M. le président. La parole est à Mme Mélanie Vogel. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST et sur des travées du groupe SER. – Mme Laurence Cohen applaudit également.)

Mme Mélanie Vogel. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, alors que nous nous prononçons aujourd’hui de nouveau sur l’introduction du droit à l’IVG dans la Constitution, je souhaite d’abord saluer le travail de l’Assemblée nationale – ce vote qui a rendu si fiers les Françaises et les Français – et le sens de l’intérêt général qui a été celui de Mathilde Panot, d’Aurore Bergé et de toutes celles et tous ceux qui, à gauche comme à droite, ont su se rassembler autour d’un impératif bien plus grand que nos désaccords politiques.

La loi Veil, que tant d’entre nous ont évoquée ici, et dont il sera encore question au cours du débat, point de départ de l’accès des femmes au droit à l’avortement en France, a nécessité, comme tant d’autres victoires politiques, la réunion de trois éléments.

Le premier est la mobilisation des féministes qui, comme toujours, des années durant et depuis des décennies, ont battu le pavé et mis leur vie en danger pour sauver tant d’autres de l’horreur et pour imposer la reconnaissance de ce dû le plus fondamental, celui que nous avons à disposer de nos corps, à contrôler notre fécondité et, plus largement, à maîtriser nos vies.

Le deuxième élément est la détermination et la responsabilité de la gauche, une gauche qui a su, à un moment donné de l’histoire et quand bien même la loi Veil était loin, bien loin, de notre idéal rendre possible l’imparfaite, mais nécessaire victoire.

Le troisième élément – et c’est profondément de cela, au fond, dont il est question aujourd’hui – est la dignité d’une certaine partie de la droite qui, en dépit des pressions, du conservatisme et de l’idéologie violemment sexiste et misogyne qui pétrissaient alors une bonne partie de ses rangs, s’est alliée à un combat dont aucun digne représentant de la Nation ne pouvait continuer à freiner l’aboutissement.

Nous sommes, aujourd’hui, dans une situation foncièrement similaire.

Parce qu’elle est tant attachée à ce qui constitue l’une des conditions les plus fondamentales de l’égal accès à la citoyenneté, la population française, à hauteur de 86 %, souhaite voir le droit à l’IVG entrer dans la Constitution.

Parmi ces 86 % se trouvent nombre de vos filles, de vos petites-filles et de leurs amis. Ce sont toutes celles et tous ceux qui savent dans leur chair que, quand il s’agit d’IVG, aucune protection n’est superflue et qu’il vaut toujours mieux trembler d’une main pour protéger des droits que se tétaniser pour refuser de le faire. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.) Pas pour le symbole ou l’esthétique, mais en raison de la responsabilité immense conférée par la conscience aiguë que nous avons des menaces qui planent toujours sur les droits des femmes et de la force de ce message d’espérance que la France peut aujourd’hui envoyer au monde entier.

Si la France n’est pas un pays magique, protégé de la marche du monde, immunisé contre les reculs, elle est aujourd’hui un pays tout particulier.

Un pays que regardent non pas seulement les Américaines, mais aussi les Polonaises, les Maltaises, les Hongroises, les Allemandes, les Italiennes, les Iraniennes, les Chiliennes.

Un pays qui peut, dans cette période si sombre pour les droits des femmes, tracer enfin un chemin d’espoir et de progrès.

Je ne sais pas, mes chers collègues, combien d’entre vous choisiront tel ou tel camp. Mais je sais profondément une chose, comme beaucoup le savent ici intimement : ceux qui voteront aujourd’hui en faveur de l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution n’auront jamais honte de leur vote,… (M. Stéphane Ravier sesclaffe.)

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. Les autres non plus !

Mme Mélanie Vogel. … notamment quand viendra le jour où, grâce à ce texte, le Conseil constitutionnel censurera une loi attaquant le droit à l’IVG. D’autres auront alors tout le mal du monde à expliquer à leurs petites-filles qu’ils ont tout fait pour ne pas les protéger ! (Protestations sur des travées du groupe Les Républicains.)

Pour ce qui nous concerne, comme dans tous les moments de bascule de l’histoire, nous saurons toujours où est notre responsabilité. Nous sommes prêtes et prêts à voter un texte qui, même s’il devait ne pas nous satisfaire pleinement à l’issue de nos débats, permettrait de poursuivre l’avancée de notre pays vers cette grande victoire : protéger un droit avant qu’il ne soit menacé. Car, quand tel sera le cas, il sera trop tard pour agir ! (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Xavier Iacovelli.

M. Xavier Iacovelli. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 19 octobre dernier, le Sénat rejetait la proposition de loi constitutionnelle de notre collègue Mélanie Vogel visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception.

Outre les arguments avancés lors de ces débats, sur lesquels je ne reviendrai pas, nous retiendrons de ce vote le signal malheureux envoyé à nos concitoyens, particulièrement aux femmes.

Ne soyons pas sourds à leur demande : ils nous regardent.

Aujourd’hui, le droit à l’IVG est remis en cause dans le monde : c’est un fait. Depuis l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, treize États américains ont rendu l’avortement illégal et cinq en ont limité l’accès – et cela en moins d’un an ! Au sein même de l’Union européenne, les menaces qui pèsent sur ce droit sont visibles. Pour reprendre l’exemple cité par M. le garde des sceaux, en Hongrie, on oblige désormais les femmes qui souhaitent avorter à écouter le cœur du fœtus.

Il est donc légitime de s’interroger sur l’avenir en France du droit à l’IVG.

Comme à l’occasion de la Marche pour la vie du 22 janvier dernier ou du récent colloque anti-IVG parrainé par notre malheureux collègue Stéphane Ravier, …

M. Stéphane Ravier. Pourquoi malheureux ?

M. Xavier Iacovelli. … les militants anti-avortement continuent d’utiliser tous les moyens pour diffuser leur idéologie rétrograde et pernicieuse.

Vous l’avez rappelé, monsieur le garde des sceaux, un droit n’est jamais acquis – l’histoire nous le prouve –, surtout quand il bénéficie aux femmes ou aux enfants.

Malgré cela, en dépit des solides arguments avancés, nous n’avons pas réussi à obtenir une majorité en octobre dernier pour protéger et garantir le droit à l’interruption volontaire de grossesse, en l’inscrivant dans notre Constitution.

Qu’attendons-nous, mes chers collègues ?

Ne nous trompons pas de débat : il s’agit bien ici d’empêcher un retour en arrière qui suscite la crainte d’un bon nombre de nos concitoyens. Nous avons de nouveau l’occasion de voter en ce sens, saisissons-la !

En constitutionnalisant le droit à l’IVG, notre pays ferait œuvre de pionnier en la matière. Ne sous-estimons pas la puissante portée symbolique d’un tel acte vis-à-vis de l’Occident.

Fidèle à sa vocation universaliste, la France enverrait un message fort aux pays où le droit à l’avortement est bafoué ou inexistant. Elle défend vigoureusement sur la scène internationale les droits des femmes ; alors, allons plus loin !

Je tiens à saluer notre collègue Philippe Bas qui, dans un esprit constructif, propose de réécrire l’article unique dans le prolongement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Bien que son amendement prévoie que la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse, il ne consacre pas pour autant le droit à l’IVG comme un droit autonome.

Pour aller plus loin, mes chers collègues, j’ai déposé un sous-amendement dont l’adoption constituerait, selon moi, une avancée rédactionnelle significative, notamment en faisant apparaître les notions d’effectivité et de libre accès à ce droit.

Rien ne s’oppose au rehaussement du niveau de protection du droit à l’IVG. La Constitution, par référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946, et au travers de ses articles 1er et 66-1, reconnaît d’ores et déjà une série de droits et libertés fondamentaux.

Contrairement à ce vous affirmez, madame la rapporteur, l’inscription dans notre loi fondamentale d’un droit garanti depuis près de cinquante ans ne semble pas constituer un « changement de nature de la Constitution dommageable ».

Nous sommes nombreux dans cet hémicycle à considérer que la constitutionnalisation du droit à l’IVG serait parfaitement compatible avec notre tradition juridique.

C’est pourquoi une large majorité de sénateurs du groupe RDPI soutiendra ce texte, au nom des droits des femmes, de leur droit à disposer de leur corps et tout simplement au nom de leur liberté. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI et sur des travées du groupe GEST. – M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de La Gontrie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « n’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Voilà ce que déclarait Simone de Beauvoir il y a un demi-siècle.

Rappelons-nous le long chemin parcouru, la lutte âpre et parfois violente que les femmes ont menée pour obtenir, par la première loi Veil du 17 janvier 1975, la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse.

N’oublions pas toutes ces femmes criminalisées pour avoir avorté ou pour avoir aidé d’autres à le faire. N’oublions pas toutes celles qui sont mortes faute d’avoir eu accès à des conditions dignes pour pratiquer un avortement. La constitutionnalisation de l’IVG s’inscrit dans cette longue histoire des luttes des femmes pour leurs droits.

Cela a été rappelé, notre Constitution est la règle la plus élevée de l’ordre juridique, elle organise notre vie institutionnelle, mais elle définit aussi les valeurs et principes qui fondent la communauté politique ; elle traduit notre contrat social.

Pour le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies, « l’égalité de genre impose […] de tenir compte des besoins de santé des femmes, qui diffèrent de ceux des hommes ». Si ce principe avait été connu des rédacteurs du préambule de la Constitution de 1946, son article 3 qui garantit aux femmes des droits égaux à ceux des hommes aurait consacré la liberté reproductive spécifique des femmes.

La liberté reproductive des femmes est la condition de l’égalité entre les sexes et doit figurer à ce titre dans le texte qui fonde notre communauté.

Ce serait notre fierté et notre honneur que d’être le premier pays au monde à inscrire dans sa Constitution le droit des femmes à disposer de leur corps.

Ce combat, mené par la gauche depuis longtemps, est aujourd’hui partagé par plus de 80 % des Français, qui y sont favorables, toutes convictions politiques et religieuses confondues.

Pourtant, certains pensent qu’il serait inutile de protéger le droit à l’IVG au motif que la législation actuelle le protégerait déjà suffisamment. Mais, comme l’a dit précédemment le garde des sceaux, ne sera-t-il pas alors trop tard pour légiférer si des forces rétrogrades prennent le pouvoir et décident de s’attaquer à ce droit ?

N’avez-vous pas vu les manifestations hostiles au droit à l’avortement qui se sont tenues au cours des derniers mois, notamment dans les rues de Paris il y a quelques jours, rassemblant plusieurs milliers de personnes ?

D’autres affirment que le droit à l’IVG serait déjà garanti constitutionnellement au titre des libertés fondamentales : cela résulte, selon nous, d’une incompréhension. Si le Conseil constitutionnel n’a pas conclu à une inconstitutionnalité depuis sa décision initiale sur la loi Veil en 1975, puis pour chacune de ses modifications législatives, il n’a cependant jamais formellement reconnu l’IVG comme un droit fondamental.

Ces lois ont été validées au motif qu’elles respectaient un équilibre entre, d’une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation, et, d’autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article II de la Déclaration de 1789, mais sans conférer pour autant une protection autonome au droit à l’IVG. La constitutionnalisation de l’IVG conférerait évidemment à ce droit une protection plus forte.

Certains avancent que cela ne résoudrait pas l’effectivité de l’accès à l’IVG sur l’ensemble du territoire. C’est pourquoi la rédaction proposée dans ce texte mentionne explicitement ce point.

Mais pourquoi opposer la constitutionnalisation de l’IVG et la question de son accès ? Ne pourrait-on pas, à la fois, améliorer l’accès à l’IVG sur l’ensemble du territoire et donner une protection supplémentaire à ce droit, en le constitutionnalisant ?

D’autres qualifient d’inutile cette constitutionnalisation au motif qu’il n’existerait aucun risque de remise en cause de ce droit dans notre pays, alors que nous assistons à un tel mouvement en Europe et aux États-Unis. Dire cela, c’est penser que la France serait une sorte d’îlot protecteur et protégé dans une Europe et un monde qui, concernant l’ensemble des droits fondamentaux, vacillent.

Avec le même raisonnement, nous aurions dû nous opposer à la constitutionnalisation de l’abolition de la peine de mort, puisque les engagements internationaux de la France rendaient ce retour en arrière impossible.

J’ajouterai un mot, enfin, sur la proposition de notre collègue Philippe Bas qui s’engage dans cette constitutionnalisation avec une rédaction différente, qu’il nous a détaillée.

Cette rédaction présente selon nous deux faiblesses.

Tout d’abord, elle n’est pas conforme au dispositif retenu à l’Assemblée nationale et ne permet pas à ce stade de vote conforme de la proposition de loi constitutionnelle.

Ensuite, le terme retenu est « liberté », au lieu de « droit ». Or, je le dis à M. Bas comme à vous tous, mes chers collègues, l’IVG n’est pas seulement une liberté ; pour nous, c’est un droit. (Mme Patricia Schillinger applaudit.)

Pour autant, la rédaction proposée par notre collègue a pour vertu de s’engager sur le chemin de la constitutionnalisation. Au fond, rappelons-nous que la première loi Veil n’a pu être adoptée que grâce à un travail transpartisan et à la participation des groupes de gauche, qui avaient accepté de larges concessions.

Considérons cette démarche lancée par Philippe Bas comme un appel au consensus et à la construction transpartisane. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain la soutiendra : elle est positive, même si elle est imparfaite.

Monsieur le garde des sceaux, je reprendrai à mon compte les propos de Philippe Bas. Vous avez fait état d’une analyse très fournie et intéressante, mais nous avons envie de vous voir concrétiser cette analyse dans une rédaction qui serait celle du Gouvernement. Nous vous donnons rendez-vous à cette fin !

M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Ce soir, je le dis solennellement, mes chers collègues, le Sénat a rendez-vous avec son histoire, avec l’histoire du droit des femmes. Celles-ci vous attendent ; ne les décevez pas ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE, GEST et RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen.

Mme Laurence Cohen. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, Gisèle Halimi affirmait déjà en 1973 : « Il y a dans le droit d’avortement de la femme une revendication élémentaire, physique, de liberté. »

Plusieurs d’entre vous, mes chers collègues, ont dit que ce droit existait et qu’il était reconnu depuis la loi Veil du 17 janvier 1975, à la suite des mobilisations de femmes, d’associations féministes, de syndicalistes et de partis politiques progressistes. Alors, pourquoi vouloir le faire entrer dans la Constitution ?

Il est indéniable qu’en 2023 l’avortement continue de rencontrer une opposition certaine, que nous vivons également dans cet hémicycle. Quand il s’agit de faire progresser les droits des femmes, des voix s’élèvent toujours pour exiger de les encadrer, voire de les limiter, surtout lorsqu’il s’agit de la liberté d’avoir ou non un enfant ! Cette situation se retrouve en France, en Europe et dans le monde.

En plus de ces blocages idéologiques, j’ai déjà eu l’occasion de décrire, ici même, les embûches matérielles qui entravent le droit à l’avortement dans notre pays : fermeture des centres de contraception et d’interruption volontaire de grossesse, manque de personnels pratiquant l’IVG, tarification à l’activité, double clause de conscience…

Les femmes les plus touchées par ces embûches sont évidemment les femmes précaires, qui laissent passer le délai légal et n’ont pas la possibilité d’aller à l’étranger. C’est une petite musique que l’on connaît bien et qui présente quelques similitudes avec les années 1970 !

J’espère donc que le Sénat va se saisir, cette fois-ci, de la présente proposition de loi pour consolider ce droit à l’IVG si chèrement acquis. Le constitutionnaliser est une opportunité qu’il faut saisir.

En effet, si le Conseil constitutionnel a toujours jugé les lois relatives à l’interruption volontaire de grossesse conformes à la Constitution, il n’a pour autant jamais consacré ce droit sous la forme d’un droit fondamental. Ainsi, l’IVG ne bénéficie que d’une protection législative, et non constitutionnelle. Aujourd’hui, une loi qui porterait atteinte au droit à l’IVG ne serait pas censurée.

Mes chers collègues, la volonté de constitutionnaliser le droit à l’avortement n’est pas nouvelle. Elle ne date pas de la décision de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin 2022. Cela fait onze ans, depuis 2012, que le parti communiste porte cette idée et le groupe CRCE a déposé une proposition de loi en ce sens dès 2017.

Nous le répétons, et comme nous l’avions soutenu récemment lors de l’examen de la proposition de loi constitutionnelle déposée par notre collègue Mélanie Vogel, dont nous étions cosignataires, il est grand temps de conférer à l’interruption volontaire de grossesse le statut de droit fondamental et de l’inscrire dans la Constitution afin de s’assurer que l’accès à l’IVG ne puisse être affaibli, voire supprimé, par des dispositions législatives.

Pour y parvenir, il faut émettre un vote conforme sur la proposition de loi adoptée à l’Assemblée nationale, ce qui, au vu du rapport de force, semble quelque peu incertain.

Néanmoins, depuis octobre dernier et le rejet au Sénat d’une première proposition de loi constitutionnelle, les débats traversant la société ont peut-être contribué à faire évoluer certaines positions. C’est ainsi que notre collègue Philippe Bas souhaite faire bouger les lignes : il a déposé un amendement qui porte sur l’article 34 de la Constitution, comme le défendait le groupe CRCE.

Les termes de cet amendement – « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. » – nous posent question et nous inquiètent quant à la possible latitude laissée au législateur de revenir sur certaines avancées, notamment en raison de la substitution du mot « droit » par le mot « liberté ».

Cela étant, nous sommes conscients que ledit amendement, s’il était adopté, représenterait une ouverture permettant à la proposition de loi constitutionnelle de poursuivre son parcours législatif.

Notre groupe ne fera donc rien pour bloquer un tant soit peu ce texte, mais nous souhaitons, si l’amendement était voté, qu’il soit rédigé de manière différente, en incluant le mot « droit » – pour nous, c’est un point extrêmement important.

Mes chers collègues, comme nous y invitent les associations féministes, dont certaines sont ici présentes et que je salue, soyons le premier pays garantissant le droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution.

Je fais mien l’appel d’Osez le féminisme ! d’octobre dernier : « Nous appelons la France à être pionnière dans la protection du droit à l’avortement, en devenant le premier pays à constitutionnaliser ce droit fondamental, donnant ainsi un message d’espoir pour les femmes de ce monde qui se battent pour leurs droits et pour le respect de leur corps et de leur santé. » (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER, GEST et RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Loïc Hervé. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Loïc Hervé. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous sommes réunis ce soir afin d’examiner, pour la deuxième fois en trois mois – sans compter les nombreux textes déposés sur les bureaux respectifs de nos deux assemblées –, une nouvelle proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse.

Sur l’initiative de notre collègue députée Mathilde Panot, ce texte, après avoir été réécrit, fut adopté par l’Assemblée nationale en première lecture à une très large majorité le 24 novembre 2021.

Quelques semaines auparavant, la proposition de loi constitutionnelle de notre collègue Mélanie Vogel nous était présentée. Elle prévoyait, outre l’interruption volontaire de grossesse, d’inscrire également dans le « marbre » constitutionnel la garantie du droit à la contraception.

Je tiens à remercier notre rapporteur, Agnès Canayer, qui, dans la continuité de son précédent rapport, a de nouveau fait preuve d’une grande sagesse dans la manière d’aborder ce sujet délicat, à la fois politique et sociétal, renvoyant aux convictions intimes et à l’histoire de chacun et chacune d’entre nous.

La genèse de cette multiplication de textes, c’est bien évidemment l’actualité américaine ou plutôt l’actualité d’une juridiction, la Cour suprême des États-Unis. C’est cette actualité qui nous conduit à examiner en si peu de temps deux propositions de loi ayant le même objectif.

En effet, le 24 juin 2022, l’arrêt Dobbs v. Jackson Womens Health Organization venait opérer une modification de l’arrêt Roe v. Wade du 22 janvier 1973. Ce dernier avait fondé une protection fédérale, sous le contrôle de la Cour suprême, du droit à l’avortement sur le fondement du quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel dispose notamment qu’aucun État « ne privera quiconque de la vie, de la liberté ou de la propriété, sans procédure légale régulière ». Désormais, il appartient à chaque État fédéré américain de légiférer sur l’interdiction ou non du recours à l’interruption volontaire de grossesse.

Ai-je besoin, mes chers collègues, de vous rappeler la première partie de l’article 1er de notre Constitution ? « La France est une République indivisible […] » : cela signifie que notre pays n’est pas une fédération, que le législateur national dispose d’une plénitude de compétences et que les lois sont les mêmes pour l’ensemble de nos concitoyens, partout sur le territoire national. Je ne vois donc là aucune comparaison possible avec le texte de la Constitution américaine.

Comme notre rapporteur nous l’a rappelé en commission des lois, notre arsenal juridique est suffisamment solide concernant l’IVG. En témoigne la loi du 17 janvier 1975 portée par Simone Veil, alors ministre de la santé, relative à l’interruption volontaire de la grossesse. Ses dispositions n’ont jamais cessé d’être renforcées par le législateur – allongements successifs des délais, élargissement des praticiens pouvant pratiquer des IVG, etc. – et confortées par le juge constitutionnel.

Au-delà de cette intégration pleine et entière dans notre patrimoine juridique, auquel le Sénat est fortement attaché, force est de constater aujourd’hui qu’aucun parti, y compris aux extrêmes de l’échiquier politique, n’a jamais appelé à remettre en cause le principe de l’IVG. On peut d’ailleurs en trouver une illustration dans le vote de l’Assemblée nationale, le 24 novembre : pas moins de 38 députés du groupe Rassemblement national ont voté l’inscription de ce droit dans la Constitution. (M. Stéphane Ravier sexclame.)

Avant de constitutionnaliser un tel droit, je pense qu’il est nécessaire de regarder la façon dont il est mis en œuvre sur le terrain, au quotidien. Malheureusement, à l’heure de la désertification médicale, l’accès à l’IVG est rendu parfois très difficile pour un certain nombre de femmes sur le territoire national.

La délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat, à laquelle je m’honore d’appartenir, avait déjà souligné, sur l’initiative de sa présidente Annick Billon, ce problème d’effectivité dans un rapport d’information de 2015 intitulé Femmes et santé : les enjeux daujourdhui.

Insister aujourd’hui, en constitutionnalisant ce droit, sur « l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse », comme le prévoit l’article unique de cette proposition de loi, s’apparenterait à un leurre. En effet, sept ans après la publication de ce rapport d’information de la délégation, la situation n’a guère évolué.

Je dirai, avant de conclure, un mot d’ordre procédural sur l’amendement proposé par notre collègue Philippe Bas. Je l’ai souligné en commission, si cet amendement qui prévoit une nouvelle rédaction et une imputation différente dans la Constitution ne change rien en termes de procédure parlementaire, une proposition de loi constitutionnelle adoptée dans des termes conformes par les deux chambres conduirait le Président de la République à convoquer un référendum, ou pas. Il n’y a pas d’autre issue possible pour cette discussion parlementaire !

Le groupe Union Centriste pratique la liberté de vote de manière générale, a fortiori sur des sujets dits de société. Ainsi, certains de ses membres soutiendront ce texte, comme ils l’ont fait pour la proposition de loi de Mélanie Vogel, quand d’autres s’abstiendront ou ne prendront pas part au vote, mais la plupart voteront contre l’amendement de Philippe Bas et contre la rédaction issue de l’Assemblée nationale, suivant en cela l’avis de la commission des lois du Sénat. (Applaudissements sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Corinne Imbert. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Corinne Imbert. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, après l’examen en octobre dernier de la proposition de loi constitutionnelle déposée par notre collègue Mélanie Vogel, nous voilà de nouveau réunis pour débattre de la question de la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse.

Je tiens à préciser que le débat d’aujourd’hui doit être uniquement centré sur cette question : l’inscription ou pas du droit à l’IVG dans la Constitution.

Là où certains seraient tentés d’opposer progressistes vertueux et conservateurs arriérés, je veux rappeler, afin d’éviter certains raccourcis qui ne seraient pas dignes de la qualité des débats devant prévaloir au sein de cet hémicycle, que l’interruption volontaire de grossesse a été votée grâce à la loi Veil pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, président de droite. (Très bien ! et applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Lorsque cette thématique est arrivée dans le débat public, j’ai tenté de me poser objectivement les bonnes questions afin d’obtenir des réponses qui dépassent le simple réflexe partisan. Quel est le rôle de la Constitution ? Le droit à l’interruption volontaire de grossesse est-il en danger dans notre pays ? L’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution représente-t-elle une véritable protection supplémentaire dans la défense de ce droit ?

Tout d’abord, je pense que le rôle fondamental de la Constitution est de donner la philosophie générale – j’insiste sur ce dernier terme – qui doit présider à la direction de notre pays : forme de l’État, organisation des institutions, règles de production des normes, interactions entre les différents pouvoirs. Je ne crois pas que son rôle soit d’être bavarde, car paradoxalement cela risquerait de l’affaiblir.

Si l’on tombe dans un inventaire à la Prévert de l’ensemble des droits auxquels peuvent prétendre nos concitoyens, alors le risque d’insatisfaction permanente nous guette. Nous devons, au contraire, être les garants de la Constitution.