MISSION COMMUNE D'INFORMATION CHARGEE D'ETUDIER L'ENSEMBLE DES QUESTIONS LIEES A L'EXPATRIATION DES COMPETENCES, DES CAPITAUX ET DES ENTREPRISES

Table des matières


Jeudi 19 octobre 2000

- Présidence de M. Denis Badré, président -

Audition de M. Claude Allègre, professeur à l'Université Paris VII Denis Diderot

La mission commune d'information chargée d'étudier l'ensemble des questions liées à l'expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises a procédé à l'audition de M. Claude Allègre, professeur à l'Université Paris VII Denis Diderot.

M. Denis Badré, président,
après avoir accueilli M. Claude Allègre, lui a indiqué que la mission commune d'information souhaitait connaître son appréciation sur l'étendue et la signification du phénomène de l'expatriation de chercheurs français à l'étranger, sur les politiques publiques en la matière et sur la situation dans les pays étrangers.

M. Claude Allègre a tout d'abord estimé que la fuite des cerveaux dans la recherche française constituait un phénomène bien réel, qui avait pu être temporairement stabilisé, mais qui risquait de se poursuivre à l'avenir.

Il a évoqué, en premier lieu, l'abaissement de l'âge de la retraite à 65 ans pour les directeurs de recherche et à 68 ans pour les professeurs d'université, qui a pour effet d'entraîner le départ de scientifiques français de renommée mondiale, comme le professeur Luc Montagnier. Il a considéré que le statut de professeur émérite n'offrait pas un cadre adapté à la poursuite des recherches pour des scientifiques, dont certains sont encore au sommet de leur capacité de production. Cette situation paraît d'autant plus inquiétante, selon M. Claude Allègre, que la relève de ces chercheurs de stature internationale n'est pas garantie et que la perte de ces « leaders », dont beaucoup pourraient poursuivre leur carrière aux Etats-Unis, se ressentira nécessairement sur le niveau de la recherche française.

M. Claude Allègre a ensuite abordé le problème de l'exode des jeunes chercheurs.

Il a rappelé qu'à son arrivée au ministère de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la recherche, il avait décidé de procéder à des recrutements très importants de chercheurs afin de résorber le goulet d'étranglement qui avait été créé par la forte réduction du nombre de postes, ces derniers n'étant en outre pas toujours pourvus du fait de procédures très complexes. Alors que le manque de débouchés avait provoqué le départ de nombreux jeunes chercheurs à l'étranger, notamment aux Etats-Unis, cette politique de création de postes a pu stopper le phénomène sans toutefois l'inverser : en fait une part importante des chercheurs qui effectuent un stage postdoctoral aux Etats-Unis, après leur thèse, y sont recrutés par des centres de recherche et y demeurent.

M. Claude Allègre a alors évoqué le cas particulier des jeunes créateurs d'entreprises, en soulignant que la loi sur l'innovation et la recherche, que le Sénat avait d'ailleurs approuvée à l'unanimité, avait apporté de nombreuses améliorations, autorisant les chercheurs à mener des activités de consultants d'entreprises, à siéger au sein de conseils d'administration ou à valoriser l'exploitation de leurs recherches. En revanche, les multiples obstacles administratifs qui entravent la création de jeunes entreprises demeurent, alors même que la France est en mesure de mobiliser des capitaux suffisants pour financer les « start up ».

Revenant sur l'exode des jeunes chercheurs, M. Claude Allègre a jugé que le niveau du financement de la recherche était en France satisfaisant. En revanche, le très grand nombre de chercheurs, relativement bien supérieur à celui des Etats-Unis, limite les moyens alloués à chaque équipe de recherche, d'autant que le financement de gros équipements est privilégié au détriment des ressources des laboratoires. M. Claude Allègre a estimé à ce propos que la décision de construire un synchrotron en Ile-de-France pénalisait les universités de la région qui obtiendront moins de crédits, alors même que l'Europe se dotait déjà de capacités supérieures à celles des Etats-Unis dans ce domaine.

M. Claude Allègre a alors relevé un certain nombre de handicaps qui pénalisent la compétitivité de la recherche française. Il a déploré que l'innovation et l'excellence soient insuffisamment reconnues, estimant, notamment, que les projets novateurs ne sont pas toujours soutenus, les grands établissements de recherche fonctionnant sur la base de commissions élues qui ne favorisent pas le renouvellement et les recherches originales. Regrettant ce contexte institutionnel, il a souligné qu'il jouait pour beaucoup dans le départ de jeunes chercheurs, citant l'exemple de l'un d'entre eux qui, après avoir effectué un stage postdoctoral en Grande-Bretagne, n'a pas été recruté par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), mais a, en revanche, été nommé professeur à Cambridge. Il a considéré que la qualité de la vie en France, comme l'obstacle de la langue, atténuaient légèrement un phénomène d'exode qui pourrait être beaucoup plus important.

Evoquant la situation des autres pays européens, M. Claude Allègre a observé que la Grande-Bretagne était parvenue à enrayer la fuite de ses chercheurs, alors qu'en revanche, l'émigration de scientifiques allemands aux Etats-Unis s'accélère notablement, sous l'effet notamment de certains obstacles administratifs qui ont été imposés dans la gestion des laboratoires. Dans ce contexte, les Etats-Unis poursuivent leur politique d'accueil très large de jeunes diplômés pour des stages postdoctoraux, ces stages étant accordés à hauteur de 50 % à des chercheurs étrangers, essentiellement européens et asiatiques, la recherche postdoctorale représentant elle-même environ la moitié de la recherche américaine. Cet afflux de jeunes docteurs permet un écrémage des meilleurs, qui se voient offrir des postes intéressants et de véritables responsabilités de direction d'équipe de recherche.

En conclusion, M. Claude Allègre s'est déclaré pessimiste sur l'évolution de la recherche française et européenne. Seuls les Pays-Bas et la Grande-Bretagne avaient, à ses yeux, une volonté véritable de reconnaître l'excellence, alors que l'évaluation de la recherche demeure encore peu répandue en France, comme en témoignent les obstacles posés à la publication d'indicateurs tels que les « index de citations ». M. Claude Allègre a appelé de ses voeux une profonde réforme de la recherche publique, en soulignant les nombreux écueils politiques auxquels elle risquerait de se heurter, ce qui pourrait justifier le recours à un référendum.

A la suite de cet exposé, M. André Ferrand, rapporteur, a interrogé M. Claude Allègre sur les mesures concrètes qui permettraient d'améliorer la compétitivité de la recherche française et de freiner l'exode des chercheurs, sur les liens entre le monde de l'industrie et celui de la recherche et sur l'accueil en France de chercheurs étrangers.

M. Philippe Adnot a souligné les effets positifs de la loi sur l'innovation et la recherche, tout en regrettant qu'elle s'avère difficile à mettre en oeuvre. Citant l'exemple du Canada, où bien des obstacles à la valorisation de la recherche ont été levés, il a souhaité que la législation française soit encore assouplie.

M. Robert Del Picchia s'est interrogé sur la politique d'accueil en France d'étudiants et de chercheurs étrangers et a évoqué à ce propos le rôle d'Edufrance.

En réponse à ces différentes interventions, M. Claude Allègre a apporté les précisions suivantes :

- le rétablissement à 70 ans de l'âge de la retraite des professeurs d'université serait de nature à enrayer le départ prévisible de scientifiques de stature internationale ;

- la puissance de la recherche américaine repose sur les universités et sur les liens que celle-ci entretient avec l'industrie ; alors que les industriels américains se concentrent sur le développement technologique, ils sous-traitent une large part de la recherche aux équipes universitaires ;

- le financement direct de la recherche par l'industrie est très marginal en France, comme d'ailleurs en Italie ou en Allemagne, alors qu'il s'est développé aux Pays-Bas, par exemple à l'université de Delft ;

- l'insuffisance de liens avec l'université est un handicap pour la recherche française, car l'université permet un effet multiplicateur extrêmement rapide des fruits de la recherche, tant par la stimulation permanente entre étudiants et professeurs que par la restitution immédiate dans l'enseignement des résultats des recherches nouvelles ;

- l'appel à des informaticiens étrangers en Allemagne ne constitue pas un bon palliatif à l'exode des scientifiques, car les pays européens ont besoin de conserver leurs propres capacités intellectuelles ;

- l'accueil en France de chercheurs étrangers ne sera profitable que si ces derniers améliorent le niveau de nos équipes de recherche ;

- Edufrance a permis une augmentation de 20 % en deux ans de flux d'étudiants étrangers accueillis en France, tout en parvenant à porter à 30 millions de francs, sur un budget de 50 millions de francs, la part de son autofinancement ;

- la loi sur l'innovation et la recherche constitue un progrès important, même si certaines dispositions, comme le plafonnement des rémunérations susceptibles d'être tirées de la valorisation de ses recherches, par un professeur d'université, paraissent trop détaillées et rigides ;

- il est regrettable qu'un grand débat sur la recherche n'ait pu être organisé au Parlement ces dernières années ;

- il serait souhaitable que l'Union européenne utilise les fonds qu'elle consacre à des programmes de recherche, pas toujours justifiés, à l'édification d'un système européen de stages postdoctoraux, afin de favoriser une circulation des chercheurs en Europe, qui est aujourd'hui beaucoup trop faible, et qui favorise l'exode aux Etats-Unis ;

- la mondialisation impose plus que jamais une exigence d'excellence dans la recherche.