MAINTIEN DES LIENS
ENTRE FRÈRES ET SOEURS

Adoption d'une proposition de loi

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi (n° 98, 1996-1997), adoptée par l'Assemblée nationale, relative au maintien des liens entre frères et soeurs. [Rapport n° 115 (1996-1997)].
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, vous êtes saisis aujourd'hui de la proposition de loi, adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale, relative au maintien des liens entre les frères et soeurs.
Le principe d'une nécessaire préservation des relations au sein de la fratrie s'est imposé avec force pour des raisons évidentes, tenant aux expériences vécues par les jeunes.
L'initiative de ce texte revient, vous le savez, aux élèves d'une classe de cours moyen deuxième année de Limeil-Brévannes, dans le Val-de-Marne.
Je les cite : « Il serait normal que les frères et soeurs vivent ensemble s'ils le désirent, car ils s'aiment et sont malheureux d'être séparés. » C'est ce qu'expliquaient ces jeunes dans ce que l'on pourrait appeler, dans le langage juridique, l'exposé des motifs de leur proposition.
Ces législateurs en herbe, qui avaient été réunis au cours de la journée consacrée au Parlement des enfants à l'Assemblée nationale, ont bien défini l'enjeu du débat, et les députés ont ensuite, avec M. Schwartzenberg à leur tête, traduit cette volonté dans une proposition de loi destinée à préserver l'unité de la fratrie dans le cas de placement de mineurs ordonné par le juge des enfants.
Il est vrai qu'une telle décision n'est pas facile à prendre, dans un contexte souvent marqué par l'urgence la plus forte sur les plans humain et social.
Mais il n'est pas moins vrai que le placement des frères et soeurs dans des lieux différents aggrave les conséquences de l'éclatement de la famille en privant les uns et les autres du soutien qu'ils pourraient s'apporter mutuellement en pareille circonstance.
On ne saurait, dès lors, s'étonner que l'assistance éducative ait été retenue comme le cadre naturel de l'application de ce principe nouveau de non-séparation de la fratrie.
Le texte qui a été adopté par l'Assemblée nationale relève tout à la fois d'une approche plus large et plus pragmatique, parce qu'il a donné au principe de l'unité de la fratrie une portée universelle et, par conséquent, applicable à un beaucoup plus grand nombre de situations et d'instances.
Votre commission a souhaité, dans un premier temps, revenir à la rédaction initiale, plus étroite, de la proposition de loi.
Certains pourraient en effet trouver la disposition adoptée par l'Assemblée nationale trop éloignée du souhait exprimé par les jeunes.
Je ne partage d'ailleurs pas, je dois le dire, ce point de vue, car, à l'évidence, l'inspiration première des auteurs de la proposition se traduit dans le nouvel article 371-5 du code civil.
Une double préoccupation a prévalu pour la rédaction de cette disposition : introduire, dans le code civil en premier lieu, un principe directeur propre à guider le juge dans son appréciation et éviter, en second lieu, de stigmatiser les situations de placement, qui seraient en quelque sorte seules considérées dans le code civil comme dignes d'intérêt.
Je souhaite insister sur les arguments qui me paraissent militer en faveur d'un texte général plutôt que d'un texte limité.
Je crains tout d'abord qu'un texte limité ne conduise à une interprétation a contrario qui priverait les enfants de la possibilité de voir leurs relations maintenues avec leurs frères et soeurs dans d'autres cas de figure que celui de l'assistance éducative, comme, par exemple, le cas plus fréquent de la séparation des parents.
Or, nous le savons tous, dans la pratique, ces situations ne sont pas rares : c'est au moment de la fixation de la résidence des enfants membres d'une même fratrie que la question peut se poser, ou encore lorsque les modalités d'exercice de l'autorité parentale, et plus précisément le droit de visite à l'égard des enfants, sont définies.
Des difficultés similaires peuvent surgir en cas de délégation de l'autorité parentale lorsqu'un seul enfant de la fratrie est concerné.
Il ne s'agit cependant pas de faire fi de la volonté des parents ou d'écarter purement et simplement les éventuels accords passés entre eux. Les parents sont détenteurs de l'autorité parentale et, à ce titre, ils ont à l'égard de l'enfant « un droit et devoir de garde, de surveillance et d'éducation », selon les termes mêmes de l'article 371-2 du code civil.
Ainsi, lorsque le couple se sépare, il appartient aux parents de fixer les modalités d'exercice de l'autorité parentale, et ce n'est qu'à défaut d'accord amiable, ou si celui-ci est contraire à l'intérêt de l'enfant, que le juge est conduit à intervenir, ainsi qu'il est pécisé dans l'article 287 du code civil.
Il ne s'agit pas davantage de dresser les frères et soeurs les uns contre les autres, en donnant à l'un d'entre eux le choix de sa résidence.
La préservation des liens de la fratrie, qui est donc indispensable, peut se faire de différentes façons, mais dans toutes les situations doit prévaloir ce principe fondamental qui gouverne notre droit de la famille : l'intérêt de l'enfant.
Or celui-ci ne s'apprécie pas au seul regard des relations de l'enfant avec ses parents. Une conception de la famille qui se limiterait à ce seul type de relations ne rendrait pas compte de la richesse que constitue la présence de plusieurs enfants au sein d'un même foyer.
La pratique le démontre : c'est en tenant compte, dans toute la mesure possible, d'une pluralité d'enfants au sein de la famille que le juge peut être conduit à aménager les relations entre ses différents membres et veiller à atténuer les effets les plus néfastes de la séparation des frères et soeurs.
Aussi, envisager la séparation sous le seul angle de l'assistance éducative ne répondrait pas aux préoccupations exprimées par les jeunes qui sont à l'origine de cette proposition.
Voilà pourquoi je ne pense pas qu'il faille s'en tenir à une formulation restrictive, comme le souhaitait la commission des lois dans un premier temps.
Je suis néanmoins conscient que la formulation de l'Assemblée nationale, prise littéralement, pourrait être ressentie comme quelque peu abrupte et comme source d'obligations qui seraient insurmontables.
En fait, l'Assemblée nationale a voulu, dans cette disposition d'ordre général, fixer en quelque sorte un principe directeur en cas d'intervention du juge.
C'est pourquoi le Gouvernement, tout en souhaitant maintenir la philosophie du texte adopté par l'Assemblée nationale, a déposé un amendement visant à abandonner le critère des motifs graves pour ne retenir que celui, qui est habituellement pratiqué en matière familiale : l'intérêt de l'enfant.
Votre commission a examiné cet amendement tout à l'heure. Je viens d'apprendre qu'elle s'est ralliée à ce point de vue et qu'elle a elle-même déposé un amendement allant tout à fait dans ce sens. Après avoir pris connaissance très rapidement de ce dernier, je pense que le Gouvernement peut souscrire à son principe.
Les débats que nous allons avoir maintenant autour du rapport de M. Pagès, que je remercie de son excellent travail, pourront nous permettre d'éclairer un sujet ô combien délicat !
Je pense que nous allons parvenir de manière très consensuelle à traduire dans un texte de loi la volonté de ces jeunes, qui était à la fois admirable et émouvante. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Robert Pagès, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. M. le président, mes chers collègues, ainsi que M. le garde des sceaux le rappelait à l'instant, la proposition soumise à notre examen a pour objet de favoriser le maintien des liens entre frères et soeurs.
Adopté par l'Assemblée nationale le 21 novembre dernier, l'article unique de ce texte trouve son origine dans les travaux du troisième parlement des enfants, relayés par M. Roger-Gérard Schwartzenberg et les membres du groupe socialiste et apparentés de l'Assemblée nationale.
Après l'institution, en 1996, de la journée nationale des droits de l'enfant, à la suite de l'adoption de la proposition de loi présentée par le groupe communiste républicain et citoyen du Sénat, l'examen d'une proposition de loi reprenant très directement l'une des suggestions formulées par des enfants traduit indéniablement une prise de conscience nouvelle de la nécessité, tout à la fois, de mieux protéger l'enfance et de se mettre plus attentivement à son écoute.
La demande formulée par ces enfants et l'objet même de la proposition de loi illustrent, en outre, certaines des évolutions récentes de notre environnement social, évolutions que le droit a accompagnées, parfois en les précédant, d'autres fois en les consacrant a posteriori .
Je n'entrerai pas ici dans le détail des transformations qui ont affecté la famille depuis une vingtaine d'années.
M. Pierre Fauchon. C'est dommage !
M. Robert Pagès, rapporteur. Les modèles familiaux se sont considérablement diversifiés entre la famille monoparentale naturelle, la famille recomposée mêlant des enfants issus d'unions successives tant du père que de la mère et la famille légitime traditionnelle fragilisée par un taux croissant de divorces. Les chiffres sont éloquents et vous aurez pu, mes chers collègues, en trouver un certain nombre dans mon rapport écrit.
Il résulte de ces évolutions que les situations dans lesquelles des fratries sont susceptibles d'être séparées sont de plus en plus courantes. C'est ainsi que la mise en oeuvre de mesures d'assistance éducative, de plus en plus nombreuses en raison de la dégradation du contexte économique et social, peut conduire à retirer un ou plusieurs enfants à leur famille pour les placer dans des structures d'accueil éventuellement différentes, faute parfois de capacités adaptées à leur nombre et à leur âge.
C'est ainsi également qu'en cas de séparation de l'autorité parentale certains parents se répartissent la résidence habituelle des enfants.
Malheureusement, aucune statistique nationale ne permet d'appréhender l'ampleur de ces situations. Les sondages que j'ai fait effectuer auprès de quelques services départementaux de l'aide sociale à l'enfance montrent simplement que 25 % à 35 % des enfants placés appartiennent à des fratries également placées, sans qu'il soit possible de savoir dans combien de cas ces fratries sont séparées. Seul le département des Bouches-du-Rhône les évaluent au quart des fratries placées. Ce chiffre est apparement moins important dans le Nord, où sont établis la plupart des villages SOS.
On signalera, par ailleurs, que la Chancellerie a lancé une enquête auprès des juridictions, qui pourrait permettre de préciser, avant la fin de l'année 1997, la répartition des frères et soeurs entre des parents séparés.
Parallèlement aux évolutions de la famille, on observe l'émergence de droits de l'enfant au sein de la conception traditionnelle des droits de l'homme. L'origine de cette émergence se trouve dans la convention internationale des droits de l'enfant, entrée en vigueur le 6 septembre 1990 et ratifiée par la France le 2 juillet 1990.
Si l'analyse de la portée juridique de ce texte a suscité de nouvelles controverses, il n'en demeure pas moins qu'elle a pour effet, dans le cadre plus général des droits de l'homme, de doter l'enfant, traditionnellement objet de droit, d'une certaine qualité de sujet de droit.
La loi du 8 janvier 1993 relative à l'état civil, à la famille, aux droits de l'enfant et au juge aux affaires familiales, a pris en compte cette émergence de droits de l'enfant, par exemple, en subordonnant l'adoption plénière de l'enfant âgé de plus de treize ans au consentement de l'intéressé, ou encore en ouvrant au juge la faculté de procéder à l'audition de l'enfant dans le contentieux de l'attribution de l'autorité parentale, sans toutefois que celui-ci ait la qualité de partie.
Enfin, on obervera que l'enfant a fait son apparition dans la vie publique. C'est bien dans cette perspective, en effet, qu'ont été relancés, à partir de 1979 et surtout de 1985, les conseils municipaux d'enfants. C'est également ce même souci qui a animé le président de l'Assemblée nationale lorsqu'il a institué, en 1994, le Parlement des enfants.
C'est précisément dans le contexte qui vient d'être rapidement évoqué que le troisième Parlement des enfants a formulé le souhait que les fratries ne soient pas séparées dans les cas où sont prises des mesures d'assistance éducative.
La proposition de loi initiale reprenait ce souhait en faisant obligation au juge qui prend des mesures d'assistance éducative de ne pas séparer les membres d'une même fratrie vivant ensemble au moment de sa décision. Elle prévoyait, toutefois, que le juge pouvait déroger à ce principe « pour motifs graves ».
Les mesures d'assistance éducative sont justifiées, rappelons-le, par les dangers pour la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé. Le motif grave permettant au juge de déroger à l'obligation qui lui est ainsi faite tient, on l'aura compris, aux risques de même nature que l'un des enfants est susceptible de faire courir à ses frères et soeurs.
La commission des lois de l'Assemblée nationale, puis l'Assemblée nationale dans son ensemble, ont estimé que la portée de ce principe de maintien de la communauté de vie des fratries pouvait être généralisée. Le dispositif initial a été, en conséquence, déplacé dans les dispositions générales du code civil relatives à l'autorité parentale.
Le texte adopté par l'Assemblée nationale comporte donc deux aspects successifs.
D'une part, il pose le principe de la préservation de la vie commune entre les membres d'une fratrie, « sauf motif grave » ; le juge devra donc, s'il y déroge, justifier sa décision au regard d'un motif de cette nature.
D'autre part, il fait obligation au juge qui a séparé un enfant de ses frères et soeurs de fixer les modalités de maintien des « relations personnelles » entre les intéressés. Cette dernière disposition est destinée à jouer lorsque la préservation de la communauté de vie n'a pas été possible ou lorsque l'un des enfants est devenu majeur.
Quant à l'expression « relations personnelles », elle est empruntée à l'article 371-4 du code civil, qui traite des relations entre l'enfant et ses grands-parents.
J'avais estimé que la généralisation du principe de préservation de la communauté de vie au-delà des mesures d'assistance éducative était une bonne mesure dès lors qu'elle permettait de sensibiliser plus encore qu'aujourd'hui le juge et les services sociaux à l'importance du lien de fratrie pour des enfants dont l'environnement familial est désorganisé, rompu ou reconstitué sous de nouvelles formes.
Il m'avait par ailleurs semblé que, le texte permettant d'éviter toute disposition contraire à l'intérêt de l'enfant, il était possible de l'adopter sans modification et, ainsi, de répondre rapidement aux attentes des enfants qui sont à l'origine de la proposition de loi.
Lors de sa réunion du 3 décembre dernier, la commission des lois a longuement débattu des conséquences potentielles du dispositif adopté par l'Assemblée nationale.
Il lui est finalement apparu que, si le principe du maintien de la communauté de vie des fratries pouvait être posé en matière d'assistance éducative, avec des réserves dans l'intérêt de chacun des enfants, la situation était en revanche sensiblement différente en cas de séparation amiable des parents.
En pareil cas, en effet, le code civil incite les parents à régler le plus possible entre eux les modalités de leur séparation et à fixer d'un commun accord la résidence habituelle des enfants ainsi que les conditions d'exercice en commun de l'autorité parentale. Lorsque les enfants ont atteint une certaine maturité, ils sont généralement associés à cette décision.
Or il peut résulter d'un accord entre les parents - et, éventuellement, les enfants - que tous les enfants n'auront pas la même résidence habituelle. Bien entendu, le juge statue sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale et veille à l'intérêt de chacun des enfants. Il peut donc, théoriquement, décider une vie commune là où parents et enfants se sont accordés sur une séparation, mais il est exceptionnel, en pareil cas, que le juge s'oppose aux souhaits des intéressés, prenant le risque de provoquer une crise familiale qui ne s'inscrirait probablement pas dans l'intérêt des enfants.
Le texte de l'Assemblée nationale modifie cette situation, puisque, s'il était adopté il serait désormais fait obligation au juge de n'accepter la séparation de la fratrie que pour motifs graves.
La commission des lois a estimé, en conséquence, que cette solution n'était pas satisfaisante car elle emportait une intervention excessive du juge dans des situations non conflictuelles.
Pour ce motif, elle a adopté une nouvelle rédaction de l'article unique de la proposition de loi qui a trois objets.
En premier lieu, elle vise à revenir au cadre de l'assistance éducative, qui était d'ailleurs celui de la demande initiale des enfants.
En deuxième lieu, elle tend à faire obligation au juge de préserver, comme le souhaite l'Assemblée nationale, la communauté de vie existant à la date de sa décision, mais lui ouvre le droit d'y déroger si cette préservation est impossible - hypothèse également prévue par le texte de l'Assemblée nationale - ou si l'intérêt de l'un ou plusieurs des enfants s'y oppose. Il ne s'agit donc plus de l'exception, trop restrictive, des « motifs graves », mais de ce critère qui est au centre de notre droit civil de la famille : l'intérêt de l'enfant.
Enfin, s'agissant des relations personnelles entre frères et soeurs lorsque la communauté de vie ne peut pas être maintenue, la commission a préféré le verbe « statuer », afin que le juge puisse ne fixer aucune modalité si l'intérêt de l'un ou l'autre des enfants s'y oppose.
Comme M. le garde des sceaux l'a annoncé, le Gouvernement propose une nouvelle rédaction de l'article unique qui revient à l'approche générale de l'Assemblée nationale en posant en principe que l'enfant ne doit pas être séparé de ses frères et soeurs.
Ce principe est ensuite tempéré par l'exception tirée de l'intérêt de l'enfant, qui peut commander une autre solution ou par l'existence d'un ou plusieurs majeurs dans la fratrie. L'amendement prévoit enfin que, si tel est le cas, le juge fixe, « le cas échéant », les modalités des relations personnelles entre les frères et soeurs.
La commission des lois a examiné tout à l'heure cet amendement. Elle a décidé d'y réserver une suite favorable, et donc d'insérer le dispositif dans les dispositions générales du chapitre relatif à l'autorité parentale.
Elle a toutefois estimé que la rédaction proposée méritait d'être corrigée pour ne pas faire obligation au juge de statuer systématiquement.
Elle a, en conséquence, rectifié son amendement n° 1 pour poser le principe général, puis l'écarter lorsque le maintien de la communauté de vie est impossible ou si l'intérêt de l'enfant commande une autre solution.
Elle retire, en conséquence, son amendement n° 2.
Au nom de la commission des lois, je vous demanderai donc, mes chers collègues, d'adopter le texte ainsi modifié, non sans avoir souhaité que l'impossibilité de préservation de la communauté de vie qu'il mentionne ne détourne pas les services sociaux de la recherche de solutions matérielles adaptées à cette préservation, notamment en encourageant le développement des villages d'enfants, dont la capacité d'accueil est aujourd'hui limitée à 3 000 enfants.
Sous le bénéfice de ces observations et sous réserve de l'adoption de son amendement, la commission des lois vous demande, mes chers collègues, d'approuver la présente proposition de loi. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Authié.
M. Germain Authié. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il y a quelques mois, sur proposition de nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen, le Parlement a décidé que chaque 20 novembre serait une journée nationale des droits de l'enfant, marquant ainsi son attachement à ces droits.
C'est le 20 novembre 1996, date de la première célébration de cette journée des droits de l'enfant, que l'Assemblée nationale a choisi pour examiner la proposition de loi de Roger-Gérard Schwartzenberg et de plusieurs membres du groupe socialiste, tendant à inscrire dans la loi le maintien des relations entre frères et soeurs dans les procédures d'assistance éducative.
Le choix de cette date était doublement symbolique. En effet, ce sont des enfants, les élèves de CM 2 de l'école Pasteur de Limeil-Brévannes, qui ont élaboré cette proposition. Elle a été sélectionnée parmi un certain nombre d'autres, le 1er juin dernier, lors du troisième Parlement des enfants.
Je me réjouis de cette initiative : la société doit se soucier en priorité du sort de ses membres les plus jeunes, qui sont aussi les plus vulnérables, et tout mettre en oeuvre pour faire de nouveaux pas dans la reconnaissance et la protection de leurs droits.
Il est indispensable d'améliorer le statut juridique de l'enfant, et cette proposition va dans le sens de cette amélioration.
Les articles 375 et 375-8 du code civil fixent le cadre juridique de l'assistance éducative. Ces dispositions prévoient que des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par le juge lorsque la santé, la sécurité ou la moralité d'un enfant sont en danger ou si les conditions de son éducation sont compromises.
La décision fixe la durée de la mesure, qui ne peut excéder deux ans si elle est exercée par un service ou une institution.
S'il est nécessaire de retirer l'enfant de son milieu familial, le juge peut le confier à celui des parents qui n'avait pas l'exercice de l'autorité parentale, à un membre de la famille ou à un tiers digne de confiance, à un service ou à un établissement sanitaire ou d'éducation, ou encore à un service de l'aide sociale à l'enfance.
Actuellement, 125 000 enfants font l'objet de mesures d'assistance éducative en restant dans leur famille, un nombre identique d'enfants faisant l'objet d'une mesure de placement hors de la famille.
Or, dans notre législation, aucune mesure spécifique ne vise l'hypothèse du placement de plusieurs enfants d'une même famille, qui pourraient donc se voir séparés les uns des autres.
Ce drame a été vécu par plusieurs enfants de la classe invitée pour cette journée du Parlement des enfants. C'est sur cette expérience douloureuse qu'ils se sont appuyés pour élaborer leur texte.
Je voudrais saluer, à cette occasion, les initiatives prises par deux associations : le mouvement des Villages d'enfants et l'association des Villages d'enfants SOS de France, qui créent des structures permettant d'accueillir les frères et soeurs d'une même famille lors de leur placement, afin de préserver les liens qui existent entre eux. Ces villages, hélas ! sont trop peu nombreux.
Il est essentiel de préserver ces liens. En effet, lors du placement dans une famille d'accueil ou une institution, au choc affectif que représente pour les enfants la séparation d'avec les parents, s'ajoute souvent la souffrance que constitue la séparation d'avec les frères et soeurs.
Les enfants éprouvent un sentiment profond d'abandon et de solitude, qui pourrait être atténué par la possibilité de placement ensemble des frères et soeurs, ou tout au moins par l'organisation de leurs relations.
C'est l'objet de la proposition de loi qui nous est soumise.
Dans le texte initial, il était proposé de compléter l'article 375 du code civil afin de faire obligation au juge qui prend des mesures éducatives à l'égard de tout ou partie des frères et soeurs d'une même famille de préserver, sauf motifs graves, la communauté de vie existant entre les enfants à la date de la décision. Par ailleurs, ce texte prévoyait que, si la préservation de cette communauté de vie se révélait impossible, le juge devait fixer les modalités des relations personnelles entre les membres de la fratrie.
Considérant que d'autres situations que celle de l'assistance éducative pouvaient susciter des risques de séparation des frères et soeurs, la commission des lois de l'Assemblée nationale a opté pour une disposition plus générale. Elle a donc proposé d'ajouter un article 375-5 dans le chapitre consacré à l'autorité parentale relativement à la personne de l'enfant.
Cet article, adopté à la majorité par l'Assemblée nationale, dispose que l'enfant ne doit pas, sauf motifs graves, être séparé de ses frères et soeurs.
La commission des lois du Sénat propose une rédaction différente, plus sur la forme que sur le fond, à laquelle nous nous associons. Il est, en effet, essentiel de préserver au maximum la cellule familiale, et plus particulièrement les liens entre frères et soeurs.
Dans la pratique, les juges et les services de l'aide sociale à l'enfance s'y attachaient déjà chaque fois que cela était possible. Cette disposition ne fera que renforcer cette pratique, qu'il serait souhaitable d'accompagner de mesures financières entrant dans le cadre de la solidarité nationale, afin de lui donner toute sa dimension.
Le groupe socialiste votera donc cette proposition de loi, qui répond à la préoccupation généreuse des enfants qui sont à l'origine de ce texte. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Beaudeau.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la fratrie, ses drames, ses amours sont inscrits dans l'imagerie populaire, dans notre culture. D'Abel et Caïn aux deux Orphelines, nous connaissons ces drames, ces déchirements exprimant réalités sociales mais aussi loi du sang et sentiments humains.
Le droit à la famille existe. Le code pénal consacre désormais un chapitre particulier, le chapitre VII du livre II de sa partie législative, aux infractions constatées sur les enfants et leur environnement familial. Le droit pénal contribue à garantir l'univers familial de l'enfant.
Les articles 8 et 9 de la convention des Nations unies adoptée par l'assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989 définissent le respect du droit de l'enfant à préserver son identité et à ne pas être séparé de ses parents contre son gré.
La convention va plus loin, en reconnaissant le droit de l'enfant séparé du ou des parents à continuer d'avoir des contacts directs avec ses deux parents. De surcroît, la quatrième partie de l'article 9 reconnaît la possibilité pour tout enfant d'obtenir, dans tous les cas, les renseignements essentiels sur les lieux où se trouvent les membres de la famille ; « dans tous les cas », cela peut signifier la détention, l'exil, l'expulsion ou la mort.
Il n'est pas fait mention de la fratrie en tant que telle dans l'expression du droit à la famille. Est-ce un droit spécifique ? N'est-ce pas plutôt un droit partagé entre celui de la famille et la loi non écrite du sang ?
Par ailleurs, dans le cas où un enfant est temporairement privé de son milieu familial par nécessité morale, matérielle, sociale, il a le droit à une protection et à une aide spéciale de l'Etat. Dans l'article 20, cette protection de remplacement peut notamment revêtir la forme d'un placement dans une famille ou, en cas de nécessité, de placement dans un établissement approprié pour enfants, sans qu'aucun jugement de valeur entre les deux solutions soit porté.
La proposition de loi qui nous est soumise vise à reconnaître le droit à vivre ensemble pour les frères et soeurs. Elle reconnaît également la nécessité qu'à l'Etat d'intervenir en vue de régler l'ensemble des situations, placement dans une famille ou accueil dans des structures plus collectives. Mais, dans les deux cas, cette aide de l'Etat ne doit pas se limiter à un principe : une aide matérielle suffisante doit être apportée, ce qui signifie que cette aide doit être renforcée.
Elargir le cercle d'une famille d'au moins deux personnes exige que des moyens financiers, matériels, notamment en termes d'accueil, suffisants. Cela suppose donc des aides accrues par rapport à ce qu'elles sont actuellement.
Dans le cas du placement dans un village d'accueil, il ne faut en aucun cas que l'on copie le modèle de l'orphelinat ancien, inadapté à la vie moderne des jeunes. L'exemple des villages de l'association Villages d'enfants SOS de France peut constituer une référence. Cette association existe depuis 1956. La Fédération internationale des Villages d'enfants SOS est aujourd'hui présente dans 125 pays, avec 361 villages et 1 103 établissements annexes.
Des mères substitutives sont formées durant huit mois. Chacune prend en charge une ou plusieurs fratries et vit dans le village, s'engageant à une prise en charge de la fratrie jusqu'à ce que le dernier enfant atteigne dix-huit ans. Cette « mère SOS » est salariée, bénéficie d'un contrat à durée indéterminé avec convention collective. Les qualités qu'on exige d'elle sont simples : il faut qu'elle soit motivée, équilibrée, qu'elle aime les enfants. La fratrie vit dans le village selon un mode de vie familial.
L'expérience semble concluante, puisque neuf villages fonctionnent en France : trois dans le Nord, un dans le Pas-de-Calais, un en Moselle, un en Meurthe-et-Moselle, un dans les Yvelines, un à Marseille et un dans les Alpes-Maritimes. Deux villages sont en projet : à Digne-les-Bains et à Châteaudun.
L'ensemble actuel accueille 400 enfants. A titre de comparaison, je rappelle que plus de 100 000 enfants sont placés en France.
Il reste donc beaucoup de besoins à satisfaire. Le placement familial fondé sur un mode de vie familial est sûrement le plus efficace. Les conditions - au moins deux enfants de plus dans la famille - réduisent le champ des possibilités.
L'aide à l'ouverture de nouveaux villages avec des « mères SOS » doit retenir, monsieur le ministre, toute l'attention du Gouvernement.
Le groupe communiste républicain et citoyen votera les conclusions du rapport présenté par M. Robert Pagès, mais en demandant de façon pressante que des moyens nouveaux soient dégagés par l'Etat. L'équilibre, la vie épanouie de tant d'enfants séparés dans leur vie familiale sont en jeu.
Bien entendu, la proposition de loi énonce un principe, un droit réel, mais cet énoncé est encore très imparfait.
La commission des lois a fait fort justement usage de sa rigueur pour l'application d'une mesure d'assistance éducative. Elle a évoqué des cas de familles divorcées, de familles recomposées, où des limites, des insuffisances, voire des impossibilités peuvent se manifester.
La modification que le rapporteur nous demandera d'adopter est raisonnable compte tenu de l'état actuel de l'évolution de notre société. Notre groupe l'approuve, sur le conseil de M. le rapporteur, en espérant que des évolutions nouvelles interviendront. (Applaudissements.)
Mme Hélène Luc. Très bien !
M. Jacques Larché, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché, président de la commission. Je ne voudrais pas donner en cet instant le sentiment que le Sénat a voulu faire preuve d'un juridisme excessif à l'égard d'une proposition de loi dont il a parfaitement compris l'intention et la générosité. Mais il n'en demeure pas moins que nous devons, en quelque sorte, nous « glisser » dans le cadre d'un droit qui doit être maintenu ou amélioré.
Notons au passage que le terme « fratrie » ne correspond pas à une réalité juridique certaine. Toutefois, dans Le Vocabulaire juridique, M. Gérard Cornu, qui fait autorité en la matière, écrit que la fratrie comprend les cousins germains, motif pour lequel nous avons préféré en revenir à un vocabulaire plus conforme à notre objectif.
Nous insistons, bien sûr, pour que ce texte, qui a parfaitement été présenté par notre ami Robert Pagès, soit adopté. Mais il n'en demeure pas moins, comme l'a fait observer Mme Beaudeau, qu'un certain nombre de problèmes matériels se posent.
Certains d'entre nous assument des responsabilités exécutives dans de grands départements. Il savent donc de quoi il est question ici. En Seine-et-Marne, par exemple, un peu plus du quart du budget social, qui s'élève à 1,2 milliard de francs, est consacré à l'aide sociale à l'enfance, soit 350 millions de francs. Une famille d'accueil coûte 90 000 francs par an et un séjour en maison d'accueil 1 000 francs par jour. Certaines familles... que je n'ose pas qualifier de « normales » souhaiteraient pouvoir disposer de telles sommes pour éduquer leurs enfants ! Nous accomplissons toutefois bien volontiers notre devoir en la matière.
Nous pouvons néanmoins nous heurter à des difficultés matérielles et les familles d'accueil vers lesquelles nous nous efforçons assez systématiquement de diriger les enfants sont parfois dans l'impossibilité d'accueillir quatre enfants. Par ailleurs, il est bon qu'une famille d'accueil ait elle-même des enfants. Ceux-ci faciliteront l'intégration de l'enfant accueilli en son sein. Mais une famille qui a déjà deux enfants et qui devrait en accueillir quatre se heurte à des difficultés pratiques qui ne peuvent pas être facilement résolues !
C'est pourquoi, tout en comprenant parfaitement les motifs qui ont animé les auteurs de la proposition de loi, nous avons accepté, après quelques hésitations, que le texte soit inséré au début du titre neuvième du code civil relatif à l'autorité parentale.
Toutefois, il faut s'entourer de toutes les précautions nécessaires en ce domaine. Il ne s'agit pas, en effet, de remettre en cause sur des points essentiels l'autorité parentale. Comme M. le rapporteur l'a parfaitement exprimé, nous avons manifesté le souci que l'intention affirmée dans ce texte se traduise dans les faits sans bouleverser, par des conséquences inattendues, le droit de la famille, celui du divorce ou les modalités de la garde des enfants. Je songe notamment aux dispositions qui peuvent être prises dans le cadre du divorce sur requête conjointe, à propos de la répartition des enfants entre les parents.
Il s'agit là de données concrètes auxquelles il faut prêter attention, et tel est l'objet essentiel de la proposition de notre commission.
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de l'article unique.