M. le président. La parole est à M. Jacques Gautier, pour la commission des affaires étrangères. (Bis repetita ! sur plusieurs travées du groupe socialiste.)

M. Alain Néri. Bis repetita non placent !

M. Jacques Gautier, pour la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, j’ai eu l’honneur de représenter le Sénat à la commission du Livre blanc et, avant de vous faire part de mon témoignage sur cette expérience, je tiens à remercier publiquement tous mes collègues, au sein du groupe UMP, et à la commission des affaires étrangères, qui m’ont fait confiance pour remplir cette mission.

Je veux aussi saluer l’engagement, durant ces six mois, du président Carrère et de mon complice Daniel Reiner, avec lesquels il est toujours agréable de travailler, dans le respect et l’amitié, par-delà nos différences.

Les remarques que je formulerai porteront exclusivement sur la méthode qui a été utilisée.

Celle-ci est importante, car nous avons trop tendance à nous concentrer sur les propositions et ne passons pas suffisamment de temps, me semble-t-il, à comprendre les raisons qui les sous-tendent. C’est comme si nous nous précipitions à la pharmacie pour acheter des médicaments sans être passé chez le médecin pour savoir de quoi nous avions besoin.

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Cela arrive souvent !

M. Jacques Gautier. Penchons-nous quelques instants sur ce sujet, pour une critique raisonnée, mais constructive de la méthode. Dans cette perspective, j’ordonnerai mes idées autour de cinq séries de considérations.

Premièrement, toute démarche « stratégique » se décompose en deux phases : une phase de réflexion, qui consiste à se demander quelles menaces et quels risques on entend parer et quelles ambitions on souhaite avoir – c’est la phase dite « d’analyse stratégique » ; puis une phase d’action, qui consiste à déterminer avec qui on le fait, c’est-à-dire dans le cadre de quelles alliances, le format d’armée qui en découle et la stratégie d’acquisition des équipements nécessaires pour y arriver – c’est la politique de défense.

La particularité de la politique de défense, c’est qu’elle ne prend sa dimension que dans le très long terme. Le traité de Lancaster House nous engage avec nos amis britanniques pour cinquante ans. On ne peut pas changer de format d’armée d’une année sur l’autre pour passer, par exemple, des blindés à la cyberdéfense. Quant à la durée de vie des équipements militaires, nous savons bien qu’elle est souvent supérieure à cinquante ans.

Ainsi, les décisions qui seront prises en 2013 dans le cadre de la loi de programmation militaire et de la loi de finances engageront nos capacités et notre liberté d’action pour longtemps. Il est donc crucial, monsieur le ministre de la défense, qu’elles soient judicieuses. D’où l’importance de l’analyse stratégique.

Précisément, et c’est mon deuxième point, l’analyse stratégique consiste toujours à confronter trois éléments : les menaces, les risques et les opportunités – c’est ce que l’on appelle la prospective de défense – ; les moyens en hommes et en crédits ; enfin, les ambitions de défense.

Troisième série de considérations : l’intérêt d’un Livre blanc. Cet intérêt est triple.

Tout d’abord, il s’agit d’extérioriser, pour le dépassionner, le dialogue difficile entre le ministère de la défense et le ministère du budget. Il s’agit de mettre entre les deux points de vue, nécessairement opposés, mais également légitimes, un arbitre neutre, indépendant et avisé afin de ne pas laisser le Président de la République ou le Premier ministre seuls face à la difficulté de la décision.

Pour cela, il nous faut peser et sous-peser chaque possibilité de choix. Il ne s’agit pas de décider à la place du politique, mais de lui faire des propositions et d’éclairer son arbitrage.

Ensuite, cet intérêt est démultiplié en période de disette budgétaire. C’est parce que les moyens manquent qu’il faut les concentrer. Il convient donc de bien choisir pour renoncer au moins important, sans perdre de vue les objectifs finaux. Le Livre blanc est par conséquent l’instrument de la cohérence de la politique de défense.

Enfin, le Livre blanc doit permettre d’articuler les objectifs que l’on se fixe et les moyens de les atteindre. Il est une charnière entre la réflexion et l’action. Il doit donc donner les grandes orientations de la politique, mais sans entrer dans le détail, car cette politique évoluera nécessairement. À rebours, il doit être clair sur nos ambitions, sur ce que l’on souhaite faire, afin que nul n’en ignore et puisse s’y référer, et que nos amis comme nos ennemis aient une vision de nos intentions dépourvue de toute ambiguïté.

Quatrième série de réflexions : ce qui n’a pas fonctionné. Sans entrer dans le détail, je dirai que la méthode utilisée est en principe la même que celle de la précédente commission du Livre blanc de 2008. Avec toutefois une différence de taille : les membres de la commission du Livre blanc de 2013 n’ont pas disposé de l’enveloppe budgétaire dans laquelle ils étaient censés confiner l’exercice.

Je le dis sans passion, mais avec gravité et un peu de colère : ce n’est pas admissible ! L’absence d’enveloppe financière a privé l’exercice d’une grande part de son utilité.

Au pays de Descartes, comme au pays de John Locke, il n’y a que deux façons de conduire l’analyse stratégique : partir des ambitions de défense et se donner les moyens de les satisfaire ou bien réduire ses ambitions à la hauteur de ses pauvres moyens.

Nous, Français, en avons inventé une troisième : parler des ambitions sans parler des moyens. Ce n’est pas forcément la bonne méthode ! (Sourires sur les travées de l'UMP.)

De ce fait, les membres de la commission n’ont pas été en mesure de résoudre des problèmes dont on leur avait caché pour partie l’exposé.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense. Caché…

M. Jacques Gautier. Il est tout simplement anormal que la version présentée en janvier dernier n’ait pas compris d’hypothèse budgétaire. Comme je l’ai souligné il y a quelques instants, elle est ainsi restée floue quant au format et plus encore quant à la stratégie d’acquisition.

Les membres de la commission étant mis hors jeu, il est revenu aux services – terme vague et indéfini – d’effectuer le travail, dans la précipitation. J’imagine sans peine quelle a dû être leur tâche et l’effort qu’ils ont dû fournir.

Nous avons donc assisté à un regrettable exercice de « rétropédalage ».

Monsieur le ministre, je devine ce que vous allez nous dire : les travaux budgétaires n’étaient pas terminés et, pendant nos réunions, la vente, comme on dit, continuait Rue de Bercy.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Tout à fait ! D’ailleurs, je l’ai déjà dit !

M. Jacques Gautier. Pardonnez-moi, mais je ne crois pas une seconde à cette explication. La décision était prise puisque l’équation budgétaire finalement retenue est la même, je dis bien « la même », que celle qui avait été indiquée dans la loi de programmation des finances publiques votée à l’automne 2012,…

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Ah non !

M. Jacques Gautier. … à savoir une progression « zéro valeur », qui traduit de facto une diminution en termes réels des dépenses de défense.

Mon collègue député UMP Christophe Guilloteau et moi-même aurions dû alors démissionner. Néanmoins, par respect pour nos soldats, face à l’importance des enjeux et conscients de l’intérêt national, nous ne l’avons pas fait, contrairement à ce qui s’était passé en 2008.

Cinquième et dernière série de considérations : il nous faudra modifier – ensemble – la manière dont s’écrira le prochain Livre blanc.

Mes chers collègues, si vous le permettez, je vous livrerai quelques éléments de réflexion à cet égard.

Première proposition : la commission du Livre blanc ne doit plus perdre son temps à redécouvrir l’état du monde et à refaire chaque fois la prospective de défense.

L’atlas des menaces, des risques et des opportunités est la synthèse d’un ensemble d’analyses réalisées en permanence par des organismes dont c’est le métier. Lorsque la commission commence ses travaux, la prospective de défense doit donc être sur la table, les principales ambitions définies et la trajectoire budgétaire affichée. Les membres de la commission ne sont pas et ne doivent pas être des spécialistes de géopolitique ou de polémologie. Leur rôle n’est pas celui-là. Leur plus-value n’est pas celle-là. Ils doivent avant tout être indépendants. Leur rôle est d’élaborer des choix construits. Il faut donc que chacun fasse ce pour quoi il est le mieux placé et ce qu’il sait faire de mieux.

Le temps que la commission a perdu à refaire la prospective de défense s’est révélé d’autant plus dommageable que cette prospective venait d’être actualisée par le SGDSN, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. À quoi donc a servi ce document ? À rien. Fallait-il l’écarter au seul prétexte qu’il avait été conduit sous la précédente présidence ?

Deuxième proposition : il faut réfléchir à la création d’une structure légère mais permanente, permettant la synthèse et le croisement des exercices de prospective et capable de fournir à tout moment et dans la durée une prospective de défense. En effet, comme nous l’avons vu, le monde évolue en permanence.

Troisième proposition : les membres de la commission doivent travailler le plus possible ensemble. Limiter leur réflexion à tel ou tel aspect de la situation au travers de groupes de travail, c’est réduire artificiellement la portée de leur horizon et réserver toute vision d’ensemble au président et au rapporteur général ainsi qu’à ceux qui les assistent.

S’il faut créer des groupes de travail, il faut que ces instances agissent en synergie et s’enrichissent les unes les autres. Délibérer sur le format des forces ou sur l’industrie de défense n’a aucun sens ni aucun intérêt tant que l’analyse globale n’est pas achevée. Cette situation ne peut qu’aboutir à une succession de plaidoyers pro domo, tous très convaincants, mais qui font perdre le fil de l’intérêt général.

Quatrième proposition : il faut déterminer une meilleure articulation entre le moment de la commission et celui du politique. Il est légitime et incontestable que le Président de la République ait le dernier mot. Néanmoins, les exercices de « rétropédalage » de dernière minute doivent absolument être proscrits.

Enfin, – je conclurai ainsi pour ne pas excéder davantage mon temps de parole – le prochain Livre blanc doit être un document beaucoup plus bref et plus dense que le document actuel. La stratégie américaine tient en huit pages et celle du président russe sur une double page. Je rappelle par ailleurs que la stratégie élaborée par Ben Gourion pour Israël tenait en une seule page et qu’elle est toujours valable !

Au pays de Blaise Pascal, prenons donc le temps de faire court. Écrire un Livre blanc n’est ni un exercice intellectuel dont il faudrait comprendre les subtilités entre les lignes, ni un exercice pédagogique pour propager l’esprit de défense. C’est un document public destiné à être lu par nos amis comme par nos ennemis potentiels. Seul l’essentiel doit être dit ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – M. Jean-Marie Bockel applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Mes chers collègues, vous le constatez, au sein de la commission, nous sommes d’accord à 99,9 %. Toutefois, il nous arrive d’avoir des analyses divergentes, par exemple au sujet de la commission du Livre blanc. Celle-ci a travaillé durant de longs mois, qui, à mes yeux, étaient encore trop courts !

En effet, une pression extraordinaire a été exercée sur cette instance afin qu’elle remette ses conclusions avant la fin de l’année, ce qui nous a posé beaucoup plus de problèmes que la non-indication de l’arbitrage budgétaire. C’est là mon analyse : elle n’est pas dissonante, elle est simplement complémentaire. (M. Jacques Gautier acquiesce.)

Toutefois, je dois à l’honnêteté de remarquer que le Président de la République, par l’intermédiaire du ministre de la défense, nous a, encore une fois, entendus. Lorsque nous avons demandé que les délégations de l’Assemblée nationale et du Sénat soient renforcées, un siège supplémentaire a en effet été attribué à chacune des deux chambres, assurant la meilleure pluralité – pas la parfaite pluralité, comme cela a été demandé – et renforçant la composante parlementaire de cette commission. Nous y étions profondément attachés. Au demeurant, le président de la commission du Livre blanc a largement tenu compte de nos préconisations.

Par ailleurs, j’insisterai sur le fonctionnement du groupe de travail n° 4, relatif à une thématique qui passionne beaucoup de monde bien qu’elle soit placée sous le sceau du secret-défense, à savoir celle du renseignement.

Ainsi que mon homologue de l’Assemblée nationale, Mme Adam, j’ai siégé au sein de ce groupe de travail ès qualités, en tant que président de la commission de la défense du Sénat. À notre demande, le Président de la République et le ministre de la défense ont admis la présence de deux membres supplémentaires représentant l’opposition parlementaire. Il s’agit de M. Courtois pour le Sénat et de M. Myard pour l’Assemblée nationale.

S’agissant de la problématique de la transmission des arbitrages budgétaires, je souligne que jamais une revue du Livre blanc ne s’est déroulée dans un tel climat économique ! L’enjeu budgétaire était au cœur de toutes nos préoccupations. Rappelons-nous de la problématique Z. Imaginons un seul instant que le pré-arbitrage budgétaire conditionnant tous nos travaux tombe et qu’il s’appelle Z ! Nous aurions été plongés dans le désarroi et placés face à une excessive difficulté pour tenter d’adapter un outil de défense cohérent à ce type de dispositif.

Je ne balaye pas d’un revers de main la remarque de notre collègue Jacques Gautier. Néanmoins, étant donné les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la revue du Livre blanc, mieux valait attendre de disposer des arguments politiques et en matière de défense pour obtenir les arbitrages du Président de la République. C’est dans ce sens que nous avons combattu tous ensemble, avec Jacques Gautier, Daniel Reiner,…

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. … mais aussi avec le ministre de la défense, et que, selon moi, nous avons fait œuvre utile pour notre défense. Donc, là, j’ai une petite divergence d’analyse, bien mineure mais que je tenais à indiquer, avec Jacques Gautier. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – MM. Jean-Claude Requier et Jean-Marie Bockel applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Daniel Reiner, pour la commission des affaires étrangères.

M. Daniel Reiner, pour la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, comme Jacques Gautier, je tiens tout d’abord à vous faire part très simplement de ma satisfaction d’avoir participé à la commission du Livre blanc et d’y avoir représenté le Sénat. Mes premiers mots vont donc à ceux de mes collègues qui ont pris la responsabilité de me désigner. Je les en remercie vivement.

Au terme d’un exercice qui aura duré plus de six mois, j’ai un peu le sentiment d’un devoir accompli. En effet, tout au long des délibérations de la commission, nous avons porté les fruits d’une réflexion collective : celle de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat qui, sur l’initiative de son président, Jean-Louis Carrère, a travaillé sur ces questions tout au long du printemps 2012. Je songe en particulier aux travaux que mon collègue Pozzo di Borgo et moi-même avons consacrés aux capacités industrielles et militaires critiques. Ils nous ont permis d’appréhender la démarche stratégique, les chemins qu’elle devait emprunter et que Jacques Gautier vient de détailler.

Toutefois, comme Jacques Gautier, je ressens une légère frustration de n’avoir pas pu disposer assez rapidement de l’ensemble des données permettant l’aboutissement de nos propres réflexions. Nous nous sommes en quelque sorte mis sur la touche pendant un mois et demi, d’où l’impression un peu étrange de voir le match se dérouler, mais sans nous.

Sur le fond, la rédaction du Livre blanc a nourri de grandes inquiétudes. Chacun est conscient de la gravité de la situation budgétaire, de la nécessité de redresser nos comptes publics et de la contrainte que cette situation exerce naturellement sur le budget de la défense.

Il n’en est pas moins vrai que, finalement, ce qui ressort de l’arbitrage rendu par le Président de la République est un moindre mal. Le budget de la défense contribuera au redressement des comptes publics, ni plus ni moins que les autres, et même plutôt moins.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. Effectivement !

M. Daniel Reiner. Ce ne sera donc pas une variable d’ajustement. Les promesses ont par conséquent été tenues, jusqu’à présent.

Monsieur le ministre, cher Jean-Yves Le Drian, vous avez pesé pour beaucoup dans cet arbitrage, et je tiens à vous en féliciter, publiquement ici, au Sénat,…

M. Daniel Reiner. … qui, vous le savez, était à vos côtés dans cet exercice.

Fallait-il un nouveau Livre blanc ? C’est le choix qui a été fait. Force est de le constater, au-delà du contexte financier, la situation géostratégique a beaucoup changé entre 2008 et 2013. Néanmoins, au terme de cet exercice, les options stratégiques de la France restent les mêmes et c’est donc la continuité qui prévaut entre ce Livre blanc et le précédent.

Pourtant, mon sentiment, comme celui de tous ceux qui ont pris part à cet exercice, est que ce document sera vraisemblablement le dernier du genre, non seulement sur la méthode,…

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Oui !

M. Daniel Reiner. … qui vient d’être évoquée – il faudra sûrement remettre à plat notre démarche stratégique –, mais aussi sur le fond.

À mon sens, ce Livre blanc marque la fin d’une époque : celle où il était encore possible de concilier la diminution cohérente du format de nos armées avec le maintien d’une certaine autonomie au sein de nos alliances, tout en promouvant une stratégie d’acquisition accordant une large place aux industriels nationaux.

Je passerai en revue ces trois points, à savoir les alliances, le format et la stratégie d’acquisition.

Premier point : notre stratégie d’alliances militaires, qui comporte trois volets.

Premier volet, le Livre blanc 2013 acte la réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN. Au vrai, il n’était pas question pour la France de sortir de cette alliance. Au contraire, comme y invitait le rapport d’Hubert Védrine, il convenait d’y prendre toute notre place.

Cette participation n’est pas un problème. Elle ne se situe pas en opposition avec la souveraineté nationale : on peut être membre à part entière d’une alliance militaire où les décisions se prennent par consensus et rester indépendant.

Deuxième volet, ce Livre blanc, comme le précédent, continue à faire la promotion du projet européen. On peut notamment y lire : « La France considère que la construction européenne en matière de défense et de sécurité est une priorité. » Ce document appelle de manière urgente à une « relance pragmatique de la politique de défense et de sécurité européenne ».

Troisième volet, ce Livre blanc consacre comme fondement de notre stratégie la préservation de notre indépendance et notre souveraineté. Il précise même que « l’efficacité des actions engagées par les forces de défense implique de pouvoir disposer en toutes circonstances d’une capacité autonome d’appréciation des situations et d’une complète indépendance de décision et d’action ».

En résulte cette antithèse apparente au cœur de ce Livre blanc, comme dans d’autres : « Le dialogue – avec les membres de l’Union européenne – vise à substituer à des dépendances subies des interdépendances organisées, et à concilier ainsi souveraineté et dépendances mutuelles. » Mon dieu que la formule est jolie ! Mais ô combien difficile sera sa mise en œuvre !

La vérité est qu’on ne peut murmurer sans cesse les mots « indépendance » et « souveraineté » tout en réduisant les crédits année après année. S’il nous faut diminuer les dépenses, construisons avec lucidité les alliances nécessaires pour pallier nos carences et faire à plusieurs ce que nous ne sommes plus capables de faire seuls.

Cela m’amène à mon deuxième point : le format. Je ne le détaillerai pas car tout est dans le Livre blanc. Ce qui est important n’est pas tant le fait que le format diminue, mais bien que sa cohérence soit sauvegardée. C’est le cas, nous en avons eu l’assurance. (M. le président de la commission des affaires étrangères opine.) Je ferai néanmoins deux séries d’observations.

La première a trait aux motifs de satisfaction. Dans cette catégorie, je range le maintien de la force de dissuasion nucléaire dans l’intégralité de ses deux composantes – qui était un engagement du Président de la République. C’est, d’ailleurs, une opinion presque unanime au Sénat.

Par ailleurs, je me réjouis que les forces spéciales et le renseignement soient largement préservés. Mon collègue Jacques Gautier et moi-même avons visité récemment le 5e régiment d’hélicoptères de combat et le 4e régiment d’hélicoptères des forces spéciales, dont nous avons pu mesurer l’utilité et l’efficacité. Je me réjouis également de la décision que vous avez prise, monsieur le ministre de la défense, concernant les drones MALE. Il était temps de rompre avec l’indécision !

Enfin, j’approuve naturellement l’accent mis sur la cyberdéfense. Il s’agit, à l’évidence, d’un combat que nos forces auront à mener, il convient de s’y préparer.

M. Jeanny Lorgeoux. Très bien !

M. Daniel Reiner. Ma seconde série d’observations est relative aux inquiétudes et aux attentes. La principale inquiétude, et Gilbert Roger s’en est fait l’écho, concerne la diminution des effectifs, qui vont décroître de 24 000 emplois supplémentaires. C’est à la fois un exercice difficile pour l’état-major et un effort énorme demandé à nos forces armées. Il va donc falloir y procéder avec un grand respect des femmes et des hommes, afin de prévenir démoralisation et démotivation.

S’agissant des équipements, je suis inquiet pour certains grands programmes, aujourd’hui encore, en particulier pour l’A400M, qui, on le sait, comble une importante lacune capacitaire. En réduire la cible, ou l’étaler trop largement serait ouvrir la boîte de Pandore et lancerait un très mauvais signal pour l’Europe de la défense.

Concernant le MRTT, s’il nous faut réduire la cible, c’est bien ce qui, a priori, ressort des chiffres, alors reconsidérons nos positions : lançons un appel d’offre européen afin de faire baisser les prix et constituons une unité multinationale, où, à tout le moins, insérons nos avions dans l’EATC ! (M. le président de la commission des affaires étrangères opine.) J’en mesure la difficulté compte tenu des impératifs liés à la dissuasion, mais si les mots ont un sens, c’est bien celui que porte cette phrase du Livre blanc : « accepter des dépendances librement consenties ».

J’en viens à mon troisième et dernier point : la stratégie d’acquisition. Nous avions regretté, au Sénat, l’absence de stratégie d’acquisition ou son caractère illisible lors de la précédente programmation militaire. Le Livre blanc 2013 ne marque guère de progrès, et le chapitre consacré à l’industrie de défense est, dans l’ensemble, plutôt décevant. Il rassemble une somme d’évidences que personne ne conteste sur l’importance de la base industrielle de défense et ressemble à un catalogue de bonnes intentions. Mais il n’explicite toujours pas la stratégie de l’État, alors que l’intérêt bien compris de chacun, de l’État comme des industriels, serait de savoir à quoi s’en tenir.

La recherche et développement de défense est importante. Nous en sommes tous d’accord. En période de disette budgétaire, concentrons les crédits sur les capacités les plus critiques, tout en restant cohérents. Rien ne sert d’avoir des armes, des avions excellents tel le Rafale ou des hélicoptères remarquables tel le Tigre si, en bout de chaîne, ils ne sont pas équipés des armements adéquats.

M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Effectivement !

M. Daniel Reiner. De ce point de vue, la filière optronique française nous semble avoir été délaissée depuis plusieurs années et cela pose un problème de cohérence capacitaire.

Par ailleurs, depuis le temps où on sillonne la France en qualité de rapporteur du programme 146, on a constaté en maintes occasions les difficultés de relations entre les PME et les grands groupes ainsi que les dysfonctionnements systémiques qui conduisent l’État à surpayer des équipements militaires.

Il n’est ainsi pas normal qu’une simple vis, certifiée pour l’aéronautique, coûte 7 euros quand elle est fabriquée par une PME et 450 euros lorsqu’elle est revendue par un grand groupe. Il n’est pas normal qu’on lance des appels d’offres pour l’achat des boulons et que les plus gros programmes se passent de gré à gré.

Mme Évelyne Didier. Au lieu de cela, on fait des économies ailleurs !

M. Daniel Reiner. Le temps est peut-être venu de faire évoluer le rôle de la DGA, de concentrer son intervention sur les grands programmes et de laisser, pour le reste, plus de souplesse aux états-majors et plus de place aux solutions innovantes. Il faudra le faire au cas par cas, car, après cinq années passées à étudier ces questions, la seule conviction que j’ai acquise et que je vous livre avec humilité, c’est qu’il n’y a pas de règle. Une chose est sûre : l’État ne doit pas renoncer à acheter ses équipements militaires moins chers et doit s’efforcer de lutter en permanence contre la tendance, devenue naturelle et consentie, à l’augmentation des coûts des équipements militaires.

En conclusion, ce Livre blanc n’est sûrement pas parfait, il sera critiqué, mais il traduit la continuité de la stratégie de la France – elle est éternelle ! – et reflète les difficultés de l’époque. Il sera, selon moi, le dernier de son genre, car il marque la fin d’une politique s’efforçant de concilier des choses inconciliables.

Monsieur le ministre, vous vous définissez souvent comme un « pragmatique » (M. le ministre de la défense opine.),…

M. Jeanny Lorgeoux. Nous sommes bien obligés !

M. Daniel Reiner. … et vous avez raison. Nous sommes, au Sénat, très favorables au pragmatisme. Pragma, en grec ancien, désigne la preuve avant l’action, apportée par un événement. En clair, être pragmatique c’est considérer que la vérité vient de l’action. C’est elle seule qui prouve, car l’on sait que la parole peut hélas tromper. Le pragmatique jugera sur les actes, non sur les promesses.