Mme la présidente. La parole est à M. Guillaume Gontard.

M. Guillaume Gontard. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, qu’il me soit permis avant d’évoquer cet épisode dramatique de l’histoire du Proche-Orient, d’avoir une pensée émue pour les dizaines de milliers de victimes du séisme qui a frappé la Turquie et la Syrie, pour leurs familles et leurs proches, pour celles et ceux qui sont encore coincés dans les décombres, celles et ceux qui tentent de les sauver et celles et ceux qui désespèrent de revoir l’être aimé.

Notre collègue Boyer et le groupe Les Républicains nous proposent d’adopter une résolution relative à la reconnaissance du génocide assyro-chaldéen.

Permettez-moi d’abord de relever, comme l’a fait notre collègue Temal récemment, que lorsque nous proposons à la majorité sénatoriale de réparer par le droit une faute commise par la République, à l’endroit notamment des soldats fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre, le groupe Les Républicains nous accuse de vouloir réécrire l’histoire ; mais que la chose ne vous pose nullement problème quand il s’agit de proposer lois et résolutions mémorielles sur l’histoire d’autres pays.

M. Bruno Retailleau. C’est différent !

M. Guillaume Gontard. C’est une contradiction de plus.

Pour notre part, nous n’avons pas de problème de principe avec le vecteur législatif comme outil de politique mémorielle. L’histoire est une matière mouvante, une construction à la fois scientifique, sociale et politique, qui évolue avec le temps, à mesure des découvertes, de l’étude des archives et de l’évolution du point de vue que portent sur elle les sociétés. Avec toute la rigueur scientifique indispensable à l’exercice, il me paraît normal que le Parlement se penche sur notre histoire.

La période sur laquelle vous nous invitez à réfléchir compte parmi les plus dramatiques et les plus douloureuses de notre histoire. Parmi toutes les horreurs de la Première Guerre mondiale, celles qui ont été commises par l’Empire ottoman, puis la Turquie naissante, continuent de hanter nos mémoires.

Aux XIXe et XXe siècles, l’Empire ottoman regroupe une population majoritairement musulmane, ainsi qu’un ensemble de minorités chrétiennes de diverses églises schismatiques, considérées comme des citoyens de second ordre, notamment les Arméniens, les Assyriens, les Syriaques, les Yézidis, les Chaldéens ou les Grecs pontiques, fréquemment victimes d’exactions et de massacres.

En 1909, le mouvement nationaliste des Jeunes-Turcs arrive à la tête de l’Empire et cherche à imposer sa politique de turquisation, qui prend de l’ampleur avec le début de la guerre mondiale. Pour éviter la fracturation de l’Empire et la révolte des populations chrétiennes, soutenues par l’ennemi russe, les autorités turques musulmanes ont mis en place un véritable plan d’extermination de ces dernières. Au total, entre 1 et 1,5 million de personnes est tué dans ces massacres et des centaines de milliers d’autres sont déplacées.

Ces abominables massacres, dont les racines sont à la fois politiques, identitaires et religieuses, ce qui est un peu trop oublié dans l’exposé des motifs de la présente proposition de résolution, sont communément reconnus sous l’appellation de « génocide arménien » et ont fait l’objet d’un consensus historique très large et d’une reconnaissance politique importante, qui n’incluent malheureusement toujours pas la Turquie.

Si la réalité des populations non musulmanes et non turques de l’Empire ottoman dépasse la seule population arménienne et s’il ne fait pas de doute que toutes ces populations ont été massacrées sans distinction par le pouvoir ottoman, peut-on néanmoins distinguer et parler de « génocide assyro-chaldéen » ?

Si l’on suit la définition du génocide de la convention des Nations unies de 1948, il faudrait pour cela que les Assyro-Chaldéens représentent un même groupe national, ethnique, racial ou religieux. Pareille affirmation ne fait pas l’objet d’un consensus historique et mériterait un colloque bien plus savant que notre débat du jour. Les populations assyriennes, syriaques et chaldéennes, même si elles partagent une langue commune, peuvent-elles être considérées comme un même peuple ?

Ce n’est pas le choix retenu par les très rares pays qui reconnaissent distinctement la logique génocidaire des massacres et qui, comme la Suède ou les Pays-Bas, distinguent les Assyriens, les Syriaques et les Chaldéens, mais aussi les Grecs pontiques, également massacrés et étrangement absents du périmètre de la présente proposition de résolution.

Vous l’aurez compris, faute d’un consensus historique plus large, il nous semble que la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 inclut dans son spectre l’ensemble des massacres perpétrés par l’Empire ottoman au cours de la période concernée et satisfait donc largement toutes les demandes de la présente proposition de résolution.

Mais si tel n’est pas l’avis de la majorité sénatoriale, pourquoi ne pas présenter une proposition de loi pour compléter ou préciser la loi de 2001 plutôt qu’une proposition de résolution ?

Ne niant pas le caractère systématique des massacres perpétrés contre les populations non turques, mais considérant que la réflexion qui sous-tend la présente proposition de résolution n’est pas encore aboutie, et n’oubliant pas un contexte géopolitique complexe et un contexte humanitaire dramatique en Turquie, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires s’abstiendra sur ce texte.

Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Duranton.

Mme Nicole Duranton. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, tout d’abord, au nom du groupe RDPI, permettez-moi de faire part de notre profonde tristesse et d’avoir une pensée émue pour la Turquie et la Syrie et pour toutes les familles des plus de 10 000 victimes, selon le dernier décompte, qui ont péri dans les terribles séismes survenus dans leurs pays.

Commençons par rappeler quelques éléments historiques sur le sujet qui nous réunit. Comme mes collègues l’ont dit dans les interventions précédentes, la population assyrienne du nord de la Mésopotamie, dans les régions au sud-est de l’actuelle Turquie et au nord-ouest de l’Iran, a été déplacée de force et certains de ses membres tués par les forces ottomanes entre 1915 et 1918. Les estimations sur le nombre total de morts varient entre 180 000 et 275 000. La question arménienne a longtemps occupé le devant de la scène ; peu de chercheurs se lançaient à l’époque sur le sujet. assyro-chaldéen.

Cette proposition de résolution à visée mémorielle n’est qu’un texte purement déclaratif qui, s’il était adopté, n’aurait qu’une portée symbolique ; ce n’est pas un véhicule législatif susceptible d’entraîner une quelconque amélioration pour les milliers de chrétiens encore persécutés en Orient ou pour les descendants des Assyro-chaldéens du début du XXe siècle.

Sur le fond, le dispositif prévu par la proposition de résolution est assez simple, mais l’exposé des motifs laisse entrevoir une autre volonté politique. Une phrase, en particulier, soulève une interrogation : « Comme en 1915, les victimes sont chrétiennes et les bourreaux musulmans. »

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Mais c’est vrai !

Mme Nicole Duranton. Par une extension de sens, cela revient à sous-entendre que les musulmans sont toujours les coupables. Cet amalgame renforce tous les sentiments négatifs qui existent à l’égard de la religion musulmane.

Il est dommage qu’un sujet historique d’une telle complexité soit passé au travers d’un filtre déformant et simplificateur. Pour l’opinion publique, l’enjeu est simple : reconnaître un fait. Pourtant, la réalité est plus complexe : précautions sémantiques sur la définition du génocide, agendas politiques, concurrence mémorielle, relations diplomatiques multilatérales… Nous ne sommes pas face à un nœud gordien qu’il faudrait trancher avant de repartir examiner un autre texte, le cœur serein.

La politique mémorielle passe aussi par des actions qui peuvent avoir un caractère symbolique très fort, telles que des discours de chefs d’État. Le Président de la République Emmanuel Macron a déclaré : « La France, c’est d’abord et avant tout ce pays qui sait regarder l’histoire en face, qui dénonça parmi les premiers la traque assassine du peuple arménien. »

En réalité, le problème est ailleurs. Le président de l’Union des Assyro-Chaldéens de France (UACF) le fait comprendre clairement : les Assyro-Chaldéens se sentent oubliés. C’est une question d’égalité dans la reconnaissance, au-delà de celle de la vérité historique.

Au cours des années 1990, avant les premières recherches universitaires sur le Sayfo, les groupes de la diaspora assyrienne ont commencé à communiquer auprès de différents gouvernements. En décembre 2007, l’Association internationale des chercheurs sur le génocide a adopté une résolution reconnaissant le génocide assyrien. Le parlement suédois en 2010, puis les parlements arménien et néerlandais en 2015 et le parlement allemand en 2016 ont suivi.

Toutefois, très peu d’États se sont engagés dans cette voie. On ne peut donc pas dire que la majorité des États ait accepté cette démarche ni qu’elle fasse consensus, puisque Israël et le Royaume-Uni ont refusé de voter une disposition similaire à celle que nous examinons aujourd’hui.

Néanmoins, nous sommes depuis longtemps les soutiens et les amis des chrétiens d’Orient. En tant que vice-présidente du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d’Orient et vice-présidente du groupe interparlementaire d’amitié France-Turquie (Exclamations sur des travées du groupe Les Républicains.), j’ai fait de nombreux déplacements sur les territoires nationaux correspondant à l’ancien Empire ottoman. J’ai par ailleurs déjà eu l’occasion d’échanger avec la communauté turque de mon département de l’Eure. Ces personnes n’ignorent pas le sujet assyro-chaldéen et elles y sont évidemment très sensibles.

Il faut le dire : la France s’est toujours montrée solidaire des minorités opprimées du Moyen-Orient, que ce soit par la voix des membres du clergé, comme l’abbé Eugène Griselle ou l’archevêque de Paris, ou par celle d’élus, à l’instar de Denys Cochin, député de Paris et membre de l’Académie française. Depuis le XVIe siècle, la France entretient un réseau diplomatique dense au Moyen-Orient. Elle a été attentive au sujet des Assyro-Chaldéens lors de la Conférence de la paix de Paris en 1919-1920.

Plus récemment, devant des défenseurs des chrétiens d’Orient, le mardi 31 janvier dernier, à l’Élysée, le Président de la République a annoncé le doublement des fonds destinés à soutenir les écoles chrétiennes au Moyen-Orient. Créé en 1920, ce fonds avait déjà soutenu 174 écoles l’année dernière. « Soutenir les chrétiens d’Orient est une mission historique » et un « engagement séculaire de la France » a dit le Président de la République.

Nous considérons que ce texte, dont l’exposé des motifs comporte des raccourcis et des parallèles plus que discutables, ne contribue pas utilement à la relation si importante et singulière entre la France et les chrétiens d’Orient.

Pour ces raisons et parce que le sujet relève d’une appréciation individuelle, dans leur ensemble, les membres du groupe RDPI s’abstiendront sur cette proposition de résolution, chacun restant libre de son vote.

Mme la présidente. La parole est à M. Rachid Temal. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. Rachid Temal. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que nous examinons une proposition de résolution relative à la reconnaissance par le Gouvernement du génocide des Assyro-Chaldéens, permettez-moi de dire quelques mots sur le tremblement de terre qui a ces dernières heures frappé la Turquie et la Syrie.

En effet, ce 6 février, ce sont bien deux séismes, à neuf heures d’intervalle, d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter pour le premier et de 7,5 pour le second, avec comme épicentre la ville de Gaziantep, qui ont durement frappé les populations. À l’heure où nous parlons, plus de 11 000 morts sont d’ores et déjà recensés. Le nombre de blessés sera beaucoup plus important, vous l’imaginez bien.

Une course contre la montre est engagée pour tenter de retrouver les survivants, pris au piège des débris et lourdement affectés par des températures glaciales. À jamais, ces femmes, ces hommes et ces enfants seront marqués et touchés dans leur chair et dans leur âme par ces événements.

Je veux, au nom de mon groupe, leur dire tout notre soutien et leur adresser nos sincères condoléances. Nos pensées sont tournées vers eux. La France est aux côtés des peuples turc et syrien, qui souffrent.

J’associe bien évidemment nos concitoyens qui, de par leur histoire familiale, vivent en France, leur pays, qui sont angoissés par la situation et attendent des nouvelles.

Enfin, je souhaite souligner la formidable solidarité internationale, qui a su se mobiliser pour agir. La France y prend toute sa part. Nous ne pouvons que remercier le Président de la République et saluer son action.

Mes chers collègues, ce mercredi 8 février 2023 est un moment attendu, pour ne pas dire espéré, et ce depuis bien longtemps – trop longtemps – par la communauté assyro-chaldéenne. Je parle là de nos concitoyens pleinement français et j’y associe les membres de la communauté, qu’ils résident en Turquie, en Irak ou ailleurs, et qui, en cet instant, observent le Sénat.

Oui, en ce mercredi 8 février 2023, il nous revient par nos votes de reconnaître leur histoire, douloureusement marquée par ce génocide.

En cet instant, je souhaite dire quelques mots à celles et ceux qui s’interrogent sur le sens même du vote de cette proposition de résolution. Je pourrais leur répondre que l’histoire de France est aussi celle d’un pays qui a toujours pris ses responsabilités pour protéger les chrétiens d’Orient. Je ne vais pas ici revenir sur l’ensemble de cette histoire commune, car le temps me manquerait, mais il faut le rappeler.

Je souhaite également saluer l’action des présidents de la République, MM. François Hollande et Emmanuel Macron, qui, ces dernières années, ont eu à agir en accueillant des réfugiés assyro-chaldéens menacés de mort par Daech. Ils ont été à la hauteur de leur mission : nous devons les en remercier.

Je pourrais également leur dire que la France a toujours fait le choix de protéger les minorités, ainsi que leur culture et leur histoire, sans distinction religieuse, que ces peuples soient de confession chrétienne, musulmane ou juive.

Je pourrais enfin ajouter que, il y a plus de deux siècles, la France a fait le choix de devenir la patrie des droits de l’homme et de faire de l’universalisme son champ de réflexion et d’action permanent.

Je me dois aussi de leur dire que la position de mon groupe n’est pas de peser au travers de cette proposition de résolution sur les relations diplomatiques avec la Turquie, la Syrie ou tout autre État du Moyen-Orient.

Notre position ne s’inscrit pas non plus dans une quelconque logique de guerre de civilisation ou de matrice civilisationnelle, car l’une comme l’autre sont infondées et mortifères.

Mes chers collègues, il ne s’agit pas pour le Sénat d’écrire l’histoire. C’est le rôle et la mission des historiens : laissons-les travailler. Néanmoins, le rôle du Sénat est bien de prendre acte de l’histoire et ici l’histoire est claire : le génocide assyro-chaldéen par la puissance ottomane est avéré.

Près de la moitié des 500 000 Assyro-Chaldéens ont été pourchassés, tués, massacrés ou supprimés par la puissance ottomane. Leurs maisons et leurs églises furent détruites et leurs biens confisqués. Ce génocide est bien le premier du XXe siècle. Il s’agit bien d’un génocide, tel qu’il a été défini dans la convention de l’Organisation des Nations unies du 9 décembre 1948, au sens où ont été mis en œuvre des actes « dans l’intention de détruire, intégralement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

Les écrits sur le génocide de 1915 existent et sont parvenus jusqu’à nous : ils émanent tant d’observateurs que des bourreaux eux-mêmes. La presse française racontait et dénonçait d’ailleurs, à l’époque, les atrocités de ce génocide. Les témoignages des victimes existent et se lèguent en héritage.

Cette mémoire du génocide se transmet et voyage. Elle se transmet de génération en génération, comme j’ai pu le constater. Elle voyage au gré de l’exil, des villages montagneux à la nouvelle capitale des Assyro-Chaldéens qu’est devenue Sarcelles, dans mon département du Val-d’Oise.

Quarante ans après les premières arrivées d’Assyro-Chaldéens dans notre pays, devenu aujourd’hui le leur, nous pouvons saluer leur amour de la patrie, leur volonté farouche de faire grandir la République sans jamais oublier leur histoire, leur culture, leur langue, ainsi que leurs frères et sœurs qui sont encore là-bas.

M. Rachid Temal. Avant de conclure, je dirai quelques mots à mes collègues qui siègent à la droite de l’hémicycle, comme je l’avais fait il y a quelques jours lors de l’examen de la proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première Guerre mondiale.

Si le Sénat peut prendre acte de l’histoire, comme nous le faisons aujourd’hui, avec émotion et responsabilité, l’histoire de France ne peut en être exclue.

Aussi, mes chers collègues, permettez-moi de saluer celles et ceux qui sont présents dans les tribunes du Sénat, notamment les présidents du Conseil de coordination des Assyro-Chaldéens de France (CCACF), George Yaramis et Jean-Marc Yabas, les représentants de l’Association des Assyro-chaldéens en France (AACF), ou encore l’historien Joseph Yacoub. Ils portent depuis des années la mémoire de tout un peuple et celle de la souffrance.

Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera bien évidemment cette proposition de résolution qui invite le Gouvernement à reconnaître le génocide. C’est un premier pas qu’il faut saluer – je remercie celles et ceux qui l’ont déposée –, mais nous devons aller au bout du processus, la proposition de résolution n’ayant pas de valeur contraignante.

M. Bruno Retailleau. On est d’accord !

M. Rachid Temal. C’est pourquoi notre groupe déposera très prochainement une proposition de loi visant à reconnaître le génocide assyro-chaldéen et à faire du 24 avril la date de sa commémoration, le même jour que celle du génocide arménien, qui est aujourd’hui reconnu par la loi.

Bien évidemment, nous sommes ouverts et nous pourrons travailler ensemble.

Mme Valérie Boyer. Mais nous avons déjà déposé un texte !

M. Rachid Temal. Oui, mais c’est une proposition de résolution ; nous déposerons une proposition de loi.

M. Bruno Retailleau. On dépassera les clivages ! (Sourires.)

M. Rachid Temal. Comme nous le faisons toujours, cher président Retailleau, dès qu’il y va de l’intérêt supérieur de la Nation et de l’humanité, mais nous vous annonçons dès à présent que nous souhaitons aller plus loin que la proposition de résolution qui nous est aujourd’hui soumise.

Je ne doute pas que le Sénat adoptera notre proposition de loi. Il restera donc à la faire adopter dans les mêmes termes par l’Assemblée nationale. Je ne doute pas non plus que le Président de la République, la Première ministre et bien sûr la majorité relative à l’Assemblée y seront favorables, tout comme le groupe Les Républicains.

Dès lors qu’elle sera adoptée, elle aura force de loi. La reconnaissance du génocide assyro-chaldéen sera ainsi totalement effective et le 24 avril deviendra aussi la journée de commémoration de ce génocide. C’est ainsi et seulement ainsi que le long combat pour la mémoire et la vérité sera totalement victorieux.

Pour conclure, permettez-moi de reprendre les mots de Victor Hugo, qui siégeait sur les travées du Sénat, celles-là même où vous êtes assis, chers collègues : « Servir la patrie est une moitié du devoir, servir l’humanité est l’autre moitié. » C’est le chemin qui est devant nous dorénavant. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, Walter Benjamin disait que le progrès humain ne peut se réaliser tant que la justice n’est pas rendue aux victimes des persécutions. Nous devons aux morts du génocide arménien, à leurs souffrances et à leur mémoire qu’une instance juridique internationale établisse les faits et les culpabilités.

Comme les Juifs de la Shoah, les Bosniaques de Srebrenica et les Tutsis du Rwanda, les victimes du génocide, des déportations et des spoliations perpétrés par l’Empire ottoman en 1915, qu’elles soient arméniennes, grecques pontiques ou assyro-chaldéennes, doivent être reconnues par un tribunal pénal international sous mandat de l’Organisation des Nations unies.

La recherche historique a montré depuis longtemps que le génocide arménien de 1915 est non pas un accident, mais la phase paroxysmique d’une administration de plus en plus criminelle des minorités religieuses et ethniques par l’Empire ottoman. Pour bien en mesurer l’importance, il faut rappeler que les Arméniens, Grecs, Juifs, Syriaques, Assyriens et Chaldéens représentaient plus de 19 % de la population ottomane en 1914, contre 0,2 % aujourd’hui.

La construction de l’État turc moderne s’est nourrie de la persécution des minorités religieuses et ethniques. Les minorités chrétiennes ont été éliminées les premières. Puis vint le tour de celles qui furent considérées comme incompatibles avec l’identité nationale fondée sur le sunnisme et la turcité.

Ainsi, une violente campagne antisémite aboutit à l’expulsion des Juifs de Thrace en 1934. Progressivement, les minorités religieuses issues de l’islam subirent elles aussi la persécution : chiites, alaouites et alévis. N’oublions pas les massacres commis contre les communautés alévis de Sivas en juillet 1993 et de plusieurs quartiers d’Istanbul en mars 1995.

Enfin, comment oublier le destin funeste du peuple kurde, auquel le traité de Sèvres promettait un territoire autonome au sein duquel seraient reconnus des droits pour la minorité assyro-chaldéenne ? Son article 62 prévoyait en effet que sa mise en œuvre devait « comporter des garanties complètes pour la protection des Assyro-Chaldéens et autres minorités ethniques ou religieuses dans l’intérieur de ces régions ».

On sait ce qu’il advint de ce traité, que la France et le Royaume-Uni s’empressèrent de remplacer par celui de Lausanne, signé en 1923, qui organisa leur tutelle sur les possessions ottomanes au Proche-Orient et abandonna l’Arménie et les Kurdes à leur triste sort.

Pis, ce traité permit la réalisation de ce que la partie turque qualifia de « stabilisation de l’homogénéité ethno-religieuse » et qui se traduisit dans les faits par l’expulsion d’un million et demi de Grecs de Turquie. Un tiers d’entre eux moururent avant d’atteindre les côtes grecques. Ce génocide des Grecs de Turquie ne doit pas non plus être oublié.

Mme Valérie Boyer. C’est vrai !

M. Pierre Ouzoulias. Le traité de Lausanne a posé les bases de l’identité religieuse et ethnique du nouvel État turc. Un ministre de la justice de Mustafa Kemal Atatürk déclarait en 1930 « que tous, les amis, les ennemis et les montagnes sachent bien que le maître de ce pays, c’est le Turc. Ceux qui ne sont pas de purs Turcs n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque : c’est le droit d’être le serviteur, c’est le droit à l’esclavage ».

La France accepta tout, jusqu’à l’opprobre de céder à la Turquie, en juin 1939, le sandjak d’Alexandrette qui appartenait au territoire de la Syrie placée sous son mandat. Les 50 000 Arméniens, Grecs et Assyriens qui y vivaient prirent eux aussi le chemin de l’exil.

Dans votre proposition de résolution, chers collègues, vous écrivez que « la France [a un] devoir historique et moral de protection des minorités chrétiennes d’Orient ». L’histoire nous enseigne malheureusement qu’elle ne l’a assumé que lorsqu’il pouvait satisfaire ses ambitions géopolitiques. Ce pragmatisme sans scrupule a considérablement affaibli ces communautés et en tout premier lieu celle des Assyro-Chaldéens, sans doute parce que la diversité de ses composantes, linguistiques, religieuses et ethniques la rendait encore plus fragile.

Mme Valérie Boyer. C’est vrai.

M. Pierre Ouzoulias. Minoritaires parmi les minorités, persécutés parmi les persécutés et oubliés parmi les oubliés, les Assyro-Chaldéens n’ont cessé de subir les conséquences des bouleversements de l’histoire tumultueuse du Proche-Orient. La France, en reconnaissant le génocide arménien, qui ne concerne pas seulement les Arméniens, ne les a pas ignorés. Le mérite de cette proposition de résolution est de les associer plus distinctement à l’hommage rendu à tous les morts du génocide. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER, UC et Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Bonneau. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. François Bonneau. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour commencer, j’adresse une pensée, de la part de notre groupe, à toutes les victimes des terribles tremblements de terre survenus en Turquie et en Syrie. Les drames humains qui se déroulent actuellement au cœur de l’hiver sont terribles.

Dans son ouvrage daté de 1920, Les Assyro-Chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs, Joseph Naayem, un ancien aumônier des prisonniers de guerre alliés en Turquie et officier de l’instruction publique, transcrit les témoignages non seulement des victimes des atrocités de l’Empire ottoman, mais également des témoins oculaires.

Alors que le tribunal de la Conférence de la Paix allait se prononcer sur le sort de cet empire déchu, son objectif était de faire connaître aux juges et à l’opinion publique l’asservissement, depuis des siècles, de chrétiens en Arménie, en Asie Mineure et en Syrie. En apportant ces témoignages, Joseph Naayem a souhaité graver dans le marbre la mémoire d’un peuple oublié.

Il dit notamment : « J’ai à cœur d’établir le martyrologe d’un petit peuple, le plus intéressant, mais en même temps le plus abandonné, issu d’un grand empire de la plus ancienne civilisation du monde, dont le pays fut, comme l’Arménie, le théâtre des abominations turques dont les hommes furent tragiquement assassinés, les femmes, les enfants et les vieillards déportés au désert, pillés, martyrisés, soumis aux pires outrages. Ce peuple, c’est le peuple assyro-chaldéen. »

Durant la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman décimait les populations arméniennes et les Assyro-Chaldéens, se rendant coupable de crimes contre l’humanité. Alors que l’un a été reconnu comme un génocide par la loi du 19 janvier 2001, la reconnaissance de l’autre est toujours suspendue, plus de cent ans après les faits.

La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 est pourtant claire à ce sujet : un génocide doit répondre à plusieurs critères, énumérés dans son article 2. Il est reconnu dans le cas d’« actes, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Il peut s’agir d’un meurtre, d’une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale, d’une soumission intentionnelle ou encore d’un transfert forcé d’enfants.

Exodes, famines, déportations, viols, enlèvements, acculturation ou encore conversions forcées, voilà ce qu’ont subi les victimes assyro-chaldéennes de 1915 à 1918.

Les massacres se déroulaient dans un périmètre très vaste : en Anatolie orientale, en Perse et dans la province de Mossoul, c’est-à-dire dans des lieux identiques à ceux où périssaient les Arméniens.

Dans les deux cas, les nationalistes turcs souhaitaient éliminer les groupes non turcs et non musulmans de zones géographiques trop sensibles en les exterminant, en les dispersant ou en les déportant, afin d’homogénéiser l’Empire. Nul doute n’est permis : il s’agit bien d’un génocide.

Nous sommes la France, le pays des droits universels, des droits de l’homme et du citoyen. Il y va de notre héritage, il y va de notre honneur de reconnaître ce génocide, en dehors de toute autre considération vis-à-vis du pays qui nie ces faits. Reconnaître publiquement et officiellement est une manière de ne pas occulter ces drames et ces massacres perpétrés à l’encontre de ces grands oubliés dans l’ombre des victimes arméniennes.

Alors que les yeux du monde étaient tournés sur les événements de la Première Guerre mondiale en Europe, l’Empire ottoman a assurément su profiter de la conjoncture pour se débarrasser de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui ne demandaient qu’à vivre sur ce sol, comme leurs ancêtres depuis des temps immémoriaux.

Sous la Turquie de Mustapha Kemal, les communautés assyro-chaldéennes ont été marginalisées. Ces questions ne pouvaient émerger au niveau collectif ou sur le plan politique en raison du nationalisme ambiant, turc comme arabe. Ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’un débat s’est ouvert sur ces massacres, par le biais des enfants et des petits-enfants de la diaspora. Les autorités turques actuelles, issues de l’ancien Empire ottoman, refusent d’admettre leurs responsabilités et leurs actions génocidaires face à des minorités culturelles et religieuses.

S’il est toujours nié par Ankara, au même titre que le génocide arménien, le massacre des Assyro-Chaldéens est aujourd’hui reconnu par la Suède, par le Parlement néerlandais, par l’Australie, par l’Arménie ainsi que par le Vatican.

En 2023, il n’est plus acceptable que l’État turc refuse de se confronter à cette cruelle réalité historique, celle qui a coûté la vie à plus de 250 000 Assyro-Chaldéens en trois ans et réduit en esclavage des milliers d’autres.

L’heure est venue d’une reconnaissance officielle de ces crimes pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire un génocide. Cette reconnaissance est indispensable et pourra permettre de créer une lame de fond, afin qu’un jour le gouvernement turc l’admette à son tour. L’histoire des nations est bâtie de faits glorieux et hideux, il est de la grandeur d’un peuple de l’admettre.

Il est triste de constater que l’histoire est bien souvent cyclique pour les minorités ; elle se répète. L’hostilité à l’égard de ces populations reste prégnante dans ces régions. À titre d’exemple, l’engagement politique et militaire de la Turquie avec l’Azerbaïdjan contre les Arméniens au Haut-Karabakh a mis à nu le passé et a révélé la manière, particulièrement grave, dont sont traitées les minorités chrétiennes.

Comment ne pas rapprocher le massacre des Assyro-Chaldéens du XXe siècle des tueries meurtrières des chrétiens et des yézidis d’Irak et de Syrie par Daech ces dernières années ? Les motivations et le contexte politiques sont certes différents, mais les conséquences sont similaires : des événements laissant des milliers de morts et qui ont ébranlé les fondements mêmes de la vie de l’ensemble de ces communautés.

Dans ces deux cas, des groupes minoritaires religieux ont été ciblés de manière systématique en raison de leur foi et ont été soumis à des violences extrêmes. Ils ont été condamnés sans autre issue que celle de fuir ou de mourir.

La reconnaissance du massacre des Assyro-Chaldéens en tant que génocide et la condamnation des actes de Daech contre les populations chrétiennes et yézidies sont des premiers pas importants pour faire face à ces crimes contre l’humanité et pour prévenir leur répétition à l’avenir.

Oui, cela fait plus d’un siècle, mais ne nous disons pas qu’il est trop tard, car ce serait une erreur, une nouvelle erreur. Il n’est jamais trop tard pour rendre hommage aux victimes. En reconnaissant l’existence du génocide, nous honorons leur mémoire et leur sacrifice, leur permettant ainsi de maintenir leur identité culturelle et religieuse.

Il n’est jamais trop tard pour préserver l’histoire. En reconnaissant le génocide, nous nous assurons que ses leçons ne sont pas effacées et que les drames du passé ne finiront pas dans l’oubli.

Il n’est jamais trop tard pour offrir une justice aux victimes. Reconnaître le génocide, c’est en quelque sorte apporter une forme de réparation pour la souffrance et les sacrifices du peuple assyro-chaldéen.

En somme, il n’est jamais trop tard pour éveiller les consciences. La reconnaissance ne pourra que sensibiliser l’opinion publique aux causes et aux conséquences de ces tragédies et inciter d’autres pays à prendre des mesures en ce sens.

La démarche engagée par Mme la sénatrice Valérie Boyer et M. le président Bruno Retailleau est importante. Il ne s’agit pas de procéder à une réécriture de l’histoire, mais de reconnaître, de mettre les mots sur la vague meurtrière qui s’est abattue sur ce peuple chrétien du Proche-Orient. Le groupe Union Centriste, dans sa très grande majorité, votera pour la proposition de résolution.

Mes chers collègues, je ne peux que vous encourager à soutenir ce texte. Il ne s’agit pas d’un simple vote, mais d’un acte réparateur, d’un acte de justice pour se souvenir de ce génocide trop souvent oublié. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, INDEP, Les Républicains, GEST, SER et CRCE.)