M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.

Mme Colette Mélot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Conseil européen des 22 et 23 mars sera d’une grande importance pour l’Europe économique et pour l’Europe sociale. Il sera d’abord l’occasion pour les chefs d’État ou de gouvernement de lancer le fameux « semestre européen », en adoptant les priorités économiques de l’Union, fondées sur l’examen annuel de la croissance.

Le « semestre européen » est le principal outil de convergence des économies européennes et s’articule autour de trois axes de coordination : premièrement, les réformes structurelles, qui visent principalement à promouvoir la croissance et l’emploi, conformément à la stratégie Europe 2020 ; deuxièmement, les politiques budgétaires, dans le but d’assurer la viabilité des finances publiques, conformément au pacte de stabilité et de croissance ; enfin, la prévention des déséquilibres macroéconomiques excessifs.

Sur ce dernier point, je me réjouis de la récente décision de la Commission européenne de sortir la France de la catégorie des pays à « déséquilibres macroéconomiques excessifs » pour la première fois depuis dix ans. Le 6 mars dernier, la Commission a en effet publié son diagnostic annuel sur la santé des pays européens, et la France a recueilli un satisfecit pour les réformes entreprises.

Cette nouvelle est encourageante, mais fait peser une responsabilité accrue sur le Président de la République et sur le Gouvernement pour poursuivre l’assainissement des finances publiques et les réformes de structure. Par exemple, le niveau de notre dette publique et l’aggravation continuelle de notre déficit commercial depuis plusieurs années sont des points très préoccupants,…

Mme Colette Mélot. … qui devront faire l’objet d’actions extrêmement fermes à court terme.

Lors de l’examen des lois financières de l’automne, notre groupe a défendu cette logique de responsabilité budgétaire et de réformes structurelles ambitieuses. Elle est pour nous cruciale pour retrouver notre crédibilité en Europe et la capacité d’entraînement politique qui nous a fait défaut ces dernières années.

Ce Conseil européen sera donc éminemment économique, mais son ordre du jour apporte également beaucoup d’espoir aux tenants d’une Europe plus sociale, plus juste et plus solidaire. Je crois en effet que ces deux aspects de la construction européenne vont de pair et que l’Europe sociale a trop longtemps été négligée au profit du marché unique. Le primat du « grand marché » a sans doute été une cause du désenchantement des peuples que nous observons depuis plusieurs années. Il est heureux que l’Union européenne tente enfin de marcher sur les deux jambes de l’efficacité économique et de la justice sociale. L’une ne peut aller sans l’autre.

Un discours du pape Benoît XVI, ce grand européen, m’a beaucoup marquée. En 2007, à Vienne, devant le corps diplomatique, il évoquait avec attachement notre « maison Europe », notre « modèle européen », qu’il qualifiait « d’ordre social qui conjugue efficacité économique avec justice sociale, pluralité politique avec tolérance, libéralité et ouverture ». Il affirmait que ce modèle était menacé par une mondialisation qu’il ne s’agissait pas de combattre - c’est une illusion populiste -, mais de canaliser, de réguler, pour préserver l’autonomie des plus fragiles et le bien-être des générations futures. Je crois qu’il exprimait ainsi le sens profond du projet européen et le rôle historique de ses institutions.

Aussi, je me félicite que l’ordre du jour social de ce Conseil européen soit fourni et ambitieux. La mise en œuvre concrète du « socle de droits sociaux » est par exemple une nécessité pour harmoniser les conditions de vie des travailleurs européens.

La proposition de création d’une « autorité européenne du travail et pour l’accès à la protection sociale » est également une bonne initiative de la Commission : elle permettra de remédier aux failles du marché unique, tout en exploitant tout son potentiel pour la mobilité des travailleurs. Sa mission sera d’encourager la coopération des États membres en matière réglementaire, d’échange d’informations et de médiation. Dans la continuité de l’initiative du Président de la République sur le travail détaché, la France devra soutenir la création d’une institution puissante et efficace, au mandat élargi.

En matière de fiscalité numérique, c’est toujours l’idée d’un équilibre entre l’efficacité économique et la justice fiscale qui devra présider aux mesures qui seront présentées lors du prochain Conseil européen.

Ce dossier est complexe. Il inclut de nombreux facteurs, dans un environnement technologique changeant. Il impose de trouver un équilibre politique entre l’encouragement de l’innovation et la juste contribution aux charges communes. Les plus grands économistes du monde, dont le prix Nobel français Jean Tirole, ont admis que la fiscalité de l’économie numérique est un grand défi contemporain : il s’agit bien ici de prendre en compte des modèles économiques en réseau, qui échappent par nature à la territorialité de l’impôt et qui profitent de surcroît de la concurrence fiscale entre les États membres de l’Union.

Cette question illustre parfaitement pourquoi nous avons besoin de plus d’Europe : seule une Union européenne unie, solidaire et parlant d’une seule voix sera capable de peser face aux géants du numérique américains et, demain, chinois.

Je terminerai donc par ce dernier point : l’Europe doit être plus efficace, je l’ai dit ; elle doit être plus juste, je l’ai rappelé, mais elle doit également être plus unie et plus forte pour défendre ses valeurs et ses intérêts dans le monde.

Avec le départ du Royaume-Uni, la France doit plus que jamais entraîner l’Union européenne vers un avenir de puissance, notamment avec nos partenaires et amis allemands. Le cinquante-cinquième anniversaire du traité de l’Élysée, que nous avons fêté il y a deux mois, a d’ailleurs démontré la volonté du Président de la République et de la Chancelière allemande de relancer le projet européen grâce à la force motrice indiscutable du couple franco-allemand. Pour autant, l’Union européenne compte vingt-huit, bientôt vingt-sept États membres, et chacun aura un rôle essentiel à jouer afin que nous puissions incarner une véritable « Europe puissance ».

Cette « Europe puissance », défenseur de ses intérêts et protectrice de ses valeurs, ne peut néanmoins fonctionner que si tous ses États membres et institutions jouent le jeu. J’en veux pour preuve la récente nomination de Martin Selmayr au poste de secrétaire général de la Commission européenne, dans des conditions inacceptables, qui jette une ombre sur le projet européen. Le président du groupe Les Indépendants, Claude Malhuret, l’a d’ailleurs parfaitement expliqué lors de sa question au ministre de l’Europe et des affaires étrangères, la semaine dernière : « À l’aube des élections européennes, cette nomination dans des conditions obscures est un cadeau aux europhobes, qui vont dénoncer l’opacité, les manœuvres internes et le manque de démocratie qu’ils reprochent à l’Europe. » Il est absolument nécessaire que la France conteste cette nomination lors du prochain Conseil européen, en dénonçant le manque de transparence de la procédure ainsi que la surreprésentation de l’Allemagne au sein des postes clés des institutions de l’Union.

Sans hurler avec les loups populistes et eurosceptiques, les partisans de la construction européenne doivent avoir le courage de critiquer ce qu’ils aiment et qu’ils défendent : non pas dans une critique abrasive, destructrice, haineuse, celle des europhobes, mais dans une critique constructive et bienveillante, avec l’idée de rebâtir la « maison Europe » sur des fondations plus fermes et plus durables. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, ainsi que sur des travées du groupe La République En Marche, du groupe socialiste et républicain, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe Union Centriste. – M. le président de la commission des affaires européennes applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.

M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les sujets abordés lors de ce Conseil européen seront multiples. Je me concentrerai donc sur un seul point, et non des moindres, celui de l’adhésion possible de la Turquie à l’Union européenne.

M. Stéphane Ravier. Car, au-delà de l’enfumage médiatique et des déclarations d’un certain nombre de nos collègues parlementaires nationaux, la vérité, que nous devons aux Français, est que les négociations entre la Turquie et les mondialistes de l’Union européiste vont bon train. J’en veux pour preuve une réunion prévue le 26 mars à Varna, en Bulgarie, où les dirigeants de l’Union rencontreront le Président turc Erdogan pour faire le point sur les relations entre l’Union européenne et la Turquie.

« Nous devons normaliser les relations avec la Turquie », a soutenu le Premier ministre bulgare lors d’une réunion avec M. Juncker, le 12 janvier à Sofia. Le président de la Commission européenne avait, pour sa part, déploré la détérioration des relations avec Ankara. Je le cite : « La Turquie s’éloigne d’elle-même à grands pas de l’Europe. »

Cette rencontre de Varna veut permettre de renouer le dialogue. Personne ne s’en cache ! « Elle doit nous permettre de partager nos points de vue sur la façon de faire avancer notre relation, sur la base du respect mutuel et de l’intérêt commun », ont insisté MM. Tusk et Juncker dans leur lettre au Président Erdogan.

Alors, nous le disons, nous, au Front national, et nous sommes les seuls : nous ne voulons pas renouer le dialogue avec la Turquie ! Nous demandons, et ce depuis le début des négociations, l’arrêt définitif du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Pourquoi ? Car, mes chers collègues, l’histoire, c’est avant tout la géographie ! Prenez une carte du monde : vous aurez beau la présenter dans tous les sens, la secouer, la rouler en boule, la déployer, la Turquie ne fera toujours pas et ne fera jamais partie du continent européen !

Pourquoi ? Car la Turquie islamique ne fait pas partie culturellement de l’Europe chrétienne ; n’en déplaise aux talibans de la laïcité et aux marchands du temple, l’Europe, c’est avant tout un héritage helléno-judéo-chrétien !

Pourquoi ? Car la Turquie dictatoriale d’Erdogan ne fait pas partie de l’Europe démocratique. Depuis la tentative de pu-putsch de l’été 2016, l’état d’urgence perdure en Turquie, et il est bien évidemment un prétexte pour étendre la répression bien au-delà de la mouvance accusée d’avoir fomenté le coup d’État.

Un rapport du Haut-Commissariat de l’ONU, en date du 20 mars dernier, dénonce les arrestations arbitraires et le renvoi des fonctionnaires. Les chiffres donnent le vertige : 50 000 arrestations, dont 160 journalistes, 150 universitaires ; 150 000 fonctionnaires ont été suspendus ou radiés. On ne compte plus les remises en cause de l’État de droit et de l’indépendance de la justice.

Un siècle après le terrible génocide arménien, les Turcs continuent de persécuter les quelques communautés chrétiennes qui subsistent dans ce pays en pleine réislamisation, délaissant le patrimoine chrétien pourtant multiséculaire.

Avec ses 80 millions d’habitants, l’adhésion de la Turquie fera de l’Europe une autre petite nièce de l’islam et une cible de l’islamisme, comme pourraient le craindre certains intellectuels français. Cela aussi, je tiens à le dénoncer.

Réduction du rôle du Parlement et concentration de ses pouvoirs entre les mains du Président, presse aux ordres, justice sous pression, opposition muselée, islamisme conquérant, décidément, la Turquie ressemble de plus en plus à la Macronie ! (Protestations sur de nombreuses travées.) C’est la raison pour laquelle, peut-être, Emmanuel Macron recevait en grande pompe, en janvier dernier, à l’Élysée, le Président turc. Alors, de grâce, mes chers collègues, finissons-en…

M. Olivier Cadic. Oui, de grâce…

M. Stéphane Ravier. … avec cette hypocrisie, car l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est un processus qui avance masqué, mais qui avance, et à marche forcée, contre l’avis des peuples, contre l’avis des Français et avec le soutien zélé de nos collègues socialistes et Les Républicains au Parlement européen.

Mme Nathalie Goulet. N’importe quoi !

M. Stéphane Ravier. La Turquie, qui après avoir reçu 7 milliards d’euros de l’Europe, doit en recevoir 6 milliards de plus dans les trois ans à venir, et ce en échange de la maîtrise des flux migratoires, comme le veut un accord funeste signé en mars 2016.

Insupportable chantage du Président Erdogan ! L’adage chiraquien, qui veut que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent, prend toute sa signification lorsque M. Erdogan promet de freiner les flux migratoires.

Chiffres à l’appui - ça rentre comme il pleut ! -, ce sont plus de 5 millions de migrants,…

M. Fabien Gay. Vous parlez d’êtres humains !

M. Stéphane Ravier. … de clandestins qui ont déferlé sur l’Europe entre 2011 et 2017.

Mme Nathalie Goulet. C’est long, cinq minutes !

M. Stéphane Ravier. Et la Turquie continue d’être une terre de passage, alors que le nombre de traversées mensuelles de la mer Égée continue d’avoisiner les 5 000 !

Alors, madame la ministre, mes chers collègues, je vous le dis, pour des raisons géographiques, historiques, culturelles, politiques et démocratiques : non, définitivement non à la Turquie en Europe !

M. Antoine Lefèvre. Ce n’est pas le sujet !

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste. – Mme Colette Mélot applaudit également.)

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. « Retrouver l’esprit de Rome », plaidait, en février 2017, le rapport du Sénat sur l’état de l’Europe.

Le Brexit, tout autant que les doutes de nos concitoyens exigent que l’on refonde une Europe déjà en crise. C’est cette priorité qu’ont réaffirmée le Président de la République et la Chancelière à Paris, vendredi dernier.

Le rapport du Sénat disait qu’il fallait retrouver un leadership : le couple franco-allemand est désormais à nouveau sur pied. Alors, halte aux dérives bureaucratiques, repoussoir du projet européen, recentrons-nous sur l’essentiel : une Europe offensive, centrée sur ses vraies priorités ! Mon collègue Bonnecarrère les a rappelées : la sécurité, l’emploi, l’immigration, les investissements d’avenir.

L’alternative, mes chers collègues, est claire : le sursaut ou la sortie de l’histoire. En 2050, aucun État européen ne pèsera plus de 1 % de la population mondiale. Seule l’Allemagne fera encore partie des dix premières puissances économiques mondiales. C’est donc à travers l’Union européenne, et elle seule, que les États européens pourront continuer à vivre. C’est aussi en regroupant ses forces que l’Europe pourra préserver son modèle de société et défendre ses valeurs.

Porté par les États-nation, le projet européen doit être renouvelé. Le Sénat avait tracé la « feuille de route » de ce nouveau départ, largement repris dans le discours de la Sorbonne par le Président de la République. Nous ferons mi-avril, avec mon collègue et ami le président Bizet, au sein de notre groupe de suivi du Brexit, le point sur la mise en œuvre de cette « feuille de route » que nous proposerons à l’exécutif.

En quoi l’ordre du jour du prochain Conseil européen nous rapproche-t-il de cette exigence de refondation ? Je laisse à Jean Bizet le soin de s’exprimer, en notre nom à tous les deux, sur la renégociation du Brexit à proprement parler ; je ne ferai que deux remarques, qui recouvrent, mais différemment, les propos de l’orateur précédent.

Ma première remarque a trait aux Balkans occidentaux.

Dans l’ordre du jour, on trouve en effet un point concernant les négociations d’adhésion en cours avec la Serbie et le Monténégro. L’ouverture prochaine de négociations avec l’Albanie et l’Ancienne République yougoslave de Macédoine est envisagée, tandis que la perspective européenne semble plus éloignée pour la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo.

Bien sûr, personne ne peut nier la dimension historique et géopolitique de ce processus, dans une région longtemps qualifiée de « poudrière », où les rivalités stratégiques ont toujours été fortes, avec des jeux d’influence russes, turcs, élargis maintenant à la Chine. C’est dans cette région que la Première Guerre mondiale, dont nous commémorons cette année le centenaire de l’armistice, a démarré. C’est également là que s’est déroulé le premier et dernier conflit majeur qu’ait connu l’Europe à ce jour depuis la Seconde Guerre mondiale.

Mais si l’Union européenne devait s’élargir aux Balkans occidentaux, ce devrait être plutôt pour consolider l’ensemble européen et non pas pour le déstabiliser. Or, franchement, madame la ministre, je vous le demande, la relance de l’élargissement est-elle vraiment souhaitable, au moment même où l’Europe doit se concentrer sur sa refondation, et alors que nos capacités financières vont être réduites par le Brexit ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Évidemment, le processus d’adhésion est un puissant levier de réforme dans les pays candidats, dans des domaines essentiels tels que l’État de droit, la sécurité et les migrations, ainsi que pour la pacification des relations à l’intérieur des Balkans. Mais, je le dis fortement à la lumière des précédents élargissements, il ne faudra faire preuve d’aucun laxisme, et les pays candidats devront, le moment venu, être parfaitement prêts. Notre conviction est que l’Union européenne devra l’être également, ce qui sous-entend qu’elle ait pu elle-même mener les réformes institutionnelles et financières nécessaires à sa relance.

Est-il raisonnable d’envisager les premières adhésions, celles de la Serbie et du Monténégro, à l’horizon de 2025 ? Pourquoi se fixer ainsi une échéance, au risque de décevoir les opinions des pays concernés ?

Nous appelons le Gouvernement à la plus grande prudence. Tirons les enseignements du référendum britannique sur le Brexit, en reconnaissant que l’Europe doit d’abord se consolider elle-même avant de poursuivre un processus d’élargissement qui contribue à la défiance des opinions publiques européennes à son égard.

M. André Reichardt. Absolument !

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Ma deuxième remarque porte sur la Turquie. Parlons-en !

La Turquie, candidate à l’adhésion depuis 1999, risque de percevoir l’accélération du processus d’élargissement des Balkans comme un affront pour elle-même.

Un sommet Union européenne-Turquie doit avoir lieu le 26 mars prochain à Varna, en Bulgarie. La Turquie souhaite en effet une accélération de son processus d’adhésion, comme nous l’a indiqué, récemment encore, son ambassadeur à Paris.

Nous savons tous, et je le dis à l’orateur précédent, que cette perspective n’est pas crédible, ne serait-ce qu’en raison de la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales actuellement en Turquie.

M. Michel Savin. C’est vrai !

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Si une réaction des autorités était légitime après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le régime d’état d’urgence entraîne des atteintes manifestement disproportionnées à la liberté d’expression et une remise en cause de l’indépendance de la justice.

D’autre part, nous le regrettons, la Turquie est à nouveau à l’origine d’une montée des tensions en Méditerranée orientale, où elle a encore récemment bloqué une plateforme de forage italienne, tout près de Chypre, et a été à l’origine de plusieurs incidents avec la Grèce.

À cela s’ajoutent, mes chers collègues, les préoccupations liées à l’intervention turque en Syrie, dans la zone d’Afrin, où la situation humanitaire est absolument catastrophique. (Applaudissements sur la plupart des travées.)

À la différence de l’orateur précédent, je dirai qu’il est clair que la Turquie demeure un partenaire stratégique majeur, membre de l’OTAN, avec qui nous devons dialoguer, malgré son éloignement constant et croissant du camp occidental. Notre relation bilatérale est certes compliquée, mais marquée par de nombreux sujets d’intérêt commun, en matière de sécurité notamment. Dois-je rappeler, par exemple, que la Turquie a scrupuleusement respecté l’accord signé avec l’Union européenne en mars 2016, dans lequel elle s’engageait à bloquer le flux d’une immigration clandestine ? De la même manière, nos relations économiques sont absolument essentielles. Et la société civile turque, qui souffre actuellement, nous demande constamment de ne pas rompre un dialogue qui demeure un instrument en faveur de transformations internes !

Le Président de la République s’est prononcé, lors de son entretien de janvier avec le Président Erdogan, pour une reformulation du dialogue Union européenne-Turquie. Nous pensons que c’est la bonne voie ; vous aurez certainement l’opportunité, madame la ministre, de nous préciser les modalités de ce dialogue nouveau. Nous avons d’autres exemples : le statut avancé du Maroc avec l’Union européenne en est un. C’est l’une des possibilités.

Mes chers collègues, nous le voyons, la France est de retour en Europe. Au Gouvernement d’utiliser cette force pour créer une dynamique pour relancer le projet européen, car c’est bien l’attente de tous les peuples d’Europe ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste, ainsi que sur des travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, du groupe La République En Marche, du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les 22 et 23 mars prochains se tiendra un Conseil européen de printemps particulièrement riche avec, en premier lieu, une nouvelle étape importante pour ce qui concerne le retrait du Royaume-Uni.

Un projet d’accord de retrait, paru le 28 février, a transcrit en termes juridiques le rapport conjoint des négociateurs du 8 décembre 2017. Il doit permettre d’aboutir à un accord final d’ici au mois d’octobre 2018. Cet accord devra résoudre les trois questions clés portant sur les droits des citoyens, le règlement financier et la délicate question de l’Irlande.

Cette dernière question demeure la plus complexe et la plus lourde de conséquences potentielles. Comment ne pas reconstituer une nouvelle frontière en Irlande si le Royaume-Uni renonce au marché unique et à l’union douanière ? Comment éviter de faire renaître des tensions qui avaient été apaisées avec l’accord du Vendredi saint ? Nous prenons acte de l’annonce faite par les négociateurs d’un accord autour de la mise en place d’un « espace réglementaire commun » incluant l’Union et l’Irlande du Nord sans frontières intérieures. C’est en pointillé, oserais-je dire, sans provocation, une réunification de l’Irlande qui se profile. En l’absence d’une alternative, c’est probablement la solution la plus sage. Pouvez-vous en dire plus, madame la ministre ? C’est aussi l’occasion pour moi de saluer une nouvelle fois l’excellent travail effectué par le négociateur de l’Union, notre compatriote et ancien collègue Michel Barnier.

Pour la relation future, Mme May a désormais clarifié la position britannique. La solution d’un accord de libre-échange est la seule voie possible. Soyons clairs : il en résultera des complications et un coût élevé pour les entreprises, mais c’est la conséquence du choix britannique.

Il ne saurait non plus y avoir un marché unique « à la carte ». L’intégrité de celui-ci doit être préservée. Les services financiers seraient soumis à un dispositif d’équivalences améliorées. Enfin, la coopération avec le Royaume-Uni devra demeurer étroite dans des domaines comme la défense ou la sécurité intérieure.

Je salue d’ailleurs la dernière proposition du président Tusk de barrières tarifaires symboliques. En revanche, rien n’a été dit au sujet des barrières non tarifaires… Or on sait que les barrières tarifaires représentent en moyenne 15 % du coût d’une transaction.

Une période de transition paraît inévitable, mais elle sera conditionnée à un accord sur les modalités du retrait. Nous approuvons les principes posés par l’Union : cette période ne doit pas aller au-delà du cadre financier pluriannuel en cours, soit au-delà du 31 décembre 2020, ni être reconductible. Le Royaume-Uni devra respecter l’ensemble de l’acquis communautaire, mais il ne sera plus partie au processus de décision…

M. André Reichardt. Heureusement !

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. … puisqu’il sera désormais un État tiers. Les quatre libertés, en particulier la liberté de circulation, devront être maintenues. Nous prenons bonne note d’un accord trouvé par les négociateurs sur cette transition. Pouvez-vous, madame la ministre, apporter plus de précisions au Sénat sur ce point ?

Pendant que le Royaume-Uni organise son isolement, parce que c’est ainsi, je crois, qu’il faut le nommer, l’Europe doit continuer à avancer, en affirmant son unité. Le Conseil européen de juin devra marquer une étape importante pour la relance européenne. Mais, dès sa réunion de mars, le Conseil européen abordera des questions cruciales. Je pense à la stratégie du marché unique, au marché unique du numérique, à l’union des marchés de capitaux et à l’union de l’énergie. D’ici à décembre, la Commission devrait faire un point sur la mise en œuvre de la législation existante. Il appartient aussi à l’Union de se doter d’une stratégie industrielle forte. C’est un enjeu majeur.

En s’appuyant sur l’atout que constitue son marché unique, véritable joyau, fruit de plus de cinquante ans de travail en commun, l’Europe doit organiser une véritable reconquête industrielle. Le défi du numérique et, maintenant, de l’intelligence artificielle est à relever. L’Europe ne peut être simplement consommatrice ; elle doit être aussi productrice. Pour cela, il nous faut faire émerger des champions européens. Nous le répétons souvent depuis plusieurs années, ici, au Sénat, la politique de la concurrence a été conçue voilà plus d’un demi-siècle dans un contexte, dirais-je, particulier : les enjeux d’autrefois n’ont plus rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. Le monde a changé. L’autorité de la concurrence doit en faire de même et réformer sa politique, pour permettre à l’Union de relever le défi de la reconquête industrielle. La fiscalité du numérique est aussi un enjeu important.

Madame la ministre, que peut-on attendre du Conseil européen sur cette épineuse question, au regard des propositions et des réflexions de la Commission et de l’OCDE en la matière ?

Le Conseil européen devrait affirmer son engagement pour un multilatéralisme commercial régulé, avec l’Organisation mondiale du commerce en son centre, et soutenir les négociations en cours sur des accords de libre-échange. Le système multilatéral est malheureusement en crise. Les États-Unis ne sont pas étrangers à tout cela : ils empêchent depuis plusieurs mois, si ce n’est quelques années, le bon fonctionnement de l’organe de règlement des différends, à savoir le tribunal commercial international, en refusant la nomination de trois juges en remplacement de ceux qui sont partis à la retraite.

L’Union européenne a un rôle actif à jouer pour tenter de redresser ce multilatéralisme. Dans un tel contexte, des accords commerciaux bilatéraux peuvent lui être bénéfiques, à condition qu’elle défende fermement ses intérêts et exige la réciprocité. Le Sénat a fait valoir cette position lorsqu’il a débattu de la proposition de résolution européenne sur les directives de négociation en vue d’un accord avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Notre commission examinera, à l’issue de ce débat, le rapport de Pascal Allizard et Didier Marie relatif à la proposition de notre collègue Jean-Claude Requier sur les négociations avec le Mercosur. Nous pourrons ainsi réaffirmer avec beaucoup de clarté nos positions.

Enfin, le Conseil européen devrait évoquer les relations avec les Balkans occidentaux, le président Cambon l’a mentionné précédemment, et ce quelques semaines avant le sommet qui se tiendra à Sofia, le 17 mai prochain. Nos rapporteurs, Claude Kern et Simon Sutour, se rendront en Serbie et au Monténégro, qui négocient leur adhésion. Nous sommes favorables aux initiatives qui permettront de renforcer la connexion de cette région avec l’Union ou de prévoir un engagement commun sur des défis tels que la sécurité ou les migrations. Mais nous devons aussi veiller à prendre en compte l’état de nos opinions publiques à l’égard d’une procédure d’élargissement qui a paru aller un peu trop vite. Ayons donc le courage de dire qu’il faut assumer et confirmer le moratoire sur l’élargissement, pour conforter l’acquis communautaire ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, du groupe Les Indépendants – République et Territoires et du groupe La République En Marche.)