COM (2005) 59 final  du 25/02/2005

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 29/06/2005
Examen : 26/10/2005 (délégation pour l'Union européenne)


Institutions européennes

Rapport d'information de Mme Marie-Thérèse Hermange
sur la politique européenne des agences, à la lumière
du projet d'accord interinstitutionnel
pour un encadrement des agences européennes de régulation

Textes E 2903 et E 2910 - COM (2005) 190 final
et COM (2005) 59 final

(Réunion du 26 octobre 2005)

Le rapport d'information que je vous présente aujourd'hui répond à la mission que vous m'aviez confiée en décembre 2004 lorsque, présentant la communication de la Commission sur l'Agence des droits fondamentaux, j'avais proposé que nous nous penchions sur la problématique générale de la politique des agences européennes. Entendons-nous bien : je ne témoignais pas en cela d'une hostilité de principe à l'égard de la création d'agences européennes. Je m'interrogeais simplement sur la tendance de l'Union à créer de plus en plus d'agences de régulation, c'est-à-dire d'entités autonomes, dotées de la personnalité juridique et participant directement à l'exercice de la fonction exécutive.

Vous connaissez aussi bien que moi les inconvénients du recours aux agences tant au niveau national, qu'au niveau européen. Le principal, sur lequel je n'ai pas besoin d'insister, reste évidemment le risque d'une dépossession du pouvoir politique au profit de l'expert indépendant, la légitimité technocratique prenant alors le pas sur la légitimité démocratique. D'autres considérations entrent en ligne de compte, parmi lesquelles, évidemment, le paramètre budgétaire ; en ce qui concerne la création d'agences européennes, il faut aussi prendre en compte la donne juridique, puisque la fonction exécutive relève, aux termes des traités, de la Commission.

Mais, face à ces inconvénients, les agences de régulation peuvent apporter une véritable valeur ajoutée qu'il ne faut pas sous-estimer. Elles offrent notamment un excellent outil d'expertise qui permet au pouvoir politique de prendre une décision en toute connaissance de cause sur les sujets à forte dimension scientifique ou technique. Je pense par exemple à l'autorisation de mise sur le marché des médicaments ou à la sécurité des réseaux informatiques.

Ce faisant, les agences contribuent à crédibiliser la décision publique. Il faut donc se garder de tout jugement hâtif, dans un sens comme dans l'autre, sur les agences et admettre qu'elles ne sont ni le remède miracle, ni le cheval de Troie de l'irresponsabilité politique : une agence européenne peut avoir son utilité mais sous certaines conditions, tenant au secteur dans lequel elle intervient, à son fonctionnement et aux comptes qu'elle doit rendre au pouvoir politique.

La création d'une agence devrait donc toujours être précédée d'un état des lieux justifiant sa nécessité et obéir, dans toute la mesure du possible, à un schéma rationnel permettant d'associer l'expert à la décision publique sans en déposséder le politique. Malheureusement, on chercherait en vain une cohérence dans la politique conduite, jusqu'à présent. On peut même affirmer sans exagérer qu'il y a autant de « modèles d'agences » (si l'on peut dire) que d'agences européennes : 24 pour se limiter au seul premier pilier, dont la moitié ont d'ailleurs été créées au cours des seules quatre dernières années.

Il est bien sûr normal qu'il y ait des différences entre les agences, notamment dans les missions qui leur sont imparties : selon les secteurs, la conduite de l'action publique peut avoir besoin de s'appuyer sur des avis scientifiques, sur des rapports d'inspection ou sur des décisions individuelles présentant un haut degré de technicité. Il est en revanche beaucoup plus contestable que le législateur n'ait pas cherché à suivre une ligne de conduite pour l'organisation et le fonctionnement de ces agences : de la composition du conseil d'administration au régime linguistique, en passant par la nomination du directeur, les institutions européennes ont adopté des solutions au cas par cas, constituant aujourd'hui un véritable maquis normatif qui explique sans doute pour beaucoup la mauvaise réputation dont souffrent les agences.

C'est pourquoi, au cours des dernières années, Conseil, Parlement européen et Commission ont tous appelé de leurs voeux un encadrement des agences européennes de régulation. À cette fin, la Commission européenne a présenté en février un projet d'accord interinstitutionnel (AII). Ce texte ne concerne certes que les agences du premier pilier qui seront créées à l'avenir. Il a cependant le mérite de mettre des solutions sur la table, dont certaines tout à fait opportunes. Je n'en citerai que trois : d'abord, l'exigence d'une analyse d'impact avant toute création d'agence, qui me paraît la moindre des choses ; ensuite, l'organisation des contrôles (politiques, financier, juridictionnel) sur les agences ; enfin, la limitation du nombre de membres des conseils d'administration, dont les effectifs peuvent aujourd'hui atteindre 80 personnes, avec les conséquences que vous imaginez quant à leur fonctionnement.

Mais le projet d'AII encourt de nombreuses critiques, longuement exposées dans mon rapport écrit. J'en citerai trois principales :

d'abord, une objection juridique, soulevée par le service juridique du Conseil, selon lequel l'AII, en ce qu'il édicte des règles ayant vocation à s'appliquer au législateur, aurait un caractère supra-législatif et serait donc contraire au traité. Le service juridique de la Commission répond que le futur AII n'aurait pas de caractère juridiquement contraignant et ne serait qu'une énumération de règles de bonne conduite dont chaque institution pourrait s'écarter si elle le souhaitait... raisonnement qui, on l'admettra, réduit considérablement la portée et donc l'utilité d'un AII ;

la deuxième critique porte sur la démarche, jugée peu cohérente, de la Commission. Il faut savoir en effet que, parallèlement au projet d'AII, la Commission propose d'autres textes concernant des agences européennes... dans lesquels elle-même s'écarte des règles de bonne conduite qu'elle préconise. Comment, par exemple, accorder de la crédibilité à la plaidoirie du projet d'AII en faveur d'un conseil d'administration comprenant autant de représentants de la Commission que du Conseil, alors que la proposition de création de l'Agence des droits fondamentaux prévoit deux sièges pour la Commission et un par État membre ?

enfin, plusieurs critiques portent sur le fond même du contenu de l'AII. La principale concerne le siège des futures agences. Comme vous le savez, par analogie avec ce qui existe pour le siège des institutions, les villes d'accueil des agences sont désignées par le Conseil européen. En pratique, les chefs d'État et de gouvernement désignent les villes retenues pour plusieurs agences au cours d'une même réunion, ce qui peut laisser une impression de marchandage peu flatteuse pour l'image de l'Union européenne. Surtout, nous explique la Commission, cela aboutit à des décisions tardives, le siège d'une agence étant désigné plusieurs mois, voire plusieurs années, après l'adoption de l'acte constitutif. La Commission propose donc que le siège d'une agence soit fixé dans l'acte de base ou, au plus tard, dans les six mois suivant son adoption. Concrètement, cela signifie qu'il reviendrait à la Commission de proposer la ville d'accueil et à impliquer le Parlement européen, dans le cadre de la co-décision, dans le choix de la quasi-totalité des sièges. Je ne suis pas sûre que cela aboutirait à simplifier les choses : imagine-t-on ce qui se passerait si un accord laborieusement obtenu au sein du Conseil était « retoqué » par le Parlement européen ?

On pourrait adresser une autre critique, et non des moindres, au projet d'AII en ce qu'il élude la question du partage des responsabilités au sein de la fonction exécutive. Je vous rappelle que, en droit, la responsabilité d'une décision pèse sur la Commission alors même que celle-ci, en pratique et faute de pouvoir raisonnablement faire autrement, suit systématiquement les recommandations des agences lorsqu'elles concernent une question exclusivement technique. On ne peut pas vraiment reprocher à la Commission d'agir ainsi ; en revanche, il y a un décalage regrettable entre le droit et la pratique au niveau de la mise en jeu de la responsabilité.

Faut-il pour autant renoncer à un encadrement des agences de régulation au motif que des considérations politiques, juridiques et pratiques rendent fort aléatoire un accord à moyen terme sur les propositions de la Commission ? Certainement pas. En revanche, il faudrait probablement repartir sur de nouvelles bases en formulant des propositions que je résumerai en trois mots : réalisme, pragmatisme et responsabilité.

Le réalisme concerne la démarche à suivre pour parvenir à un encadrement des agences. Le débat juridique entre les services du Conseil et ceux de la Commission, ainsi que l'accueil plus que réservé de plusieurs États membres, semblent condamner pour l'instant la voie de l'AII. Mais il faut relativiser la portée de ce problème. En effet, l'AII n'est, aux yeux même de sa propre instigatrice, qu'une liste de points importants à prendre en considération (je n'ose pas dire, bien que le terme ait été employé par mes interlocuteurs à Bruxelles, une « check-list »). Dès lors, pourquoi ne pas lui substituer de simples lignes directrices qui s'appliqueraient à la Commission (et à elle seule) et qu'elle s'engagerait donc unilatéralement à mettre en oeuvre dans ses futures propositions de création d'agences ? Grâce à son pouvoir d'initiative, la Commission peut inscrire ses préférences dans les propositions d'actes constitutifs, dont les États ne peuvent s'écarter qu'à l'unanimité. C'est un moyen de pression très fort et qui le serait d'autant plus que la Commission conduirait une politique cohérente : comment, face à une institution proposant des solutions homogènes, les autres institutions pourraient-elles durablement continuer à faire du sur-mesure selon leur bon vouloir après avoir demandé une politique des agences cohérente ?

Dans l'élaboration de ces lignes directrices, la Commission devrait faire montre de pragmatisme en acceptant d'amender la substance de son projet d'AII en fonction des réactions qu'il a suscitées. Il lui faudrait écarter les dispositions mal acceptées comme celle concernant le siège des agences. Il lui faudrait aussi le compléter sur plusieurs points. Je trouve par exemple regrettable qu'aucune précision ne soit apportée sur le système de vote au sein des conseils d'administration, alors même que, sur ce point aussi, le législateur n'a jamais suivi une ligne de conduite cohérente. On pourrait aussi rassurer l'autorité budgétaire en prévoyant que chaque emploi créé au sein des agences, pour accomplir des tâches relevant de la Commission, serait gagé par un emploi au sein de la Commission.

Mais surtout, et c'est le troisième maître mot d'un bon encadrement des agences, il faudrait clarifier les responsabilités de chacun. Pour ce faire, il y aurait lieu d'indiquer clairement que, désormais, les agences seront investies de l'entière responsabilité de prendre des décisions individuelles dans un domaine technique. Dès lors qu'une agence constate qu'une demande remplit des conditions techniques prédéfinies (par exemple, en matière de fabrication d'ailes d'avion), c'est à elle que doit revenir la décision d'y répondre et donc d'en endosser la responsabilité. J'insiste sur le fait que ce transfert de responsabilité ne doit concerner que des décisions individuelles appelées à être prises en se référant à une seule considération, et à une considération qui soit exclusivement technique. Si d'autres questions que techniques ou scientifiques entrent en ligne de compte (par exemple, des aspects éthiques, sociaux ou budgétaires comme c'est le cas en matière de mise sur le marché de médicaments), la décision implique des arbitrages et doit donc être laissée au pouvoir politique. En contrepartie de ce transfert de responsabilité, qui mettrait le droit en osmose avec la pratique, peut-être faudrait-il prévoir un pouvoir d'évocation au profit de la Commission dont elle pourrait user de sa propre initiative ou à la demande de l'agence. Des décisions exclusivement techniques peuvent en effet avoir des conséquences politiques importantes. Pour reprendre l'exemple des ailes d'avion, on imagine aisément les conséquences qu'aurait pu entraîner un refus de certification de l'A380. Ces décisions exceptionnellement lourdes de conséquence seraient, sinon mieux acceptées (restons, nous aussi, réalistes), sans doute mieux comprises dès lors qu'elles n'émaneraient pas d'une agence composée exclusivement d'experts indépendants et qui n'auraient pas en outre toujours les moyens de communication nécessaires.

* *

*

En résumé, je dirai qu'il ne faut pas baisser les bras. Il ne tient qu'à la Commission de reprendre l'initiative. Mais elle doit le faire en corrigeant le tir en fonction des réactions, positives comme négatives, suscitées par son projet d'AII ... faute de quoi l'encadrement des agences de régulation risque fort de rester, et pour longtemps, une perspective de très long terme.

Compte rendu sommaire du débat

Mme Catherine Tasca :

Puisque le projet d'accord interinstitutionnel ne concerne que les futures agences, comment la Commission envisage-t-elle d'améliorer la cohérence pour les trente agences existantes ?

Mme Marie-Thérèse Hermange :

Pour des raisons de sécurité juridique, la Commission n'a pas souhaité prévoir un dispositif rétroactif. Elle propose cependant que les trois institutions s'engagent à examiner dans les meilleurs délais, après l'entrée en vigueur de l'AII, les modalités selon lesquelles des dispositions pourraient être étendues aux agences existantes.

M. Robert Del Picchia :

Il est essentiel d'insister sur le partage déséquilibré des responsabilités au sein de la fonction exécutive. Je note que la Commission y attache aussi de l'importance puisqu'elle affirme, comme vous l'indiquez dans votre rapport, que « dans l'accomplissement de leur mission de service public, les agences doivent assumer la responsabilité des actes qu'elles posent ».

M. Hubert Haenel :

On retrouve la même problématique au niveau national, avec les autorités administratives indépendantes.

Mme Marie-Thérèse Hermange :

En effet. C'est d'ailleurs pour parvenir à une clarification des responsabilités que je propose de distinguer entre les agences qui prennent des avis purement techniques et les autres. Lorsqu'il s'agit d'une intervention purement technique, l'agence devrait être responsable en cas de faute. Lorsque la décision va au-delà de la seule expertise technique, par exemple pour les décisions ayant une portée éthique ou entraînant des coûts budgétaires, cette décision - et la responsabilité qui va de pair - doit relever de la Commission.

M. Roland Ries :

Il n'y a pas de bonne solution pour régler la question du rapport expert-politique. Une chose est sûre cependant : le politique ne doit jamais parler en direct avec un seul expert, sinon il n'aura aucune marge de manoeuvre. Il doit laisser les experts confronter leurs points de vues et décider avec son bon sens de généraliste.