M. le président. La parole est à Mme Françoise Gatel.

Mme Françoise Gatel. Je salue, sans ironie aucune, l’initiative de nos collègues du groupe CRCE visant à évoquer la dérive de manifestations en affrontements que notre pays – vous avez raison, madame la présidente Assassi – ne peut plus supporter. Je crains toutefois de vous déplaire en exposant l’avis que je formulerai tout à l’heure.

Le texte proposé comprend deux volets principaux : la réflexion sur la mise en œuvre de mesures alternatives à l’usage de la force dans les opérations de maintien de l’ordre et l’interdiction des lanceurs de balles de défense dans ce même cadre.

Depuis quelque temps, dans le sillage des manifestations liées à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à la loi Travail et, plus récemment, du mouvement dit des « gilets jaunes », l’État est confronté à une augmentation significative des violences. Parfois très agressives, ces violences visant les biens, voire les symboles de la République, mais aussi les forces de l’ordre sont devenues récurrentes et, par moments, très provocatrices. Elles sont souvent le fait d’individus qui instrumentalisent dangereusement le droit à manifester et qui nuisent, par leurs actes, à l’image de ceux et celles qui expriment très légitimement, en manifestant, leurs revendications et opinions.

Cette situation préoccupante conduit à s’interroger sur l’adéquation entre les pratiques actuelles du maintien de l’ordre pour prévenir les débordements et la nécessaire garantie du libre exercice du droit de manifester, eu égard à ce que je définirai comme la professionnalisation de l’affrontement violent et qui s’apparente à une forme de guérilla urbaine. Cette réflexion sur l’organisation des opérations doit naturellement intégrer une attention particulière aux conditions de l’octroi de l’habilitation à user de cette arme, notamment en termes de formation initiale, mais aussi quant à l’exigence de tirs d’entraînement par la suite, qui paraissent aujourd’hui assez insuffisants. Cependant, une telle réflexion nécessite du temps, et les conclusions ne peuvent être déduites avant l’aboutissement de cette évaluation. Je ne doute d’ailleurs pas, monsieur le secrétaire d’État, que face à la récurrence, à l’évolution de ces affrontements violents et de leurs formes, le Gouvernement n’ait déjà engagé une démarche d’évaluation.

Le deuxième volet de cette proposition de loi porte sur l’interdiction de l’usage des lanceurs de balles de défense. Il convient de rappeler que les lanceurs de balles de défense constituent une arme de force intermédiaire à l’usage strictement encadré. Ils visent non le manifestant que je qualifierai « d’ordinaire », mais celui que j’appellerai le « fauteur de troubles ».

L’usage de cette arme est conditionné à une absolue nécessité et à un déploiement proportionné. Ainsi, l’utilisation de ces armes, faut-il le rappeler, n’intervient que lors d’une situation extrêmement dégradée. Elle obéit à une procédure très spécifique.

Il s’agit d’une arme de riposte et de défense qui ne peut être employée que pour disperser un attroupement, après des sommations prononcées par des autorités habilitées ou, à titre dérogatoire, lors de situations d’urgence ou d’agressions violentes qu’il n’est pas besoin ici de décrire, compte tenu des nombreuses images et scènes d’agressions violentes des agents des forces de l’ordre.

Prévoir une interdiction de cette arme intermédiaire sans prévoir d’alternative est de nature à déstabiliser brutalement, soudainement et dangereusement l’organisation des opérations de maintien de l’ordre telles qu’elles existent aujourd’hui. En effet, retirer un échelon intermédiaire dans la palette des armes autorisées ferait forcément défaut dans la nécessaire gradation de la réponse que les forces de l’ordre se doivent d’apporter. On encourrait alors vraisemblablement deux écueils, qui sont le contraire de votre intention, madame la présidente Assassi : un risque de recours plus fréquent à une arme létale et une difficulté renforcée – et très sérieuse – à éviter le contact direct, souvent source de violences, entre forces de l’ordre et manifestants.

Enfin, il apparaît que la plupart des dispositions proposées, en particulier l’article 1er, relèvent non du domaine de la loi mais du domaine réglementaire.

Il nous semble que cette proposition de loi n’est pas de nature à répondre à l’objectif annoncé : l’apaisement de l’organisation du maintien de l’ordre. Elle ne saurait davantage répondre aux formes d’agressions violentes très organisées auxquelles nos forces de l’ordre doivent faire face. Je citerai l’exemple des stages de formation à la guérilla urbaine, organisés à Notre-Dame-des-Landes par des zadistes, et qui posent question.

Je voudrais redire ici le profond attachement des centristes au respect des libertés individuelles et, donc, du droit à manifester et, en même temps, notre soutien sans faille aux forces de l’ordre qui protègent nos libertés et les manifestants. Ces forces de l’ordre doivent, elles aussi, être protégées et disposer des moyens nécessaires à l’exercice de leur mission au service de la démocratie.

Vous l’aurez deviné, le groupe Union Centriste ne votera pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Louault applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Dany Wattebled.

M. Dany Wattebled. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la situation sociale particulière dans laquelle se trouve notre pays ainsi que la multiplication des violences et des exactions en marge des manifestations des « gilets jaunes » ont occasionné depuis plusieurs mois un usage plus important des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. La médiatisation de certains cas de blessures attribuées à l’utilisation de lanceurs de balles de défense, blessures que l’on ne peut que regretter, a conduit à une remise en cause de cette arme de force intermédiaire. Dès lors, s’interroger sur l’adéquation des dispositifs de maintien de l’ordre peut apparaître pertinent dans un contexte social et sécuritaire difficile.

La proposition de loi que nous examinons cet après-midi vise à interdire immédiatement l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre. Elle tend également à permettre une plus grande transparence des données relatives à l’usage des armes par les policiers : le lendemain de chaque manifestation durant laquelle les forces de l’ordre ont fait usage de leurs armes, le traitement relatif au suivi de l’usage des armes serait ainsi rendu accessible au public. Enfin, elle demande au Gouvernement la remise d’un rapport au Parlement qui serait « détaillé et documenté sur les avantages et les inconvénients de chaque type de doctrine au niveau européen, et sur les alternatives à mettre en œuvre dans notre pays pour pacifier le maintien de l’ordre dans le cadre des manifestations ».

Ce texte appelle toutefois un certain nombre de remarques.

En premier lieu, il présente des difficultés d’ordre juridique. La plupart des dispositions de la proposition de loi ne relèvent pas du domaine de la loi. Les conditions d’emploi des armes dans le cadre des opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre et la description des armes pouvant être employées sont définies par voie réglementaire. La liste des armes susceptibles d’être utilisées est ainsi fixée par décret.

En deuxième lieu, l’article 2, qui ouvre au public le traitement relatif à l’usage des armes, présente un danger. En effet, non seulement cette disposition soulève des difficultés en termes de protection des données personnelles, mais elle pourrait également conduire à divulguer des données relatives aux conditions d’intervention des forces de l’ordre, risquant alors de fragiliser leur action.

En dernier lieu, l’application de l’article 3, qui vise à repenser la doctrine française du maintien de l’ordre en s’inspirant des modèles mis en œuvre par d’autres pays européens nécessite des travaux d’une certaine ampleur. Aussi, le délai de deux mois ne semble pas raisonnablement suffisant. En outre, notre doctrine française n’a rien à envier à celles qui sont mises en œuvre au sein des autres pays européens. Pour preuve, nos agents de police et de gendarmerie nationales sont régulièrement sollicités par d’autres États de l’Union européenne afin de former leurs propres forces de maintien de l’ordre. Enfin, certaines pistes apparaissent plus pertinentes pour guider la révision de la doctrine française de maintien de l’ordre. Ainsi, renforcer la judiciarisation a posteriori des actes de violence et de dégradation pourrait être privilégié.

Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la doctrine française de maintien de l’ordre repose sur un maintien à distance des individus commettant des exactions.

Depuis plusieurs années, les lanceurs de balles de défense font partie intégrante de l’arsenal de maintien de l’ordre et leur usage est strictement encadré. Certes, l’utilisation de ces armes de force intermédiaire a récemment progressé dans de fortes proportions, mais cette augmentation s’explique par les violences sans précédent perpétrées à l’encontre des forces de sécurité intérieure dans le cadre des manifestations. Dès lors, pourquoi priver nos forces de l’ordre de l’usage d’une arme circonscrite à des finalités défensives et supprimer un échelon dans l’arsenal des moyens mis à leur disposition ? Pourquoi interdire l’usage de cette arme sans prévoir de la substituer par un autre équipement et prendre ainsi le double risque d’inciter au contact direct entre les manifestants et les forces de l’ordre et d’induire un recours plus fréquent à l’arme létale ?

Pour toutes ces raisons, l’ensemble du groupe Les Indépendants ne votera pas en faveur de ce texte. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Louault applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le débat qui se déroule sur l’initiative de nos collègues du groupe CRCE est tout à fait légitime. Il coïncide en effet avec une interrogation qui s’est développée au cours des dernières semaines dans notre société, donnant lieu à des échanges publics.

Au fond, ce débat nous amène principalement à prendre conscience et à rationaliser le changement de situation auquel nous avons assisté en matière d’ordre public et d’application du droit de manifester. Plusieurs collègues l’ont dit de façon tout à fait pertinente, ce changement n’a pas commencé avec le mouvement des « gilets jaunes ». Il est plus ancien et trouve son origine dans une série de mouvements de contestation.

Notre-Dame-des-Landes a été un marqueur très important du fait de sa durée et de la militarisation du comportement des occupants. En outre, depuis quatre ou cinq ans, nous avons assisté, lors de mouvements qui contestaient certaines législations sociales, aux dévoiements de manifestations par des groupes qui sont, en réalité, des combattants.

Ces mouvements sont venus très fortement perturber une longue tradition à laquelle nous nous sommes livrés, pour certains d’entre nous, à différents moments. C’était celle de manifestations de rue très encadrées qui faisaient l’objet, j’y insiste, d’une régulation partagée. Car ces manifestations, qu’elles soient pilotées plutôt par des organisations, disons humanitaires ou de défense des droits de la personne, ou qu’elles soient proposées plutôt par des organisations syndicales, avaient ce qu’on appelle couramment un service d’ordre. Ce qui importe surtout, c’est qu’elles suivaient une démarche de négociation et de partenariat préalables avec les forces de l’ordre. À Paris, les organisateurs s’adressaient à la préfecture de police, dont le très grand professionnalisme dans cette gestion partagée des manifestations était reconnu.

Ce à quoi nous devons maintenant nous confronter pour prendre des positions de responsabilités partagées en toute authenticité, c’est à la fréquence de manifestations qui débouchent sur des comportements organisés et agressifs de groupes venant à l’attaque des fonctionnaires et des militaires chargés du maintien de l’ordre.

Parallèlement à cela – je vais aborder ici un volet plus représentatif du dernier mouvement des « gilets jaunes » –, on observe un évitement de la faculté de déclaration de la manifestation et une défaillance quasi volontaire dans l’encadrement de ces manifestations. Il y a eu une perte de la conscience de la responsabilité qu’on prend en organisant une manifestation à laquelle participent des milliers ou des dizaines de milliers de personnes. En se retrouvant dans la rue sans être accompagnées de la moindre directive ou du moindre pilotage, le risque de les voir adopter des comportements problématiques est réel.

Le résultat, c’est cette contagion avec des manifestations qui débouchent sur des situations d’affrontements graves mettant très fortement en péril la sécurité des forces de l’ordre. De ce point de vue-là, j’ai l’impression de n’avoir pas entendu tout à fait les mêmes représentants des forces de l’ordre que les auteurs de la proposition de loi. En effet, nous avons été quelques-uns à dialoguer, autour de Mme la rapporteure, avec un éventail très large de syndicats de forces de police – évidemment, du côté de la gendarmerie, la forme de représentation était différente. Je le dis en toute honnêteté, aucune des organisations syndicales parmi celles qui devaient regrouper au total au moins les neuf dixièmes des fonctionnaires appelés à se prononcer sur le sujet n’envisageait sérieusement cette suppression des lanceurs de balles de défense.

Je suis obligé, au nom de mon groupe, de converger avec ce qu’ont dit plusieurs représentants de groupes et ce qu’exprime le rapport tout à fait argumenté de Mme Eustache-Brinio : la suppression de l’usage du lanceur de balles de défense, qui est le principal objet de la proposition de loi, signifierait la multiplication de situations de corps à corps et de mêlées violentes.

Mme Éliane Assassi. Faites des propositions !

M. Alain Richard. Je veux soumettre un autre sujet à la réflexion des auteurs de la proposition de loi : la légitimité des motifs de mobilisation n’a pas de rapport avec le choix des formes de manifestation.

Nous avons connu des manifestations à visée sociale ou ayant pour objet de défendre les droits de la personne extrêmement variées au cours des trente ou quarante dernières années. Il s’agissait de mobilisations intenses, au sein desquelles les manifestants exprimaient de fortes convictions, mais qui étaient totalement régulées. Ce n’est donc pas parce que, aujourd’hui, on observe au travers de certains comportements un dévoiement du droit de manifester que cela rend les motifs de manifester plus légitimes.

La seule réponse à cette difficulté est de maintenir un usage encadré et strictement proportionné de ces armes, conditionné à la nécessité impérieuse de renforcer les contrôles hiérarchiques, comme M. le secrétaire d’État l’a expliqué, et de conduire avec exigence les enquêtes après le signalement d’accidents.

Lorsque plusieurs dizaines d’incidents requièrent une investigation approfondie, j’ai bien peur que, compte tenu de la charge de travail que cela représente, si on veut que les conclusions de ces enquêtes soient sérieuses et incontestables, nous ayons à attendre encore plusieurs mois. Je me souviens l’avoir évoqué en commission : quand on parle d’une enquête de l’IGPN, on parle de semaines d’investigation ; quand on parle d’enquête judiciaire, il s’agit même de mois de travail.

Mme Assassi a très légitimement soulevé une autre difficulté, celle des effets induits par la sursollicitation des forces de l’ordre. Notre pays n’a pas calibré les effectifs de ses forces chargées du maintien de l’ordre public en fonction d’éventuelles situations insurrectionnelles. Le nombre d’escadrons de gendarmerie mobile et de compagnies républicaines de sécurité a été fixé, avec un minimum de réflexion et de responsabilité de la part des gouvernements successifs, en fonction de manifestations dont le déroulement est prévisible.

Aujourd’hui, du fait de l’accumulation de ces mouvements, il est vrai qu’une partie des opérations de maintien de l’ordre est assurée par des policiers dont ce n’est pas la mission première. Cela étant, ce problème nous concerne tous politiquement. Que faire ? Comment nous organiser ? Je me plais à constater qu’un grand nombre de représentants des différentes familles politiques du pays veulent participer et faire réussir le grand débat national, de manière à sortir de cette situation de confrontation de rue.

Au regard de ces enjeux et de ces préoccupations sérieuses et profondes, le dispositif de la présente proposition de loi ne me semble vraiment pas adapté. C’est ce qui nous conduit à partager entièrement les conclusions de notre rapporteure et, donc, à rejeter ce texte.

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi de débuter cette intervention en vous citant quelques noms : Guy, soixante ans, mâchoire fracturée par un tir de LBD le 1er décembre dernier ; Doriana, seize ans, menton fracturé par un tir de LBD le 3 décembre ;…

M. Jean-Claude Requier. Et les policiers ?

Mme Esther Benbassa. … Oumar, seize ans, front fracturé par un tir de LBD le 5 décembre ; Jérôme, quarante ans, éborgné par un tir de LBD le 26 janvier.

On compte 1 700 blessés chez les manifestants depuis le 17 novembre, parmi lesquels 94 blessés graves, dont 69 par des tirs de LBD.

Mme Françoise Gatel. N’oubliez pas les policiers !

Mme Esther Benbassa. Derrière l’impersonnel nombre des victimes, il y a des individualités, des vies, des quotidiens perturbés, des destins brisés par les violences policières.

Ces LBD sont d’une extrême dangerosité : leur force d’impact est de 200 joules, soit l’équivalent d’un parpaing de vingt kilos qui vous serait lâché sur le visage à un mètre de hauteur. Ces armes mutilent, estropient et défigurent nombre de nos concitoyens, et souvent non pas parce que ceux-ci étaient responsables de violences, mais plutôt parce que le policier auteur du tir n’a le plus souvent pas employé son équipement de manière adéquate.

À l’échelon national, c’est la voix du Défenseur des droits qui s’est élevée pour alerter de la dangerosité des armes sublétales. À l’échelon supranational, c’est d’abord le Parlement européen qui a dénoncé la disproportion avec laquelle nos forces de l’ordre répriment les mouvements sociaux. Le Conseil de l’Europe a ensuite critiqué notre usage des LBD, contraire aux droits humains. Enfin, ce mercredi, c’est l’ONU, par la voix de sa haut-commissaire aux droits de l’homme, qui demande une enquête approfondie sur les cas d’usage excessif de la force sur le sol français.

Alors qu’il devait à l’origine être employé dans des contextes de guérilla urbaine, le lanceur de balles de défense est aujourd’hui abusivement utilisé lors de manifestations.

En partant de ces constats, nous proposons l’interdiction immédiate du recours aux LBD dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, ainsi qu’une plus grande transparence dans l’utilisation d’autres armes par nos policiers.

Comment expliquer que nous soyons l’un des seuls États en Europe, avec la Grèce et la Pologne, qui permette encore à ses policiers d’utiliser des LBD contre ses manifestants ?

M. François Grosdidier. Des casseurs, pas des manifestants !

M. Jean-Pierre Grand. Aux États-Unis, ils tirent à balles réelles !

Mme Esther Benbassa. Nos voisins ne font-ils pas face à des violences citoyennes, notamment en Allemagne avec l’infiltration de néonazis dans les cortèges ? Pourtant, nombre de nos partenaires européens ont choisi une approche différente dans la gestion des violences. Ainsi, en Allemagne, enseigne-t-on aux forces de l’ordre la philosophie de la « désescalade ». (Mme Françoise Gatel sesclaffe.) Celles-ci agissent en amont, afin de prévenir toute atteinte à l’ordre public. Chez nous, on laisse les Black Blocs et autres minorités violentes proliférer dans les cortèges avant d’intervenir une fois les méfaits commis. S’ensuivent alors des répressions généralisées sans la moindre distinction entre manifestants et casseurs.

En termes d’arsenal, alors que nous utilisons des armes susceptibles de blesser nos concitoyens, les Allemands se limitent à des dispositifs permettant de garder les foules à distance. De surcroît, nos méthodes pour contenir les violences créent une promiscuité oppressante, dont le nassage, qui ne peut qu’engendrer une escalade de la brutalité entre policiers et manifestants, ces derniers étant encerclés de toutes parts et n’ayant même pas la possibilité de quitter la manifestation par une rue adjacente. (Mme Françoise Gatel marque son désaccord.)

Ma chère collègue, même si vous n’êtes pas d’accord avec moi, évitez de faire des gestes ! Je vous remercie de m’écouter et de me laisser parler.

Mme Françoise Gatel. Je ne fais pas de gestes, je grimace !

Mme Esther Benbassa. Il faudrait que nous soyons capables de rétablir un échange constructif avec les manifestants en nous inspirant davantage des Peace Units en Hollande ou des « officiers de dialogue » en Suède. Il est d’ailleurs à noter que ces deux pays possèdent des forces de police presque désarmées et sont pourtant considérés comme plus « sûrs » que la France par le World Economic Forum. Preuve s’il en est que ce n’est pas par l’armement dissuasif qu’on instaure la paix sociale.

Prenant acte de ces différences, nous demandons au Gouvernement la remise d’un rapport sur les différentes doctrines de maintien de l’ordre qui existent en Europe, afin de nous en inspirer et d’améliorer nos propres dispositifs.

Une meilleure formation des gardiens de la paix et un meilleur encadrement de leurs pratiques seraient un premier pas pour éviter que, à l’avenir, de nouvelles violences incontrôlées ne soient perpétrées. Tirons des leçons des événements tragiques du passé, dont les morts de Malik Oussekine et de Rémi Fraisse.

Cette proposition de loi n’est pas une offense faite aux forces de l’ordre ni à leur travail. Il s’agit d’un texte d’apaisement, et nous espérons qu’il sera perçu comme tel. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain.

M. Jérôme Durain. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, dans un débat d’une très grande importance pour le fonctionnement démocratique de notre République, en ayant à l’esprit la nécessité du maintien de l’ordre public et, dans le même temps, la nécessaire garantie des libertés publiques, notre groupe défendra trois idées fortes.

Nous exprimons d’abord un soutien sans réserve aux forces de l’ordre, engagées depuis plusieurs années, sur tous les fronts, dans des opérations complexes et usantes de maintien de l’ordre face au terrorisme, face à un regain des formes radicales de violence dans les manifestations.

Nous voulons aussi affirmer que la gravité des lésions suscitées par l’usage des LBD a atteint un niveau insoutenable pour notre société.

Enfin, nous adhérons à l’idée défendue par nos collègues communistes selon laquelle l’usage des LBD doit être prohibé dans le cadre du maintien de l’ordre et que des alternatives à cette arme doivent être recherchées au plus vite.

Le texte qui nous est proposé permet d’aborder une partie des problématiques de sécurité dans le pays en ce qui concerne le maintien de l’ordre. Il est difficile de décorréler son examen de la proposition de loi Retailleau-Castaner dont nous débattrons mardi.

S’agissant du texte de Mme Assassi, je tiens à saluer la position défendue par Mme la rapporteure, qui n’est pas dans le déni. En effet, celle-ci relève les possibilités d’amélioration en matière de formation des forces de l’ordre. Les syndicats des forces de l’ordre que nous avons auditionnés ont également insisté sur ce sujet, à tel point que nous nous interrogeons sur le rôle que les sénateurs pourraient jouer sur cette question. La rapporteure a raison quand elle pointe certains éléments d’imprécision juridique de la proposition de loi de Mme Assassi. Ce texte relève-t-il du domaine réglementaire ou du domaine législatif ? Je considère, pour ma part, qu’il relève avant tout du politique !

Premier constat, chers collègues : la confiance de nos concitoyens envers la police reste largement majoritaire. La marche pour la paix du 11 janvier 2015 avait parfaitement symbolisé cette relation avec des images remarquées d’hommage aux forces de l’ordre. Le Cevipof nous indique que la confiance de la population française envers la police est en légère hausse et s’élève à 74 % en 2018.

Plusieurs facteurs objectifs ont sans doute participé au réchauffement des relations entre la police et la société lors du dernier quinquennat : le nouveau code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie, entré en vigueur en 2014, a ainsi rendu obligatoire le port du matricule et encadré les palpations de sécurité. Rappelons d’ailleurs que c’est un autre socialiste qui avait mis en place le premier code de déontologie, le toujours respecté Pierre Joxe.

En juin 2016, toujours sous François Hollande, une expérimentation autour du port de mini-caméras a été lancée au sein de la police municipale. L’augmentation des effectifs, après un quinquennat Sarkozy qui les avait vus fondre de 12 000 hommes et femmes, a également constitué un complément nécessaire à ces mesures d’apaisement.

Durant la campagne de 2017, Emmanuel Macron avait donné l’impression de vouloir poursuivre sur cette voie, combinant à la fois le renforcement des moyens dédiés à l’amélioration des conditions de travail de nos forces de police et de gendarmerie et, « en même temps », l’amélioration des relations entre policiers, gendarmes et citoyens. Ainsi, promesse a été faite de recruter 10 000 policiers et gendarmes supplémentaires ; ces moyens supplémentaires ont été accompagnés d’une nouvelle police, dite « police de sécurité du quotidien », supposée être de proximité, mais à la création de laquelle la population n’a guère été associée. Ces promesses relevaient de bonnes intentions, mais, comme souvent dans le monde macroniste, la traduction en actes et l’accompagnement politique ont failli.

Ainsi, les nouveaux moyens humains alloués ne satisfont que partiellement les besoins des forces de l’ordre. Comme l’a très richement documenté la commission d’enquête sénatoriale relative à l’état des forces de sécurité intérieure, « les mesures ponctuelles prises ces dernières années n’ont pas enrayé la dégradation continue des conditions matérielles de travail – équipement et immobilier – des forces de sécurité intérieure ».

Il faut rappeler ici les conditions d’exercice des missions de maintien de l’ordre. Que nous disent les policiers ? Des stands de tir parfois hors d’âge, des conditions d’entraînement dégradées, même dans la région parisienne, des heures de formation insuffisantes et pourtant difficiles à consommer, ou encore la nécessité, notamment en province, de faire les « fonds de tiroir » en termes d’effectifs et de moyens matériels, quitte à mobiliser dans les manifestations des agents insuffisamment formés et sous-équipés. Des fonctionnaires de police nous racontaient hier encore comment un gradé avait dû aller chez Decathlon acheter sur ses fonds propres des casques et des genouillères pour ses hommes, faute d’équipements adéquats.

Aussi, l’objectif d’amélioration du lien police-population, passé au second plan dans le débat public dans le contexte terroriste, nous semble aujourd’hui nécessiter un traitement prioritaire. Les forces de l’ordre ont le sentiment d’être trop souvent pointées du doigt en cas de bavure supposée et trop peu soutenues en cas de violences dirigées contre elles.

Avec le groupe socialiste, nous avons rencontré hier des syndicats de forces de l’ordre. Ils nous ont indiqué que la première personne à avoir perdu l’usage d’un œil dans le mouvement dit des « gilets jaunes » était un policier. En tant que membres d’un parti de gouvernement, nous sommes pleinement conscients des exigences auxquelles ils sont soumis quotidiennement, de la mobilisation usante qu’ils assurent chaque week-end, du sacrifice qu’ils font pour protéger directement la République, ses symboles et ses représentants.

Parallèlement, et c’est évidemment le cœur de cette proposition de loi, nous avons une claire conscience des violences subies par certains de nos concitoyens civils. Documentées pour beaucoup sur les réseaux sociaux pendant la mobilisation des « gilets jaunes », celles-ci sont restées absentes du champ médiatique pendant plusieurs semaines.

L’accumulation malheureuse de ces violences a conduit journaux et télévisions à aborder le sujet en ce début d’année 2019. Le ministre de l’intérieur, qui indiquait jusqu’à il y a peu qu’il ne connaissait aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des « gilets jaunes », a finalement consenti à équiper de caméras les policiers chargés de tirer avec des lanceurs de balle de défense. Cette première avancée est-elle suffisante ? On peut en douter, puisque des blessures graves provoquées par des LBD ont continué d’être recensées.

Le déni permanent de l’existence de difficultés de relations entre la police et la population est dangereux. Il laisse s’installer dans la population un ressentiment qui se retourne contre les forces de l’ordre, alors même que ces dernières ne disposent pas de toutes les cartes en main pour changer la situation.

La solution doit aussi, si ce n’est surtout, venir de la discussion politique. À ce titre, nous regrettons que cette question des relations entre les forces de l’ordre et la population soit absente du grand débat national, alors même qu’une partie de la population a été confrontée à la problématique du maintien de l’ordre pour la première fois à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ».

Au-delà de cet épisode des « gilets jaunes », qui ne couvre pas tout le spectre des relations entre la police et la population, notre pays mérite un débat serein sur la confiance que la police lui inspire et les moyens de l’améliorer. Les Français ont le droit d’être exigeants avec leur police. Ils ont le droit de s’interroger sur l’opportunité d’engager des unités peu habituées au maintien de l’ordre sur le terrain.

Avec mes collègues socialistes, nous avons hésité sur la position à adopter quant à cette initiative. Les prises de position successives et contradictoires d’anciens ministres, d’experts, de chercheurs sur le maintien de l’ordre, de journalistes, d’ONG, de policiers ou d’institutions internationales appellent à l’humilité : le sujet est complexe, nous le savons. L’exercice du maintien de l’ordre est un art délicat. L’exercice des fonctions de ministre de l’intérieur n’est pas davantage une sinécure dans un contexte social français actuel, qui n’est pas indifférent.

Des blessés dans les manifestations, il y en a dans tous les pays. Des blessures irréversibles, c’est plus rare ! Et c’est bien ce qui pose question avec les LBD ! Le docteur Laurent Thines, professeur de neurochirurgie au CHU de Besançon, a ainsi lancé une pétition pour un moratoire sur l’utilisation des armes sublétales, afin d’alerter « sur leur dangerosité extrême ». Rien ne justifierait de telles blessures irréversibles face à des casseurs ; rien ne justifierait de telles blessures face à de simples manifestants innocents. C’est sans doute ces blessures graves qui ont attiré l’attention d’organisations internationales.

Les demandes du Défenseur des droits, du Conseil de l’Europe et des Nations unies ne peuvent être balayées d’un simple revers de la main. On ne peut pas appeler à une renaissance de l’Europe, tout en se moquant d’une résolution du Parlement européen.

Face au déni qui semble caractériser l’exécutif sur ces questions de libertés publiques, nous avons décidé de tirer la sonnette d’alarme. C’est pourquoi nous voterons le texte de nos collègues communistes, quand bien même il présente des imperfections. C’est pour nous un moyen d’appeler au débat sur la formation des forces de l’ordre, leur doctrine d’emploi, l’accent à mettre sur la recherche d’alternatives aux LBD. Après les manifestations contre la loi El Khomri, une commission d’enquête à l’Assemblée nationale avait également évoqué cette piste indispensable, cherchant par exemple des solutions du côté de systèmes lumineux produisant un éblouissement non vulnérant, ou de systèmes sonores diffusant des messages ou utilisant des fréquences provoquant un inconfort.

Derrière l’usage des LBD, et leur incontestable et insupportable dangerosité, nous ne pourrons pas éviter plus longtemps le débat crucial sur les moyens et la doctrine d’emploi de nos forces de l’ordre.

Oui, les policiers doivent avoir les moyens de se protéger ! Oui, il faut condamner les violences des extrémistes et des casseurs ! Mais non, cela ne peut suffire à accepter des dommages collatéraux ! Les journalistes et manifestants pacifiques qui ont essuyé des tirs de LBD ne le comprendraient pas. Surtout, cela nuirait à terme à la fois à la bonne image et au respect qui sont dus à nos forces de police. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)