Allocution du Président du Sénat, M. Gérard Larcher,
à l’occasion de l’ouverture de la IInde Rencontre du Grand Continent au Sénat

« La démocratie européenne face aux crises : quel rôle pour les parlements ?»
le 3 mai 2023 (salle Médicis, à 18h15)


Seul le prononcé fait foi


Monsieur le Premier Vice-président du Sénat,
Monsieur le Président de la Commission des Affaires européennes,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et Chargés d’Affaires,
Madame et Monsieur les Professeurs,
Monsieur le Secrétaire général,
Chers amis du Grand Continent : je tiens à vous remercier de votre mobilisation pour avoir fait de ces rencontres un succès,
Mesdames et Messieurs,

Il est des habitudes qui méritent d’être cultivées, et je suis heureux d’être parmi vous pour cette IInde Rencontre, au Sénat, du Grand Continent. Après la place de la France et de l’Europe face aux rivalités entre la Chine et les États-Unis, objet de notre première session, c’est la démocratie en Europe et en France que nous nous apprêtons à « ausculter », dans un contexte de crises qui interroge le rôle de chaque acteur institutionnel, en particulier les Parlements.

Je tiens à rappeler le sens de nos rencontres, qui est de multiplier les passerelles entre le monde académique et l’univers parlementaire. Dans le chaos des certitudes tranchantes, de l’immédiateté triomphante, nous avons ensemble fait le choix d’un autre tempo : la réflexion, la mise à distance, le rejet de l’impulsivité qui tient lieu, trop souvent, de force de conviction.

Tel est le « train de sénateur » évoqué dans la fable de La Fontaine du Lièvre et de la Tortue : loin d’être synonyme d’hésitation, il octroie à la décision des racines solides. Prendre le temps, c’est écouter et entendre. En épousant le pas de la sagesse.

Mesdames et Messieurs,
La démocratie européenne est confrontée à une crise aux multiples facettes : crise économique et sociale, inflation, crise de l’identité, montée des radicalités, tendances illibérales, guerre aux portes de l’Europe … La crise ne se limite d’ailleurs pas aux frontières de l’Union européenne, comme en a témoigné, aux yeux du monde, l’assaut du Capitole à Washington, le 6 janvier 2021.

Cette crise ne me paraît pas cependant contester les fondements du modèle démocratique. Il n’est pas de société européenne qui envisage de rompre avec l’héritage démocratique au profit de régimes autoritaires. Personne dans nos pays ne peut considérer sérieusement que les régimes autoritaires soient mieux armés pour affronter les grands défis, malgré des tentations vite dissipées aux premiers temps de l’épidémie de Covid !


A contrario, existent dans nos sociétés une vive dénonciation d’un déficit de démocratie et un appétit de plus de démocratie participative. On peut d’ailleurs se demander si la crise n’est pas consubstantielle à la démocratie. La démocratie porte en elle un état de tension entre majorité et minorité ; la promesse d’expression de la volonté de chacun est aussitôt bridée par sa dissolution dans le destin collectif. La démocratie est sans cesse perfectible.


À la question « Les démocraties européennes sont-elles menacées dans leur existence face à la crise présente ? », je réponds, et vous l’aurez compris : telle n’est pas ma conviction !

Parlons de la démocratie en France et de la crise dans notre pays.

Les comparaisons européennes sont souvent instrumentalisées pour lisser les effets de la crise dans tel ou tel pays et montrer que la situation est finalement moins grave ou en tout comparable. C’est, je le pense, une erreur de perspective.

La France porte certes tous les traits des crises européennes, mais souvent plus accusés en son sein que dans les pays de son voisinage, qui ont su canaliser les expressions politiques les plus radicales (en Espagne), conforter une culture du pacte social (en Allemagne ou aux Pays-Bas, avec le « compromis des polders ») ou trouver une formule identitaire faisant le lien entre des traditions et une modernité dont l’essence est d’être ouverte sur le monde (Royaume-Uni).

La France est un précipité singulier, un alliage inédit, entre interrogations identitaires et commotions sociales.

La crise française actuelle n’est pas non plus la simple résultante de choix non réglés ou de décisions trop longtemps reportées. Toute crise puise indéniablement ses racines dans le passé, mais elle ne se produit qu’à un moment donné, et pas à un autre. Fermer les yeux sur CE moment, l’écarter d’un revers de main pour renvoyer les responsabilités à ses prédécesseurs, reviendraient à une forme « d’aveuglement » - c’est l’expression de Pierre Rosanvallon - et d’échec dans l’exercice du pouvoir.

Il serait vain, enfin, de tenter d’édifier des barrières étanches entre crise sociale et crise politique. Toute contestation sociale ne débouche pas nécessairement sur le champ politique, mais rares sont les contestations politiques qui ne se soient nourries de contestations sociales. La contestation sociale n’est pas le degré mineur de la contestation politique, auquel on voudrait la circonscrire. Elle en devient l’une des expressions. C’est le glissement entre les deux phénomènes qui permet au mieux de saisir la portée de la crise française. Bien au-delà de la question, si cruciale, des retraites.

Alors : Crise politique ? Crise des institutions ? Crise démocratique ? Crise de régime ? Je sais que, parmi nos intervenants de ce soir, il existe des analyses différentes.

Crise de gouvernance, sans aucun doute, et crise de l’autorité. Crise d’une autorité qui se voulait « jupitérienne » et verticale, et a cherché à contourner depuis des années le Parlement, les territoires, les corps intermédiaires. Crise de la capacité à convaincre, par une parole de vérité et non des effets d’annonce ou des éléments de langage répétés jusqu’à la vacuité …

Crise de résultat certainement, parce que trop souvent les mesures annoncées l’ont été encore et encore, avec des effets réduits.

Crise entre la France oubliée et la France de toutes les opportunités ; crise de cohésion nationale, lorsque des paroles brutales divisent, lorsque l’intégration est abandonnée aux communautarismes.

Crise dans l’exercice du pouvoir, assurément. La responsabilité politique n’est-elle pas de rechercher le moyen de conjuguer la légalité et la légitimité, (d’éviter qu’Antigone ne défie Créon) et d’accorder, en convoquant Montesquieu, la lettre et l’esprit des lois ? Force est de reconnaître que ce ressort démocratique s’est grippé.

Mais avant tout, c’est la crise d’un pouvoir, du pouvoir en place, qui doit trouver une issue politique. Au-delà d’un chapelet de mesures techniques, dont on peine à distinguer le fil conducteur … Quelle perspective de sortie de crise a-t-elle été définie ? Cette question majeure demeure aujourd’hui sans réponse.

Je ne fais pas partie, vous l’aurez compris, de ceux qui invoquent une crise systémique. Je crois en la responsabilité politique.

Mesdames et Messieurs,
Le Parlement, par le contrôle de l’action gouvernementale, par le vote de la loi, permet d’ajuster la lettre à l’esprit, la légalité à la légitimité démocratique. Il est au cœur du contrat social.

Au cours de ces dernières semaines, le Sénat a fait la démonstration qu’il était en mesure d’accueillir un débat riche, parfois vif, ne basculant jamais dans l’invective, en cohérence avec ses convictions, et capable de se prononcer sur le fond, dans une totale indépendance du pouvoir en place, des injonctions politiques ou des émotions du moment. Le Sénat a assumé sa mission, qui est aussi celle d’être un balancier stabilisateur des institutions.

Le bicamérisme est une chance. Parce qu’il n’aligne pas de façon systématique les majorités législatives. Parce que le Sénat, émanation des collectivités territoriales, est autant attaché aux libertés locales qu’aux libertés individuelles et collectives : il en est l’un des garants en période de crises.

Lorsque les temps sont troublés, la tentation en France est forte de lancer un chantier institutionnel, qui est souvent un écran dissimulant une grande faiblesse politique.

« Ne touchons à la Constitution que d’une main tremblante ». Prenons garde aux ajustements qualifiés de « techniques », qui bouleversent en fait des équilibres institutionnels subtils.

Je n’ignore pas que se fait jour un besoin de « respirations démocratiques ». Elles ne peuvent être de pure forme. Le referendum est l’un des instruments de cette « respiration ». Mais faisons attention à ce que la décision du Peuple soit respectée, ce qui n’a pas toujours été le cas – je pense au referendum sur la constitution européenne de 2005 ou à celui de Notre-Dame des Landes.

Un 2nd instrument de cette « respiration démocratique » peut être le découplage des élections présidentielles et législatives, pour retisser le lien distendu avec les citoyens, redonner confiance et enrayer une abstention toujours plus élevée. Il mérite d’être examiné.

Je terminerai par un mot sur la relation des parlements nationaux avec le Conseil, la Commission et le Parlement européens.

Les citoyens européens aspirent à plus de démocratie et de légitimité dans une décision européenne qui paraît, à beaucoup, éloignée de leurs préoccupations et technocratique à l’excès. L’Union européenne qui protège, est aussi celle qui impose certaines normes au bien-fondé contesté. Or la compétence des parlements nationaux, malgré le Traité de Lisbonne, reste difficile à mettre en œuvre, contrainte par des règles de procédures corsetées, restreinte dans ses capacités d’orienter des choix majeurs.

Quelques exemples : dans l’approbation des traités de libre échange, quel rôle reste-t-il aux parlements nationaux ? Comment effectuer un contrôle de subsidiarité efficace lorsque la Commission européenne en maîtrise les règles, l’appréciation sur le fond et le calendrier ?

La crise de la démocratie européenne revêt aussi le visage d’un défaut d’association des parlements nationaux.
Il s’agit d’un chantier immense que la Conférence sur l’avenir de l’Europe n’a qu’effleuré. En dehors de ses Parlementaires - je tiens à rendre un hommage particulier à l’action du Président Rapin, force est de constater que la voix de la France ne s’y est guère fait entendre pour promouvoir le rôle des parlements nationaux.

Mesdames et Messieurs,

J’aurais pu, dans le fond, me contenter de citer Churchill, dans son discours à la Chambre des Communes du 11 novembre 1947 - celui qui comporte son célèbre aphorisme « La démocratie est la pire forme de Gouvernement à l’exception de toutes les autres ».

Dans ce discours, Churchill reproche, à un Gouvernement qui s’enfonce dans l’impopularité, de chercher à brider les droits du Parlement, en amenuisant le pouvoir de veto de la Chambre haute : interpellant le Gouvernement Attlee, Churchill déclare « La démocratie ne signifie pas : ‘’Nous avons une majorité, peu importe comment, et nous avons notre bail pour cinq ans.’’ À méditer …

Et Churchill de poursuivre : « Le Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, voilà la définition souveraine de la démocratie ».

Mesdames et Messieurs,
Churchill a tout dit !