, prouve qu'elle est capable de sacrifier la vie de ses citoyens pour la défense des valeurs de démocratie et de liberté.

M. André Reichardt. - Au sein de la commission des affaires européennes, je suis plus particulièrement les questions relatives au partenariat oriental. Le président Rapin a rappelé que le Président de la République a émis l'idée d'une « communauté politique européenne ». Ne conviendrait-il pas plutôt d'en passer par un partenariat oriental renforcé, l'adhésion pure et simple de l'Ukraine, mais également de la Moldavie et de la Géorgie, étant une perspective à plus long terme ? Ne devrait-on pas envisager d'élargir ce partenariat oriental au moyen d'autres outils qui restent à imaginer, avant toute perspective d'adhésion ?

M. Jean-François Rapin, président. - Je me suis entretenu la semaine dernière, en compagnie du président Larcher, avec la présidente moldave, laquelle, faisant preuve d'un certain pragmatisme, a compris que l'adhésion à l'Union européenne ne s'obtenait pas d'un claquement de doigts, même si son pays a fait énormément d'efforts ces dernières années.

Une « communauté politique européenne » pourrait représenter une forme de transition avant une possible adhésion à l'Union européenne. Cette option peut se révéler intéressante, à la condition que les pays concernés ne la considèrent pas comme une nasse qui les enfermerait et les éloignerait de toute perspective d'adhésion. On a bien compris que les Britanniques, notamment, ne voulaient pas de cette communauté

Par ailleurs, il faut tenir compte du contexte : inflation galopante, difficultés pour les populations de ces pays à se nourrir, moyens de défense insuffisants pour contrer une agression armée. Le partenariat oriental est un outil déjà à leur disposition pour peu qu'ils l'activent. Faut-il inventer d'autres outils ? Dans l'immédiat, le partenariat oriental me paraît un bon outil.

M. André Reichardt. - Je visais la création de nouveaux outils dans le cadre du partenariat oriental. À mon sens, l'Union européenne pourrait développer de nouveaux concepts à l'intérieur de ce partenariat pour inciter justement ces pays à s'engager sur le chemin de l'adhésion.

M. David Smoljak. - J'étais en Géorgie la semaine dernière et j'ai été surpris de voir flotter autant de drapeaux européens, y compris au fronton des maisons particulières. De nos discussions avec les officiels géorgiens, il ressort clairement qu'ils partagent les valeurs de l'Europe et veulent rejoindre l'Union européenne. Peu leur importe comment s'appellera cette période de transition, conscients qu'ils sont que le processus d'adhésion prendra du temps. En revanche, prenons garde d'éveiller en eux le sentiment qu'on leur réserverait une autre voie que celle de l'adhésion de plein droit. Nous devons aider nos amis géorgiens, ukrainiens et moldaves à créer des institutions indépendantes et à faire accepter par leurs élites politiques que le pouvoir doit procéder d'un processus de droit et non pas être dans les mains d'oligarques.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - En 1977 et 1978, j'étais étudiante à Prague. C'est d'ailleurs par volonté de lutter contre le socialisme soviétique que je suis entrée en politique.

Je partage les interrogations exprimées concernant cette « communauté politique européenne ». Elle peut être une bonne idée à la condition qu'elle ne reste pas une coquille vide, alimentant les déceptions. En 2014, j'étais en Ukraine où j'ai vu les mêmes drapeaux européens flotter place Maïdan et mesuré cette attente des Ukrainiens vis-à-vis de l'Ouest, attente profondément déçue. Je me souviens avoir présenté leur rapport à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN proposant d'intégrer la Géorgie à l'OTAN.

Je viens de passer une semaine en Pologne, en Ukraine et en Moldavie, où j'ai participé à une mission de l'Agence française de développement, laquelle a débloqué, pour ce dernier pays, à la demande du président Macron, 75 millions d'euros pour l'aider à développer un État de droit et créer les conditions d'adhésion à l'Union européenne. C'est là une bonne démarche : la Moldavie a souffert de cette corruption endémique des oligarques qui a freiné son développement. C'est d'ailleurs une experte française qui conseille la présidente moldave sur ces questions d'État de droit, de récupération des biens mal acquis, de lutte contre la corruption.

M. André Gattolin. - Chers collègues du Sénat tchèque, c'est un grand plaisir pour nous d'échanger avec vous !

Nous devons admettre que les fondements historiques de l'Union européenne - marché unique, union économique, monétaire et financière - sont en partie obsolètes. Nous ne vivons plus dans un monde sans ennemi, et la guerre en Ukraine est peut-être la première guerre post-globalisation et post-mondialisation.

Nous avons tenté, ces dernières années, de faire évoluer les principes de l'Union, prévoyant des règles de conditionnalité en matière de justice, d'État de droit, de droits sociaux, d'environnement. Le conflit actuel nous oblige à envisager une conditionnalité géopolitique ou géostratégique. On ne peut pas à la fois être membre de l'Union européenne et conclure des partenariats avec des puissances antieuropéennes, à savoir la Fédération de Russie et la République populaire de Chine, notamment. La République tchèque est très sensible à ces interférences extraeuropéennes. Le projet de « communauté politique européenne » doit reposer sur le principe de cette alliance : sommes-nous tous solidaires pour un monde libre et démocratique ou sommes-nous des agents d'influence indirecte de puissances extérieures ?

Il faudra questionner certains États membres, y compris des membres fondateurs, sur leur positionnement géostratégique si l'on veut réellement avancer ensemble.

M. Jean-Yves Leconte. - Il est important que tous les pays de notre continent qui le souhaitent puissent, le plus vite possible, prendre part à cette aventure commune qu'est l'Union européenne. Le partenariat oriental, c'était une façon de leur signifier qu'on ne leur ouvrait pas encore cette perspective européenne : il faut que ça change !

Le processus d'adhésion des pays actuellement candidats à l'Union européenne est totalement gelé. Comment dynamiser des négociations qui à ce jour ont perdu, en particulier aux yeux des pays des Balkans, toute crédibilité et toute puissance de transformation ? Si les habitants de ces pays les quittent, c'est parce qu'ils ne croient plus à cette perspective d'adhésion. Sans compter que, dans un pays comme la Serbie, l'État de droit recule. L'esprit européen, c'est accepter parmi nous ceux qui partagent nos valeurs.

Il convient de faire bénéficier pleinement ces pays, en particulier l'Ukraine, des politiques européennes afin de les aider à converger plus vite.

Je regrette que le Président de la République ait refait la même erreur que l'un de ses prédécesseurs, François Mitterrand : il faut absolument marquer la perspective européenne des pays candidats, en particulier l'Ukraine. Pour autant, il ne faut pas brader les négociations, qui seront sans doute longues, avec probablement des périodes de transition. Mais ne créons pas des « purgatoires » ! Le seul intérêt éventuel d'une communauté politique européenne, c'est, le cas échéant, d'apporter des garanties de sécurité à l'Ukraine, qui n'est pas membre de l'OTAN. Auquel cas, l'adhésion du Royaume-Uni prendrait tout son sens.

Mme Gisèle Jourda. - Je salue la présence de nos collègues tchèques. Je rappelle que c'est sous présidence tchèque que ce partenariat oriental a été lancé, en 2009.

J'ai suivi, au nom de notre commission, les contrats d'association qui ont été signés entre l'Union européenne et la Moldavie, l'Ukraine et la Géorgie. Je me suis rendue en Ukraine il y a trois ans.

Les difficultés que ces pays ont rencontrées ont été plus ou moins grandes. Mais l'attachement à l'Union européenne était déjà fort dans ces trois pays du partenariat oriental.

La situation politique actuelle me consterne. Nous devons accueillir avec pragmatisme, réalisme et sérieux la demande d'adhésion formulée conjointement par la Moldavie, la Géorgie et l'Ukraine à la suite de l'agression russe. Certes, il ne faut rien précipiter, mais nous devons prendre conscience que c'est une question de survie pour ces trois pays. Comment concevons-nous l'Europe de demain ? Même si des étapes sont nécessaires, ne perdons pas de vue qu'il importe de poser de nouvelles pierres dans l'édification de l'Union européenne.

M. Jiøí Èunek, vice-président de la commission des affaires européennes du Sénat de la République tchèque. - La République tchèque a été admise en 2004 au sein de l'Union européenne, donc quatorze ans après sa demande d'adhésion. Même si nous ne devons pas rendre plus difficile celle des pays actuellement candidats, ils ont encore une longue route devant eux - je pense à la Géorgie et à la Moldavie. Pour eux, la priorité est la fin de la guerre. Ces deux pays sont capables de satisfaire rapidement aux critères économiques ; en revanche, il leur faut supprimer la corruption, garantir l'État de droit, et ce processus demandera du temps. Ils sont assez éloignés des pays fondateurs de l'Union européenne et voient les choses différemment. Il est évidemment nécessaire d'aider ces pays.

M. Philippe Bonnecarrère. - Je remercie nos collègues tchèques de leur présence et salue la qualité des relations entre nos deux pays.

M. Smoljak a indiqué que les changements politiques et économiques pouvaient être rapides, cependant que la société évoluait beaucoup plus lentement. De fait, la République tchèque a beaucoup évolué, et, au sein de l'Union européenne, je n'ai pas le sentiment qu'il existe des désaccords marqués entre nos deux pays. Il n'en est pas de même avec d'autres pays ayant connu l'occupation soviétique : je pense en particulier à la Hongrie, dont les positions nous semblent rester assez proches de celles de Moscou. Quel est le point de vue de la République tchèque à cet égard ? Est-ce une posture ? Une manière d'être différent ? Une manière d'imposer une relation de force avec les autres pays de l'Union européenne ? Ou bien cette attitude tient-elle à des raisons internes ?

Sur l'élargissement de l'Union européenne, je veux exprimer un point de vue, même s'il est très peu diplomatique : j'y suis assez nettement défavorable. Pour deux raisons : nous rencontrons déjà beaucoup de difficultés à vingt-sept et, sauf à opérer de considérables changements constitutionnels dans le mode de fonctionnement de l'Union européenne, je pense qu'il sera impossible de fonctionner à plus de trente ; de la même manière que nous avons eu besoin de l'expérience de la République tchèque, après des décennies d'occupation soviétique, je vous demande aussi d'accepter l'expérience française, celle d'une Europe née de l'empire de Charlemagne, car, pour moi, Français, il m'est difficile d'envisager une Union européenne dont le centre de gravité se situerait dans sa partie est. La politique obéit aussi à des lois géographiques.

M. Claude Kern. - Je remercie également nos collègues tchèques de leur présence ce matin.

Je partage à la fois les propos de Philippe Bonnecarrère et ceux de M. Jiøí Èunek sur l'élargissement à la Moldavie et à la Géorgie : ces pays ne satisfont pas aux règles d'un État de droit. Avec la commission de Venise, nous formulons régulièrement des recommandations en ce qui concerne les élections, la désignation des juges, etc. Tout cela se déroule de manière encore très floue dans ces deux pays.

M. David Smoljak. - S'agissant de la Hongrie, la situation est paradoxale. Sous l'ère soviétique, ce pays était pour nous le symbole d'une certaine liberté. Aussi, je ne comprends pas les évolutions que l'on y observe aujourd'hui : restriction des libertés, absence de médias libres, etc. Nous avons le sentiment de revivre ce que nous avons connu à l'époque communiste. Nous devons refuser cette perspective.

Pourquoi le gouvernement hongrois agit-il ainsi ? Il nous a été répondu que, à défaut, le régime serait menacé.

Quand on interroge les pays candidats à l'Union européenne sur les raisons qui motivent leur démarche, ils nous répondent qu'ils entendent ainsi moderniser leur économie et améliorer le niveau de vie de leurs habitants. À notre époque, pour nous, adhérer signifiait gagner en liberté. C'est ce qu'on voit aujourd'hui en Biélorussie, seconde Russie : ceux qui manifestent veulent vivre dans un monde meilleur.

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M. Jean-François Rapin, président. - Le 9 mai dernier, la Conférence sur l'avenir de l'Europe a adopté son rapport final, après une année de travaux, formulant 49 propositions. Nous ne savons pas encore les suites qui y seront données. Le Parlement européen a appelé à une convention et à un changement des traités : certains États membres ont soutenu cette démarche, d'autres s'y sont opposés. En tout état de cause, ces propositions sont désormais sur la table et constitueront une base de discussion incontournable pour les prochaines années. Je vous propose donc que nous ayons un échange sur ce sujet.

Quelles sont les suites que la présidence tchèque envisage de donner aux propositions formulées par la Conférence sur l'avenir de l'Europe, au niveau interparlementaire ?

Le rapport final de la Conférence propose de développer les exercices de démocratie participative auprès des citoyens européens : soutenez-vous ce type d'exercice ? Nous serions curieux de savoir comment s'est déroulée la Conférence sur l'avenir de l'Europe en République tchèque. Avez-vous organisé des événements dans ce cadre ?

J'aimerais plus spécifiquement aborder avec vous les propositions issues de la Conférence en matière institutionnelle.

Dans son rapport final, il est proposé d'instituer un référendum au niveau de l'ensemble de l'Union ; il est aussi envisagé qu'une partie des députés européens soient élus sur des listes transnationales, que le Parlement européen ait un rôle plus important dans la désignation du Président de la Commission et qu'il obtienne un droit d'initiative législative et des droits accrus dans la procédure budgétaire : soutenez-vous ces propositions ?

Le rapport final de la Conférence indique par ailleurs que « toutes les décisions actuellement prises à l'unanimité devraient, à l'avenir, être adoptées à la majorité qualifiée », à de très rares exceptions près. Soutenez-vous cette proposition ?

Enfin, nous relevons que le rapport final de la Conférence ne prévoit aucune prérogative nouvelle pour les Parlements nationaux. C'est pourquoi nous avons pris l'initiative d'avancer en ce domaine des propositions au sein du groupe de travail de la Conférence des organes parlementaires spécialisés dans les affaires de l'union des parlements de l'Union européenne (Cosac) sur le rôle des parlements nationaux ; elles concernent notamment la mise en place d'un droit d'initiative pour les parlements nationaux, que l'on appelle souvent « carton vert », une facilitation de l'activation du « carton jaune », qui permet de dénoncer les initiatives européennes qui ne respectent pas les compétences des États membres et donc ne sont pas conformes au principe de subsidiarité, et, enfin, le droit pour certains parlementaires nationaux de poser des questions écrites aux institutions européennes. Comment considérez-vous ces propositions ?

M. David Smoljak. - J'ai participé à la Conférence au côté de Mikulá Bek, ministre des affaires européennes. Ce processus est très ambitieux. Lors de ma première visite au Parlement européen, j'ai été surpris de constater la frustration des citoyens membres de ces panels : ils ne comprenaient pas que leur investissement n'aboutisse pas à des résultats concrets. En revanche, il me semble que cette frustration avait totalement disparu au moment de la dernière réunion, traduisant le fait qu'ils avaient mieux compris le processus et le fait que celui-ci demandait du temps. De leur côté, les représentants politiques ont appris à écouter les citoyens.

Cette tentative de faire interagir les politiciens professionnels et les citoyens est positive.

M. Jean-François Rapin, président. - En effet, les nombreuses rencontres avec ces panels de citoyens à Strasbourg nous ont permis de mieux comprendre quelles étaient leurs attentes. Eux-mêmes ont compris comment fonctionnaient à la fois les institutions européennes, mais aussi leurs propres institutions nationales, et que les décisions ne se prenaient pas d'un claquement de doigts, qu'il fallait respecter un processus.

En tant que président de la commission des affaires européennes, je prévois de lui en rendre compte prochainement.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Un mot sur les listes transnationales. Certains partis, en France, n'y sont pas favorables. Comme le Président Macron, j'y suis pour ma part assez favorable, d'autant que c'est une proposition que j'avais moi-même formulée il y a très longtemps. Il faut quand même dire que cette idée d'une élection de députés sur une base européenne a sous-tendu la création d'un Parlement européen, dans l'esprit des pères fondateurs.

Je sais toutes les difficultés inhérentes à la création de listes transnationales, d'autant qu'il faut tenir compte du poids démographique de chaque pays. Au minimum, il pourrait être intéressant de prévoir la création de telles listes pour l'élection de députés européennes par des citoyens européens expatriés, lesquels sont très nombreux et ont des préoccupations particulières. Leur voix devrait être mieux entendue au sein du Parlement européen.

M. Jean-François Rapin, président. - Avec Laurence Harribey, nous avons récemment présenté devant notre commission un rapport sur la question des listes transnationales, dans lequel nous envisageons cette option pour les expatriés. La difficulté tient aux réelles divergences dans les façons dont on vote dans chaque pays. La question n'est pas près d'être tranchée, même si l'idée suit son chemin. Ce qui est certain, c'est que, si celle-ci devait aboutir, la proportion de députés élus sur des listes transnationales resterait faible.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Cette « portion congrue » de députés pourrait être désignée précisément par les citoyens expatriés. Souvenons-nous que c'est le traité de Maastricht qui a offert la possibilité aux citoyens européens résidant dans un autre État membre que le leur de participer aux scrutins municipaux et européens de ce pays. Depuis lors, aucun progrès n'a été enregistré en matière de citoyenneté européenne au profit des ressortissants expatriés.

En tant qu'élue des Français expatriés, cette question m'importe énormément.

Mme Gisèle Jourda. - Ayant siégé comme vous à la Conférence sur l'avenir de l'Europe, pour le Sénat, je ne retire rien à vos propos, monsieur le président.

Ces panels ont été longs à mettre en place, les citoyens qui en étaient membres ne se sentant pas, au début, considérés comme ils le souhaitaient. Nous avons en tout cas mesuré l'immense besoin d'Europe. Pour ma part, je siégeais au sein du groupe de travail « L'Union européenne dans le monde », regroupant de nombreux jeunes. La guerre en Ukraine a été un tournant majeur : on a mesuré alors la demande de démocratie européenne et le souhait que l'Europe porte une voix universelle. Un sentiment européen est né et il ne faut pas le décevoir. Comme l'aurait dit un ancien Président de la République, il ne faudrait pas que cette Conférence fasse « pschitt ».

M. David Smoljak. - En ce qui concerne les candidats transnationaux, nous sommes bien conscients que nos concitoyens qui vivent à l'étranger éprouvent des difficultés à participer au processus démocratique. Nous voyons dans le vote par correspondance la solution. Un projet de loi en ce sens est d'ailleurs actuellement examiné par le Parlement tchèque. L'idée de candidats transnationaux ne suscite pas un grand enthousiasme - c'est peu dire -, en particulier dans des pays tels que la Slovaquie et la Pologne ou dans les États baltes. De surcroît, la participation aux scrutins européens est faible, et je ne suis pas certain que l'instauration de listes transnationales susciterait un regain de participation. Si celle-ci devait être encore plus basse qu'elle ne l'est actuellement se poserait la question de la légitimité de ces élections.

L'hypothèse du référendum n'est pas très populaire dans notre pays, car nous savons l'influence que peuvent avoir les réseaux sociaux via des algorithmes sur lesquels a prise un pays tiers. D'autant que, dans un référendum, la responsabilité politique est diluée, au contraire d'une élection directe. Le risque est donc que la société soit prise de court. De fait, nous ne sommes pas très favorables au référendum européen : certes, le référendum, notamment à l'échelon local, est une bonne façon d'intéresser les citoyens à la vie publique, mais il ne peut se substituer à la démocratie représentative. Ne soulevons pas de faux espoirs.

La question de l'unanimité mérite d'être débattue sérieusement quand on sait qu'un ou deux États peuvent parfois bloquer certaines décisions, ce qui n'est pas dans l'intérêt de l'Union européenne. C'est vrai surtout s'agissant des questions relatives à la politique étrangère.

Nous pouvons soutenir un renforcement des compétences des parlements nationaux au moyen des « cartons verts » ou des « cartons jaunes ». Encore qu'il faille faire attention quand on revient sur les accords fondateurs de l'Union.

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M. Jean-François Rapin, président. - Le pacte vert pour l'Europe est l'une des priorités stratégiques de l'Union dans le cadre du mandat actuel de la Commission européenne.

Après une présentation des textes sous présidence slovène, la présidence française du Conseil a eu pour objectif de faire avancer les négociations sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 », qui vise à tirer les conséquences concrètes de la loi européenne sur le climat. Il reviendra à la présidence tchèque du Conseil de mener les négociations avec le Parlement européen dans le cadre du trilogue.

Ce paquet est important par son volume, mais surtout important par la portée qu'il aura dans le quotidien de nos concitoyens.

Notre commission des affaires européennes l'a analysé et a adopté, conjointement avec les commissions chargées des affaires économiques et du développement durable, une résolution européenne d'ensemble saluant l'ambition européenne, mais soulignant les enjeux économiques, sociaux et territoriaux de cette transition climatique.

La guerre en Ukraine n'a fait que souligner encore l'importance de s'extraire de la dépendance au gaz russe et de mieux maîtriser notre efficacité énergétique, non seulement dans une optique climatique, mais aussi dans une optique de souveraineté. C'est d'ailleurs tout l'enjeu du nouveau plan RePowerEU, présenté la semaine dernière.

Comme vous, nous prônons une approche ambitieuse, mais réaliste de la transition écologique et nous défendons le recours à l'ensemble des technologies bas carbone disponibles, en particulier le nucléaire.

Nous serions heureux de vous entendre sur le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » et plus largement sur votre approche en matière de transition écologique et énergétique, y compris sur la manière dont vous envisagez vos relations sur ces sujets avec vos voisins allemand et polonais, qui ont pu faire des choix politiques différents des vôtres.

M. David Smoljak. - Notre point de vue est très proche de celui de la France. Le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » se révèle d'autant plus urgent avec l'augmentation des prix de l'énergie consécutive à la guerre en Ukraine. Nous devons veiller à sortir de notre dépendance non seulement de gaz russe, mais aussi aux énergies fossiles en général. C'est là l'une des priorités de notre présidence. Nous entendons accroître la part des énergies renouvelables, encore trop peu développées en République tchèque. De même, nous entendons développer l'énergie nucléaire, neutre en émissions de gaz à effet de serre. À cet égard, notre position est proche de celle de la France.

Alors que les énergies renouvelables sont disponibles depuis bien longtemps, leur demande s'est fortement accrue avec la guerre en Ukraine, et ce sans que l'État intervienne. C'est vrai en particulier des panneaux photovoltaïques et des pompes à chaleur. Les besoins sont tels que les fournisseurs ne peuvent pas les satisfaire.

M. Jean-Yves Leconte. - La transition écologique et énergétique passe par un marché carbone élargi au bâtiment et aux transports ou par des normes plus contraignantes, et elle nécessite donc de disposer de nouvelles recettes. Jusqu'à présent, ces compensations relèvent de politiques nationales. Dans les secteurs du transport et du bâtiment, ne faut-il pas élargir le marché du carbone et passer une compensation relevant de l'Union européenne elle-même ?

S'agissant de marché énergétique, pour les renouvelables, les enjeux concernent le transport, mais aussi le stockage ; le marché aujourd'hui est-il adapté à nos ambitions en matière de transition énergétique ?

Enfin, il faut rappeler que ces efforts, très positifs, concernent moins de 10 % des émissions mondiales, celles de l'Union européenne. À quoi cela sert-il ? Quelles sont nos capacités d'entraînement vis-à-vis de nos autres partenaires ? Il nous faut prêter attention au financement de l'accompagnement pour intégrer dans cet objectif « Fit for 55 » l'ensemble de nos partenaires. Certains d'entre eux doivent adhérer à terme ; avec d'autres, comme la Turquie, nous commerçons. Cette dernière pourrait ainsi être la première concernée par le mécanisme d'ajustement carbone, ce qui serait un peu paradoxal.

M. David Smoljak. - Nous disposons d'outils de marchés qui aboutissent à la décarbonation. La guerre en Ukraine nous a démontré combien il était risqué de dépendre de systèmes autoritaires pour nos énergies : cela vaut pour la Russie mais aussi pour les Émirats arabes unis, pour le pétrole. La source d'énergie la plus fiable repose sur notre autonomie, donc sur le soleil, l'air et l'eau, qui ne relèvent d'aucun régime autocratique.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - En parallèle à la crise ukrainienne, un accord avec le Mercosur sera-t-il remis sur la table, dans la mesure où l'Amérique du Sud est un grand producteur de produits agricoles dont beaucoup de pays européens ont besoin ? L'Ukraine satisfaisait beaucoup de ces clients ; selon vous, allons-nous être de nouveau confrontés aux difficultés que nous rencontrions à nouer des conventions avec le Mercosur ?

M. Jean-François Rapin, président. - Notre collègue Pierre Cuypers m'expliquait ce matin que les discours médiatiques créaient une grande peur et une montée des prix, alors que l'on n'a pas de visibilité sur la production pour 2022. Pour lui, le seul gros problème concerne le tournesol. S'agissant du blé, nous avons des réserves, et 40 % de la production en Ukraine pourrait être menée à bien.

Faut-il, dès lors, rouvrir des discussions conflictuelles, comme avec le Mercosur ? Je ne sais pas. Des discussions importantes ont lieu avec les États-Unis sur ce sujet. Je ne sais pas si cela fera l'objet d'un traité, mais l'Union européenne fonctionne de telle manière que cela devra donner lieu à des régulations, peut-être à travers des accords. L'accord avec le Mercosur avait été contesté parce que les normes européennes ne s'appliquaient pas aux produits importés. Le même problème s'est posé avec le Canada lors de la conclusion du CETA dont la ratification est à l'arrêt.

M. André Reichardt. - Je m'adresse au pays qui présidera prochainement l'Union européenne : il importe d'accorder une attention particulière au poids très relatif de l'Union européenne au regard d'autres pays, voire d'autres continents, en matière de climat et d'en tenir compte dans le programme « Fit for 55 ». Notre commission a déjà eu l'occasion de le dire : il ne faudrait pas que certains pays concernés soient pris à la gorge, alors même que les résultats seraient limités pour l'Union européenne, compte tenu de son poids par rapport à d'autres pays ou continents. Nous devons appeler à la prudence en la matière, en plus de faire quelque chose d'efficient. Chacun devrait y consacrer l'attention nécessaire et pas seulement certains pays.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous avions été frappés, lors de notre visite en République tchèque, de l'intérêt des propriétaires pour les énergies renouvelables. En France, nous nous battons depuis quinze ans pour voir apparaître des panneaux solaires chez les particuliers. Or là-bas, il s'agit d'un mouvement volontaire et non subventionné ! À proximité de la guerre, on anticipe, alors que chez nous cela reste très difficile. En tout état de cause, cet enthousiasme posera des difficultés pour se fournir en matière première.

M. David Smoljak. - Nous proposons des subventions à l'installation de sources d'énergie renouvelable. Prague a également créé un centre qui permet aux propriétaires d'échanger leur surproduction d'énergie. Les propriétaires privés sont de plus en plus intéressés.

M. Jiøí Èunek. - Le soutien du Gouvernement s'applique aux panneaux solaires de dix kilowatts. Pour une maison familiale moyenne, la subvention représente 8 000 euros sur 24 000 euros de coût total. Avec moins de panneaux, la subvention peut représenter jusqu'à 50 % du coût total.

J'ai moi-même fait installer des panneaux sur ma maison, après avoir fait mes calculs. Nos citoyens ne veulent plus dépendre d'autres pays pour leur énergie ; je ne sais pas ce qu'il en est en France, mais il me semble que les citoyens doivent développer leur propre source d'énergie. Certes, les avis divergent dans notre Parlement, comme chez vous : nous favorisons l'énergie nucléaire, qui est considérée comme propre. Au total, la République tchèque produit en ce moment un peu plus d'énergie qu'elle n'en consomme.

M. Jean-Yves Leconte. - Je me rappelle avoir rencontré des Français en République tchèque qui se plaignaient de l'instabilité du soutien au solaire. La question se pose, parce que la production solaire ne se fait pas au moment où on en a le plus besoin. D'où la question du marché, dans lequel le stockage n'est peut-être pas suffisamment rémunéré.

M. Petr Orel, vice-président de la commission des affaires européennes du Sénat de la République tchèque. - La République tchèque a soutenu « Fit for 55 », mais la situation en Ukraine a entraîné des changements dont nous ne connaissons pas encore le détail. Nous souhaitons augmenter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique. Le soutien à ces sources d'énergie augmente ; les gouvernements précédents ont négligé cette question, mais nous devrions avancer vite : grâce au progrès technique, nous disposons aujourd'hui de nouvelles batteries. Nous faisons confiance à la recherche-développement en la matière. Les sources alternatives d'énergies devraient donc permettre d'attendre que la situation en Ukraine soit résolue. L'Europe devrait coopérer étroitement sur ce sujet et nous attendons des aides de l'Union.

M. David Smoljak. - Nous entendons parfois dire que le Green Deal est mort, mais cette guerre montre que nous en avons besoin : nous devons décarboner notre économie et disposer de sources d'énergie renouvelable. Le Green Deal n'est pas mort, il est plus important que jamais.

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M. Jean-François Rapin, président. - Permettez-moi, chers collègues, d'aborder enfin un sujet qui sera prioritaire pour votre présidence du Conseil de l'Union européenne, à savoir la liberté de la presse et l'indépendance des médias.

En tant que parlementaires de démocraties européennes, nous sommes tous très attachés à la liberté de la presse. Comme l'affirme la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ».

D'ailleurs, je veux saluer les succès de la démocratie tchèque dans le respect de cette liberté fondamentale : au classement 2022 sur la liberté de la presse de l'association Reporters sans frontières, votre pays se classe au vingtième rang mondial, devant la France, qui est à la vingt-sixième place.

Cependant, cette liberté est fragilisée depuis quelques années au sein même de l'Union européenne avec des menaces et des intimidations régulièrement proférées à l'encontre des journalistes. Certains d'entre eux ont même perdu la vie en faisant leur métier. Nous gardons en mémoire le sinistre massacre de la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo par un commando islamiste en janvier 2015. On peut également penser au journaliste slovaque Ján Kuciak, abattu avec sa compagne en février 2018 alors qu'il menait une enquête sur certains membres du gouvernement de son pays.

De manière plus discrète, la liberté de la presse peut aussi être menacée lorsque la propriété des médias est concentrée entre les mains d'un nombre réduit d'acteurs. Cette concentration, si elle est excessive, peut en effet nuire au pluralisme des idées et exercer une vraie pression sur les gouvernants. Je sais qu'il s'agit pour vous d'un réel sujet de préoccupation. Sachez que nous le partageons. En France, dix-sept des trente chaînes de télévision sont détenues par seulement quatre groupes privés. Cette concentration suscite une forte méfiance des Français à l'égard de leurs médias et peut aussi amener les journalistes à l'autocensure dans le traitement de leurs sujets.

Une commission d'enquête du Sénat français vient d'ailleurs de rendre ses conclusions sur ce sujet. Elle recommande un renforcement de l'indépendance et de l'éthique des médias et le bénéfice de meilleures garanties collectives aux journalistes.

Au niveau européen, comme vous le savez, le plan d'action pour la démocratie européenne, présenté en 2020, a dessiné plusieurs actions à mener d'urgence. Ainsi, un texte contre les procédures judiciaires abusives visant les journalistes - les procédures-bâillons - a été présenté par la Commission européenne fin avril.

Et nous attendons tous désormais l'initiative pour la liberté des médias ou Media Freedom Act, qui devrait être présenté fin juin par la vice-présidente Jourova. Je sais que le succès de ce texte constitue une priorité pour la future présidence tchèque. Comptez sur notre mobilisation pour veiller, dans ce cadre, à mieux assurer la transparence et l'indépendance des médias et à préserver la pluralité des courants d'idées.

M. David Smoljak. - Ce sujet est très important pour moi, qui ai travaillé toute ma vie dans les médias, avant d'entrer au Sénat. Il concerne le fonctionnement même de la société moderne. Nous parlions de liberté des médias pendant la conférence sur l'avenir de l'Europe, des fake news et de ceux qui luttent contre cette liberté. Cette question est importante aux yeux des citoyens ; elle sera une priorité de notre présidence.

Elle est liée à la protection des institutions, dans la mesure où celle-ci repose aussi sur la pluralité et la liberté de l'information, ainsi que sur la protection du cyberespace. Il ne s'agit pas seulement ici de son infrastructure, mais aussi de son contenu. Les plateformes, gouvernées par des algorithmes dont la programmation est opaque, emportent des conséquences sur nos sociétés. Or nous disposons d'une régulation très stricte pour les médias traditionnels, mais beaucoup moins pour le cyberespace. Tout se passe donc comme si une partie des médias devait obéir à toutes les règles et l'autre non. Nous devons adopter les mêmes principes pour tous les médias et supprimer cette asymétrie en matière de régulation. Ce sera une priorité de notre présidence.

M. André Gattolin. - Je partage vos préoccupations, car je viens aussi du secteur des médias. Les réseaux sociaux, non régulés et parfois non régulables sans leur propre consentement, ont émergé rapidement. Encore votre pays a-t-il un peu de souveraineté en matière de moteur de recherche, nous n'en avons aucune.

Je voudrais introduire une autre question : la cybersécurité. Votre pays a été attaqué récemment. La directive européenne Network and Information System Security II (NIS II) est très contraignante et votre pays, notamment, semble rencontrer des difficultés pour appliquer ces règles, parce que le coût en est élevé. Comment vous aider ?

En France, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) est en charge de la protection des institutions publiques et privées. Au-delà des règlements européens, comment mieux coopérer ? Une fausse nouvelle ou une attaque dans un pays peut très vite se transformer en attaque contre tous les pays de l'Union européenne.

M. David Smoljak. - La protection de l'infrastructure critique est de la compétence de l'exécutif, nous n'avons pas besoin d'une aide spéciale. S'agissant de la législation, en revanche, nous avons besoin d'aide face aux menaces hybrides. Au début de la guerre en Ukraine, une association a pris en charge la protection contre les principaux réseaux sociaux russes. Après consultation avec les représentants des instances compétentes, nous envisageons d'adopter une législation pour combattre la propagande contre nous. J'essaie de souligner qu'entre les questions de légalité en ligne et la propagande guerrière, il y a un point commun : il s'agit d'une guerre de l'information. Nous ne pouvons pas faire taire les voix critiques, mais nous devons nous en prendre à celles qui propagent des idées mortifères.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous vous passerons le témoin dans un peu plus d'un mois. L'expérience des groupes de travail au sein de la Cosac a été extraordinaire pour nous, nous avons découvert les spécificités de chacun des pays qui font l'Europe.

M. David Smoljak. - Je vous remercie, ces discussions étaient utiles et profitables. Nous avons pu constater, avec plaisir, que nous portions la même appréciation sur les événements récents. (Applaudissements.)

La réunion est close à 11 h 30.