PRÉSIDENCE DE M. JEAN DELANEAU
vice-président

M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence, tendant à améliorer les conditions d'exercice de la profession de transporteur routier.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Cabanel.
M. Guy Cabanel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les crises à répétition qui ont secoué le transport routier depuis plusieurs années et plus récemment encore la grève des chauffeurs-routiers en novembre dernier ont exprimé le malaise profond de toute une profession. C'est dire combien ce secteur mérite aujourd'hui une attention réelle et nécessite une adaptation.
Trois éléments sont à l'origine de ce malaise : la surcapacité et la fluidité de l'offre face à une demande de plus en plus exigeante et concentrée ainsi que les perspectives européennes de cette année.
Contrairement aux Pays-Bas et, dans une moindre mesure, à l'Allemagne et à la Grande-Bretagne, le transport routier en France relève du domaine réservé des petites sociétés.
Avec une augmentation de 10 000 transporteurs au cours des dix dernières années, la profession compte en France quelque 38 000 entreprises dont un peu plus de 85 % ont moins de neuf salariés.
L'un des plus grands groupes de transport routier est constitué par l'ensemble des filiales de la SNCF rassemblées au sein de GEODIS. Ce fait, peu connu du grand public, conduit à s'interroger sur la concurrence à laquelle se livre la société nationale de transport ferroviaire vis-à-vis des acteurs privés du secteur routier comme d'elle-même.
M. Charles Descours. Bonne question !
M. Guy Cabanel. Je pose clairement la question ici : la SNCF ne devrait-elle pas se recentrer sur ses missions essentielles ?
Ainsi, à côté de quelques grands groupes, une multitude d'entreprises individuelles se disputent une demande aujourd'hui d'autant plus concentrée que la place de la grande distribution au sein des chargeurs y est importante.
Eléments aggravants, la pression croissante des donneurs d'ordre, liée à l'économie de flux tendus et le recours massif aux intermédiaires et à la sous-traitance ont exigé des transporteurs des prix de plus en plus serrés et des délais de plus en plus courts. Certaines petites entreprises ont des prix qui couvrent à peine leurs charges.
Selon une étude du Conseil national des transports, les coûts du transport - salaires et carburants - ont augmenté de près de 3 % l'an dernier alors que les prix ont baissé de 1,6 %, entraînant ainsi une dégradation des marges des entreprises.
Ces caractéristiques de la demande et de l'offre ont favorisé une concurrence difficile mais également le développement de pratiques regrettables de dumping économique et social au sein de la profession depuis les années quatre-vingt.
Ce climat détérioré a affecté gravement l'exercice du métier, au détriment de la sécurité sur les routes et des conditions de vie des salariés du secteur.
Pouvait-on continuer à tolérer un système où le non-respect des règles sociales et de sécurité devenait un gage de la compétitivité de certaines entreprises ? Certes non, et je me réjouis du projet de loi que vous nous présentez aujourd'hui, monsieur le ministre.
Je me dois aussi de rendre hommage à vos prédécesseurs qui ne sont pas restés inactifs. La profession a connu, ces trois dernières années, des tentatives d'avancées sociales et esquissé des orientations positives : notion de temps de service, réduction du temps de conduite, retraites anticipées, généralisation de l'interdiction de circuler le dimanche. Un projet de loi contenant notamment des dispositions relatives à l'enseignement, à la formation et à la sécurité dans les transports avait été présenté en mars 1997.
Toutefois, la modernisation sociale engagée place le transport routier français dans une position singulière en Europe, certains de nos partenaires étant loin d'avoir atteint un tel niveau. Cette exception française, dont nous devons sûrement nous féliciter, est aussi à l'origine du malaise de la profession.
Le dernier conflit a montré combien la position géographique de la France, au centre de l'Europe de l'Ouest, soumet notre pays et nos transporteurs à une très forte pression de la part de nos partenaires européens, et ce à plusieurs titres.
Elle tient d'abord au fait que le commerce des pays comme le Portugal et l'Espagne est obligé de transiter par la France pour atteindre le reste de l'Europe ou inversement. Dès lors, quand un conflit social éclate, nous sommes montrés du doigt par nos partenaires et accusés de prendre en otage l'Europe. La Commission européenne réclame la création de couloirs de circulation et les pays ayant subi des pertes d'exploitation exigent des dédommagements.
Il est plutôt paradoxal, voire inacceptable, même si nous sommes conscients de nos responsabilités vis-à-vis du reste de l'Europe, de se voir traités de mauvais élève alors que nous sommes les seuls à engager des avancées sociales importantes, sans parler de l'application de la règle de réciprocité lorsque des conflits se déclarent ailleurs...
Le climat s'est également alourdi à l'annonce de la libéralisation totale du cabotage qui deviendra effective au 1er juillet 1998. Ce n'est pas un hasard si le dernier conflit est intervenu à la veille de l'ouverture des frontières ; sans doute faut-il voir là un signe de la grande anxiété des transporteurs français face à cette perspective.
A cette date du 1er juillet 1998, toute entreprise européenne pourra opérer librement sur notre territoire et la concurrence devrait jouer pleinement.
Dans un climat concurrentiel intérieur déjà dégradé et face à des disparités importantes entre la France et les autres Etats membres dans les conditions d'exercice de la profession, l'anxiété des transporteurs routiers est légitime.
Retraites, horaires et salaires sont autant d'éléments pour lesquels on constate de véritables variations d'un pays à l'autre. Si l'on en croit nos entrepreneurs, leurs coûts de revient sont parfois supérieurs de 30 % à ceux des entreprises du même secteur dans d'autres pays d'Europe.
Dans ce contexte, notre exception française, et plus encore après l'adoption de ce projet de loi, risque fort de peser lourdement sur leur compétitivité et sur l'emploi.
Une question vient à l'esprit : comment maîtriser les effets de distorsion de cette libéralisation et s'assurer concrètement du respect de la réglementation sociale française par les transporteurs européens exerçant leur activité chez nous ?
Enfin, du fait de sa situation centrale, de l'accroissement des échanges européens et de la demande de fret, la France aura à supporter des flux de transit de plus en plus importants.
Déjà, près de 80 % du transport de marchandises en France passent par la route, le reste se partageant entre le rail et, accessoirement, la voie navigable et le transport aérien.
Cette préférence pour la route n'est pas récente. Elle a été favorisée par la souplesse de ce mode de transport par rapport au fer ainsi que, notamment, par la limitation de la taxe sur le gazole.
Le développement continu et excessif du trafic routier n'est pas sans prix ! Il crée des problèmes d'encombrement, de congestion, de pollution et de sécurité auxquels il faut bien aujourd'hui apporter une réponse adaptée.
Si la France veut légitimement tirer bénéfice de ces nouveaux flux, elle doit aussi limiter leurs conséquences, lourdes pour les coûts publics sociaux, environnementaux et d'équipement.
Toutes ces difficultés montrent avec acuité combien le transport routier est au carrefour de toutes les opportunités et de toutes les menaces. Il est urgent d'accompagner son évolution pour saisir les premières et éloigner les secondes.
A l'évidence, une amélioration des conditions d'exercice de la profession de transporteur routier était devenue indispensable. Il eut été souhaitable de discuter plus tôt d'un tel projet de loi afin d'anticiper un conflit que certains disaient prévisible. Mais est-ce toujours possible d'anticiper un conflit ?
Reprenant plusieurs éléments du texte élaboré sous le précédent gouvernement, votre projet de loi, monsieur le ministre, contient aussi des propositions nouvelles, reflétant ainsi le consensus qui s'est dégagé avec l'ensemble des partenaires de la profession au terme de ce conflit, et cela doit être mis à votre actif.
L'extension de la formation professionnelle obligatoire à l'ensemble des conducteurs routiers, la création d'une sanction administrative d'immobilisation du véhicule, que je retiens malgré les réserves émises par la commission des affaires économiques et du Plan, et le renforcement des pouvoirs des contrôleurs me paraissent de nature à assainir les conditions d'exercice du métier, à accroître la sécurité et à favoriser une bonne insertion professionnelle.
Permettez-moi néanmoins d'émettre un certain nombre de réserves, d'abord sur le caractère réellement dissuasif de ces mesures, que nous allons votées, compte tenu de la faiblesse des effectifs actuels de contrôleurs des transports terrestres. Je sais que vous avez annoncé des créations de postes, mais seront-elles à la hauteur des besoins ?
Ensuite, une autre réserve tient à l'insuffisance de la réflexion et à l'absence de propositions concrètes visant à renforcer la transparence dans les opérations commerciales liées au transport de marchandises. C'est pourtant dans les relations entre les différents professionnels intervenants que se trouve l'origine du malaise et des pratiques dénoncées.
La commission des affaires économiques avait tenté de pallier les effets néfastes de la sous-traitance en chaîne par un amendement proposant le paiement direct du transporteur par le donneur d'ordre initial. Cette volonté était louable, mais il est vrai qu'elle posait le problème des commissionnaires-organisateurs de transport et de la liberté contractuelle, et cette mesure est difficile à retenir.
Enfin, si l'on doit se féliciter de l'issue positive apportée à plusieurs années de conflit par la conclusion d'un accord de branche et par ce projet de loi, il n'en demeure pas moins que ces éléments ne constituent qu'un des volets d'une politique du transport routier en France. Ces textes ne sauraient apaiser toutes les inquiétudes suscitées par l'échéance européenne, ni régler les problèmes évoqués tout à l'heure de l'asphyxie des routes et des coûts qu'elle génère.
J'avais anticipé ce débat, monsieur le ministre, en vous interrogeant récemment, lors d'une séance de questions au Gouvernement, sur votre vision des transports à l'aube du xxie siècle.
J'avais insisté notamment sur le développement du transport combiné en France et la nécessité d'une action forte sur la scène européenne portant à la fois sur l'harmonisation des conditions sociales du transport routier et l'adoption d'un accord avec nos partenaires pour l'organisation sur le territoire français d'un ferroutage à grande distance.
Parce qu'il allie les atouts de chaque mode de transport - souplesse de la route et fiabilité du fer ou de la voie d'eau - le transport combiné constitue une alternative crédible à la situation présente. Il permettrait à notre pays de tirer bénéfice des flux de transit à venir, tout en limitant les inconvénients pour la collectivité de la congestion des routes, de l'insécurité routière et de la pollution.
La question de rendre obligatoire en France l'usage de la voie ferrée, à l'instar des propositions de l'Autriche et de la Suisse pour les franchissements alpins, n'est pas à exclure à terme pour les transits de marchandises à longue distance. Naturellement, cela exige une négociation européenne.
La tâche sera sans doute difficile tant notre pays a pris du retard, notamment dans l'adaptation du matériel roulant, l'équipement des terminaux et la réalisation des plates-formes multimodales. La SNCF n'a pas privilégié cette voie dans le passé, et les investissements à prévoir ne permettent pas encore de la rendre compétitive par rapport à la route.
Monsieur le ministre, vos propos du 16 décembre 1997 m'ont rassuré sur un certain nombre de points. Je me réjouis de constater que le ministère des transports poursuit la réflexion entamée depuis plusieurs années en faveur du transport combiné. Mais le vrai rendez-vous est européen et c'est avec nos partenaires que vous devrez faire preuve de la plus grande énergie.
Lors du dernier conseil européen des ministres des transports qui s'est tenu au mois de décembre, vous avez présenté, au nom du gouvernement français, un mémorandum pour une harmonisation sociale européenne. Je souhaite vivement que d'autres pays vous suivent dans cette voie car, à défaut de s'inspirer du modèle français pour établir une référence communautaire, ce sera sans nul doute le début d'un long déclin pour nos entreprises et pour l'emploi dans ce secteur.
S'il me semble utile de concrétiser aujourd'hui, par le vote du projet de loi, une avancée significative pour le transport routier, soyez néanmoins convaincu, monsieur le ministre, que je reste très attentif à la persuasion dont vous ferez preuve dans la démarche européenne. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, sur les travées de l'Union centriste, du RPR, et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Hérisson.
M. Pierre Hérisson. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre transport routier souffre aujourd'hui d'une image négative auprès de nos concitoyens. Conditions de travail hors normes, pratique de la négociation quelque peu conflictuelle, succession de rendez-vous manqués, de promesses oubliées et d'espoirs déçus sont autant d'éléments qui contribuent à dégrader l'image d'un secteur qui tente avec peine de relever les défis de l'ouverture des marchés.
Notre objectif est donc de contribuer à la modernisation de ce secteur.
Le récent conflit qui a paralysé une partie du pays a révélé une fois de plus le décalage entre les conditions de travail et la rémunération des routiers.
Depuis vingt ans, les choses ont peu changé sur le plan social. Sur le plan économique, en revanche, les bouleversements ont été nombreux.
Si les gains de productivité ont été importants surtout depuis dix ans, la croissance anormale du nombre des entreprises n'est liée qu'à une croissance extrêmement soutenue du trafic et à une réforme des conditions de vérification de la capacité des candidats transporteurs favorisant l'essor de la sous-traitance.
Le transport routier n'a jamais été aussi concentré et des activités considérées autrefois comme le privilège de petites entreprises locales sont aujourd'hui le fait de grandes entreprises cotées en bourse.
L'organisation du service de transport résulte de l'exploitation des ressources, c'est-à-dire des véhicules et des conducteurs qu'il convient d'utiliser au mieux dans l'espace et dans le temps. Cette remarque suffit à comprendre pourquoi les conditions sociales sont déterminantes dans la concurrence que se livrent les routiers depuis quelques années.
Sans des lois et des règlements scrupuleusement respectés, une compétition sauvage s'instaure, tirant tout le monde vers le bas.
C'est donc une norme sociale dégradée qui structure toute l'organisation des transports aujourd'hui. Salariés comme artisans s'alignent alors sur le seul règlement social européen existant, c'est-à-dire sur les limites portées aux temps de conduite et de repos et, aujourd'hui, 50 % des grands routiers de notre pays travaillent plus de soixante heures par semaine.
Depuis une vingtaine d'années, de nombreux textes, pour la plupart réglementaires, ont tenté de protéger les transporteurs et de policer le marché en luttant contre des prix anormalement bas et une sous-traitance pernicieuse. Inutiles, souvent inapplicables, ces textes n'ont pas été appliqués pour la simple raison qu'ils étaient, pour l'essentiel, inadaptés aux besoins.
Je crois que le précédent gouvernement avait adopté un projet de loi relatif à l'enseignement, à la formation et à la sécurité dans les transports. Le texte que vous nous soumettez aujourd'hui, monsieur le ministre, reprend l'essentiel des dispositions de celui qui, pour cause de dissolution, n'a pu être examiné par le Parlement. Je citerai, par exemple, les mesures relatives à la formation professionnelle, à la création d'une sanction d'immobilisation administrative du véhicule et du renforcement des pouvoirs des contrôleurs des transports terrestres.
En fait, votre texte contribue à la mise en oeuvre des orientations définies depuis près de trois ans dans les contrats de progrès. Si vous l'aviez déposé plus tôt - c'était possible, puisqu'il était déjà rédigé - peut-être aurions-nous fait l'économie d'un conflit qui a mis en danger une fois de plus un grand nombre de petites entreprises dans notre pays. (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen).
M. Charles Descours. Eh oui !
M. Pierre Hérisson. Les dispositions du projet de loi qui nous est soumis vont incontestablement dans le sens d'une nécessaire reprise en main du secteur par les pouvoirs publics.
Pour autant, la libéralisation du marché européen vous conduira, monsieur le ministre, à prolonger vos efforts sur le plan communautaire pour rendre viable la difficile modernisation du transport routier. En effet, cette libéralisation se traduira par une concurrence totale sur les marchés intérieurs des Quinze, qui mettra ainsi en exergue les disparités sociales existant dans l'Union européenne.
Le 1er juillet 1998, toute entreprise européenne pourra librement exercer en France sans titre de transport. A cette date, ou bien la France réussira à imposer à ses partenaires son modèle social comme référence communautaire, ou bien l'Europe continuera à s'affranchir des contraintes imposées aux routiers français, et nos entreprises disparaîtront.
Le mémorandum pour une harmonisation européenne des règles sociales dans les transports routiers qui a été déposé par la France avance trois propositions essentielles : une réglementation du temps d'activité pour les conducteurs, l'institution d'une obligation de formation professionnelle et une harmonisation des contrôles et des sanctions. Reste à savoir si nos partenaires adhéreront à ces propositions !
Pour en revenir à votre projet de loi, monsieur le ministre, plusieurs dispositions paraissent positives. Ainsi, l'extension aux artisans et aux transporteurs qui travaillent pour leur propre compte de la formation obligatoire recueille une large approbation. La création d'une sanction administrative d'immobilisation du véhicule postérieure au constat d'une infraction ainsi que l'extension aux transporteurs de la possibilité de retenir la marchandise d'un chargeur qui n'a pas payé un transport antérieur sont autant de mesures qui vont dans le sens d'un assainissement de la profession.
Cependant, plusieurs dispositions introduites par l'Assemblée nationale sont de nature à créer des distorsions de concurrence dans la compétition européenne. Je ne citerai que l'identification au moment du chargement et du déchargement et l'utilisation des documents commerciaux à des fins pénales.
Nos rapporteurs ont proposé certains aménagements auxquels je souscris. J'ai par ailleurs moi-même déposé des amendements allant dans le sens d'un assouplissement des procédures, ce qui est la seule manière de les rendre réellement applicables sur le terrain.
Vous l'aurez compris, monsieur le ministre, votre texte reçoit notre approbation, parce qu'il s'inscrit dans une démarche nécessaire et très éloignée des conflits idéologiques qui nous séparent.
Après avoir salué le travail remarquable de nos excellents collègues MM. Jean-François Le Grand et Lucien Lanier ainsi que de tous ceux qui ont oeuvré à amender le texte, mes collègues du groupe de l'Union centriste et moi-même voterons ce projet de loi, sous réserve, monsieur le ministre, que les amendements qui sont proposés soient, pour l'essentiel, acceptés.
Nous resterons très attentifs aux prochains rendez-vous entre chargeurs et transporteurs ainsi qu'aux négociations entre les Quinze car, je le répète, la pacification du secteur ne pourra se faire qu'à l'échelon communautaire. Monsieur le ministre, vous serez jugé sur votre capacité à faire prévaloir, dans cette négociation, les aspects positifs du modèle français. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président. La parole est à M. Emin.
M. Jean-Paul Emin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voici donc conviés une fois de plus à débattre du transport routier de marchandises. C'est la troisième fois en cinq ans que cela se produit ! Du point de vue de l'efficacité législative, cet état de fait n'est-il pas une leçon d'humilité pour le Parlement ?
Le rapporteur de la commission des affaires économiques et du Plan, dont je salue le travail, a relevé que le projet qui nous est soumis reprend « nombre de dispositions » du projet Pons-Idrac du printemps 1997.
Je ne me livrerai cependant pas tout à fait au même commentaire que lui. Si les ministres des transports passent, les services restent, et ils ont tôt fait de ressortir de leurs tiroirs les fonds de projets antérieurs lorsqu'on leur demande des idées pour faire face à un mécontentement sectoriel.
Voici donc un nouveau projet de loi destiné à améliorer la situation du transport routier.
Le rapport de la commission des affaires économiques rappelle de manière synthétique et complète la problématique du transport routier. Quelques points me paraissent essentiels pour l'analyser au regard de la grève du mois d'octobre 1997, qui faisait suite à la grande grève des mois de juin et de juillet 1992 et à celle de l'automne 1996.
Le problème n'est pas nouveau et le Sénat, comme sa commission compétente, a adopté, me semble-t-il, une position bien claire dès 1992, lors de la discussion de la loi n° 92-1445 du 31 décembre 1992 relative à la sous-traitance dans le domaine du transport routier de marchandises, que j'ai eu l'honneur de rapporter, puis lors de l'examen des lois sur les clauses abusives, dont M. Jean-Jacques Robert était rapporteur en 1995 et sur les transports, en 1996.
Cette position peut se résumer en trois points dont le premier pourrait s'énoncer ainsi : pas d'acharnement législatif. En clair, mieux vaut adapter la LOTI que de voter des lois « rustines » au coup par coup.
Deuxième position de principe : respectons la liberté du commerce et de l'industrie, et gardons-nous de faire de l'économie suradministrée.
Enfin, analysons clairement les causes des difficultés du transport routier avant de faire du « mécano législatif ».
De ce point de vue, essayons d'examiner les difficultés du secteur.
En premier lieu - tous mes collègues l'ont dit - il y a trop d'entreprises, surtout de micro-entreprises par rapport à la demande du transport de fret. Les chiffres de l'exposé général du rapport sont à cet égard éloquents.
Il y a trop d'entreprises parce que la politique d'ensemble en matière économique a favorisé leur éclosion et, de ce point de vue, les responsabilités sont anciennes et partagées.
Pour maintenir le développement de la construction automobile - notamment le développement des constructeurs français de camions - pour soutenir le trafic routier, pour donner des débouchés aux raffineurs et aux vendeurs de carburants nationaux, on a misé sur le transport de marchandises par la route.
Tel n'est pas le cas chez nos amis allemands, suisses belges, néerlandais, ni a fortiori autrichiens. Certes, on ne peut pas parler de « tout routier », mais on a quand même été loin dans cette direction !
Je pense, à titre d'exemple, aux rabais peut-être excessifs qui ont été consentis par les constructeurs sur les ventes de camion à des créateurs d'entreprises de transport. C'est une réalité.
En deuxième lieu, les entreprises du secteur, nous l'avons tous souligné, sont atomisées et leur personnel, peu nombreux, est très faiblement syndiqué : 17 % de la profession seraient, au total, syndiqués. Cela explique la difficulté du dialogue social, notamment lorsque l'émotionnel l'emporte. Or cette profession, nous le savons, peut conduire à la paralysie du pays jusqu'à un point très grave. Il y a là de quoi méditer.
En troisième lieu, la réalité et l'ouverture européennes restent méconnues d'une trop grande part de la profession qui, au lieu de s'organiser, cherche parfois à élever autour d'elle des remparts de papier.
Le projet de loi répond-il à ces difficultés ? La sous-traitance abusive a-t-elle quelque chance de régresser ? Nous restons sceptiques quant aux réponses qui peuvent être apportées à ces questions.
Aucune réflexion d'ensemble n'est annoncée sur d'éventuelles variations modales pour réduire la part du transport routier dans le transport de marchandises.
Aucune tentative vraiment significative n'a été menée, si ce n'est la négociation, menée avec talent sous l'égide de Mme Anne-Marie Idrac, d'un contrat de progrès, voilà deux ans. Il faut relancer le dialogue au sein de la profession. Il faut aider à la restructuration de cette dernière autour des organisations représentatives, y compris les coordinations, qui tendent à devenir permanentes.
Nous sommes à quelques jours du débat sur la réduction de la durée légale du travail hebdomadaire à trente-cinq heures. Nous sommes, pour notre part, convaincus que ce texte n'encouragera pas la création d'emplois et qu'il alourdira les charges des petites entreprises. Le secteur des transports connaîtra de ce fait des difficultés accrues, que nous ne pouvons que déplorer.
Les membres du groupe des Républicains et Indépendants suivront la position de nos commissions sur ce texte, en souhaitant qu'à l'avenir nous légiférions moins sous la poussée des événements. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. Jean-Claude Gayssot, ministre de l'équipement, des transports et du logement. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Claude Gayssot, ministre de l'équipement, des transports et du logement. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'aurai l'occasion, lors de la discussion des articles, de répondre plus précisément aux questions que vous m'avez posées. Auparavant, je souhaite toutefois vous formuler quelques observations.
Je veux tout d'abord souligner le sens des responsabilités des orateurs qui sont intervenus en ce qui concerne tant l'analyse des causes du malaise dans le transport routier que notre volonté d'avancer.
Même si sont apparues des différences d'appréciation sur tel ou tel aspect, ce qui est tout à fait légitime, je n'ai pas noté de divergence sur la nécessité d'une évolution positive, nécessité à laquelle sont confrontées non seulement la profession - je pense à la fois aux salariés et aux entreprises - mais aussi l'économie du pays.
Je l'ai dit dans mon intervention générale, nous nous heurtons à un paradoxe. Des mesures ont été prises par nos prédécesseurs - il ne s'agit pas de dire que rien n'a été fait ces dernières années - mais elles ont été insuffisantes au regard tant du progrès social que de l'assainissement de la profession.
Je l'affirme d'autant plus librement que je l'ai entendu dire sur le terrain par des responsables d'entreprises au cours de mes entretiens avec les organisations représentant les transporteurs.
Plusieurs d'entre vous l'ont noté, un décalage est donc apparu par rapport à l'évolution économique de la société, alors qu'il s'agit d'un secteur qui a beaucoup de potentialités de développement.
Il ne faut pas que ce décalage soit vécu comme un handicap. Loin de laisser les choses aller, il nous faut au contraire - beaucoup d'entre vous l'ont dit aussi - réfléchir à la façon de développer ce secteur sans vouloir administrer la profession. Il s'agit de voir comment nous pouvons travailler à une meilleure complémentarité en recherchant de nouveaux équilibres entre le rail, la route et la voie fluviale. En un mot, il nous faut réfléchir à l'intermodalité, avec le souci de respecter les dimensions sociale, économique et écologique, ce fameux « triangle équilatéral » que vous avez évoqué, monsieur le rapporteur, image que j'approuve pleinement.
J'aurai l'occasion de revenir sur les propositions que vous m'avez faites, que ce soit l'idée de M. Le Grand de réunir ce qu'il a appelé des états généraux à l'échelle nationale et à l'échelle européenne, ou encore celle de M. Lefebvre sur la nécessité de réunir plus régulièrement et plus souvent les commissions des sanctions administratives.
Ce texte s'inscrit plus généralement dans une démarche engagée avant le conflit et qui se poursuit. A ce propos, permettez-moi de répondre à ceux qui m'ont reproché de ne pas avoir agi plus tôt que le Gouvernement n'est aux affaires que depuis sept mois ! Il s'agit d'un dossier qui, dès le départ - et là vous avez raison - était considéré comme un dossier important, brûlant même, si je puis dire, compte tenu des problèmes qui se posaient et dont nous étions conscients.
Je pensais que nous aurions pu résoudre ces problèmes par la seule discussion. Mais vous connaissez la suite. Nous avons néanmoins pris la situation à bras-le-corps, et le Gouvernement s'efforce d'avancer dans la bonne direction.
M. Bellanger m'a demandé comment les choses allaient ensuite se passer au niveau européen. Sachez, monsieur le sénateur, que nos actions doivent être totalement articulées avec ce qui se passe au niveau communautaire. Nous devons avancer de conserve, si vous me permettez cette expression. C'est d'autant plus indispensable que les efforts entrepris en France pour assainir la profession sont voulus, je le répète, à la fois par les professionnels et les organisations syndicales représentatives des salariés. Ces efforts sont indispensables pour aider à un développement plus durable, plus solide, dans le respect des intérêts des uns et des autres. Tous ces efforts doivent aussi s'inscrire dans une démarche européenne.
On me rappelle les échéances européennes en matière de transport routier, en particulier celle du 1er juillet 1998 ; il est vrai qu'elles suscitent interrogation et même inquiétude, mais, vous en conviendrez, je n'ai pas participé à la définition de telles échéances.
J'ai pris mes fonctions peu avant le conseil européen des ministres des transports de la mi-juin 1997 et j'ai tout de suite posé la question de l'harmonisation à l'échelle de l'Europe.
Je ne vous dirai pas que mon intervention a suscité des applaudissements ! J'ai été plus applaudi quand j'ai confirmé que je ne m'opposais pas au maintien de l'heure d'été et de l'heure d'hiver. Mais je n'ai pas lâché sur la question de l'harmonisation européenne de la réglementation des transports routiers ! Je me suis battu avec le Gouvernement sur cette question et j'ai finalement réussi à faire admettre la nécessité d'un mémorandum pour discuter avec nos partenaires.
Lors de la réunion du conseil européen des ministres des transports de décembre dernier, j'ai constaté que le fait d'aborder le sujet constituait déjà un événement en soi et que plusieurs pays soutenaient explicitement la position française. Croyez bien que je ne dis pas cela pour en tirer la moindre gloriole. Toutes ces questions demandent, au contraire, beaucoup d'humilité, ne serait-ce que par rapport au conflit et à la façon dont il s'est déroulé. Rien n'est jamais définitivement réglé.
Toutefois, lors du conseil européen des ministres des transports, il ne s'est pas trouvé un seul ministre, sur les quinze que compte la Communauté européenne, pour critiquer la position du Gouvernement français durant le conflit du mois de novembre.
Si je n'étais pas modeste, j'ajouterais que non seulement notre attitude n'a pas été critiquée, mais que nous avons été félicités pour avoir su, dans cette situation complexe, créer les conditions d'un dialogue social et d'une issue positive.
Il m'a été reproché d'avoir fait preuve de partialité en me rendant sur un barrage routier. Mais je n'ai pas agi dans cet esprit ! Mon souci a été de faire progresser la négociation. Car, bien sûr, je suis favorable au progrès social ! Personne ici ne peut en douter. C'est d'ailleurs le choix que le Gouvernement a fait eu égard aux contraintes actuelles. Je puis vous assurer que, dès le début du conflit, et même déjà avant, mon souci a été d'instaurer un dialogue avec l'ensemble des partenaires sociaux, qu'il s'agisse des représentants de la profession dans leur diversité ou des organisations syndicales. Je suis allé sur le terrain, à leur congrès ; j'ai parlé et j'ai surtout écouté. Je le répète, ma démarche n'a pas été empreinte de partialité.
Lorsque je me suis rendu sur le barrage, quelle a été ma détermination ? Le ministre des transports n'a pas agi et réfléchi seul dans son coin, en fonction de ses racines, de sa personnalité... Ces choix ont été opérés en liaison étroite avec le Premier ministre. J'ai pensé qu'il fallait aller sur le terrain et écouter tous ces gens qui posaient de vrais problèmes.
Monsieur Le Grand, vous avez cité plusieurs dates, de 1934 à 1949. Je ne reviendrai pas sur le détail. En revanche, vous en avez oublié une : l'année 1936. C'est d'autant plus dommage qu'il s'est passé beaucoup de choses cette année-là ! Vous voyez ce que je veux dire, monsieur Descours ?
M. Charles Descours. Oui, bien sûr !
M. Jean-Claude Gayssot, ministre de l'équipement, des transports et du logement. Des avancées sociales, notamment, ont eu lieu. Déjà, à ce moment-là, de par les choix qui ont été faits, la profession du transport a été, en quelque sorte, mise en marge du code du travail. Quand on cherche à expliquer la complexité de la situation et les différences qui existent, il faut bien intégrer ce moment de l'histoire, et vous avez d'ailleurs bien fait de revenir aux sources.
Bref, il ne s'agissait donc pas de partialité de ma part. Dans mon esprit, il s'agissait au contraire - en accord, je le répète, avec M. le Premier ministre - d'instaurer un climat de confiance et de favoriser le dialogue avec les organisations professionnelles et syndicales et selon les règles du jeu propre à une société développée. C'était d'autant plus important que l'absence de confiance et le non-respect des engagements pris posent des problèmes majeurs !
Le quatrième ou le cinquième jour du conflit, je suis allé sur le terrain pour dire aux représentants des organisations syndicales et professionnelles que des progrès avaient été faits, mais que des problèmes demeuraient posés à la société et qu'il fallait conclure. Cette démarche a permis de lever les principales difficultés et, de fait, ce conflit a duré moins longtemps que le précédent.
En conclusion, je tiens à dire combien j'ai apprécié la réflexion qui a été menée. Nous allons maintenant examiner les amendements et nous verrons ce qu'il est possible de faire pour améliorer encore le texte issu des travaux de l'Assemblée nationale. En tout cas, je suis sensible au souci d'aller de l'avant que vous avez manifesté les uns et les autres ; c'est en effet nécessaire.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.

Article 1er