Question de M. MONTAUGÉ Franck (Gers - SOCR) publiée le 22/02/2018

M. Franck Montaugé attire l'attention de Mme la ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation sur le mode de recrutement actuel des professeurs et des directeurs de recherche dans le domaine de l'économie. Actuellement, celui-ci marginalise les économistes qui ne s'inscrivent pas dans le cadre de la pensée économique dominante, encore dite « orthodoxe » ou « mainstream ». Il y a là un sujet d'importance parce que la tradition hétérodoxe française en économie est riche en diversité. Elle a toujours participé au rayonnement international de la France. Certains de ses représentants avaient anticipé la crise financière de 2007-2008. Les deux rapports de mission rendus en 2001 et 2014 préconisent que l'enseignement soit « incarné dans les faits, les politiques, l'histoire et les débats de société » et qu'il soit « proposé aux étudiants de premier cycle une formation pluridisciplinaire, avec spécialisation progressive, et plus tournée vers la compréhension des faits et des institutions économiques ». Aujourd'hui, ce défaut de pluralisme se traduit aussi par une concentration des flux financiers vers les universités et les laboratoires approfondissant la pensée dominante, ce qui renforce également les inégalités territoriales. Pour toutes ces raisons, de nombreux universitaires, notamment au sein de l'association française d'économie politique (AFEP), proposent la création d'une nouvelle section, « économie, société et territoire », du conseil national des universités afin de valoriser les perspectives pluridisciplinaires et institutionnalistes dans l'enseignement de l'économie. Ces économistes proposent également de créer une nouvelle section « économie et sociétés » au sein du centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour favoriser le pluralisme et la pluridisciplinarité de la recherche en économie. Sachant qu'un projet de décret dans ce sens a été élaboré, il lui demande quelle suite elle compte lui donner.

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Réponse du Ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation publiée le 04/07/2018

Réponse apportée en séance publique le 03/07/2018

M. Franck Montaugé. Madame la ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, j'attire votre attention sur le mode de recrutement actuel des professeurs et des directeurs de recherche dans le domaine de l'économie.

Actuellement, le mode de recrutement marginalise les économistes qui ne s'inscrivent pas dans le cadre de la pensée économique dominante, encore dite « orthodoxe » ou mainstream.

Il y a là un sujet d'importance, parce que la tradition hétérodoxe française en économie est riche en diversité et a toujours participé au rayonnement international de la France. Certains de ses représentants avaient anticipé la crise financière de 2007-2008.

Les deux rapports de missions rendus en 2001 et 2014 préconisent que l'enseignement soit « incarné dans les faits, les politiques, l'histoire et les débats de société » et qu'il soit « proposé aux étudiants de premier cycle une formation pluridisciplinaire, avec spécialisation progressive, et plus tournée vers la compréhension des faits et des institutions économiques ».

Aujourd'hui, ce défaut de pluralisme se traduit aussi par une concentration des flux financiers vers les universités et les laboratoires approfondissant la pensée dominante, ce qui renforce également les inégalités territoriales.

Pour toutes ces raisons, de nombreux universitaires, notamment au sein de l'Association française d'économie politique, l'AFEP, proposent la création d'une nouvelle section, qui serait intitulée « économie, société et territoire », du Conseil national des universités, afin de valoriser les perspectives pluridisciplinaires et institutionnalistes dans l'enseignement de l'économie.

Ces économistes proposent également de créer une nouvelle section, « économie et sociétés », au sein du Centre national de la recherche scientifique, le CNRS, pour favoriser le pluralisme et la pluridisciplinarité de la recherche en économie. Sachant qu'un projet de décret dans ce sens a été élaboré, j'aimerais savoir, madame la ministre, quelles suites vous comptez donner à cette démarche.

M. le président. La parole est à Mme la ministre de l'enseignement, de la recherche et de l'innovation.

Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Monsieur Montaugé, la recherche en économie, qu'il s'agisse de micro-économie ou de macro-économie, a vocation à confronter les théories aux faits pour faire progresser la connaissance. À cette fin, tous les paradigmes de la discipline doivent pouvoir se confronter sur le terrain scientifique, et cela sans intervention politique. Une fois ce constat établi, vous conviendrez que la notion d'orthodoxie a peu de sens.

À cet égard, la recherche française en économie est dynamique, et cela est reconnu à l'échelle internationale. Je rappelle que Jean Tirole a reçu le prix de la Banque royale de Suède en mémoire d'Alfred Nobel en 2014, soit l'équivalent du prix Nobel en économie.

Sur le fond, la recherche économique actuelle s'illustre en France et dans son cadre institutionnel actuel par une ouverture croissante à l'interdisciplinarité, notamment aux apports des sciences humaines et sociales. Ce qui est vrai des sciences humaines l'est également des sciences exactes, le lien entre l'économie, les sciences cognitives ou les mathématiques n'étant plus à prouver.

Dans ces conditions, la création d'une nouvelle section, qui serait dédiée à l'économie « hétérodoxe » au sein du CNU ou du CNRS, n'aurait aucune plus-value. Il faut veiller à ce que le pluralisme devienne la règle, ce qui ne fera pas en séparant les tenants des différentes doctrines.

Permettez-moi de rappeler également qu'il existe à l'heure actuelle plus d'une trentaine de sections du CNU dédiées aux sciences humaines et sociales. C'est également le cas au CNRS, qui comporte plusieurs sections. Là encore, il s'agit non pas de cristalliser telle ou telle théorie par rapport à telle autre, mais bien de garantir à chacun de pouvoir exercer son métier de scientifique, qui est de confronter les faits aux théories, afin de faire progresser la connaissance.

C'est dans ce sens que Pierre-Cyrille Hautcoeur, directeur d'études en économie à l'École des hautes études en sciences sociales, l'EHESS, a remis en 2014 à Geneviève Fioraso un rapport relatif à l'enseignement de l'économie en France, rapport qui émettait déjà un avis négatif sur cette proposition. Cet avis a été confirmé par Jean Tirole, qui a eu l'occasion de s'exprimer publiquement sur ce sujet.

S'agissant de l'ouverture pluridisciplinaire du premier cycle universitaire en économie, cette filière bénéficiera comme les autres de la mise en œuvre de l'enseignement modulaire et capitalisable dans les conditions prévues par la loi du 8 mars 2018 relative à l'orientation et à la réussite des étudiants, mais aussi par le projet du nouvel arrêté de licence en cours de rédaction.

Ce nouveau cadre légal et réglementaire permettra à tous les étudiants en économie d'enrichir leur formation au contact d'autres disciplines.

M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé, pour répondre à Mme la ministre.

M. Franck Montaugé. Je vous remercie de cette réponse, madame la ministre, mais je ne partage presque aucun des arguments que vous avez développés ; j'y vois même des contradictions.

Vous citez M. Jean Tirole, éminent économiste ayant fait briller dans sa discipline les couleurs de la France. Celui-ci s'inscrit dans une démarche d'économistes tout à fait respectables, mais qui relève de la pensée dominante en la matière.

On a plus que jamais besoin, y compris pour notre démocratie, de pluralisme en matière de recherche et d'enseignement. Or le chemin que vous proposez n'est pas de nature à nous doter de tous les moyens nécessaires pour avancer sur cette question.

L'économie ne trouve pas en elle-même ses justifications. Comme d'autres, je pense que c'est la politique qui préside aux choix de société. Évidemment, l'économie a ses règles, ses paradigmes, comme vous l'avez dit, mais, encore une fois, la diversité et le pluralisme des expressions sont de nature à nous faire progresser.

L'organisation de nos sociétés, en particulier leur politique économique, ne passera pas par un seul chemin. C'est tout l'enjeu de la reconnaissance de ce courant dit « hétérodoxe » dont nous avons besoin. Je le dis d'ailleurs sans porter de jugement de valeur sur les paradigmes et les principes que ses tenants mettent en avant.

Cette reconnaissance est essentielle pour la vitalité de nos démocraties, et pas seulement la nôtre, puisque cette question s'inscrit dans un vaste espace, européen et mondial.

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