COMMISSION CONSULTATIVE
DU SECRET DE LA DÉFENSE NATIONALE

Adoption d'un projet de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 297, 1997-1998), adopté par l'Assemblée nationale, instituant une commission consultative du secret de la défense nationale. [Rapport n° 337 (1997-1998) et avis n° 327 (1997-1998)].
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.
M. Alain Richard, ministre de la défense. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que je vous présente au nom du Gouvernement et qui a été adopté en première lecture par l'Assemblée nationale vise à créer une commission consultative du secret de la défense nationale. Il concrétise le souhait exprimé par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale en juin 1997 de créer une instance de régulation afin de prévenir les abus dans l'utilisation du secret défense.
Ce projet de loi va permettre de compléter le régime juridique du secret défense en lui donnant un nouvel équilibre davantage axé sur la protection des citoyens. La meilleure protection du secret étant sa légitimité démocratique, ce projet de loi vise à donner de la notion et de l'usage du secret une vision plus conforme à l'attente de nos concitoyens et aux principes de l'Etat de droit.
Ce texte s'inscrit ainsi dans le mouvement engagé depuis vingt ans afin de mieux encadrer l'action de l'administration au profit de ses usagers. Les principales dispositions du projet de loi, en conférant autorité et indépendance à cette nouvelle autorité administrative, permettront d'asseoir sa crédibilité.
L'existence même du secret défense n'est pas contestée.
Le secret défense est indispensable pour protéger notre démocratie contre les menaces qu'elle doit affronter. Il est l'un des instruments à la disposition de l'exécutif pour garantir la sécurité collective de nos concitoyens.
Compte tenu de la nature même du secret défense, le régime juridique qui l'encadre laisse beaucoup de marge de manoeuvre à l'exécutif, responsable en dernier ressort de la sécurité nationale.
En l'absence de définition matérielle du secret de la défense nationale, il appartient en effet au Premier ministre et aux ministres d'accorder la protection du secret aux informations dont ils jugent la confidentialité suffisamment importante.
La base juridique de leur compétence pour ce faire est l'article 413-9 du code pénal et le décret du 12 mai 1981, qui pose les principes essentiels définissant les différents niveaux de protection et les modalités de mise en oeuvre du secret.
L'efficacité de ce dispositif est garantie par l'existence des sanctions pénales qui frappent ceux qui cherchent à accéder aux informations classifiées ou à les diffuser sans y être habilités.
A cette base juridique nationale correspondent également des dispositions spécifiques dans plusieurs conventions internationales auxquelles la France est partie.
Il en est ainsi de la Cour européenne des droits de l'homme. L'article 10 de la convention qui la fonde prévoit en effet la possibilité pour les Etats de ne pas communiquer à la Cour des informations confidentielles mettant en cause leur sécurité nationale.
De même, la Cour de justice des communautés européennes voit son action encadrée par l'article 223 du traité de Rome, qui prévoit la possibilité pour les Etats de ne pas fournir de renseignements dont la divulgation serait contraire aux intérêts essentiels de leur sécurité. Le règlement de la Cour précise en outre que celle-ci ne peut que prendre acte du refus de communication de ces informations.
Enfin, l'article 49 du statut de la Cour internationale de justice dispose que cette juridiction prend acte du refus de communication de documents ou d'explications.
Il convient toutefois de relever que, si la Cour internationale de justice a eu l'occasion d'appliquer la règle et de prendre acte d'un refus, en revanche, l'appréciation des intérêts essentiels de sécurité par la Cour de justice des Communautés européennes n'a pas encore fait l'objet d'une jurisprudence qui puisse éclairer les Etats de l'Union européenne.
Au-delà des textes nationaux et internationaux, la pratique judiciaire a jusqu'à présent créé peu d'obligations pour l'exécutif et l'administration et le juge n'a pas contesté, le cas échéant, l'impossibilité dans laquelle il se trouvait d'avoir accès aux informations.
La jurisprudence administrative, depuis l'arrêt « Coulon » rendu par le Conseil d'Etat en 1955, considère que le juge peut convier l'administration à lui fournir toutes informations lui permettant de se prononcer, mais que, le cas échéant, il lui appartient de se prononcer en prenant acte du refus de communiquer certaines pièces sur la seule base des éléments dont il dispose.
Mais ce sont surtout les difficultés rencontrées par les juges judiciaires qui ont soulevé des interrogations sur l'utilisation du secret défense.
Si, traditionnellement, le juge judiciaire est surtout concerné par l'application de la loi afin de réprimer les violations du secret défense dans sa mission pénale, plusieurs affaires célèbres et malheureuses l'ont conduit à se heurter, dans sa mission de recherche de la vérité, au refus de communication d'informations, refus qui compromettait le bon déroulement des enquêtes ou des instances judiciaires. Dans ces cas - peu nombreux mais qui ont évidemment préoccupé l'opinion - un doute sérieux s'est manifesté quant à l'usage du secret défense par le pouvoir politique.
Ces situations conflictuelles et l'impasse dans laquelle se sont trouvés les juges pour achever leur enquête ont notamment conduit le Conseil d'Etat à s'inquiéter, dans son rapport annuel, de cet « angle mort » de notre système légal - pour reprendre l'expression qu'il a employée - et à considérer qu'il s'agissait là d'un des derniers domaines d'autocontrôle de l'administration qu'il convenait de réformer.
Dans son rapport public de 1995, le Conseil d'Etat avait, en conséquence, suggéré la création d'une autorité indépendante qui soit en quelque sorte le médiateur entre le juge, à la recherche d'une information nécessaire pour sa mission judiciaire, et le Gouvernement, gardien du secret.
Le Gouvernement, en vous présentant aujourd'hui ce projet de loi, place cette réforme sous le signe de la confiance à renouveler en créant un meilleur lien entre le maintien d'un secret efficace et la consolidation des libertés publiques par l'accès du juge à l'information qui lui est indispensable pour établir la vérité.
Il s'agit donc de mettre en place un dispositif ayant valeur préventive qui conduira à réaffirmer l'intérêt général en faisant reculer les tentations d'un usage du secret pour des intérêts particuliers ou partisans.
Ce dispositif confère à une commission indépendante la responsabilité de s'informer et de donner au Gouvernement un avis sur l'opportunité de déclassifier un document classé secret défense dont la consultation est estimée indispensable par un juge pour trancher le litige dont il est saisi.
La commission consultative ainsi créée s'inscrit dans le mouvement engagé depuis une vingtaine d'années pour mieux réguler les pouvoirs.
Depuis les années soixante-dix, le législateur - souvent à la suite d'initiatives très fortement appuyées par le Sénat - a institué plusieurs autorités administratives indépendantes, contribuant ainsi à un renouveau de l'Etat de droit dans notre pays. Beaucoup de ces autorités ont contribué, depuis lors, à renforcer la protection des citoyens et de leurs droits face à l'administration. Ce fut notamment le cas de la commission nationale de l'informatique et des libertés, créée en 1978, tout comme celui de la commission d'accès aux documents administratifs, créée cette même année.
L'accès aux archives, l'amélioration des relations entre l'administration et les usagers, la démocratisation des enquêtes publiques ont constitué d'autres étapes de cette recherche d'une plus grande transparence dans le fonctionnement de l'administration.
Plus récemment, en 1991, la création de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité - c'est-à-dire des écoutes justifiées par la sécurité - a permis de franchir une nouvelle étape, allant plus au coeur des fonctions régaliennes de l'Etat.
Cette commission fonctionne depuis plus de sept ans maintenant. Elle a déjà permis de mieux équilibrer préservation du secret et développement des libertés publiques.
Le projet de loi créant la commission consultative du secret de la défense nationale s'inscrit donc dans la suite logique de ces précédents.
Je précise, en outre, que le souci de renforcer la transparence de l'action publique en ce domaine sera complété par une réforme du texte réglementaire qui régit le secret défense. J'ai engagé les consultations interministérielles qui devraient conduire à l'adoption d'un nouveau décret dont l'objet essentiel est d'aboutir à une classification plus rigoureuse : en quelque sorte, s'agit de classifier moins pour classifier mieux.
Le projet qui vous est soumis, dont les dispositions essentielles visent à garantir l'indépendance de la nouvelle commission, complété par la réforme du décret que je viens d'évoquer, devrait donc permettre de mieux concilier à l'avenir les impératifs qui s'imposent au juge et à l'exécutif.
La commission consultative du secret de la défense nationale doit être mise en place par un texte de loi. Son autorité qui, à l'image des autres autorités administratives indépendantes, découlera surtout de son action, mérite d'être fondée sur un texte législatif. Le caractère obligatoire de sa consultation, que je souhaite maintenir dans tous les cas, constitue une garantie offerte aux justiciables. Il relève donc du régime de l'exercice des libertés publiques.
Les garanties de ce type, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, relèvent du domaine de la loi.
Le caractère législatif de ce texte est en outre indispensable compte tenu des pouvoirs d'investigation importants dont disposera le président de la commission à l'égard des autorités publiques.
La commission sera composée de membres des plus hautes juridictions du pays, choisis par le Président de la République.
L'Assemblée nationale a souhaité que la commission comprenne également un député et un sénateur. Le Gouvernement a accepté cette importante modification, tout en soulignant que la vocation de la commission est de contribuer à une procédure judiciaire.
Le texte prévoit par ailleurs que le président de la commission sera de droit le président de la commission de contrôle des interceptions de sécurité.
Cette disposition vise à mettre en cohérence les deux institutions. La notion de secret défense est en effet au coeur même des activités de la commission des interceptions, l'ensemble du processus des interceptions de sécurité étant couvert par cette réglementation du secret défense, bien entendu.
Cette réforme s'inscrit aussi dans le cadre plus général de la réforme de la justice.
C'est pourquoi, s'agissant de permettre aux enquêtes de pouvoir aller jusqu'au bout et aux juridictions de se prononcer en toute connaissance de cause, c'est au juge, et au juge seul, que revient la faculté de saisir l'administration de la demande de communication d'informations afin que, obligatoirement, le pouvoir gouvernemental, à son tour, consulte la commission.
Vous avez souhaité élargir cette faculté de saisine aux commissions parlementaires. Nous aurons à en débattre au cours de l'examen des articles, mais je tiens à souligner d'ores et déjà que la réforme proposée par le Gouvernement s'inscrit dans un cadre précis qui est celui de l'action des juridictions. Il me semble difficile, à l'occasion de ce texte, d'élargir de façon considérable la portée de la réforme par une modification fondamentale des pouvoirs du Parlement à l'égard du Gouvernement.
Le projet contient des dispositions relatives au mandat des membres de la commission qui ne sont pas parlementaires, qui visent à conforter leur indépendance. Le mandat sera ainsi de six ans et ne sera pas renouvelable. Sauf démission, ce mandat ne pourra être interrompu qu'en cas d'empêchement personnel constaté par la commission elle-même.
Le président administrera la commission, disposera d'un budget et dirigera les agents travaillant pour elle.
La procédure mise en place pour sa saisine et le rendu de ses avis visent à définir dans la plus grande clarté les responsabilités. L'autorité administrative, en général un ministre, qui demeure seule en charge de la classification et de la déclassification éventuelle, reçoit les demandes des juridictions. Elle les transmet à la commission.
Je ne souhaite pas, à cet égard, qu'un tri soit opéré entre les demandes qui pourraient être satisfaites d'emblée par le Gouvernement sans consultation de la commission et les autres. Il me paraît préférable que la commission puisse examiner l'ensemble des demandes afin qu'elle se forge progressivement une jurisprudence reposant sur un nombre significatif de cas, et que la cohérence de ses recommandations profite pleinement et dans tous les cas au Gouvernement.
J'ai évoqué voilà quelques instants les conventions internationales qui reconnaissent l'utilisation du secret défense par les gouvernements.
S'agissant de la saisine de la commission, il convient de préciser qu'elle sera réservée aux seules juridictions françaises pour des procédures engagées devant elles. En effet, en l'absence de réciprocité qui ne pourrait résulter que de législations étrangères, la loi ne peut que limiter à ces juridictions la possibilité de saisine.
Les traités internationaux qui régissent les juridictions reconnaissent la validité du secret de la défense nationale, mais leurs demandes éventuelles de levée ne peuvent être prises que par des dispositions de même niveau et non par une législation interne.
Ce projet ne peut davantage concerner les commissions rogatoires internationales, car il s'agit là non pas d'une procédure engagée devant une juridiction française, mais d'un mandat qui concerne une procédure qui aura été engagée devant une juridiction étrangère.
Cette orientation est la seule possible car, comme pour les juridictions internationales, ce sont des conventions, et non le droit national, qui régissent les procédures en matière d'entraide judiciaire.
Les délais d'examen des demandes présentées à la commission du secret défense font l'objet d'un encadrement très strict, mais ils demeurent raisonnables eu égard à l'importance des sujets traités et aux investigations parfois approfondies qui peuvent être nécessaires.
C'est ainsi que la demande des juridictions doit être transmise sans délai par le Gouvernement à la commission. Celle-ci dispose d'un délai de deux mois pour rendre son avis.
L'Assemblée nationale a raccourci à quinze jours au lieu d'un mois, comme proposé initialement par le Gouvernement, le délai dont disposera ensuite l'autorité administrative ou gouvernementale pour faire connaître sa décision après avoir reçu communication de l'avis.
D'autres dispositions viennent par ailleurs conforter l'indépendance de la commission. Il en va ainsi du pouvoir d'investigation reconnu au président et de l'obligation pour les autorités publiques de prêter leur concours aux travaux de la commission. De même, la publication de l'avis favorable ou défavorable à la classification au Journal officiel conférera une autorité particulière à cette nouvelle instance.
Compte tenu de la sensibilité des sujets traités et du souci de proportionner la déclassification aux strictes nécessités de la bonne administration de la justice, la commission disposera d'une marge d'appréciation importante puisqu'elle pourra rendre un avis qui ne sera pas simplement favorable ou défavorable à la déclassification : elle pourra aussi se prononcer en faveur d'une déclassification partielle.
Cette faculté permettra par la suite à l'autorité administrative de communiquer une partie des informations d'un dossier afin de faciliter l'action de la justice tout en préservant d'autres éléments indispensables à la sécurité nationale.
Ce souci d'un juste équilibre est également présent dans l'ensemble des principes auquel la commission devra se référer et que fixe le texte. Inspirées par le souci de prendre en compte les contraintes particulières des services de renseignement, notamment les accords avec nos alliés et la sécurité des personnels, ces considérations ont été élargies par les députés aux droits des individus et à la bonne marche de la justice.
Je souhaite à cet égard que, quelle que soit la rédaction finalement retenue, on ne perde pas de vue l'objet premier de ces dispositions, qui est de préserver des éléments essentiels de l'action si difficile que les personnels de nos services de renseignement accomplissent pour la sécurité du pays. Je sais, mesdames, messieurs les sénateurs, que votre estime et votre confiance leur sont acquises. Pour sa part, le Gouvernement tient à rendre hommage devant vous au dévouement et à l'efficacité de ces personnels.
Vous avez pu mesurer que cette réforme s'inscrit pleinement dans la politique générale du Gouvernement, qui vise à assurer davantage de transparence dans le fonctionnement de l'Etat et à offrir plus de garanties à nos concitoyens.
Ce texte trouve ainsi parfaitement place à côté d'autres projets prioritaires de l'action gouvernementale : la réforme de l'Etat, dont les premiers chantiers concernent la déconcentration des mesures individuelles et la définition de relations nouvelles entre les usagers et l'administration ; la réforme de la justice, qui offrira de nouvelles garanties aux justiciables et renforcera l'indépendance des magistrats.
Enfin, dans le domaine de la sécurité, deux réformes viendront prochainement en discussion - la première visant à la création d'un conseil de la déontologie de la sécurité intérieure, la seconde tendant à mieux encadrer l'activité des polices municipales - qui, elles aussi, doivent permettre une meilleure protection contre tous les abus de droit.
Le présent projet de loi est, en définitive, un texte équilibré qui, respectant la cohérence de l'activité régalienne de l'Etat, nécessaire à la sécurité de la nation, constitue une démarche globale de progrès. Cette démarche conforte la crédibilité de la défense nationale, en même temps que celle de l'autorité judiciaire dans la mission de protection des citoyens et des droits de l'homme. En mettant fin au doute, cette législation démontrera que notre nation se protège d'autant mieux qu'elle respecte, dans son action, la plénitude des droits des citoyens. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles de groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Nicolas About, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans la société contemporaine, où une large place est faite à la communication, à l'échange d'informations et à leur accessibilité rapide à un public toujours plus large, la notion de secret entourant certaines affaires publiques a parfois mauvaise presse.
Pour certains de nos compatriotes, l'invocation du secret par le pouvoir politique constituerait le dernier rempart de l'arbitraire et un obstacle incontournable à la connaissance, par tous les citoyens, par leurs représentants ou par ceux qui exercent la justice, d'informations essentielles.
Tel est le cas du secret de la défense nationale, que de rares affaires, par ailleurs largement médiatisées, ont contribué à rendre suspect alors même que ce secret répond à une exigence essentielle pour la sécurité et la crédibilité de notre outil de défense.
Il nous revient aujourd'hui, mes chers collègues, de tenter de concilier les deux impératifs également légitimes que sont, d'une part, la recherche de la vérité par le juge et, d'autre part, le secret de la défense nationale qui peut être opposé en cours de procédure.
Le dispostif proposé par le Gouvernement, loin de révolutionner le principe et la mise en oeuvre du secret de la défense nationale, ce dont on se félicitera, prévoit la création d'une instance consultative d'intermédiation et de conciliation entre l'exécutif, d'une part, et le juge, d'autre part.
La future commission consultative serait composée de trois magistrats et de deux parlementaires. Par son avis, elle proposera au ministre compétent une solution aux intérêts parfois contradictoires entre, d'une part, la nécessaire confidentialité qui doit couvrir le champ de la défense et, d'autre part, l'exigence de transparence à laquelle tout Etat de droit se doit d'être en mesure de répondre.
La rédaction du nouveau code pénal, en 1993, a été l'occasion de redéfinir et d'élargir par la loi la notion de secret de la défense nationale.
La mise en oeuvre pratique, par l'administration, des mesures de protection d'informations sensibles relève de différents textes, en particulier de l'ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense et du décret du 12 mai 1981. Celui-ci a formalisé les conditions de classification d'informations relatives à la défense nationale en instituant notamment trois niveaux de protection - très secret défense, secret défense et confidentiel défense - et en précisant les règles d'utilisation de chaque niveau de protection, ainsi que les responsabilités respectives du Premier ministre et des ministres en la matière.
Deux conditions doivent être réunies pour toute personne souhaitant accéder à des informations classifiées : être reconnue comme ayant « besoin d'en connaître » dans l'exercice de ses fonctions ou de sa mission et bénéficier d'une décision d'admission délivrée à l'issue d'une procédure d'habilitation fixée par le Premier ministre.
Le problème du secret réservé à des informations sensibles relevant de la défense nationale irrigue de nombreux domaines de notre législation. Il y a vingt ans, le Parlement a voté les premières lois de transparence destinées à transformer, auprès de l'opinion publique, l'image d'une administration trop secrète et à promouvoir un véritable droit d'accès des citoyens à diverses informations qu'une réglementation et une tendance administrative anciennes entendaient protéger de toute publicité.
Ces législations de la transparence et des droits du citoyen trouvent cependant, selon des modalités diverses, une limite légitime dès qu'il s'agit d'informations relevant du secret de la défense nationale.
Mes chers collègues, je crois également utile de rappeler ici les compétences du Parlement face au secret de la défense nationale. La création par chacune des deux assemblées de commissions d'enquête est ainsi l'occasion pour les parlementaires de « recueillir des éléments d'information, soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales, en vue de soumettre leurs conclusions à l'assemblée qui les a créés ». Elles peuvent accéder à tout document ou information à l'exception de ceux revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat.
L'une des modifications que la commission proposera tendra précisément à adapter, à travers le présent projet de loi, ces pouvoirs de contrôle à ce qui est prévu pour une juridiction française.
Dans ses rapports avec le secret de la défense nationale, le juge ne dispose que d'une capacité de contrôle globalement très encadrée.
Chacun connaît les difficultés que rencontrent parfois certains juges lorsqu'ils sont confrontés, au cours d'une instruction notamment, au secret de la défense nationale. De fait, chaque affaire de cette nature se voit souvent accorder une place médiatique importante, alors même que, sur une longue durée, ces affaires sont, finalement, relativement rares.
Il y a plus de vingt ans, un avis du Conseil d'Etat avait décrit la marge d'action du juge face au secret de la défense, estimant notamment que, quand une juridiction se trouve placée devant un refus de communication ou de témoignage pour cause de secret défense, elle peut s'assurer, auprès du ministre compétent, de la légitimité de ce refus. Dans le cas où le refus est confirmé, elle ne peut qu'en prendre acte et statuer ce que de droit.
C'est cette difficulté que tente de résoudre le présent projet de loi, en investissant une autorité administrative indépendante du soin de donner un avis sur la déclassification éventuelle d'un document, à la demande d'un juge, quelle que soit la nature de l'affaire faisant l'objet de la procédure judiciaire.
Tel est en effet l'objet du projet de loi : créer une commission du secret de la défense nationale entre le juge et l'autorité responsable du secret.
Les autorités administratives indépendantes se sont multipliées depuis la fin des années soixante-dix, lorsque furent créées les plus connues d'entre elles, en particulier la Commission nationale de l'informatique et des libertés, la CNIL, et la Commission d'accès aux documents administratifs, la CADA, en 1978. La Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS, créée en 1991, tient, pour sa part, une place particulière dans le dispositif du projet de loi.
La création de cette nouvelle autorité administrative indépendante, comme celle des autres instances de même nature qui ont été créées dans d'autres secteurs de la vie publique, procède, certes, d'une double démarche de défiance : à l'égard de l'autorité politique comme à l'égard de l'appareil administratif traditionnel. Cela posé, il faut reconnaître que ces « magistratures morales », grâce à la rigueur et à l'indépendance de ceux qui les animent, répondent dans de bonnes conditions aux missions dont le législateur les a investies.
Dans sa majorité, la commission n'a pas manifesté une hostilité de principe à la création de cette nouvelle commission. Et, de fait, la création d'une instance purement consultative chargée d'apprécier le bien-fondé de la classification d'une information au regard de la demande d'une juridiction pourra sans doute être un élément utile de clarification dans le débat entre deux impératifs également légitimes : le secret de la défense et la recherche de la vérité par le juge.
La commission proposera, cependant, de modifier certaines dispositions du texte et d'en élargir la portée.
La première modification tend à permettre à une commission parlementaire, dans certains cas ou à titre temporaire, et en particulier à une commission d'enquête, de bénéficier, à l'instar de ce qui se fera pour une juridiction, de la procédure d'avis de la commission consultative du secret de la défense nationale.
Il est opportun de saisir l'occasion du présent projet de loi pour adapter, même modestement, cet aspect du pouvoir de contrôle du Parlement. Comme je l'ai déjà indiqué, celui-ci peut parfois se heurter au secret de la défense nationale, ce qui l'empêche de recueillir les éléments d'information nécesaires à ses investigations.
La modification proposée présenterait plusieurs avantages. Tout en participant au renforcement du rôle du Parlement, elle ne bouleverserait pas pour autant l'équilibre institutionnel : l'opposition, par l'exécutif, du secret de la défense nationale restera évidemment toujours possible. Mais cette opposition se fera après une prise en compte argumentée et équilibrée des intérêts et des enjeux en présence, tant par la commission consultative que par l'autorité administrative, à laquelle il appartiendra, finalement, de trancher.
Une deuxième modification concernera le principe de la présidence de la future commission, dont le projet de loi prévoit qu'elle sera commune « de droit » à celle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS.
Si ce principe peut répondre à un intérêt temporaire, lié, par exemple, au démarrage de la future commission, il ne paraît pas opportun, en revanche, de l'inscrire dans la loi, puisque ces deux instances, bien qu'évoluant chacune dans le cadre du secret de la défense nationale, conserveront des compétences et un rôle distincts.
Une troisième modification aura pour objet de simplifier le dispositif de saisine. Au principe d'une saisine automatique de la commission consultative à la suite de la demande d'un juge ou d'une commission parlementaire, la commission estime préférable de limiter la saisine - qui demeurerait obligatoire, dans ce cas - à l'hypothèse où l'autorité de classification, ayant un doute sur la conduite à tenir, ne s'estimerait pas en mesure de déclassifier immédiatement l'information demandée. A contrario, la possibilité pour l'autorité administrative de déclassifier directement l'information demandée sans passer par la procédure consultative permettra tout à la fois de répondre au besoin du juge et d'accélérer sensiblement la procédure qu'il conduit.
Une autre modification concernera les conditions dans lesquelles le sens de l'avis de la commission sera rendu public.
Dans sa rédaction actuelle, le projet de loi prévoit que le sens de cet avis serait publié au moment où la commission remet son avis à l'autorité en charge de la classification, soit quelque quinze jours avant la décision finale de ladite autorité.
Pour la commission, il n'est pas de bonne procédure de placer un ministre en situation de prendre une décision, par hypothèse sensible, dans un contexte en quelque sorte « prédramatisé » par la publication de l'avis. Le sens de l'avis ne serait donc publié qu'au moment où le ministre rendra sa décision.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les membres de la future commission auront une lourde responsabilité. Ils devront, avant de formuler leur avis, mettre en balance des intérêts parfois contradictoires et qui mettront aux prises, des deux côtés, des enjeux fondamentaux.
La compétence juridique y sera nécessaire, de même que la capacité d'appréciation, plus politique, d'intérêts essentiels pour le pays. La composition de la commission, réunissant trois juristes au côté de deux représentants élus de la nation, permettra à la future commission consultative - du moins faut-il le souhaiter ! - d'élaborer progressivement, dans un domaine aussi sensible, une jurisprudence équilibrée, éclairée et sereine.
Sous le bénéfice de ces observations et des amendements qu'elle propose, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées invite le Sénat à adopter le projet de loi qui lui est soumis. (Applaudissements sur les travées des Républicains Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Jean-Paul Amoudry, rapporteur pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, mon propos sera bref, car il ne m'appartient pas, bien sûr, en tant que rapporteur pour avis, de présenter l'ensemble du projet de loi, ce que vient d'ailleurs de faire brillamment notre collègue Nicolas About.
En revanche, dans la mesure où ce texte, qui s'inscrit dans le cadre de procédures juridictionnelles, a une forte connotation juridique, la commission des lois a souhaité s'en saisir pour donner son sentiment sur certaines de ses dispositions.
Après s'être longuement interrogée sur le principe même de la création de cette nouvelle institution, elle a approuvé ce projet de loi qui vise à lever le soupçon dans une matière où l'absence de tout contrôle et de transparence prête aisément à suspicion.
Elle a toutefois souhaité lui apporter un certain nombre de modifications et recevoir de votre part, monsieur le ministre, un éclaircissement.
Les modifications sont au nombre de dix. Je présenterai dès à présent non pas les amendements purement rédactionnels ou de coordination mais simplement les dispositions de fond adoptées par la commission des lois.
Comme je l'ai fait dans mon avis écrit, je les rangerai en quatre catégories.
La première catégorie de modifications vise à assurer une meilleure articulation entre l'intervention de la future commission consultative du secret de la défense nationale et la décision de l'autorité administrative.
Tout d'abord, la commission des lois s'est interrogée sur l'opportunité de qualifier la commission consultative d'autorité administrative indépendante. Elle constate, en effet, que cet organe ne disposerait d'aucun véritable pouvoir de décision.
Certes, nous sommes conscients que le législateur a déjà ainsi qualifié des structures qui, à l'instar de la commission de contrôle des interceptions de sécurité, ne disposent pas à proprement parler d'un pouvoir de décision. Il lui paraît toutefois plus approprié de qualifier ce nouvel organe de « commission administrative » plutôt que « d'autorité ».
La commission des lois proposera donc un amendement opérant cette modification terminologique, étant entendu que ce changement sémantique ne remet aucunement en cause l'affirmation, qui est conservée, de l'indépendance de la future commission.
Toujours à propos de l'articulation entre l'intervention de la commission consultative et la décision de l'autorité administrative, la commission des lois s'est interrogée sur les conséquences à tirer du défaut d'avis dans le délai de deux mois imparti à la nouvelle commission. L'avis devra-t-il alors être réputé favorable ou défavorable ?
Selon nous, dans cette hypothèse, l'autorité administrative doit pouvoir se prononcer nonobstant l'absence d'avis. Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant.
C'est pourquoi nous proposerons un amendement à l'article 8 précisant que, à défaut d'avis, l'autorité administrative statuera dans les quinze jours suivant l'expiration du délai de deux mois.
Le deuxième point sur lequel la commission a souhaité présenter des modifications concerne l'extension des compétences de la commission consultative du secret de la défense nationale.
Le secret de la défense nationale est opposable au juge. Il l'est également aux parlementaires. Le projet de loi propose une solution pour la juridiction. C'est un progrès indéniable, mais pourquoi ne pas l'étendre aux parlementaires ?
Nous pensons que cette solution peut et doit être étendue aux commissions d'enquête parlementaires afin de leur permettre d'exercer leur contrôle dans les meilleures conditions.
C'est pourquoi la commission des lois proposera un amendement à cette fin. Je n'en détaillerai pas le dispositif puisqu'il est identique à celui qu'a déposé la commission des affaires étrangères et que vient de résumer le rapporteur au fond.
La troisième modification que propose la commission des lois concerne la composition de la commission consultative.
Il s'agit purement et simplement de supprimer la présence des parlementaires au sein de cette commission. Nous aurons, je pense, l'occasion de revenir sur ce point lors de la discussion de l'amendement.
Je voudrais, d'ores et déjà, brièvement indiquer que la commission des lois s'est fondée sur le rôle futur de la commission consultative pour expliquer cet amendement qui, en commission des lois, a recueilli un large consensus.
La commission consultative aura tout d'abord un rôle de conseiller à la décision et non pas un rôle de contrôle. Or les parlementaires ne sont pas les conseillers du Gouvernement.
Par ailleurs, et à la différence de ce qui existe pour d'autres autorités administratives indépendantes, la compétence de la commission consultative sera limitée à une matière exclusivement réglementaire.
Je tenais à rappeler brièvement ces deux arguments parmi d'autres, pour bien poser, dès maintenant, les termes du débat.
La quatrième série de modifications suggérée par la commission des lois concerne les éléments que la commission consultative devra prendre en considération lorsqu'elle rendra son avis. Ce sont des amendements que, pour ne pas allonger la durée de la discussion générale, je présenterai dans le cadre de la discussion des articles.
Monsieur le ministre, j'en viens maintenant à l'éclaircissement que la commission des lois souhaiterait obtenir du Gouvernement. Il porte sur la publication du sens de l'avis.
Nous comprenons à la lecture du texte que sera publiée au Journal officiel , selon le cas, la mention « favorable », « défavorable » ou « favorable à une déclassification partielle ». En clair, il n'est pas question que la motivation de l'avis, si motivation il y a, soit publiée. C'est notre interprétation. Nous souhaiterions avoir la confirmation, monsieur le ministre, que c'est également la vôtre. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Bécart.
M. Jean-Luc Bécart. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd'hui est au coeur d'une contradiction a priori insoluble. Alors que nos sociétés sont de plus en plus caractérisées par un développement des techniques de communication et d'information reliant entre eux les individus, les nations mais aussi les Etats, comment mieux définir la protection et la rétention de certains renseignements au nom du secret défense ?
En vérité, c'est bien sûr moins le secret défense en lui-même, que l'usage qui en est fait par les autorités politiques, qui est en cause.
La médiatisation de certaines affaires a révélé à l'opinion publique un mode de gestion du secret défense où la sécurité nationale a pu servir d'alibi à la protection d'intérêts particuliers.
Ce texte vise donc à restaurer la légitimité du secret défense auprès d'une opinion rendue méfiante à juste raison et c'est déjà un motif pour nous d'approuver ce texte.
L'institution d'une commission consultative du secret de la défense nationale nous invite plus largement à réfléchir sur un nouvel équilibre à trouver entre la nécessaire protection des intérêts fondamentaux de la nation et l'exercice des libertés publiques et du droit à l'information des citoyens.
Le groupe communiste républicain et citoyen ne peut que se satisfaire de voir ainsi notre démocratie évoluer vers plus de transparence, plus de contrôle et moins d'arbitraire.
Il convient cependant de souligner qu'il ne s'agit, ici, que d'un « contrôle à distance », le rôle de la commission consultative du secret défense se limitant à donner un avis sur la classification et la communication des renseignements sans que le pouvoir exécutif soit tenu par cet avis.
En somme, le projet du Gouvernement ne constitue pas un bouleversement du secret défense ; il s'agit uniquement d'introduire dans le processus décisionnel une structure indépendante.
Une refondation de la pratique du secret défense via la définition d'un cadre légal clair et équilibré, garant d'une application responsable et raisonnable du secret de la défense nationale sera nécessaire. Notre conviction est qu'il nous faut tendre vers une rationalisation de l'utilisation du processus de classification afin que tout document classé le soit dans le souci exclusif d'assurer la sécurité et la protection de la France.
C'est bien à ce niveau que le bât blesse. C'est en effet l'abus du secret défense qui conduit à jeter le discrédit sur l'opportunité de protéger des informations dont la divulgation serait de nature à nuire à la défense nationale.
C'est pourquoi nous estimons qu'il est nécessaire de prendre le problème à sa source, sinon c'est l'excès de classification et non son contrôle qui viendrait, à terme, menacer l'autorité de l'Etat.
Une pratique trop peu scrupuleuse du secret défense engendre inévitablement des rumeurs et des suspicions à l'égard du pouvoir politique qui éloignent ce dernier des citoyens qu'il entend protéger.
A cet égard, l'exemple du drame rwandais me paraît éloquent. Tant que la vérité sur l'étendue du soutien de la France à l'ancien régime de Kigali sera ignorée, l'image de notre pays, et par-là même son autorité, seront diminuées aux yeux des populations africaines.
L'incertitude nourrit la méfiance et attise le désir de comprendre. Or la levée du secret défense sur les événements d'avril 1994 peut permettre de clarifier et d'assainir - du moins l'espérons-nous - les rapports futurs entre la France et le continent africain. Je doute, soit dit en passant, que la mission d'information mise en place par l'Assemblée nationale ait les réels moyens de connaître les origines historiques du drame rwandais, sauf à lui autoriser l'accès au secret défense.
On peut regretter que le gouvernement français n'ait pas saisi cette occasion pour élaborer la réforme attendue. Cependant, nous approuvons sa volonté d'évoluer de façon progressive et raisonnée dans un domaine aussi sensible et aussi délicat que le secret défense.
Les amendements déposés par notre groupe, sans s'écarter de la philosophie du texte, s'inscrivent dans deux orientations : d'une part, il s'agit d'essayer de donner plus de transparence à la procédure de levée du secret défense ; d'autre part, nous voudrions voir élargir les compétences de la commission consultative à différents niveaux, sans bien sûr affecter les prérogatives du pouvoir exécutif dans ce domaine.
Dans le même temps, nous approuvons l'introduction dans ce texte de loi de dispositions qui nous paraissent fondamentales et qui offrent une réelle légitimité à la nouvelle commission. Ainsi, bien que nous ne voyions pas l'utilité, en plus du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation, de choisir éventuellement une personnalité qualifiée au sein de la Cour des comptes - nous ne voyons pas bien, en quoi un magistrat financier pourrait être à même d'examiner efficacement des questions de secret défense ! - nous nous félicitons en revanche que l'Assemblée nationale vous ait convaincu, monsieur le ministre, d'accepter la présence de parlementaires dans la composition de la commission. Cela constitue, à n'en pas douter, une garantie supplémentaire de l'impartialité de la future commission, puisque la majorité et l'opposition seront également représentées en son sein.
Sur ce point, j'avoue ne pas comprendre la volonté de certains collègues d'exclure cette présence alors que nous l'acceptons par ailleurs pour la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. Que je sache, la séparation des pouvoirs n'a jamais été menacée depuis la création de cette instance. Le pouvoir exécutif, rappelons-le, aura toujours le dernier mot sur le choix de déclassifier un document secret. En outre, le souci légitime d'éviter aux élus siégeant dans cette commission des positions délicates entre le devoir de réserve et la pression de leur électorat est largement limité par le fait que le vote au sein de la commission reste secret. Celle-ci émet un avis unique, exprimé par la majorité des cinq membres qualifiés. Les rôles de chacun sont donc suffisamment clairs pour que la commission ne vienne pas se substituer aux autorités administratives. Sa mission est d'éclairer celles-ci dans leur décision de procéder ou non à une déclassification sans qu'il y ait de contact entre la commission d'un côté et l'exécutif de l'autre côté. Cette répartition des rôles préserve la commission des pressions éventuelles émanant des dirigeants politiques, nous le voyons bien.
C'est pourquoi nous pensons qu'il est nécessaire de conforter l'autorité de la commission afin d'assurer son efficacité et sa réussite. Le pire serait à craindre si elle devait apparaître, à tort ou raison, comme un paravent.
Il serait préférable, à ce titre, que la présidence de la commission soit distincte - peut-être après une période de rôdage et en tout cas à terme - de la présidence de la commission des écoutes, dans ce souci d'éviter une confusion des fonctions là où il faudrait véritablement une division des tâches.
A nous, législateurs, de donner toutes les chances de réussite à la démarche courageuse engagée par le Gouvernement.
Monsieur le ministre, votre projet de loi aura notre soutien et notre appui car nous considérons qu'il constitue un progrès notable de notre démocratie. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur celles du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Vinçon.
M. Serge Vinçon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi instituant une commission du secret de la défense nationale, déposé à l'Assemblée nationale le 17 décembre 1997, prévoit la création d'une autorité administrative indépendante.
Cette commission serait amenée à se prononcer, à la demande des tribunaux, lorsque le secret de la défense nationale serait invoqué dans une procédure judiciaire.
Depuis l'annonce de ce projet de loi, jusqu'à son examen par l'Assemblée nationale, ce texte a non seulement suscité l'intérêt d'une grande partie de la classe politique mais également suscité de légitimes inquiétudes.
En effet, ce texte fait référence à certains principes et valeurs auxquels notre groupe est particulièrement attaché.
M. Christian de La Malène. Très bien !
M. Serge Vinçon. Du débat concernant ce projet de loi, se sont dégagés deux courants.
Certains sont pour l'institution d'une telle commission car ils estiment, d'une part, que le secret défense est devenu un prétexte à une classification des plus arbitraires et que, d'autre part, il est devenu une arme politique pour masquer des activités répréhensibles et contraires aux règles de la démocratie.
D'autres sont défavorables à l'institution de cette commission, car ils estiment qu'une nation doit avoir des services secrets, des documents protégés, pour se protéger elle-même et peut-être même, d'elle-même.
Même si les temps ont changé, même si la guerre froide fait partie du passé, de nombreuses menaces demeurent ; elles ont simplement changé de forme et de dénomination.
Tout le monde sait pertinemment que le terrorisme revêt différents aspects.
Nous devons toujours garder à l'esprit que l'on ne combat pas contre les mouvements subversifs avec le droit établi.
Nous nous devons de faire en sorte que toutes les structures, les procédures et les personnes qui, de près ou de loin, contribuent à la défense de notre pays soient protégées de la meilleure façon possible.
De plus, nous ne sommes pas sans savoir que ces services ne fonctionneraient pas correctement sans ce que l'on appelle les informateurs. Aussi, l'identité de ces derniers ne devrait jamais être divulguée ou même devinée à l'aide d'informations révélées dans les médias.
Ainsi, l'on comprend mieux tout l'intérêt du secret défense, et, en temps qu'élu de la République, nous avons le devoir et la mission de le protéger.
De ce fait, une seule question se pose : pourquoi le Gouvernement veut-il modifier le système ?
Certains répondront, comme nous l'avons déjà entendu dire, qu'il s'agit d'une question de transparence. Certes, et cette raison est tout à fait louable. Mais de quelle transparence sagit-il ? Jusqu'où l'information doit-elle aller ?
Nous n'ignorons pas que certaines informations ne peuvent être dévoilées. La raison d'Etat existe ; nous ne pouvons pas l'oublier, nous ne devons pas l'oublier.
Avec les dispositions prévues dans votre projet de loi, monsieur le ministre, que risque-t-il de se passer ? Le Gouvernement suivra la commission, puisque l'avis sera publié au Journal officiel et sera donc rendu public. De ce fait, il est permis de se poser quelques questions.
Tout d'abord, on constate aujourd'hui, du fait de la succession des gouvernements, que la France compte un nombre important de comités, de commissions, d'autorités dites « indépendantes », qui servent de bouc-émissaire en cas de problèmes. Ce système, révélateur de notre époque, fausse les cartes de la démocratie.
Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que nous vivons dans un régime parlementaire, où le Gouvernement, responsable devant l'Assemblée nationale, est sous contrôle juridique et politique. Cependant, le Gouvernement peut rendre l'administration toute puissante, puisqu'il détient le pouvoir hiérarchique, puisqu'il contrôle et juge l'administration. Il peut donc avoir tout pouvoir en matière de classification ou de déclassification.
Lors du débat à l'Assemblée nationale, notre collègue M. Robert Pandraud a envisagé la création d'une véritable inspection générale auprès du Premier ministre pour enquêter sur les affaires complexes intéressant plusieurs départements ministériels, une inspection qui ne serait pas prisonnière de lobbies administratifs.
Le Gouvernement va promouvoir un organisme qui est, en droit, comme son nom l'indique, « consultatif », mais qui, en réalité, deviendra souverain du fait de sa composition.
Le président de cette commission ne devrait pas être le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité pour une raison d'éthique. Le président de cette commission a en effet pour fonction d'avaliser les écoutes, il est donc souvent l'objet de querelles judiciaires. Or, il ne peut être juge et partie.
Si tel était le cas, il aurait le pouvoir de proposer de déclassifier les documents ne le gênant pas et - pourquoi pas ? - de donner un avis défavorable si l'action de sa commission venait à être contestée.
La commission consultative du secret défense sera composée de magistrats du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation ou de la Cour des comptes, ainsi que de parlementaires.
En ce qui concerne le Conseil d'Etat, sa neutralité est tout à fait « relative », pour utiliser un adjectif à la mode. En effet, il relève du Premier ministre, qui le préside, et son vice-président est nommé, comme tous les hauts fonctionnaires, en conseil des ministres, c'est-à-dire par le Président de la République sur proposition du Premier ministre. De plus, nombreux sont les conseillers d'Etat qui ont participé activement au fonctionnement de cabinets ministériels.
Le même constat peut être fait pour la Cour des comptes. De plus, on est en droit de se demander sur quels critères de compétence on peut se fonder pour estimer que ces fonctionnaires sont à même de procéder à l'étude de documents qui doivent être classifiés ou déclassifiés.
Quant à la présence de parlementaires au sein de la commission, cette idée n'est pas à conserver.
En effet, que se passerait-il si un parlementaire, désigné par ses collègues à la suite de sa demande d'habilitation, se voyait refuser cette même habilitation ? Sur quels critères un refus pourrait-il être motivé ?
Enfin, monsieur le ministre, permettez-moi de formuler deux remarques.
En premier lieu, la création d'une telle commission ne risquerait-elle pas de provoquer une dilution des responsabilités dans un domaine particulièrement important et sensible ? L'autorité administrative pourrait, en effet, être amenée à se retrancher derrière l'avis de la commission, et donc à se défausser de ses responsabilités.
En second lieu, n'y a-t-il pas une contradiction dans le fait de donner à une autorité indépendante un pouvoir d'appréciation dans un secteur qui relève de la compétence du seul pouvoir exécutif ?
Ce projet de loi ne risque-t-il pas d'aboutir à une déresponsabilisation du pouvoir politique, qui ne serait en rien favorable au développement de la transparence ?
Telles sont, monsieur le ministre, les observations que je voulais présenter.
Nous devons préserver l'avenir de la démocratie au sein de la République, nous en sommes les garants.
Par conséquent, pour des raisons de principe, notre groupe ne votera pas votre texte, qui procède au démembrement de l'autorité de l'Etat. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du RPR.)
M. le président. La parole est à M. Delanoë.
M. Bertrand Delanoë. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons marque une étape importante dans le chantier ouvert par le Premier ministre afin de mieux garantir la transparence des procédures judiciaires et administratives. Il témoigne de l'effort entrepris pour restaurer la confiance de l'ensemble de nos concitoyens dans la justice et dans les différentes institutions de l'Etat. Il manifeste le souci de nouer avec les Français le nouveau pacte républicain qu'ils ont appelé de leurs voeux, un pacte fondé sur le retour aux sources de notre République et sur la modernisation de notre démocratie.
La création d'une autorité indépendante chargée de donner un avis sur la levée du secret défense s'inscrit bien dans cette démarche globale du Gouvernement. L'état d'esprit qui l'inspire est de même nature que celui qui prévaut pour la réforme de la justice. « Dans la nation, faire vivre la République, c'est s'assurer d'un Etat qui inspire le respect, qui redevienne impartial, qui se conforme au droit », rappelait Lionel Jospin dans son discours d'investiture. Je crois que nous en avons une concrétisation aujourd'hui.
La création de cette commission du secret de la défense nationale correspond d'ailleurs à une proposition avancée par le Conseil d'Etat. En effet, dans son rapport de 1995, il estimait qu'une telle instance représenterait « un pas décisif » vers la suppression « d'un angle mort des dispositifs de régulation des institutions ». En émettant un avis sur l'utilisation qui est faite du secret défense, cette nouvelle commission devra satisfaire cette attente, en permettant d'en éviter tout usage abusif.
Ce projet de loi concilie donc exigence de justice et impératif de sécurité, en renforçant les garanties fondamentales dans le domaine des libertés publiques. La création d'une institution indépendante placée entre les juges et le pouvoir politique permet, selon moi, un juste équilibre entre le respect des droits individuels et la préservation de l'efficacité des moyens de sécurité. Elle constitue un véritable progrès pour notre pays, qui se traduira par une confiance renouvelée des Français dans l'Etat.
La difficulté, bien sûr, pour aboutir à un tel dispositif, était de faire cohabiter transparence et secret. La transparence garantit le bon fonctionnement d'une démocratie saine. Le secret est tout à fait indispensable à la sécurité et à la souveraineté de notre pays. La protection des informations dont la divulgation pourrait nuire aux intérêts de la nation est une mission éminente pour le Gouvernement. Le secret d'Etat, à condition d'en avoir une haute idée et de l'utiliser à bon escient, est effectivement un élément de la force du pays.
C'est pourquoi les craintes de certains sénateurs de la majorité sénatoriale ne me paraissent pas fondées. En effet, le mécanisme proposé par le Gouvernement ne remet nullement en cause la classification par le pouvoir exécutif de données secrètes. Il sera, bien évidemment, toujours possible et même souhaitable, voire impératif, de classifier celles qui sont nécessaires à notre sécurité, et l'autorité publique sera, toujours, la seule habilitée à autoriser la levée du secret. La commission, je vous le rappelle, ne rendra qu'un avis consultatif.
Contrairement aux craintes de certains de nos collègues, cette réforme redonnera une légitimité beaucoup plus forte au secret défense. Parce qu'elle interdira son utilisation à des fins partisanes, cette évolution sera, pour l'avenir, la meilleure garantie de sa préservation. Sa juste utilisation ne pourra qu'en faciliter l'usage.
La composition de cette instance consultative et son positionnement entre l'exécutif et le juge traduisent un souci de transparence, une transparence améliorée encore par la présence de deux parlementaires aux côtés des trois magistrats.
Pour ma part, j'approuve ce choix, qui semble avoir été majoritaire dans notre commission et que partage notre rapporteur, M. Nicolas About. Je comprends qu'il y ait débat, mais j'approuve la solution qui a été retenue car elle permet de réaliser un équilibre utile pour la démocratie.
Mais ce dispositif n'aura de sens que si, quelles que soient les alternances, il y a toujours un parlementaire de la majorité et un parlementaire de l'opposition. Cela a été possible dans le passé, et j'ai confiance dans l'avenir, quels que soient les changements de majorité.
En outre, il me semble que certaines orientations énoncées par le rapporteur de la commission de la défense vont dans le sens d'une amélioration du texte.
Je suis ainsi favorable à ce que l'on ne prévoie pas, dans la loi, l'automaticité de la présidence commune entre cette nouvelle commission et la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. Pour autant, je souhaite que le projet de loi que nous votons permette en fait que ces deux présidences puissent être communes si cela paraît opportun à ceux qui nomment les présidents.
Je tiens également à souligner le surcroît de sérénité qu'apporterait au ministre le fait que la publication du sens de l'avis de la commission soit concomitante à sa propre décision. Pour autant, je ne suis pas sûr d'approuver l'amendement qui a été déposé par la commission en raison de mon désaccord avec M. le rapporteur sur la saisine par les commissions du Parlement de cette instance, laquelle saisine doit, à mon avis, être réservée aux juges.
Toutefois, l'entrée en vigueur de cette loi ne nous dispensera nullement de poursuivre notre travail pour mettre fin aux suspicions que faisait naître l'emploi du secret défense. Ainsi, j'approuve vos propos, monsieur le ministre, lorsque vous envisagez de compléter l'action engagée afin d'utiliser, dans sa juste mesure, la notion de secret en redéfinissant les critères de classification qui relèvent du règlement. Il est effectivement nécessaire, comme vous le dites, « de classifier moins pour classifier mieux. Par routine, les classifications sont trop largement utilisées. Il convient donc à la fois de revoir les textes et de faire évoluer les pratiques ».
Dans le même esprit, je souhaite évoquer brièvement les modalités d'information du Parlement sur la politique du renseignement.
Nous nous prononçons sur les crédits qui lui sont alloués, mais nous ne sommes pas pour autant informés de ses orientations générales. Ne serait-il pas possible, monsieur le ministre, une fois le plan national de renseignement approuvé par le Président de la République, que nous soyons saisis des grandes lignes de cette politique ? Il me semble que le temps est venu de faire la part entre le secret nécessaire à l'action des services et l'information utile du Parlement.
Cette suggestion va dans le sens de la modernisation de l'Etat de droit et du renforcement de la démocratie, deux notions qui sont au coeur du projet de loi que nous discutons. Leur respect ne sacrifie en rien la sécurité de la nation, c'est pourquoi nous approuvons ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Alain Richard, ministre de la défense. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Alain Richard, ministre de la défense. Sur le plan du principe, je dois dire ma très grande satisfaction quant à la teneur de la discussion générale.
Il me paraît plus rationnel de développer les arguments du Gouvernement sur les différentes propositions de modification lors de la discussion des articles. Mais je tiens dès maintenant à remercier les rapporteurs pour la précision et la grande cohérence de leurs analyses et pour l'état d'esprit positif qu'ils ont manifesté.
Je tiens à remercier également les trois orateurs qui viennent d'intervenir de leur élévation de pensée et de leur approche de la préservation du secret défense pour la sécurité du pays et de la recherche de la transparence.
Les deux orateurs des formations qui soutiennent le Gouvernement, MM. Bécart et Delanoë, considèrent que l'équilibre du texte est satisfaisant, même s'ils recommandent d'apporter certaines précisions, et le Gouvernement sera attentif à leur position. Ils ont été en désaccord avec M. Vinçon, qui a cependant souligné qu'il y a deux approches possibles du projet de loi et qui n'a pas méconnu la préoccupation de transparence et, surtout, de vigilance à l'encontre du risque de détournement, dans la vie judiciaire, du secret défense et du risque d'une déresponsabilisation de l'exécutif parce qu'une commission serait appelée à donner un avis.
Qu'il se rassure, le Gouvernement reste responsable devant le Parlement,...
M. Alain Gournac. Je l'espère !
M. Alain Richard, ministre de la défense. ... et le Parlement use chaque semaine de l'éventail des moyens dont il dispose pour interpeller le Gouvernement, le questionner, lui demander des précisions.
Si, en songeant à tel ou tel fait qui aurait pu se produire dans le passé, un gouvernement refusait la transmission à un juge d'un document qui aurait été classé « confidentiel défense » ou « secret défense », alors que chacun percevrait bien que ce document aurait été classé à tort, les parlementaires de l'opposition et même, on peut l'espérer, ceux de la majorité critiqueraient ce gouvernement pour avoir agi ainsi.
Que changerait l'intervention de la commission consultative du secret de la défense nationale à une telle situation politique ? Vraisemblablement, cette commission émettrait un avis favorable à la publication du document, à sa déclassification. Le Gouvernement aurait passé outre à cet avis.
Du point de vue de l'efficacité du contrôle parlementaire et de son caractère éventuellement dissuasif par rapport à un manquement du Gouvernement, la nouvelle situation représenterait, au contraire, un progrès.
En tout cas, les arguments échangés de part et d'autre éclairent très bien le débat et permettent au Sénat de se prononcer en toute connaissance de cause.
En me réservant de répondre de façon plus approfondie sur les propositions concrètes présentées par le biais des amendements, je remercie les membres du Sénat qui nous ont permis de mener un débat d'une telle ampleur et d'une telle valeur.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

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