Séance du 10 février 2000






CRÉATION D'UNE COMMISSION D'ENQUÊTE
SUR LES ÉTABLISSEMENTS PÉNITENTIAIRES

Adoption
des conclusions du rapport d'une commission

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 209, 1999-2000) de M. Georges Othily, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale sur :
- la proposition de résolution (n° 165, 1999-2000) de M. Robert Badinter et des membres du groupe socialiste et apparentés, tendant à créer une commission d'enquête sur les conditions de détention dans les maisons d'arrêt ;
- la proposition de résolution (n° 183, 1999-2000) de MM. Jean Arthuis, Josselin de Rohan, Henri de Raincourt et Guy-Pierre Cabanel, tendant à créer une commission d'enquête sur la situation des établissements pénitentiaires en France.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Georges Othily, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, mes chers collègues, les prisons françaises ne sont pas dignes de notre pays, qui a souvent, dans l'histoire, montré le chemin en matière de droits de l'homme.
Il est temps que notre pays change son regard sur ses prisons, afin que nous disposions d'un système pénitentiaire plus digne d'un Etat de droit à l'aube du troisième millénaire.
Le Sénat est saisi de deux propositions de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête : la proposition de résolution tendant à créer une commission d'enquête sur les conditions de détention dans les maisons d'arrêt, présentée par M. Robert Badinter et les membres du groupe socialiste et apparentés, et la proposition de résolution tendant à créer une commission d'enquête sur la situation des établissements pénitentiaires en France, présentée par MM. Arthuis, de Rohan, de Raincourt et Cabanel.
Conformément à sa mission, la commission des lois a examiné la recevabilité et l'opportunité des propositions de résolution.
Rappelons que les conditions de constitution des commissions d'enquête sont fixées par l'article 6 de l'ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et précisées par l'article 11 du règlement du Sénat.
L'article 6 de l'ordonnance de 1958 précise que « les commissions d'enquête sont formées pour recueillir des éléments d'information, soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales, en vue de soumettre leurs conclusions à l'assemblée qui les a créées ».
En l'espèce, les deux propositions de résolution ont pour objet de contrôler le fonctionnement d'une partie du service public de la justice, à savoir l'administration pénitentiaire. Or les propositions de résolution entrent dans le champ défini par l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958.
Par ailleurs, prévoyant que la commission d'enquête sera composée de vingt et un membres, les propositions de résolution répondent également aux conditions posées par l'article 11 du règlement du Sénat, qui dispose que la proposition de résolution « fixe le nombre de membres de la commission d'enquête, qui ne peut comporter plus de vingt et un membres ».
La commission estime donc que les propositions de résolution sont recevables au regard des dispositions de l'ordonnance du 17 novembre 1958 et constate qu'elles répondent aux conditions posées par l'article 11 du règlement du Sénat.
J'en viens maintenant à la question de l'opportunité de la création d'une commission d'enquête.
La situation des établissements pénitentiaires français est actuellement très inquiétante et nécessite un examen approfondi afin de dégager des solutions pour que la France se dote d'un système pénitentiaire plus digne d'un Etat de droit.
Dans son dernier rapport sur le budget de l'administration pénitentiaire, la commission des lois avait fait part de son inquiétude à propos de l'évolution de l'administration pénitentiaire en émettant un avis défavorable à l'adoption des crédits, malgré la hausse de ceux-ci. Elle avait, en particulier, mis l'accent sur la surpopulation carcérale, le nombre élevé de suicides en détention, l'insuffisance des contrôles exercés par les autorités administratives et judiciaires dans les établissements pénitentiaires, la situation préoccupante en matière d'alternatives à l'incarcération, marquée notamment par le déclin des mesures de libération conditionnelle et les retards pris dans l'application de la loi relative au placement sous surveillance électronique, et, enfin, la vétusté d'un grand nombre d'établissements pénitentiaires.
La publication récente du livre du médecin-chef de la maison d'arrêt de la Santé, dont le témoignage est évoqué dans les deux propositions de résolution soumises au Sénat, a fait suite à plusieurs autres affaires découvertes tardivement en 1999. Elle a permis à un large public de prendre conscience de la situation critique que connaissent certains établissements en ce qui concerne les conditions de détention.
La mise en place d'une commission d'enquête est donc parfaitement justifiée et bien comprise. Celle-ci pourrait dresser un constat clair de la situation des établissements et formuler des propositions pour l'avenir.
En ce qui concerne l'étendue de la mission qui pourrait être confiée à la commission d'enquête, les deux propositions de résolution soumises au Sénat diffèrent légèrement.
La proposition de résolution présentée par MM. Jean Arthuis, Josselin de Rohan, Henri de Raincourt et Guy-Pierre Cabanel prévoit que la commission d'enquête serait « chargée de recueillir des informations sur la situation des établissements pénitentiaires en France ».
La proposition de résolution présentée par M. Robert Badinter et les membres du groupe socialiste et apparentés prévoit que les travaux de la commission d'enquête porteront « sur les conditions de détention des détenus dans les maisons d'arrêt, ainsi que sur l'étendue et l'effectivité des contrôles relevant des autorités judiciaires et administratives ».
Il est incontestable que les maisons d'arrêt, qui accueillent les prévenus et les condamnés à de courtes peines ou en fin de peine, connaissent la situation la plus préoccupante, en raison notamment de leur taux d'occupation et de la grande vétusté de certaines d'entre elles. Il est paradoxal que les conditions de détention les moins favorables soient réservées à des personnes présumées innocentes.
Il est également exact que la question des contrôles exercés par les autorités administratives et judiciaires dans les établissements pénitentiaires est tout à fait essentielle. Certains incidents révélés au public au cours des derniers mois peuvent laisser à penser que ces contrôles ne sont pas suffisants ou qu'ils ne se sont pas exercés dans des conditions satisfaisantes. C'est l'une des raisons qui ont conduit le Sénat à inclure l'administration pénitentiaire dans le champ de compétence de la nouvelle commission nationale de déontologie de la sécurité.
Dans ces conditions, compte tenu du temps limité dont disposera la commission d'enquête pour mener à bien ses travaux, il aurait pu paraître préférable de circonscrire sa mission, comme le prévoyait la proposition de résolution présentée par notre collègue Robert Badinter et les membres du groupe socialiste et apparentés.
Toutefois, il serait sans doute imprudent d'exclure purement et simplement les établissements pour peine du champ des investigations de la commission d'enquête. Dans ces conditions, votre commission des lois propose que la commission d'enquête s'intéresse aux conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, en particulier au regard de la présomption d'innocence dans les maisons d'arrêt. La commission d'enquête devra s'assurer de l'étendue et de l'effectivité des contrôles exercés par les autorités judiciaires et administratives.
Telles sont, mes chers collègues, les conclusions auxquelles est parvenue la commission des lois. Le Sénat, grâce à cette commission d'enquête, a l'occasion de faire oeuvre utile en faveur des libertés publiques et des droits de l'homme, comme il l'a fait encore récemment en instaurant l'appel des verdicts de cours d'assises, que l'Assemblée nationale vient d'accepter. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, mes chers collègues, le groupe socialiste a déposé une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête, une seconde proposition ayant également été déposée par M. Arthuis et un certain nombre de sénateurs appartenant aux groupes de la majorité sénatoriale. Notre excellent rapporteur vient en quelque sorte de faire la synthèse de ces propositions.
Il s'agit, pour l'essentiel, des conditions de détention dans les établissements pénitentiaires français.
Churchill avait coutume de dire que le signe du notable vieillissant, c'est de confondre ses souvenirs et son discours : je méconnaîtrai l'avertissement du grand homme. (Sourires.)
En traversant ce matin le jardin du Luxembourg, je me souvenais de m'être rendu pour la première fois de ma vie dans une maison d'arrêt il y a quarante-neuf ans de cela, lorsque je prenais ma mobylette pour me rendre, jeune stagiaire, à la maison d'arrêt de Fresnes.
Je suis retourné à Fresnes comme dans bien d'autres maisons d'arrêt pendant des décennies. Je peux dire que, lorsque je suis arrivé à la Chancellerie, j'avais de la prison en général et de la maison d'arrêt en particulier une certaine connaissance, connaissance limitée, cependant, je le marque. Pourquoi ? Parce que c'est le côté « jardin » que l'on présente aux avocats : vous entrez, et c'est le greffe, la vérification du permis, le parloir des avocats ; la visite s'arrête là. Vous voyez le client arriver de l'autre côté ; il émerge d'un monde clos pour vous rencontrer et repart ensuite vers ce monde.
Il m'est arrivé aussi d'aller plus loin et de connaître d'autres quartiers à l'intérieur des maisons d'arrêt, notamment ceux qui, en d'autres temps, étaient réservés aux condamnés à mort.
A ma connaissance de la réalité pénitentiaire ont également contribué les conversations que j'ai eues avec le personnel. Lorsqu'on attend ses clients, les surveillants, qui vous connaissent, vous confient les difficultés de leur mission. C'est ainsi que j'ai pris conscience du fait que rien n'était possible dans la prison si l'on n'améliorait pas de manière concomitante le sort des uns et la condition des autres, qui se trouvent indissolublement liés.
Les personnels pénitentiaires ont une mission très difficile, qu'ils exercent dans des conditions également très difficiles. Evidemment, les détenus connaissent une condition au moins aussi difficile sur laquelle il nous faut nous pencher.
S'agissant de cette condition, quelles étaient mes dispositions d'esprit quand je me suis trouvé à la Chancellerie ?
J'ai, je peux le dire aujourd'hui, beaucoup oeuvré. Permettez-moi de rappeler quelques-unes des mesures que j'ai prises pour essayer de remédier à certains des aspects les plus cruels de la condition carcérale, faute de pouvoir transformer les prisons elles-mêmes - je reviendrai sur ce point dans un instant.
C'est ainsi que j'ai supprimé les quartiers de haute sécurité, les QHS, non sans protestations de tous les côtés.
C'est ainsi que j'ai interdit le costume pénitentiaire. C'est ainsi que j'ai permis les coups de téléphone à la famille.
C'est ainsi que j'ai voulu supprimer - cela a sans doute été pour moi le plus important - cette institution odieuse des parloirs où les femmes voyaient leur mari, les maîtresses leur amant, les pères leur enfant, séparés d'eux, tout le monde hurlant, les uns à côté des autres, à travers des hygiaphones, lesquels, d'ailleurs, marchaient mal, pendant qu'un gardien se promenait.
Cela a été très difficile. Je trouvais que la moindre des choses était que l'on puisse au moins s'embrasser et se prendre les mains. Je dois dire qu'en cette occasion j'ai reçu les lettres sans doute les plus émouvantes que j'aie reçues de ma vie, venant de mères de détenus qui me disaient : « Grâce à vous, j'ai embrassé mon enfant, ce que je n'avais pu faire depuis six ans », ou émanant de détenus eux-mêmes me disant : « Pour la première fois, j'ai embrassé mon enfant. »
J'ai aussi introduit la télévision dans les cellules.
Là encore, cela n'a pas été sans mal ! En effet, chaque fois que je me suis efforcé de faire progresser la condition carcérale, j'ai rencontré un climat d'hostilité ou d'incompréhension. Ce n'a pas été le cas, je me plais à le souligner, au sein des commissions des lois ; ce ne fut pas le fait des parlementaires avisés, qui connaissaient la condition telle qu'elle était, sa cruauté, mais ce climat prévalait dans l'opinion publique et dans la presse. On disait que j'avais pour les assassins une dilection particulière, que j'étais par définition l'avocat des criminels et des détenus plutôt que celui des victimes et des honnêtes gens, quels qu'aient été par ailleurs les efforts qui ont été consentis à cette époque, avec le concours très vigilant et très ardent du Parlement, pour améliorer la condition des victimes.
Lorsque venait le moment de la discussion budgétaire et que je demandais des accroissements de crédits, je dois le confesser, mes collègues et souvent très proches amis m'écoutaient avec bienveillance mais poussaient des soupirs me rappelant que nous étions dans une conjoncture économique difficile - à partir de 1982 et 1983, les restrictions budgétaires furent prioritaires - et que le Gouvernement avait bien d'autres actions plus urgentes à mener que de remédier à la condition carcérale.
Certes, comment ne pas le reconnaître : il fallait améliorer la situation des hôpitaux ; améliorer les conditions de vie des personnes âgées ; favoriser la réhabilitation des immeubles insalubres, lesquels sont sources de délinquance. Tout cela est en effet prioritaire; mystérieurement, les prisons, elles, ne le sont jamais. En tous cas, elles ne l'étaient pas à l'époque. J'étais éconduit avec de bonnes paroles et l'on m'accordait juste les crédits nécessaires pour faire face aux besoins immédiats.
Je m'interrogeais sur cette situation, mesurais que je n'avais sans doute pas les charmes et les séductions d'autres ministres qui obtenaient de voir reconnaître comme prioritaires des actions qui ne me paraissaient pas aussi essentielles pour la gauche que de remédier à la tragique condition des prisons françaises. J'accusais mon impuissance. Je ne pouvais en vouloir à mes amis et je faisais, comme essaient de le faire les bonnes ménagères, une bonne soupe avec peu d'argent. C'était d'ailleurs, il faut le reconnaître, plutôt une maigre pitance.
Lorsque je quittai la Chancellerie, j'étais préoccupé de cet état de chose. J'essayais de mieux comprendre. J'avais pris rendez-vous avec Michel Foucault, avec lequel j'entretenais à l'époque des relations d'amitié - il est malheureusement mort prématurément. Il s'intéressait, vous le savez, à la condition carcérale. Je souhaitais qu'on y voie plus clair et qu'on comprenne pourquoi mystérieusement dans notre pays, depuis deux siècles que la prison est devenue l'instrument privilégié de la répression pénale - chacun sait que la transformation des peines en peines d'emprisonnement est une invention de la première Constituante ; auparavant, la prison ne servait que pour la détention provisoire -, j'ai donc voulu comprendre pourquoi, depuis deux siècles, nous nous trouvions face à un discours et une réalité exactement contradictoires, pourquoi nos grands ancêtres républicains qui, avaient de l'école une vision si claire, qui avaient de l'armée républicaine une vision si forte, qui avaient de la citoyenneté une conscience si brûlante, étaient muets sur la prison.
C'est ainsi qu'avec Michelle Perrot, une grande historienne qui se passionnait pour ces questions, nous avons tenu pendant cinq ans, de 1986 à 1991, à l'école des hautes études, un séminaire réunissant directeurs de prison, aumôniers, médecins des prisons, bref, tous ceux qui à la fois s'intéressaient et connaissaient la réalité carcérale.
Le résultat de cette très longue étude a été un livre dont je tairai le nom ici, mais dont je peux dire simplement qu'il a eu un succès inversement proportionnel au nombre d'heures que nous y avons consacrées. Pourquoi ? L'éditeur m'avait prévenu que le mot « prison » figurant sur la couverture suffirait à faire fuir le lecteur. Il ne s'était pas trompé à cet égard.
Quoi qu'il en soit, après ces quatre à cinq années de travauxhistoriques et complets sur la prison républicaine, je suis arrivé à un constat et à une conviction.
Le constat, c'est que la même situation se reproduit exactement à travers le temps dans la République. Ainsi, à un discours qui proclame une volonté d'humanisation, une nécessité de transformer la prison de façon qu'elle ne soit pas l'école du crime et le lieu de la récidive, s'oppose une pratique qui consiste tout simplement à laisser ces lieux aussi écartés que possible de la conscience collective, à oublier, sauf en cas de révolte, les prisons et à les abandonner à leur sort.
Ce n'est pas que les gardes des sceaux, les uns après les autres, n'aient cherché à améliorer les choses mais c'est, comme je le disais tout à l'heure, qu'il y a encore et toujours des priorités.
Les spécialistes de la commission des lois connaissent bien ces questions. Ils voient les améliorations qui se produisent, mais ils mesurent en même temps l'immensité des besoins qui ne sont pas satisfaits. Ils invitent les gouvernements successifs à agir et les gardes des sceaux font ce qu'ils peuvent, mais le résultat est là et la prison, républicaine ou pas, est toujours en retard sur la société.
De ce travail, j'ai trié ce que Michelle Perrot et moi avons appelé la loi d'airain. Il existe une loi d'airain qui pèse sur les prisons et que je traduirai très simplement par les termes suivants : la condition pénitentiaire ne peut jamais être supérieure à la condition de la frange des travailleurs les plus défavorisés d'une société à un moment déterminé. Le corps social ne supporte pas l'idée que l'on puisse être mieux traité en prison qu'on ne l'est lorsqu'on est un travailleur ou un chômeur au niveau le moins élevé. C'est à ce niveau que se situe le seuil d'amélioration possible.
Cette vérité n'est d'ailleurs pas simplement nationale, elle est internationale. C'est ainsi que l'on trouve aux Etats-Unis des prisons détestables, alors que c'est de loin, aujourd'hui, l'Etat le plus riche du monde, parce qu'elles sont implantées dans des Etats où la condition des individus les moins favorisés de la société, qui, pour la plupart, appartiennent à des groupes sociaux ou ethniques défavorisés, est très basse.
En revanche, dans les grandes sociétés sociales démocrates du nord de l'Europe, existe la volonté de faire progresser à la fois la condition des plus défavorisés dans la société mais aussi celle des détenus. Ce n'est pas le cas, je suis navré de le dire, dans la société française.
A cette indissolubilité de la condition des personnels et de celle des détenus, à cette nécessité de les faire progresser toutes les deux s'ajoute la réaction du corps social qui, de temps en temps, s'émeut à l'occasion d'une rébellion, d'une tragédie dans les prisons, puis retombe bien vite dans l'indifférence, voire dans une certaine hostilité.
Telle est la réalité historique et telle, hélas ! me paraît encore être, en dépit des efforts, la réalité actuelle.
Et nous en arrivons là à ce qui justifie la création de la commission d'enquête.
Récemment, le médecin-chef de la prison de la Santé a publié un ouvrage qui a eu un retentissement médiatique important et qui a ému l'opinion publique. En vérité, ceux qui s'intéressent à la condition pénitentiaire n'avaient pas lieu d'être surpris, sinon sur un point.
Il existe, vous le savez, une instance internationale, relevant du Conseil de l'Europe, qui s'occupe des mauvais traitements dans les établissements pénitentiaires de notre continent : le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, c'est-à-dire le CPT.
Je relève au passage que cette institution a pour président un homme que la commission des lois connaît, M. Zakine, qui a présidé la chambre sociale de la Cour de cassation, et que j'avais eu le privilège de nommer directeur de l'administration pénitentiaire à mon arrivée à la Chancellerie, en 1981.
A travers lui et à travers d'autres amis, je sais quelle est la teneur des rapports successifs qui concernent la situation carcérale et pénitentiaire en Europe ; il en ressort notamment que cette situation est terrifiante dans les pays de l'est européen, mais là n'est pas aujourd'hui le propos.
Pour ce qui est de notre pays, je savais qu'à deux reprises le CPT, observateur à la fois impartial et qualifié, avait envoyé des missions d'inspection en France : en 1991 et en 1996.
Le rapport de 1991, disponible sur Internet, révèle l'existence de conditions de détention affligeantes dans un certain nombre d'établissements pénitentiaires, plus encore dans les centres de rétention et les lieux de garde à vue.
Le rapport de 1996, le voici. (L'orateur brandit un document.) Chacun peut se le procurer. Il s'intitule : Rapport au Gouvernement de la République française relatif à la visite effectuée par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants en France, du 6 au 18 octobre 1996.
L'auteur de ce rapport, après avoir souligné l'excellent accueil dont a bénéficié la mission de la part du garde des sceaux et des services de la Chancellerie de l'époque, énonce un certain nombre de constatations ; et celles qui concernent la Santé, notamment - elles figurent aux pages 30 et 31 du rapport - sont terribles.
Je rappelle que la Santé est divisée en deux quartiers : le quartier bas, réservé aujourd'hui à ce que l'on appelle souvent les « personnalités », et le quartier haut.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les difficultés propres au quartier bas. En ce qui concerne le quartier haut, voici ce qu'en dit le rapport :
« Le quartier haut était composé de quatre divisions - A, B, C, D - qui regroupaient la plus grande majorité de la population carcérale, y compris la quasi-intégralité des détenus étrangers. » Je signale au passage que ceux-ci représentent aujourd'hui 65 % de la population de la Santé.
« Les cellules des quatre divisions étaient généralement de dimensions similaires, quelque peu supérieures à 13 mètres carrés. Elles étaient prévues pour héberger entre deux et quatre occupants. De l'avis du CPT, des cellules de cette taille ne devraient pas héberger plus de trois personnes.
« A la division A - hébergeant des ressortissants étrangers d'Europe de l'Ouest et des détenus travailleurs - les conditions matérielles de détention étaient correctes. Déjà rénovée dans les années quatre-vingt, cette division connaissait, lors de la visite, des travaux de remise en état des cellules.
« Quant aux divisions B, C et D, les cellules étaient dans un état de dégradation très avancé, comme les bâtiments mêmes, dont le gros oeuvre était attaqué. Leur équipement était à l'identique - lits vétustes, matelas et couvertures sales et usées. En particulier, le lavabo et les toilettes des cellules, camouflés derrière un rideau de fortune, étaient délabrés et insalubres, sans même évoquer l'odeur se dégageant des toilettes.
« En outre, les cellules étaient infestées par des poux et d'autres vermines ; la présence de rongeurs n'était pas non plus exceptionnelle. »
Je rappelle qu'il s'agit de la description, faite en 1996, d'un lieu situé au coeur de Paris, à moins d'un kilomètre de notre palais du Luxembourg !
Je poursuis ma lecture :
« Quant aux douches, la situation n'était guère meilleure, en dépit de certains travaux ponctuels. A leur état de dégradation et d'insalubrité s'ajoutait celui de leur saleté.
« En résumé, les conditions matérielles de détention dans les divisions B, C et D étaient misérables et comportaient des risques pour la santé des détenus. »
Suivent un certain nombre de critiques du même ordre, même si la qualité de la bibliothèque mise à la disposition des détenus est relevée.
Cependant, voici ce que le rapport conclut, s'agissant de la Santé :
« Il appert de ce qui précède que les conditions de détention dans plusieurs parties de la maison d'arrêt de Paris-la Santé laissent grandement à désirer ; dans les divisions B, C et D, celles-ci pourraient être qualifiées d'inhumaines et de dégradantes. »
On sait ce que, au regard de la Convention européenne des droits de l'homme, ces termes veulent dire. Nous sommes en présence, au coeur de Paris, en octobre 1996, d'une situation qui est contraire aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme, c'est-à-dire d'une situation qui méconnaît les droits de l'homme.
Bien sûr, des conditions de détention inhumaines et dégradantes constituent toujours une violation des exigences de la Convention européenne des droits de l'homme. Mais, s'agissant d'une maison d'arrêt, de telles conditions sont encore plus choquantes puisque ce sont pour une très grande part - et ce devrait être exclusivement - des présumés innocents qui y sont détenus. Au moment où nous nous penchons sur les moyens de mieux garantir la présomption d'innocence, ce fait prend un relief tout particulier.
Autrement dit, à la première violation de la dignité humaine infligée à tous les détenus de ces trois divisions de la santé - mais on peut trouver d'autres exemples en France - s'ajoute la méconnaissance d'un autre principe fondamental, le respect de la présomption d'innocence, puisque ce sont des présumés innocents qui connaissent ces conditions plus dégradées encore que dans la plupart des centres de détention.
Nous rejoignons ici ce qui est au coeur de préoccupations communes au sein du Parlement, et tout particulièrement au sein de la commission des lois du Sénat.
En effet, nous le savons tous, et tous les gardes des sceaux le mesurent, une des raisons majeures de cette condition carcérale insupportable et indigne de la France tient à la surpopulation dans les maisons d'arrêt.
Lorsqu'on examine la répartition de la population pénitentiaire, on constate que la surpopulation pénale, ce fléau, frappe d'abord les maisons d'arrêt, et tout particulièrement les grandes maisons d'arrêt, celles des grandes villes. Par conséquent, une des premières exigences, pour remédier à cette situation indigne qui est celle des prisons françaises, consiste à mettre enfin un terme à la surpopulation pénale dans les maisons d'arrêt.
Cela rejoint exactement les préoccupations exprimées au sein des deux assemblées, notamment au sein de notre commission, dans la discussion conduite actuellement sur le projet de loi que Mme le garde des sceaux défend à juste titre avec tant de conviction.
Le rapport dont j'ai cité de larges extraits, et qui décrivait la situation constatée en 1996, a été publié, comme il est d'usage, par le gouvernement français en juin 1998. Il est donc impossible qu'on en ait ignoré le contenu, et j'étais convaincu, pour ma part, que remède avait été apporté à la situation décrite.
Hélas ! le récit du médecin-chef de la Santé suffit à établir que cela n'a apparemment pas été le cas ; d'où une inquiétude considérable !
Cette inquiétude est encore aggravée si l'on se souvient qu'il existe dans le code de procédure pénale un certain nombre de dispositions qui imposent aux autorités administratives et judiciaires des obligations très précises de visite des établissements pénitentiaires et de compte rendu de leur situation. Ce que les observateurs étrangers du CPT ont relevé ne pouvait donc, en toute logique, échapper à la vigilance de ces autorités, lors de leurs visites, qui doivent être régulières.
Cela conduit tout naturellement à formuler une question, à laquelle il faudra bien qu'on apporte réponse : qu'est-il advenu des comptes rendus des visites que les autorités administratives ont l'obligation d'effectuer ? Cette seule question justifie, de la part du Parlement, la création d'une commission d'enquête.
Je résume : en 1996, une délégation du CPT est très bien accueillie par le garde des sceaux de l'époque et par les autorités pénitentiaires, puis elle constate une certaine situation. En 1998, le rapport est publié, et l'on s'engage à porter remède à la situation dénoncée. Aujourd'hui, au début de l'année 2000, on sait ce qu'il en est : le témoignage du médecin-chef de la Santé est suffisamment éclairant !
Comment s'expliquer cette permanence de la situation au regard des obligations de contrôle et de compte rendu qui pèsent sur un si grand nombre d'autorités ? Il est indiscutablement nécessaire d'y voir clair au premier chef s'agissant des maisons d'arrêt puisque la situation de celles-ci est liée à une double préoccupation majeure : la surpopulation pénale et la détention provisoire.
C'est ce qui a conduit le groupe socialiste à déposer une proposition de résolution. Celle-ci a été presque aussitôt suivie d'une autre, émanant d'autres collègues. Ces deux propositions ont été en quelque sorte synthétisées par notre rapporteur, si puissamment motivé quand il s'agit d'améliorer les conditions de vie dans les prisons.
Dans son rapport, l'accent est mis sur la nécessité d'y voir clair, s'agissant notamment des conditions de détention dans les maisons d'arrêt. Pourquoi cette priorité ? Eu égard, d'abord, à l'exigence de respect de la présomption d'innocence. Eu égard, ensuite, à l'exigence de contrôle dont j'ai fait état. Mais aussi parce qu'il faut être concret, efficace, précis.
L'Assemblée nationale, sur l'initiative de son président, Laurent Fabius, a également décidé de créer une commission d'enquête, et l'on doit se réjouir de ce zèle conjoint des deux assemblées. Mais l'objet donné à la commission de l'Assemblée nationale est infiniment vaste puisque son champ recouvre pratiquement la totalité du problème pénitentiaire français. Bien sûr, je souhaite qu'en six mois nos collègues de l'Assemblée nationale puissent à cet égard y voir clair et proposer des solutions à tous les maux qui affligent l'ensemble de l'institution pénitentiaire. Mais, pour y avoir travaillé tant d'années, je sais que la tâche est incommensurable.
Pour ce qui est de notre assemblée, nous avons eu hier en commission des lois un échange de vues très significatif : nous pensons que priorité doit être donnée, puisque nous n'avons que six mois, aux conditions de détention dans les maisons d'arrêt. Puisque nous travaillons à améliorer la présomption d'innocence, la moindre des choses est de travailler parallèlement à l'amélioration des conditions de détention de ceux qui sont présumés innocents, et dont un certain nombre bénéficieront d'un non-lieu ou d'une relaxe, non sans avoir auparavant subi un certain nombre de mois, voire d'années d'emprisonnement.
Telle est donc la priorité que notre excellent rapporteur a justement dégagée, même s'il convient de l'inscrire dans une situation pénitentiaire d'ensemble difficile.
Si, au terme de six mois, nous avons réussi à y voir enfin clair, à dégager des solutions, à suggérer des remèdes, nous aurons contribué à l'effort de Mme la garde des sceaux, qui était aussi celui de ses prédécesseurs, en vue d'améliorer la condition carcérale. Nous aurons aidé le Gouvernement, mais surtout nous aurons, je le dis sans emphase, permis que, au moins s'agissant des maisons d'arrêt, la République, qui nous est si chère, ne perde pas ses idéaux à l'instant où sont franchies les portes des établissements pénitentiaires. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, mes chers collègues, après l'exposé magistral de Robert Badinter, je ne formulerai que quelques observations sur les propositions présentées par la commission des lois quant à la création d'une commission d'enquête sur la situation des établissements pénitentiaires et sur les conditions de détention dans les maisons d'arrêt.
Il est vrai qu'après qu'un médecin de la prison de la Santé ait rappelé, voilà déjà quelques années, dans quelles conditions déplorables sont traités les détenus sur le plan sanitaire, la publication de l'ouvrage d'un médecin-chef des prisons a suscité une vive émotion. Toutefois, nombreux sont les parlementaires, du moins ceux qui appartiennent aux commissions des lois, qui connaissent la situation de certains établissements pénitentiaires.
Voilà quelques semaines, nous avons visité la prison de Saint-Denis, à la Réunion. Or, alors que, depuis de nombreuses années, il se disait à la Chancellerie qu'il fallait fermer cette maison d'arrêt, cette décision n'a été prise que récemment, en dépit de conditions de détention inhumaines et dégradantes. On a donc fini par prendre la décision de fermer cette maison d'arrêt, qui était un lieu insupportable à la fois pour les détenus et pour le personnel.
Son seul - relatif - avantage était que la plupart des détenus pouvaient sortir de leur cellule infecte pour passer l'essentiel de la journée dans la cour. Une situation analogue est vécue dans un certain nombre d'établissements.
M. Badinter disait tout à l'heure qu'il est bien difficile de faire des prisons une priorité, parce que l'opinion publique ne s'y intéresse pas. La justice elle-même n'est d'ailleurs pas non plus une priorité.
Il suffit pour s'en convaincre de rapporter les chiffres du budget de la justice à ceux du budget de la nation. Tous ces éléments sont indissociables. En effet, à défaut de pouvoir appliquer des alternatives à la détention, les juges d'instruction ont tendance à recourir à la détention provisoire. Si l'on ne prévoit pas d'autres mesures, notamment de contrôle, plus adaptées - et il en existe ! - c'est la détention qui sera le plus souvent choisie pour exercer la répression. Cette lacune est d'autant plus regrettable pour les petites peines.
Si la criminalité et la délinquance se sont certes aggravées, c'est donc également au terme d'un enchaînement de circonstances que la population carcérale a augmenté dans de telles proportions dans notre pays.
Je me souviens que, voilà quelques années, certains s'opposaient à la construction de prisons car ils trouvaient scandaleuses les modalités financières proposées.
M. Philippe de Gaulle. Le programme Chalandon !
M. Jean-Jacques Hyest. Oui, le programme Chalandon !
Heureusement que l'on a construit ces prisons, sans quoi la situation serait encore plus catastrophique !
Il n'en demeure pas moins, comme l'a dit notre collègue Robert Badinter, que la sanction c'est la privation de liberté et elle seule, et que la prison devrait être, pour ceux qui y sont enfermés, l'occasion à la fois de prendre conscience des torts qu'ils ont causés à des personnes ou à la société et de préparer leur réinsertion.
Car la prison n'est pas la fin, on en sort un jour. Si les conditions de vie difficiles, la promiscuité et la surpopulation viennent par trop aggraver le sort des détenus, la prison ne pourra alors pas remplir son rôle : faire des détenus des hommes meilleurs qui pourront, à leur sortie, se réinsérer dans la société.
Il est donc extrêmement important de se doter des moyens de vérifier la situation dans les maisons d'arrêt principalement, mais aussi dans les centres de détention, qui ont été aussi le théâtre d'incidents récemment rappelés.
Il faudrait savoir également pourquoi telle personne est affectée à une maison d'arrêt et telle autre à un centre de détention, et comment s'établit l'équilibre des flux entre les deux types de structures qui ne sont évidemment pas sans rapport entre elles.
Même si la priorité est donnée aux maisons d'arrêt, je crois qu'on ne peut pas se dispenser d'étendre le champ de la commission d'enquête à l'ensemble du système pénitentiaire.
De surcroît, j'ai peine à croire qu'il n'y ait pas, dans les tiroirs des administrations, des rapports sur le sujet, ou que, contrairement à l'habitude, l'on n'ait pas nommé des commissions pour se pencher sur la question.
C'est dire que la commission d'enquête ne sortirait pas de son rôle en examinant les suites qui ont - ou non - été données à ces travaux, en déterminant éventuellement pourquoi ceux à qui le code de procédure pénale impose de vérifier et de faire rapport s'en sont abstenus. Elle n'outrepasserait pas davantage sa mission en cherchant pourquoi ces documents n'ont pas suscité de réaction, voire n'ont pas été transmis.
Je pense qu'il appartient au Parlement de contrôler ainsi l'action du Gouvernement. C'est la raison pour laquelle mon groupe votera le principe de la commission d'enquête tel qu'il est proposé par la commission des lois. (Applaudissements.)
M. Jacques Machet. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, mes chers collègues, la prison fait souvent figure d'univers à part, de sujet tabou qu'on n'évoque qu'avec réticence.
Aujourd'hui, il nous est proposé, avec la création d'une commission d'enquête parlementaire sur la situation des prisons, de mettre un peu plus au grand jour le quotidien de la vie carcérale.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen se réjouissent particulièrement de cette initiative.
Le relatif silence qui entoure traditionnellement l'univers carcéral - M. Badinter le rappelait voilà un instant - est spectaculairement battu en brèche depuis quelques semaines : la médiatisation qui a entouré la publication du livre du médecin-chef de la maison d'arrêt de la Santé offre un contraste saisissant de ce point de vue.
La situation catastrophique des prisons n'est pourtant pas une nouveauté qu'on découvrirait du jour au lendemain au détour d'un livre.
Elle est reconnue et régulièrement dénoncée : surpopulation carcérale, problème d'hygiène, voire de salubrité des établissements pénitentiaires, etc. Les conditions de vie déplorables semblent se perpétuer de décennies en décennies, malgré des améliorations réelles, mais toujours insuffisantes. A tel point qu'à la lecture de certains témoignages, tel celui du docteur Vasseur, on a parfois l'impression d'être revenus un siècle en arrière.
Ce qui a, en revanche, beaucoup changé, c'est la perception citoyenne de ces conditions de vie en prison.
Aujourd'hui, plus personne n'oserait parler de « prisons quatre étoiles », comme on a pu l'entendre dans un passé pas si lointain.
On n'admet plus qu'un homme soit privé de toute dignité dès lors qu'il est enfermé.
On n'accepte plus que la prison soit un espace de non-droit : selon un sondage récent, 44 % des Français considèrent que les détenus ne sont pas bien traités.
Le fait que la quasi-moitié des personnes incarcérées soit en attente de procès a certainement contribué à cette évolution notable du regard sur la prison.
Mais ce changement de perception trouve également sa source dans un changement très net de la population carcérale : produit d'une société marquée par le libéralisme et oublieuse de nos valeurs républicaines, aboutissement d'un processus d'exclusion, la prison est confrontée de plus en plus à l'indigence des personnes incarcérées, à leur détresse sociale et morale, à leur mauvais état de santé - et je ne parle pas seulement ici des toxicomanes et des personnes atteintes du sida.
La création d'une commission d'enquête sur les prisons s'insère dans cette évolution des mentalités. Elle fait plus directement suite à une réelle prise de conscience de la situation dans les prisons depuis un an : des rapports de l'Observatoire international des prisons aux scandales de Beauvais et de Riom, des visites des établissements pénitentiaires de la Réunion, comme cela a été rappelé il y a un instant, à la publication du livre du docteur Vasseur, qui a été une sorte de catalyseur, tous ont contribué à faire sortir le sujet de l'ombre.
On doit sur ce point saluer les initiatives qui ont été prises par le Gouvernement concernant tant les conditions d'hygiène que la prévention des suicides, ainsi que le programme de réhabilitation et de reconstruction du parc pénitentiaire.
C'est en les ayant à l'esprit que nous devons, nous sénateurs, apporter notre contribution.
Néanmoins, lors de la discussion du budget, j'avais souhaité, au nom du groupe communiste républicain et citoyen, attirer l'attention sur certains chiffres qui, malgré les améliorations, restent particulièrement alarmants : taux de suicides très élevé - plus que la moyenne nationale - taux d'occupation des prisons, taux de récidive.
Ces chiffres, nous les connaissons tous et j'éviterai une énumération fastidieuse à ce moment de notre discussion !
Je garde en mémoire ma visite récente à la prison des Baumettes, avec une délégation de la commission des lois conduite par le rapporteur, notre collègue Georges Othily. Les conditions de vétusté extrême de cet établissement m'ont profondément choqué. Selon le dicton : « il faut le voir pour le croire ! »
Je suis donc particulièrement sensible à la volonté d'opérer un réel état des lieux de la situation des conditions de détention dans les établissements pénitentiaires.
A l'heure où tout le monde s'accorde à dire qu'il faut absolument ouvrir la prison sur l'extérieur et créer des contrôles externes, il me semble que l'initiative de cette commission d'enquête est particulièrement bienvenue, d'autant que nous sommes toujours dans l'attente des conclusions du groupe de travail Canivet sur cette question.
Nous espérons que la commission d'enquête pourra néanmoins bénéficier de ses travaux.
Il nous semble également que la volonté de circonscrire le travail de la commission d'enquête sénatoriale aux conditions de détention dans les prisons constitue une bonne solution. En effet, il est impératif de réaliser un travail approfondi sur l'ensemble des établissements, qui sont au nombre de cent quatre-vingt-trois.
Un champ d'intervention trop large nous empêcherait, à notre sens, d'accomplir un réel travail de fond.
Pour autant, il n'y aurait guère d'intérêt à dresser un simple bilan de l'existant. Sans une réflexion plus générale sur la politique carcérale, cette étude ne permettrait pas de s'attaquer réellement aux problèmes de fond.
C'est bien de rénover un parc pénitentiaire, mais si on continue sur la voie de l'enfermement sans effectuer un réel travail de prévention, les nouveaux établissements risquent d'être rapidement saturés : si ma mémoire est fidèle, la construction de l'établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis devait conduire à la fermeture de celui de la Santé.
Or, la prison de la Santé est toujours là et toujours en situation de surpopulation.
On n'échappera pas non plus à une réflexion sur le sens de la peine privative et les conséquences qui en découlent : alternatives à l'incarcération, réinsertion comme moyen d'éviter la récidive.
Les alternatives à l'incarcération paraissent pouvoir opportunément être mises en oeuvre pour les personnes en attente de jugement. La détention provisoire ne peut pas rester éternellement la règle ; elle est, dans son principe même, contraire à la présomption d'innocence. Cette situation est une des raisons de la surpopulation des maisons d'arrêt.
Les sénateurs communistes entendent bien apporter leur contribution sur cette question lors de la discussion sur le projet de loi concernant la présomption d'innocence.
Plus directement, je souhaite exprimer le souhait que l'on n'occulte pas le personnel pénitentiaire de nos investigations. Je partage sur ce point totalement l'opinion de Mme la ministre, qui a souligné l'interaction entre les conditions de vie carcérales et les conditions de travail des personnels.
Les surveillants, on le sait, sont en nombre notoirement insuffisant et la situation n'est, hélas ! pas vraiment en passe de s'améliorer - je ne reviendrai pas sur les départs massifs à la retraite mal anticipés.
Les surveillants travaillent, on le sait, dans des conditions difficiles. Ils expriment de fortes attentes quant à la revalorisation de leur métier : formation notamment pour les jeunes recrutés, déroulement de carrière, passerelles avec d'autres corps, autant de revendications légitimes qu'il nous faudra avoir en tête.
Les sénateurs communistes se sont également demandé s'il fallait ou non étendre la question des conditions de vie en prison à tous les espaces d'enfermement, au sens de la convention européenne de 1987 pour la prévention de la torture : la situation des prisons ne doit pas nous faire oublier que les libertés publiques sont parfois bafouées dans d'autres lieux comme les locaux de garde à vue, les centres de rétention ou les hôpitaux psychiatriques.
Permettez-moi d'évoquer plus longuement les centres de rétention, sujet qui me tient particulièrement à coeur : il en est un qui se situe à Marseille, ville où je suis élu, et qui a défrayé à maintes reprises la chronique : c'est le centre de rétention d'Arenc.
Découvert au début des années soixante-dix, le centre de rétention d'Arenc, ancienne prison clandestine, se trouve dans un vieil hangar, sur le port autonome de Marseille. Il sert de lieu de transit pour les étrangers en instance de reconduite à la frontière.
D'après les témoignages de personnes ayant été maintenues à Arenc, témoignages confirmés par le CIMADE, le comité intermouvement d'aide aux déportés et évacués, et par des avocats oeuvrant pour garantir les droits les plus élémentaires des personnes ainsi retenues, les conditions de rétention y seraient pires que celles des prisons.
On pourrait penser qu'ils forcent le trait si ce centre n'avait pas été « épinglé » par le rapport européen du Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants et par celui qui est publié par le CIMADE pour l'année 1998. Je le tiens à la disposition de la commission des lois.
S'agissant des hôpitaux psychiatriques, on sait également le lien avec la prison : 10 % des personnes qui entrent en prison ont fait l'objet d'un suivi psychiatrique régulier dans les douze mois précédents ; tels sont les chiffres qui nous ont été donnés par le ministère. On sait que de nombreux détenus n'ont pas leur place dans la prison, qui n'est guère adaptée à leur pathologie. Le rapport Pradier est pour le moins édifiant : il n'hésite pas à parler de « désastre psychiatrique » !
Une réflexion globale doit donc être menée sur la politique d'enfermement. Nous avons été tentés de déposer un amendement en ce sens, en prenant appui sur la convention européenne. Néanmoins, nous avons été sensibles à l'argument selon lequel un champ d'investigation par trop étendu risquerait de réduire l'efficacité de la commission d'enquête. Nous y avons donc renoncé, mais nous souhaiterions que le débat soit rapidement mené, dans le prolongement de la commission d'enquête.
Pour conclure, je voudrais émettre un souhait. Le 3 février dernier, l'Assemblée nationale a créé une commission d'enquête « chargée d'enquêter sur la situation dans les prisons françaises » ; je crains que les deux assemblées ne finissent par se mettre en situation de surenchère s'agissant des commissions d'enquête et ne travaillent en concurrence.
Nous en avons eu un exemple avec les deux commissions d'enquête sur la politique de la sécurité en Corse ; j'étais membre de celle que le Sénat avait créée.
Certes, les deux assemblées n'ont pas les mêmes méthodes de travail et sont susceptibles d'apporter des éclairages différents sur un même sujet. Néanmoins, il existe, à chaque fois, un risque de doublon. Je pense que l'on pourrait réfléchir opportunément à une modification de l'ordonnance n° 58-1100 afin de permettre la mise en place de commissions d'enquête communes aux deux assemblées.
J'espère, en tout cas, que nous retrouverons en l'occurrence les conditions de travail, la qualité et le souci d'être guidés uniquement par l'objet de la commission que nous avons connus pour la Corse.
Compte tenu de ces remarques, les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen se prononcent avec force pour la création d'une commission d'enquête sénatoriale sur la situation des prisons et ils espèrent qu'elle débouchera rapidement, au-delà du constat, sur des résultats concrets, avec des propositions précises et - pourquoi pas ? - un vote unanime du rapport qui sera établi au terme des six mois de travail intense. (Applaudissements.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de l'article unique.

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