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Jeudi 16 novembre 2000

- Présidence de M. André Ferrand, rapporteur. -

Audition de M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques

La mission commune d'information a procédé à l'audition de
M. Jean-Paul Fitoussi
, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques.

En introduction, M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques a indiqué que l'étude des mouvements d'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises était d'autant plus complexe qu'il était difficile d'identifier en les isolant, parmi les motivations de ces expatriations, raisons fiscales, raisons culturelles, raisons tenant à la spécificité des postes proposés à l'étranger.

Il a considéré qu'une expatriation importante et généralisée des hommes et des entreprises pouvait, en effet, être une source de déséquilibre économique, mais qu'en l'état actuel des connaissances, ce phénomène apparaissait très limité. Il a indiqué que l'expatriation des agents économiques restait marginale et ne concernait qu'une minorité de hauts revenus ou de personnes très qualifiées. Il a souligné que le nombre de ressortissants français à l'étranger ne représentait que 2 % de la population française, contre 11,3 % en Italie, 5 % en Allemagne ou 12 % en Suisse. Evoquant les mouvements de capitaux, il a précisé que les investissements directs français à l'étranger atteignaient 543 milliards de francs, soit 6,1 % du PIB en 1999.

M. Jean-Paul Fitoussi, a ensuite exposé les principales conclusions d'une étude effectuée par le ministère de l'économie et des finances sur l'expatriation fiscale des agents économiques. Il a indiqué que, selon cette étude, le nombre de contribuables redevables de l'impôt sur le revenu partis à l'étranger était évalué à 25.000 en 1997 et à 24.000 en 1998, précisant que ces contribuables étaient en moyenne plus jeunes, que leur revenu était supérieur et que la proportion de traitements et salaires était plus forte que pour la moyenne des contribuables français.

Il a estimé que la principale motivation de ces contribuables était la recherche d'opportunités d'emplois plus intéressantes à l'étranger qu'en France. Il a fait observer que la destination de ces contribuables était variée, 61 % d'entre eux ayant comme destination l'Europe, 15 % l'Amérique du Nord, dont 11 % les Etats-Unis. Il a souligné que la proportion de contribuables expatriés en 1997 ne représentait qu'un pour 1000, la perte induite de rendement de l'impôt sur le revenu pouvant être estimée à un peu moins de 550 millions de francs. Il a jugé que, seul, le taux d'expatriation des contribuables ayant des revenus supérieurs à 1 million de francs apparaissait significatif puisqu'il atteignait, en 1998, 0,3 % des contribuables, relevant que cette catégorie ne représentait cependant que 325 contribuables.

Evoquant les redevables de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) partis à l'étranger en 1997 et 1998, il a indiqué que leur nombre était, selon cette même étude, de l'ordre de 350 contribuables, soit 0,2 % des redevables de l'ISF. Il a estimé que la perte en capital pour la France pouvait être estimée à 13 milliards de francs et la perte d'impôt qui en résultait, à environ 140 millions de francs par an. Il a considéré que pour évaluer l'impact économique de ce phénomène, il faudrait également apprécier le nombre de patrimoines étrangers qui se délocalisent en France. Il a indiqué que les redevables de l'ISF partis à l'étranger en 1997 et 1998 étaient plus jeunes et plus riches que la moyenne des assujettis à l'ISF et pouvaient être répartis en deux catégories : un petit groupe, représentant 20 % d'entre eux, détenant un patrimoine supérieur à 100 millions de francs, pour lequel la délocalisation résulte vraisemblablement de raisons essentiellement fiscales et, le reste, représentant 80 % d'entre eux pour lesquelles la délocalisation relève, sans doute, plus d'une obligation ou d'une opportunité professionnelle.

Evoquant le rapport de la commission des affaires économiques du Sénat sur la fuite des cerveaux, M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques, a également souligné que les communautés françaises à l'étranger comprenaient certes des catégories socio-professionnelles au niveau de qualification extrêmement variable, mais que les cadres et les professions intellectuelles étaient proportionnellement mieux représentés parmi les expatriés qu'au sein de la population active en France. Il a fait observer que cette sur-représentation s'était accentuée au cours des dernières années du fait du flux croissant des expatriés qualifiés.

Après avoir estimé que l'évolution des flux d'investissements directs français à l'étranger était difficile à interpréter, il a indiqué que ces investissements représentaient, en moyenne, dans les années 80, 8,6 % des investissements directs à l'étranger de l'ensemble des pays de l'OCDE, contre 9,8 % dans les années 90. Il a relevé qu'à l'inverse, les investissements directs étrangers en France s'élevaient, en moyenne, à 6,3 % de l'ensemble des investissements directs des pays de l'OCDE contre 8 % dans les années 90. Il a fait observer que les flux entrants connaissaient donc une croissance plus importante que les flux sortants, ce qui expliquait que l'écart entre ces flux se resserrait. Il a jugé que cette évolution correspondait à une insertion normale de la France dans l'économie européenne, et plus généralement dans l'économie mondiale. Il a noté que cet écart était beaucoup plus prononcé en Allemagne et au Royaume-Uni qu'en France, relevant en revanche qu'aux Etats-Unis, les flux entrants étaient nettement supérieurs aux investissements directs américains à l'étranger.

M. Jean-Paul Fitoussi a enfin évoqué les comparaisons entre le système fiscal français et les systèmes fiscaux étrangers. Il a souligné que l'on assistait à une convergence structurelle des systèmes fiscaux des pays de l'OCDE. A titre d'exemple, il a relevé que le niveau et la dispersion des taux d'imposition sur les bénéfices avaient considérablement diminué, revenant en Europe, en moyenne, de 38,8 % à 35,6 %. Il a également indiqué que le taux d'imposition effectif sur les sociétés était revenu en Europe de 13,5 % en 1985 à 8,3 % en 1995, le taux effectif français étant de 6,5 % en 1995 contre 10 % aux Etats-Unis et 20 % au Japon. Il a estimé qu'il était donc peu probable que les taux d'imposition sur les sociétés puissent expliquer des mouvements d'expatriation de facteurs de production.

En conclusion, M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques a considéré qu'il ne semblait pas y avoir à l'oeuvre un processus d'expatriation nuisible à la France, même si une petite fraction de détenteurs de patrimoine particulièrement élevé était, sans doute, concernée par des délocalisations fiscales.

M. André Ferrand, rapporteur, a souhaité savoir comment on pouvait expliquer la différence entre les chiffres du ministère des finances, qui évalue à 13 milliards de francs la perte de capital annuelle de la France en raison de l'expatriation de redevables de l'impôt sur l'ISF, et les chiffres évoqués par certains cabinets d'avocats fiscalistes auditionnés, qui font état d'une perte comprise entre 500 et 1.000 milliards de francs pour la période correspondant à l'étude du ministère des finances.

Soulignant qu'il était normal que la majorité des expatriés soient des salariés, compte tenu du nombre important des employés de filiales françaises implantées à l'étranger, il a estimé, en revanche, plus préoccupant le nombre croissant d'entrepreneurs français qui s'expatrient à l'étranger. Il a évoqué, d'une part, le cas des jeunes créateurs d'entreprises innovantes qui partent dans les pays anglo-saxons et, d'autre part, le cas des chefs d'entreprises qui, ayant réussi, s'expatrient pour revendre leur société et échapper ainsi à la fiscalité française. Il a relevé que la majorité des chefs d'entreprise qui s'expatrient ainsi, le font contraints et forcés, alors même qu'ils souhaiteraient pouvoir rester dans un pays auquel ils se sentent attachés.

M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques, s'est interrogé sur la façon dont les données évoquées par les bureaux d'avocats fiscalistes étaient élaborées. Il a considéré que l'expatriation d'un chef d'entreprise qui vend sa société avait des conséquences limitées, dans la mesure où cette entreprise restait en France et continuait à participer au développement économique du pays.

Il a considéré que l'expatriation de jeunes entrepreneurs et cadres particulièrement dynamiques posait plus largement le problème du nomadisme fiscal. Il a indiqué que ces derniers optimisaient leur situation fiscale en se formant dans des pays comme la France, où il existait des formations d'excellence financées par les contribuables, poursuivaient leur carrière dans des pays où la fiscalité des revenus et du patrimoine est moins élevée jusqu'au moment où, fondant une famille, ils souhaitaient s'installer dans un pays bénéficiant d'un système éducatif et social plus généreux. Il a souligné que ces personnes accepteraient volontiers de payer des impôts pour financer les services publics tels que les systèmes éducatifs ou de santé, mais que paradoxalement, par leur attitude, ils contribuaient à une dégradation du financement de ces services. Il a déclaré qu'une expatriation de plus de 1.000 milliards de francs de capitaux constituerait, si elle était avérée, un phénomène aux conséquences économiques graves.

M. André Ferrand, rapporteur, s'est interrogé sur les raisons qui permettaient d'écarter l'hypothèse selon laquelle l'étude du ministère des finances et de l'industrie sur l'expatriation des redevables de l'ISF sous-estimait très largement l'ampleur du phénomène.

M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjonctures économiques, a observé que si l'expatriation des capitaux était aussi élevée qu'il avait été indiqué, celle-ci aurait eu des conséquences non négligeables sur le marché financier français, les capacités de financement des entreprises françaises et, in fine, sur les taux d'intérêt pratiqués par les banques. Il a souligné que ce n'était pas le cas et qu'en conséquence on pouvait en déduire que l'ampleur du phénomène était bien plus limitée. Il a, par ailleurs, relevé que l'appréciation de ce phénomène devrait en toute objectivité inclure une évaluation de l'apport des capitaux étrangers à l'économie française. Il a enfin indiqué que le système fiscal et social français était particulièrement pénalisant pour les entreprises individuelles, mais que, paradoxalement, on ne retrouvait pas trace, dans les statistiques, d'une expatriation importante de cette catégorie d'agents économiques. Il en a conclu qu'il y avait sans doute là une piste de réflexion à explorer.