ZONE DITE
DES CINQUANTE PAS GÉOMÉTRIQUES
DANS LES DÉPARTEMENTS D'OUTRE-MER

Adoption d'un projet de loi en deuxième lecture

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion, en deuxième lecture, du projet de loi (n° 277, 1995-1996), modifié par l'Assemblée nationale, relatif à l'aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des cinquante pas géométriques dans les départements d'outre-mer. [Rapport n° 372 (1995-1996).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre.
M. Jean-Jacques de Peretti, ministre délégué à l'outre-mer. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai l'honneur de vous présenter aujourd'hui, pour une deuxième lecture, ce projet de loi relatif à l'aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des « cinquante pas géométriques » dans les départements d'outre-mer.
Un certain nombre de modifications ont été apportées à ce texte à la suite de débats très riches qui se sont déroulés, d'abord dans cette assemblée, le 13 décembre dernier, puis à l'Assemblée nationale, le 13 mars.
Je tiens à remercier la commission pour la qualité de ses travaux. En vous rendant sur le terrain, en Guadeloupe et en Martinique, vous avez pu, monsieur le rapporteur, appréhender l'ensemble des problèmes auxquels doivent faire face les habitants de cette zone ainsi que les gestionnaires, collectivités locales et services de l'Etat.
Vous avez ainsi également saisi, monsieur le rapporteur, toutes les difficultés à surmonter pour satisfaire les intérêts humains, économiques et environnementaux liés à cette bande littorale.
Je suis sincèrement convaincu que le texte qui est présenté aujourd'hui au Sénat répond le mieux possible aux préoccupations des personnes concernées, et cela grâce à une étroite collaboration des élus et des services de l'administration.
L'amélioration essentielle consiste, à mes yeux, en l'institution d'une commission départementale de vérification des titres qui n'ont pas été examinés en 1955.
Un décret du 30 juin 1955 a, en effet, mis en place une procédure dite de « vérification », permettant aux occupants de faire vérifier leurs droits d'occupation. Or cette procédure a mal fonctionné, car elle instituait un délai de forclusion d'un an au-delà duquel les titres étaient réputés caducs.
Par manque d'information, de nombreux propriétaires n'ont pas accompli les démarches nécessaires et ont été déchus de leurs droits. Cette situation a créé injustices et inégalités.
C'est pourquoi il a paru nécessaire à l'Assemblée nationale, et le Gouvernement l'a accepté, qu'une « seconde chance » leur soit donnée. C'est donc une sorte de levée de forclusion qu'il est aujourd'hui proposé d'instituer.
Cependant, pour que cette procédure ne contrarie pas l'esprit du présent texte, qui est de permettre aux occupants, lesquels vivent souvent dans des conditions précaires, d'acquérir le terrain qu'ils occupent, seuls les titres concernant des terrains non occupés par des tiers sont concernés.
Autrement dit, si l'occupant et le détenteur du titre ne sont pas une seule et même personne, c'est toujours la situation de l'occupant qui sera privilégiée. Il est toutefois rare que les terrains pour lesquels des particuliers détenaient un titre aient fait l'objet d'une squattérisation. Les détenteurs de titre se sont en effet généralement comportés en propriétaires et ont le plus souvent empêché toute occupation du terrain.
Le projet de loi envisage donc deux cas de figure : soit on est en présence d'un détenteur de titre concernant un terrain qui n'est occupé par personne d'autre, et l'intéressé s'adresse dans ce cas à la commission départementale de vérification des titres ; soit on est en présence d'un occupant sans titre, et ce sont les modalités que vous connaissez déjà qui s'appliquent, permettant notamment la cession du terrain dans des conditions particulières à l'occupant, accompagnée d'une aide exceptionnelle pour les résidences principales en fonction de l'ancienneté de l'occupation et des revenus du foyer.
J'en viens aux autres modifications qui ont été apportées au texte.
Vous aviez proposé que le prix de cession du terrain aux occupants à usage professionnel ou à usage d'habitation principale soit fixé au jour du dépôt de la demande. Cette mesure a été soutenue par le Gouvernement et maintenue.
Concernant le rôle des agences pour la mise en valeur des espaces urbains de la zone des cinquante pas géométriques, comme vous l'aviez souhaité, une place plus importante a été faite à la consultation des communes avant toute décision, sachant que les travaux d'aménagement pourront être réalisés directement par les collectivités si elles le désirent. Le souci du Sénat de voir assurer la concertation est donc parfaitement respecté.
Pour qu'il puisse être tenu compte des quartiers d'habitat spontané où l'urbanisation est très dense et où le processus de régularisation sera sans doute plus complexe, le texte prévoit que les agences peuvent conclure des conventions particulières avec les communes. Un certain nombre de sénateurs étaient intervenus en ce sens lors de l'examen en première lecture.
Enfin, s'agissant de la remise de la gestion de la zone des cinquante pas géométriques au conservatoire de l'espace littoral en ce qui concerne les espaces naturels, cette mesure, qui ne visait initialement que la Martinique et la Guadeloupe, a été étendue aux départements de la Réunion et de la Guyane. Cela permettra une meilleure prise en compte de la protection du littoral dans tous nos départements d'outre-mer.
Telles sont les principales améliorations qui ont été apportées à ce projet de loi. Je crois sincèrement qu'elles permettront de mieux assurer l'équilibre nécessaire entre les intérêts des différents occupants et les projets d'aménagement des communes. Elles sont de nature à faciliter l'adoption de ce texte.
Le Gouvernement estime que ce texte, pour être efficace, doit être un texte de consensus, tant les réalités qu'il tend à régulariser sont complexes.
Je souligne, enfin, que les dispositions prévues par ce projet de loi intéressent des femmes et des hommes qui attendent depuis un certain nombre d'années que leur situation soit réglée.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean Huchon, rapporteur de la commission des affaires économiques et du Plan. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes appelés à statuer, en deuxième lecture, sur le projet de loi relatif à l'aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des cinquante pas géométriques dans les départements d'outre-mer.
J'ai souhaité examiner sur place, après mon homologue de l'Assemblée nationale, l'incidence des dispositions législatives en cours d'examen. Je me suis donc rendu en mission, du 8 au 11 avril 1996, en Guadeloupe et en Martinique, pour y recueillir l'avis des présidents des conseils régionaux et des conseils généraux, de plusieurs députés et sénateurs, de nombreux maires et conseillers généraux, ainsi que des représentants de l'Etat et des fonctionnaires des services extérieurs.
Je saisis l'occasion qui m'est offerte pour remercier chaleureusement Mme Lucette Michaux-Chevry de ses conseils judicieux et de l'accueil qu'elle a bien voulu me réserver. Je remercie également MM. Claude Lise et Rodolphe Désiré, nos anciens collègues Henri Bangou et Roger Lise, ainsi que MM. Philippe Chaulet, Camille Darsières et Aimé Césaire, qui m'ont apporté un concours précieux.
J'ai constaté la diversité des situations locales et la nécessité d'aboutir rapidement à une solution.
La complexité du problème justifierait, si le principe d'égalité des citoyens ne s'y opposait, des solutions au cas par cas.
J'ai donc choisi de faire primer le réalisme et l'esprit d'équité sur la sécheresse d'une analyse purement juridique, qui susciterait des tensions graves et aboutirait probablement à ce que ce texte, comme nombre de ses devanciers, demeure lettre morte.
L'Assemblée nationale a introduit plusieurs dispositions importantes dans le projet de loi.
Elle a, tout d'abord, institué une obligation de délimitation du rivage de la zone des cinquante pas géométriques. En effet, nous l'avons constaté, le tracé de la zone n'est pas partout fixé.
Elle a, ensuite, créé une commission juridictionnelle de vérification des titres antérieurs à 1955 dans chacun des départements de Guadeloupe et de Martinique, afin de relever de la forclusion les personnes qui n'avaient pas pu présenter leurs titres en 1955.
J'approuve la création d'un dispositif destiné à rouvrir, dans un esprit d'équité, le droit de validation des titres institué par le décret du 30 juin 1955. En effet, à cette époque, de nombreux détenteurs de titre n'avaient pas été mis en mesure de présenter leurs revendications à la commission de validation. Il était effectivement inéquitable qu'ils n'aient pas pu se voir reconnaître leur titre de propriété pour une simple question de procédure.
Pour lever toute ambiguïté au sujet de la qualité des personnes qui pourront obtenir de la juridiction créée à cette fin la validation des titres antérieurs à 1955, je proposerai de préciser que, dès lors que des terrains sont occupés par des personnes qui se comportent comme leur propriétaire, les titres y afférents ne pourront pas être validés par la commission.
Il n'est en effet pas envisageable qu'une personne qui disposait d'un titre en 1955 et qui ne s'est pas manifestée depuis lors, alors qu'un occupant s'est installé sur son terrain, prétende obtenir la validation de ses droits.
De la même façon, les locataires qui occupent une résidence sise sur un terrain susceptible d'être revendiqué par son « propriétaire » potentiel, à savoir la personne qui dispose d'un titre, ne pourront, du seul fait de leur occupation, prétendre empêcher ce dernier de faire valider son titre par la juridiction compétente : le paiement d'un loyer montre par lui-même qu'ils ne se considèrent pas comme les possesseurs du terrain où ils sont établis. Je présenterai plusieurs amendements en ce sens.
S'agissant des modalités de fixation de l'étendue et du prix de vente des terrains cédés, l'Assemblée nationale a souhaité limiter le risque de cession de terrains plus étendus que nécessaire à leurs occupants.
Le dispositif applicable aux terrains à usage professionnel prévoit que la superficie cédée ne peut excéder plus de la moitié de la superficie occupée par l'emprise au sol des bâtiments et installations édifiés avant le 1er janvier 1995. Si l'exercice de l'activité professionnelle nécessite une surface plus importante, celle-ci ne pourra être vendue que moyennant un prix majoré.
Quant à la superficie des terrains cédés à usage d'habitation, elle ne pourra dépasser un plafond fixé par décret.
L'Assemblée nationale a supprimé le mécanisme de préemption que le Sénat avait institué, afin de lutter contre la spéculation.
Pour protéger les espaces naturels, une procédure d'expulsion a été introduite.
L'Assemblée nationale a également renforcé les pouvoirs du conservatoire du littoral, en Guyane et à la Réunion, sur les espaces naturels, en permettant que ces espaces lui soient remis.
En ce qui concerne l'aide aux acquéreurs de terrains à usage d'habitation, l'Assemblée nationale a adopté un amendement du Gouvernement prévoyant que l'octroi de l'aide est, désormais, non plus automatique mais soumis à des conditions fixées par décret.
Le rôle des agences pour la mise en valeur des espaces urbains de la zone des cinquante pas géométriques a également été précisé. Ces entités sont désormais qualifiées d'« instruments de coopération entre l'Etat et les communes ». Elles pourront définir leurs relations dans le cadre de conventions spécifiques.
En outre, il est prévu que les agences auront un rôle de coordination avec les collectivités locales. Elles seront consultées sur la compatilité des projets de cession avec le programme d'équipement de terrains en voirie et réseaux divers qu'elles ont établi.
Pour mieux prendre en compte les spécificités des quartiers que, par une commodité de langage empruntée aux urbanistes, on qualifie de quartiers d'« habitat spontané », tel celui de Volga-plage, l'Assemblée nationale a institué la possibilité de passer des conventions entre l'agence, au nom de l'Etat, et la commune, afin de préciser le programme d'équipement en voies et réseaux divers, de prévoir les mesures techniques, juridiques et financières qui les conditionnent et de fixer les contributions respectives de l'agence et de la commune dans les opérations prévues par la convention.
La participation de représentants de l'agence d'urbanisme et d'aménagement au conseil d'administration de l'agence et la consultation des communes sur les conditions de fixation du montant de la taxe perçue au profit des agences ont été prévues.
L'Assemblée nationale a adopté un amendement du Gouvernement tendant à ce que l'adaptation, la réfection et l'extension limitée des constructions existantes soient autorisées dans les secteurs urbanisés.
Enfin, à l'article 10, un amendement tendant à l'établissement d'un rapport annuel sur l'application de la loi a été adopté.
Je vous propose d'apporter des améliorations au projet de loi transmis par l'Assemblée nationale, en ce qui concerne tant la validation des titres que la lutte contre la spéculation ou encore la composition du conseil d'administration de l'agence.
Je juge souhaitable d'harmoniser l'appellation des « zones d'habitat dégradé », des « quartiers d'habitat dégradé » et des « quartiers d'habitat spontané » cités dans le texte. Je vous propose donc de les dénommer « quartiers d'habitat spontané », et d'en prévoir la délimitation à l'article 4, alinéa 4, et non à l'article 1er.
Je souhaite que le caractère obligatoire de l'aide de l'Etat à l'acquisition soit explicitement affirmé, sous réserve de l'application d'un barème qui prend en compte les ressources, l'ancienneté de l'occupation et le rapport entre revenu et nombre de membres du foyer fiscal.
S'agissant de la délimitation des secteurs occupés par une « urbanisation diffuse », l'Assemblée nationale a souhaité définir une liste des critères qui caractérisent une telle urbanisation. J'estime que, vu la variété des cas d'espèces, il est malaisé de fixer a priori une liste limitative de critères. Le juge administratif exercera pleinement son contrôle sur les décisions prises par le représentant de l'Etat. Il est donc préférable de laisser à ces deux autorités une certaine marge d'appréciation. Il est pourtant souhaitable d'affirmer clairement, afin d'éviter tout abus, le principe selon lequel la présence de constructions éparses ne peut faire obstacle à l'identification d'un secteur comme espace naturel.
Je souhaite qu'un mécanisme tendant à lutter contre la spéculation soit inclus dans le texte. A cette fin, je vous propose de prévoir la taxation de la plus-value réalisée par les personnes qui vendront les terrains qu'elles auront acquis dans les conditions prévues aux articles L. 89-3 et L. 89-4, et de rétablir, à défaut, le droit de préemption adopté en première lecture.
Il n'est pas souhaitable, en effet, que des personnes qui achèteront un terrain moyennant une aide de l'Etat profitent de cette vente pour réaliser une opération spéculative.
Répondant à une demande de nombreux élus des départements de la Guadeloupe et de la Martinique, j'estime nécessaire que le texte de la loi précise que le conseil d'administration de chacune des agences comprendra, outre les représentants des services de l'Etat et des agences d'urbanisme, des représentants de toutes les collectivités intéressées, à savoir la région, le département et les communes.
Cette disposition permet de s'assurer que toutes les collectivités locales seront bien consultées sur les opérations conduites par l'agence et associées à la préparation de son budget. L'adoption d'une telle disposition nous permet, en outre, d'opérer une modification des articles 8 et 9, qui prévoyaient une consultation des communes, des départements et des régions lors de l'établissement du montant de la taxe.
Enfin, je considère que la remise d'un rapport annuel n'est pas le meilleur gage de la diligence des pouvoirs publics - nous en avons, hélas ! l'expérience. Aussi, je propose de supprimer l'obligation instituée par l'article 10 du projet de loi.
Ce texte doit porter remède à une situation qui existe depuis plus de deux siècles. J'ai senti, sur le terrain, la satisfaction éprouvée par les populations et les élus, à la suite de l'élaboration de ce projet de loi par le Gouvernement. Je vous en remercie, monsieur le ministre, et je tiens à vous en féliciter. Depuis des décennies, votre gouvernement est le premier à s'être attaqué à cette situation de non-droit, fruit d'une négligence des pouvoirs successifs. La tâche est peut-être difficile, mais vous avez d'autant plus de mérite, monsieur le ministre, et je vous renouvelle donc mes félicitations.
J'ai senti aussi la grande impatience de nos concitoyens qui attendent de devenir enfin propriétaires. Ce titre, qu'ils ont attendu trop longtemps, sera le fruit de notre travail. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Désiré.
M. Rodolphe Désiré. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant de commenter le texte qui nous est soumis aujourd'hui, j'aimerais vous lire quelques lignes d'un document exceptionnel sur l'histoire des Antilles présenté au cours d'un colloque par le professeur Jean Benoit, célèbre ethnologue canadien, directeur du centre de recherches Caraïbes de Montréal. Cet extrait va vous faire percevoir l'ancienneté et la complexité du problème que nous avons à résoudre. Il est tiré de la Dissertation sur les Pesches des Antilles, manuscrit anonyme datant de 1776, soit plus d'un siècle après l'arrivée des Français à la Martinique :
« Les obstacles multipliés que le Caraïbe sauvage rencontroit chaque année à l'agrandissement de ses bourgades, ou carbets, le forçoient de ne les établir que sur le bord de la mer ou à très peu de distance du rivage, dans un endroit peu exposé à la crue des eaux et à la fureur des vents. Il arrivoit souvent que, nonobstant ces précautions, la violence des ouragans culbutoit toutes ses cases, arrachoit, brisoit ou déracinoit tous ses vivres, emportoit ses canots fort loin à la mer. »
Il faut savoir, chers collègues, que le peuplement du littoral de la Martinique d'aujourd'hui est issu directement de ces traditions. Si l'on peut comprendre que l'Etat, pour protéger le littoral des îles, ait eu recours dans le passé à un périmètre de protection militaire, appelé « cinquante pas géométriques », aujourd'hui, alors que ces territoires ne sont plus menacés par les Anglais, les Espagnols ou les Hollandais, cette population admettrait difficilement d'être victime du peu de générosité du ministère des finances.
Le texte qui nous est soumis en deuxième lecture aujourd'hui a connu une amélioration considérable, après les enquêtes menées par nos collègues rapporteurs, Yvon Jacob, pour l'Assemblée nationale, et Jean Huchon, pour le Sénat. Après avoir consulté les élus locaux et les représentants de l'Etat sur place en Martinique et en Guadeloupe, ils ont apporté les modifications nécessaires à l'élaboration d'une loi juste et équitable. Je veux, par conséquent, leur rendre hommage et les remercier, au nom des dizaines de milliers de nos compatriotes qui sont concernés.
Les solutions législatives qui sont enfin apportées à ce problème, et qui sont confirmées par les déclarations de M. le ministre, vont permettre à ceux qui occupent ces terres depuis plusieurs générations et qui les ont mises en valeur par leur travail d'obtenir leur titre de propriété pour un bien qu'ils méritent.
Ce projet de loi, en définissant clairement le régime juridique de la zone dite des « cinquante pas géométriques », va, en outre, lever les divers blocages qui freinaient l'aménagement et la valorisation de notre littoral et permettre l'installation d'activités socio-économiques indispensables à notre développement.
Evidemment, même un bon texte peut être encore amélioré par les élus du peuple, et c'est ce que nous tenterons de faire avec mon collègue Claude Lise en vous proposant deux amendements.
J'ajoute que je ne trouve pas dans ce projet de loi les mesures qui seraient de nature à protéger de manière efficace les zones naturelles qui seront préservées sur notre littoral. Ce n'est peut-être pas le lieu de le faire. Il serait donc souhaitable que le Gouvernement prenne des dispositions lors de prochains textes pour permettre de véritablement garantir la protection de ces zones, notamment en renforçant les moyens humains et financiers du conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres.
Je conlurai en rendant hommage à l'ensemble des parlementaires d'outre-mer, qui ont su faire bloc, toutes tendances confondues, pour que ce problème soit réglé dans l'intérêt des populations. Je tiens à saluer particulièrement M. Roger Lise, ancien sénateur, qui va voir aujourd'hui aboutir un projet qu'il a porté durant de nombreuses années.
La détermination de nos collègues ainsi que l'appui des représentants de l'Etat en exercice dans nos départements ont démontré que, lorsqu'il s'agit de l'intérêt public, tout le monde peut et doit se mettre d'accord, au-delà des clivages politiques. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Lise.
M. Claude Lise. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voici donc arrivés presque au terme de l'élaboration d'une loi qui vise à régulariser la situation des occupants sans titres de ce que l'on appelle, dans les départements d'outre-mer, la zone des « cinquante pas géométriques ».
Cela concerne, vous le savez, des dizaines de milliers de familles, dont la présence sur cette zone, au statut tout à fait anachronique, s'explique essentiellement, aux Antilles en tout cas, par l'important mouvement d'exode rural auquel on a assisté à partir des années cinquante, lorsque les usines sucrières ont commencé à fermer les unes après les autres, provoquant une grave crise économique qui n'a depuis, hélas ! jamais cessé de s'aggraver.
Des milliers et des milliers de femmes et d'hommes ont donc le sentiment d'être doublement victimes et attendent avec une impatience grandissante de pouvoir sortir d'un état de précarité qui rend plus pénibles encore leurs conditions de vie, et plus difficile la mobilisation des moyens nécessaires pour l'améliorer.
Il est donc urgent que la loi soit votée et puisse entrer en application. Mais, en même temps, il faut tout faire pour qu'elle ne déçoive pas ceux qui mettent en elle tous leurs espoirs.
Il faut tout faire aussi pour qu'elle n'ouvre la porte à aucune dérive, pour qu'elle ne favorise pas certains intérêts particuliers au détriment de l'intérêt général.
C'est pourquoi nous ne devons pas négliger l'occasion qui nous est donnée de l'améliorer dans toute la mesure du possible, en espérant, bien sûr, que le texte qui sortira de nos débats permettra d'arriver à un accord acceptable avec l'Assemblée nationale.
Au moment où s'ouvre, fort heureusement avant la fin de la présente session, l'examen en deuxième lecture par notre assemblée du projet de loi sur la zone dite des « cinquante pas géométriques », il ne me paraît pas superflu de rendre hommage, comme l'a fait d'ailleurs mon collègue Rodolphe Désiré, à tous les élus qui, pendant des années, ont fait avancer cet important dossier.
On comprendra que je salue, à cet égard, le travail accompli par Aimé Césaire, travail qui n'a pas été seulement de dénonciation et de revendication, mais aussi, et surtout, sur le terrain même, de défense, de protection, de prise en charge et d'amélioration des conditions d'habitat et de vie des populations concernées.
Combien de ministres, combien de hauts fonctionnaires ont pu, guidés par lui, dans le dédale des ruelles de Texaco, de Volga-plage ou de Canal Alaric, prendre la mesure de l'acuité et de la singularité des problèmes posés !
Au sein de la Haute Assemblée, quelques collègues ont notablement contribué à obtenir le dépôt d'un projet de loi destiné à régulariser la situation des habitants de la zone dite des « cinquante pas géométriques ». J'ai évidemment plaisir à citer mon ami Rodolphe Désiré, mais aussi car, il ne serait pas juste de l'oublier en cet instant, notre ancien collègue M. Roger Lise - il assiste d'ailleurs à ces débats - qui, pendant deux mandats successifs, a fait de la question des cinquante pas un véritable cheval de bataille.
Pourtant, s'il faut se féliciter de ce que le Gouvernement ait enfin accédé à la demande inlassablement réitérée d'un certain nombre d'élus d'outre-mer, on ne peut que déplorer que, dans un domaine aussi sensible et aussi complexe, pour lequel la bonne appréhension des situations locales apparaît tellement nécessaire, il ait été si peu tenu compte des avis des responsables politiques des départements concernés, surtout dans les premiers temps.
Le Gouvernement est demeuré assez sourd aux critiques et aux propositions des conseils généraux et régionaux, consultés en application des décrets d'avril 1960. Malheureusement, il ne s'agit là que du sort habituellement réservé à nos avis !
Il n'a pas été tellement plus perméable, il faut bien le dire, aux analyses développées et aux amendements proposés par les parlementaires des départements d'outre-mer lors de la première lecture, au Sénat, puis à l'Assemblée nationale. Et, malheureusement, il a été suivi par une majorité de parlementaires de l'une et de l'autre assemblée, pour la plupart insuffisamment au fait des réalités des départements ultramarins, ce que l'on ne peut leur reprocher.
Je ne parle évidemment pas de ceux qui, parmi mes collègues représentants des départements d'outre-mer, n'ont pas osé aller jusqu'au bout de leurs propres analyses, mais qui auraient pu nous aider à améliorer encore ce texte !
Les rédacteurs du projet de loi ont, dès le départ, pris un parti que je me sens obligé de dénoncer, qui tend à inscrire la réforme proposée dans le cadre de la centralisation - ne faut-il pas dire « recentralisation » ? - qui s'affirme de plus en plus.
Les départements d'outre-mer sont, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, de très bons révélateurs !
Les collègues de métropole feraient donc bien de prêter attention à ce qui s'y passe depuis quelque temps. Ils pourraient notamment s'interroger sur les raisons pour lesquelles on paraît si enclin à y créer des structures du type « établissement public d'Etat », dont les directeurs sont nommés à Paris, et qui sont dotés de compétences qui empiètent anormalement sur celles des élus.
Le meilleur exemple en est l'agence départementale d'insertion, instituée dans chacun des quatre départements d'outre-mer par la loi Perben. Mes collègues présidents de conseils généraux ne s'y sont pas trompés.
Lorsque, au congrès de l'Association des présidents de conseils généraux de Tours, en octobre dernier, ils ont été amenés à constater que ces agences avaient, en fait, dépossédé les conseils généraux des départements d'outre-mer de leurs compétences en matière d'insertion, tout en absorbant la quasi-totalité des crédits obligatoirement inscrits aux budgets départementaux pour remplir cette mission, ils ont exprimé de façon unanime une très nette désapprobation.
J'ai bien compris qu'ils ne souhaitaient surtout pas bénéficier, dans un deuxième temps, de l'expérience - je devrais peut-être dire de « l'expérimentation » - menée chez nous !
Leur position serait encore plus négative aujourd'hui, j'en suis convaincu, tant il devient évident, au fil des mois et à mesure que s'accumulent les difficultés d'application, que la lourdeur et la rigidité de telles structures conviennent mal à un domaine qui exige souplesse et adaptabilité aux conditions du terrain.
Vous aurez compris que l'agence proposée pour la gestion de la zone des cinquante pas géométriques ne peut absolument pas entraîner mon adhésion.
Je suis de ceux qui refusent de considérer qu'un technocrate, si brillant soit-il, peut mieux s'occuper des affaires locales qu'un élu, surtout lorsque le technocrate en question est parachuté - il faut bien avouer que c'est le plus souvent le cas, et il en ira certainement ainsi avec la création de cette agence - au beau milieu de réalités qu'il appréhende mal, d'autant que le milieu où on lui demande d'exercer est imprégné d'éléments culturels et sociologiques tout à fait spécifiques et qui ne lui sont pas familiers.
Mais puisque la décision d'imposer une telle agence est je l'ai bien compris, définitivement arrêtée, il me reste, monsieur le ministre, à vous demander pour le moins de faire en sorte que les élus soient représentés au sein du conseil d'administration, comme le suggère d'ailleurs très justement M. le rapporteur. J'ajoute : qu'ils y soient convenablement, et non symboliquement, représentés.
La meilleure formule serait certainement une représentation à parité avec les représentants de l'Etat.
De plus, il me paraît absolument indispensable que le président de l'agence soit élu par le conseil d'administration.
Il ne serait pas convenable, monsieur le ministre, de maintenir ce qui est prévu, à savoir un directeur et un président tous deux désignés par décret.
On n'a pas osé proposer un tel dispositif pour les agences d'insertion.
Croyez-moi, monsieur le ministre, on ne manquerait pas de voir ressurgir en cela des pratiques d'une autre époque, qui n'a pas laissé, vous le savez, d'excellents souvenirs. Je ne pense pas que cela corresponde à votre manière de voir, d'après ce que j'ai pu juger. D'ailleurs, vous devinez les crispations, voire les conflits, que cela pourrait engendrer.
Mais, surtout, cela ne serait certainement pas le meilleur moyen de prendre en compte ces spécificités de quartiers qu'évoque si bien M. le rapporteur.
C'est d'ailleurs pour moi l'occasion de féliciter notre collègue M. Jean Huchon d'avoir pris l'initiative de se rendre sur place, aux Antilles, pour parvenir à une plus juste vision des choses.
J'ai eu, je peux le dire, beaucoup de plaisir à le recevoir et à m'entretenir avec lui en Martinique.
Je suis persuadé qu'il a maintenant pratiquement tout compris. Je n'ai plus, je l'avoue, qu'un regret, c'est que son voyage n'ait pas eu lieu avant la première lecture du projet de loi au Sénat.
En effet, notre Haute Assemblée aurait probablement été à l'origine de la plupart des amendements qui vont dans le sens d'une meilleure adaptation du texte à la réalité locale.
Je pense, par exemple, à ce qui a été voté à l'Assemblée nationale pour les « quartiers d'habitat spontané », c'est-à-dire la possibilité de signature de conventions entre l'agence et les communes pour la mise en oeuvre et le financement conjoint des indispensables programmes d'équipement en voies et réseaux dont ont besoin de tels quartiers. Vous avez cité Volga-plage, qui est le quartier caractéristique à Fort-de-France.
Je pense également à l'amendement instituant, à l'article 1er, une consultation des communes dans le cadre de la délimitation des espaces à l'intérieur de la zone des cinquante pas géométriques.
Je pense encore à l'amendement créant, toujours à l'article 1er, une commission de vérification des titres antérieurs à 1955.
Notre collègue a fort justement souligné l'importance de ces dispositions, qui constituent pour les populations concernées d'incontestables avancées.
Mais il nous propose par ailleurs, au nom de la commission des affaires économiques et du Plan, d'adopter quelques amendements supplémentaires.
Selon moi, ils vont tous dans le bon sens, notamment, j'y ai déjà fait allusion, celui qui prévoit la représentation des collectivités territoriales au sein du conseil d'administration de l'agence.
Mon seul point de désaccord avec la commission concerne la proposition de suppression de l'obligation, instituée par l'Assemblée nationale, de la présentation d'un rapport annuel établissant un bilan de l'application de la présente loi.
Nous connaissons bien, mon cher collègue, le sort qui est parfois réservé à ce type de décision. Est-ce une raison pour baisser les bras et cesser de réclamer des moyens de contrôle et des instruments de transparence ?
J'ajoute à ce point de désaccord, tout de même mineur, une réserve qui concerne la proposition de suppression de la consultation des collectivités locales s'agissant de la fixation du montant de la taxe spéciale d'équipement.
Cette suppression ne me paraît justifiée que dans la mesure où l'amendement proposant la représentation des collectivités locales au conseil d'administration de l'agence serait adopté. Mais je suis persuadé que telle est bien la conception de la commission.
Enfin, je propose, pour améliorer encore les conditions d'application du projet de loi, d'adopter une disposition déjà présentée par M. Camille Darsières à l'Assemblée nationale : il s'agit de prolonger d'un an le délai prévu à l'article 1er pour délimiter les différents types d'espaces à l'intérieur de la zone des cinquante pas géométriques. Cela paraît beaucoup plus réaliste si l'on veut tenir compte des délais de consultation des communes et des éventuelles révisions des plans d'occupation des sols que certaines d'entre elles pourraient être amenées à mettre en oeuvre dans le cadre de la passation de conventions d'occupation des sols avec l'Etat.
En conclusion, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'ai le sentiment que nous revenons de loin, mais je pense que nous allons tout de même dans la bonne direction.
Nous ne disposerons évidemment pas du texte qui, dans l'esprit d'une décentralisation bien comprise, aurait fait des élus locaux des acteurs efficaces - car proches des réalités du terrain - d'une réforme dont on mesure à la fois la portée et les difficultés.
Cependant, comme l'ont dit les orateurs qui m'ont précédé, nous avons encore la possibilité d'améliorer la rédaction actuelle du projet de loi et de faire de celui-ci, malgré tout, un instrument qui, tout en préservant autant que possible les espaces naturels de notre littoral, contribue notablement à transformer les conditions de vie d'un grand nombre d'habitants de nos départements d'outre-mer.
A nous, donc, de ne pas décevoir la longue attente de ces hommes et de ces femmes qui, en cette fin de xxe siècle, sont encore aux prises avec les conséquences d'un édit publié voilà environ trois cents ans par le roi de France ! (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
Je rappelle que, aux termes de l'article 42, alinéa 10, du règlement, à partir de la deuxième lecture au Sénat des projets ou propositions de loi, la discussion des articles est limitée à ceux pour lesquels les deux chambres du Parlement n'ont pas encore adopté un texte identique.

Article 1er