SEANCE DU 24 OCTOBRE 2000


M. le président. La parole est à M. Chérioux, auteur de la question n° 882, adressée à Mme le ministre de l'emploi et de la solidarité.
M. Jean Chérioux. Madame le secrétaire d'Etat, lors de l'examen du projet de loi relatif à la réduction du temps de travail, le Sénat a adopté à l'unanimité un amendement tendant à valider la rémunération par équivalence des périodes de permanence effectuées sur le lieu de travail. Cet amendement, qui avait reçu l'avis favorable du Gouvernement, a été adopté conforme par l'Assemblée nationale et est devenu l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000.
Pourquoi cette disposition ? Après un arrêt de la Cour de cassation du mois de juin 1999 ayant déclaré illicites les conventions instaurant ces équivalences parce que agréées mais non étendues, la voie était ouverte à un contentieux auquel le secteur associatif d'aide aux handicapés ne pouvait, à l'évidence, pas faire face financièrement.
Or deux décisions des cours d'appel de Versailles et de Paris, la dernière en date du 27 juin 2000, réduisent à néant cet effort commun, le Gouvernement, par la voix de Mme Aubry, ayant considéré que le Sénat apportait « une vraie réponse à une vraie question ».
En écartant l'application de l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000 au motif qu'il serait, d'après elles, contraire à la Convention européenne des droits de l'homme, ces décisions replongent les associations d'aide aux handicapés dans les difficultés extrêmes allant, dans de nombreux cas, jusqu'à la cessation d'activité que le législateur avait justement voulu prévenir.
Au-delà de leurs graves conséquences, ces arrêts sont d'un fondement juridique surprenant. Les juges d'appel ont écarté l'application de l'article 29 de la loi au motif qu'il enfreignait le droit au recours effectif posé par la Convention européenne des droits de l'homme.
Or, par sa jurisprudence récente, le Conseil constitutionnel a inclus ce droit dans le bloc de constitutionnalité. C'est au regard de ce droit qu'il a censuré plusieurs validations depuis la fin de l'année dernière. Si, a contrario, le Conseil constitutionnel a validé cet article 29, le 13 janvier 2000, c'est bien qu'il l'a jugé conforme à ce principe. Les juridictions ne peuvent donc pas, sans méconnaître l'autorité du Conseil constitutionnel, refuser d'appliquer la loi au motif qu'elle ne respecterait pas le droit au recours effectif.
De surcroît, l'interprétation qui est faite de nos travaux n'est guère acceptable. Selon ces juridictions - je cite l'arrêt de la cour d'appel de Versailles - « le législateur n'a pas agi dans le cadre de sa fonction normative, s'est ingéré dans l'administration de la justice pour protéger les intérêts financiers d'autorités publiques, alors qu'aucun motif impérieux d'intérêt général ne le justifiait ».
Comme la lecture du Journal officiel en témoigne, le débat, au contraire, trahissait notre souci de respecter les décisions de justice et d'avoir des motifs suffisants d'intérêt général pour agir. Ces motifs ne se cantonnaient pas à une inquiétude du législateur pour l'état des finances publiques. Il s'agissait surtout d'empêcher la fermeture d'associations ruinées par les conséquences de décisions de justice aux effets immédiats, associations sur lesquelles repose une large partie de la continuité du service public social en faveur des handicapés.
C'est donc sans égard pour la décision du Conseil constitutionnel, dont l'autorité s'impose pourtant à elles en vertu de l'article 62, alinéa 2, de la Constitution, et sur une interprétation biaisée de nos travaux que ces cours d'appel ont choisi d'écarter l'application de la loi.
Je vous demande en conséquence, madame le secrétaire d'Etat, quelles initiatives sont envisagées par le Gouvernement pour que la volonté du législateur soit respectée et l'avenir des associations d'aide aux handicapés préservé.
M. le président. La parole est à Mme le secrétaire d'Etat.
Mme Dominique Gillot, secrétaire d'Etat à la santé et aux handicapés. Monsieur le sénateur, votre véhémence est à la hauteur de vos efforts pour rédiger l'amendement qui est devenu l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000 relative à la réduction du temps de travail !
Cet article valide en effet le dispositif d'heures d'équivalences utilisé pour rémunérer les nuits en chambre de veille, notamment dans les établissements pour personnes handicapées. Les équivalences sont une pratique reconnue en droit du travail. Elles permettent de rémunérer partiellement les heures de présence lorsqu'elles ne correspondent pas, dans les faits, à du travail effectif. Les heures en chambre de veille correspondent bien à cette situation puisque le personnel concerné peut dormir tout ou partie de la nuit.
La Cour de cassation avait cependant jugé que, dans le cas des heures en chambre de veille, il n'existait pas de bases juridiques suffisantes. Elle avait donc fait droit aux requêtes de salariés demandant le paiement de toutes les heures de présence en heures de travail effectif. C'est pour mettre un terme au contentieux en cours et éviter le risque financier de cette jurisprudence pour les associations que le Gouvernement et le législateur sont convenus, monsieur le sénateur, de cet article 29.
Les deux arrêts que vous évoquez ont effectivement écarté l'application de cet article, au motif qu'il serait contraire au droit à un procès équitable prévu par la Convention européenne des droits de l'homme. Le juge s'est donc appuyé sur une disposition du droit européen qui s'impose à tous. Je n'ai pas à commenter cette décision de justice, d'autant plus que l'Etat n'est pas partie à cette instance. Il s'agit d'un contentieux prud'homal. Je note toutefois que cette jurisprudence n'est pas définitive puisque les associations se sont pourvues en cassation.
Le Gouvernement est cependant attentif aux conséquences qui pourraient en découler pour les associations. Même si les contentieux sont peu nombreux à l'échelon national, certaines associations peuvent connaître des situations difficiles. Je vous rassure, monsieur le sénateur, il en sera tenu compte au cas par cas pour celles qui ne seraient pas en mesure d'assumer ces contentieux sans dégrader la qualité du service. Le Gouvernement engagera une discussion avec elles pour les aider à faire face.
Pour l'avenir, l'article 29 de la loi permet de résoudre les difficultés rencontrées jusqu'à présent. Les deux arrêts dont vous parlez ont en effet écarté la validation législative des contentieux en cours avant l'intervention de la loi. Ils ne se sont pas prononcés sur le dispositif prévu par l'article 29 pour donner les bases juridiques nécessaires aux heures d'équivalence. Celles-ci peuvent désormais être instaurées soit par accord collectif étendu, soit par décret en Conseil d'Etat. Les négociations entre les partenaires sociaux n'ayant pas encore abouti, des discussions ont lieu avec eux pour définir un régime d'équivalence par la voie réglementaire.
Vous pouvez en tout cas être convaincu que le Gouvernement prendra bien évidemment toutes les dispositions nécessaires pour assurer la pérennité de la prise en charge des personnes accueillies. L'engagement des plans pluriannuels dans les établissements pour personnes handicapées et personnes âgées, annoncé par le Premier ministre voilà quelques semaines, en témoigne, tout comme en témoignent les discussions qui sont en cours, avec la volonté d'aboutir.
M. Jean Chérioux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Chérioux.
M. Jean Chérioux. Il n'est pas facile de répondre brièvement sur un sujet comme celui-ci, monsieur le président, mais je vais m'y efforcer.
Madame le secrétaire d'Etat, vous avez rappelé à juste titre la possibilité qu'a le juge d'écarter l'application d'une disposition législative contraire à une norme internationale.
Nul ne conteste ce principe, même si celui-ci ne peut plus s'appliquer à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui pose le principe du droit au recours effectif.
En effet, le Conseil constitutionnel, qui ne veut pas se référer, dans ses décisions, à un traité, a inclus le droit au recours effectif dans le bloc de constitutionnalité. Sa démarche est claire : ne voulant pas appliquer directement une règle internationale, il lui trouve un équivalent dans l'ordre juridique interne.
En matière de droit au recours effectif, qui pose tant de problèmes à nos lois de validation, il a découvert les moyens de contrôler que les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme soient garanties. Il a créé cet équivalent à partir de l'article XVI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Il pose les mêmes principes, mais aussi les mêmes exceptions, que la Cour européenne : le respect de l'autorité de la chose jugée et le motif d'intérêt général suffisant.
Son interprétation a été parfaitement saisie par la cour d'appel d'Orléans, dans un attendu d'un arrêt que je cite :
« Attendu qu'il n'appartient pas à la cour d'apprécier si l'intérêt supérieur de la nation, au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme, autorise ou non le Parlement à légiférer sur des situations soumises aux cours et tribunaux par un texte à effet rétroactif tel l'article 29 de la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 ; »
Par ailleurs, cette même cour dispose également dans son arrêt qu'« il ne lui appartient pas non plus d'anticiper ou d'interférer sur l'appréciation du respect ou du non-respect par le législateur de la Convention européenne des droits de l'homme ».
La cour d'Orléans prend soin de laisser un dialogue s'instaurer entre le législateur, le Conseil constitutionnel et la Cour européenne sur la question du droit au recours effectif et de sa compatibilité avec les lois de validation.
Cette position contraste avec celles qui furent retenues par les cours de Versailles et de Paris, lesquelles, prétendant faire écran - c'est bien le cas - entre nos institutions nationales et la Cour européenne, fragilisent le principe de sécurité juridique dans notre pays. Il s'agit d'un point sur lequel il convient d'être vigilant.
Je vous invite, madame le secrétaire d'Etat, en concertation avec votre collègue garde des sceaux, à réfléchir aux voies de droit susceptibles de rétablir la cohérence d'un ordre juridique devenu sur ce point très confus et dont les associations d'aide aux handicapés font jusqu'à présent les frais.
Je rappelle que, si les décisions peuvent faire l'objet d'un recours en appel ou en cassation, s'agissant des prud'hommes l'exécution est immédiate. C'est alors que les associations risquent de ne pouvoir faire face. (Applaudissements sur les travées du RPR.)
Mme Dominique Gillot, secrétaire d'Etat. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le secrétaire d'Etat.
Mme Dominique Gillot, secrétaire d'Etat. Je ne reviendrai pas sur le fond de l'argumentation extrêmement juridique de M. Chérioux, qui nous montre ainsi combien, sur ce sujet également, il est documenté. De toute façon, ce débat dépasse largement le cadre des questions orales sans débat.
Je tiens simplement à vous rassurer, monsieur le sénateur, sur le fait que le Gouvernement ne laissera pas les associations s'occupant de personnes handicapées seules face aux difficultés qu'elles auront à affronter et que nous étudierons au cas par cas les situations telles qu'elles se présenteront.

MISE EN APPLICATION DE LA CMU