Question de Mme LÉTARD Valérie (Nord - UC-UDF) publiée le 22/01/2004

Mme Valérie Létard attire l'attention de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, sur l'émotion légitime qu'a suscitée auprès des victimes de l'amiante et de leurs familles l'ordonnance de non-lieu rendue par le tribunal de grande instance de Dunkerque suite aux plaintes qui avaient été déposées en 1997. Tout en reconnaissant dans ses attendus que des erreurs ont été commises dans la gestion du problème de l'amiante dans les trois entreprises qui étaient mises en cause et que la connaissance scientifique de la dangerosité de l'amiante est ancienne (il existe en effet un premier rapport d'un inspecteur du travail datant de 1906, sur des décès consécutifs à l'inhalation des poussières d'amiante dans une filature), le juge a estimé, sur la base de la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser les délits non intentionnels, que l'information n'avait pas permis d'établir que les personnes poursuivies avaient " soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer ". Il est possible de comprendre l'indignation qu'a soulevée cette interprétation de la loi du 10 juillet 2000 auprès des personnes concernées. L'intention du législateur, lors de l'adoption de ce texte, n'était certainement pas de permettre l'exonération de responsabilités sur des questions de santé publique aussi graves que celle de l'amiante. Elle lui demande si cette première décision se référant à la loi du 10 juillet 2000 ne devrait pas déboucher sur une nouvelle réflexion sur la notion de délits non intentionnels, dans le cadre de problèmes sanitaires tels que celui de l'amiante.

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Réponse du Secrétariat d'Etat aux programmes immobiliers de la justice publiée le 04/02/2004

Réponse apportée en séance publique le 03/02/2004

Mme Valérie Létard. Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, à l'heure où notre région est endeuillée par une épidémie de légionellose dont l'origine est industrielle, alors même qu'elle paie un lourd tribut à l'industrialisation massive qu'elle a connue au xxe siècle et qu'elle en supporte désormais toutes les conséquences négatives en matière de friches industrielles et de dépollution, j'ai souhaité attirer l'attention du Gouvernement sur l'émotion légitime qu'a suscitée auprès des victimes de l'amiante et de leurs familles l'ordonnance de non-lieu rendue par le tribunal de grande instance de Dunkerque à la suite des plaintes déposées en 1997 par des adhérents de l'Association régionale de défense des victimes de l'amiante du fait des conséquences médicales dramatiques d'une exposition professionnelle à l'amiante.

Ces plaintes datent du 26 avril 1997 ; elles ont donné lieu à l'ouverture d'une information, et l'ordonnance de non-lieu a, pour finir, été rendue le 16 février 2003. Qu'il me soit permis de souligner au passage la durée excessivement longue de cette instruction, pendant laquelle un des plaignants est, hélas ! mort des suites de sa maladie.

Les attendus de cette décision reconnaissent que des erreurs ont été commises dans la gestion du problème de l'amiante dans les trois entreprises mises en cause. Ils rappellent que la connaissance scientifique de la dangerosité de l'amiante est ancienne. Il existe, en effet, un premier rapport d'un inspecteur du travail datant de 1906 sur des décès consécutifs à l'inhalation des poussières d'amiante dans une filature. Il y a de nombreuses années que l'Institut national de la consommation, pour ne citer que lui, a alerté sur la dangerosité de l'amiante. Ce problème est donc largement connu et identifié.

Or, dans sa décision de non-lieu, le juge a estimé, sur la base de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser les délits non intentionnels, que l'information n'avait pas permis d'établir que les personnes poursuivies avaient « soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer ».

Je voudrais me faire le porte-parole dans cet hémicycle de l'indignation qu'a soulevée cette interprétation de la loi du 10 juillet 2000 auprès des personnes concernées. L'intention du législateur, lors de l'adoption de ce texte que mon éminent collègue Pierre Fauchon a eu la courtoisie d'expliciter pour la non-spécialiste du droit pénal que je suis, n'était certainement pas de permettre une exonération de responsabilités sur des questions de santé publique aussi graves que celles de l'amiante.

Cette décision étant la première dans la série des poursuites qui ont été engagées, vous comprendrez, madame la secrétaire d'Etat, que les personnes concernées lui donnent un sens tout particulier après l'avoir attendue si longtemps. Je souhaiterais savoir si cette décision qui se réfère à la loi du 10 juillet 2000 ne devrait pas déboucher sur une nouvelle réflexion sur la notion de délits non intentionnels dans le cadre des problèmes sanitaires tels que celui de l'amiante.

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'Etat, à qui vous me permettrez, mes chers collègues, d'exprimer ma considération, mon estime et mon amitié, tout en lui souhaitant la bienvenue dans notre Haute Assemblée.

Mme Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux programmes immobiliers de la justice. Je vous remercie, monsieur le président.

Madame le sénateur, je comprends la déception des victimes concernées par ce dossier et de leurs familles ainsi que celle de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante, l'ANDEVA, qui a soutenu leur action.

Comment pourrait-il en être autrement ? Il s'agit, je l'indique pour ceux qui ne connaissent pas cette affaire, d'employés qui ont travaillé pendant plusieurs dizaines d'années sur des chantiers navals, au contact quotidien de fibres d'amiante friable utilisées pour l'isolation et l'étanchéisation de navires en construction. La poussière d'amiante ainsi inhalée a provoqué des affections respiratoires importantes et des cancers pour plusieurs d'entre eux. Deux ouvriers visés par l'instruction sont d'ailleurs décédés des suites d'un mésothéliome pleural, lié à leur longue exposition à l'amiante.

Dans ces conditions, on mesure toute la douleur des familles de ces travailleurs et tout l'espoir qu'elles ont pu mettre dans leur action en justice.

Il ne m'appartient pas de porter d'appréciation sur la motivation juridique de l'ordonnance de non-lieu rendue par le juge d'instruction dans ce dossier. Ce sera à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, saisie de l'appel des parties civiles, d'apprécier s'il a été fait, en l'espèce, une bonne application des dispositions de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels.

Toutefois, pour répondre à votre question je tiens à rappeler la portée exacte de l'évolution législative réalisée par cette loi, afin que ne subsiste à ce sujet aucune ambiguïté.

L'esprit de la proposition de loi adoptée à l'unanimité par le Parlement, nous le savons tous parfaitement, était de limiter la pénalisation excessive et stigmatisante des faits causant un préjudice à autrui, mais dus à une simple maladresse, imprudence, inattention ou négligence.

Avec la « loi Fauchon », deux hypothèses de responsabilité pénale sont désormais clairement distinguées en matière d'infractions non intentionnelles : celle de l'auteur direct de l'infraction qu'une faute simple suffit, comme auparavant, à rendre pénalement condamnable et celle de l'auteur indirect dont seule une faute caractérisée peut entraîner la condamnation.

Dans ce dernier cas, l'article 121-3 du code pénal prévoit que « les personnes physiques (...) qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer ».

Appliqué au cas de l'amiante, l'une des difficultés juridiques les plus fréquemment soulevées par cet article tient à l'existence assez tardive de la législation et de la réglementation propres à l'empoussièrement et à l'exposition à l'amiante, qui ne remonte qu'à 1977, alors que de nombreux travailleurs victimes, comme c'est le cas dans le dossier cité, travaillaient au contact de l'amiante depuis plus de vingt ans.

Aussi, au-delà de l'obligation légale et réglementaire, peut-on reprocher à un industriel de n'avoir pas anticipé cette réglementation en prenant conscience plus tôt du danger présenté par l'amiante selon l'état des connaissances disponibles ? Je laisse le soin à chacun d'entre vous de se faire son opinion et, bien entendu, aux juridictions celui de se prononcer sur l'analyse juridique des situations concrètes.

Personnellement, il me semble que l'équilibre trouvé avec la « loi Fauchon » entre le risque de condamnation pénale inadéquate et celui de déresponsabilisation des acteurs sociaux est le bon. Il ne me paraît pas souhaitable de revenir dessus.

Les importants dossiers de santé publique dont la justice pénale est désormais saisie soulèvent des problématiques spécifiques tenant pour l'essentiel au nombre de victimes, à l'ancienneté des faits, à l'évolution de la connaissance scientifique, à l'établissement des liens de causalité et à l'administration de la preuve. En revanche, les règles de responsabilité ne me semblent pas devoir être mises en cause et en aucune manière elles n'engendrent une exonération des responsabilités.

Pour conclure, je souhaite insister sur la gravité que constitue pour tous une sanction pénale quelle qu'elle soit. C'est pourquoi, en matière pénale, les conditions de responsabilité sont généralement plus strictes. C'est particulièrement vrai, vous le savez, dans le cas de l'amiante, où la jurisprudence des juridictions civiles et de sécurité sociale s'est fixée en un sens très favorable aux victimes.

M. le président. La parole est à Mme Valérie Létard.

Mme Valérie Létard. Je vous remercie, madame la secrétaire d'Etat, de la précision de votre réponse. Nous sommes convaincus de l'intérêt que vous portez aux victimes de l'amiante.

Mon intention était d'attirer une fois de plus l'attention du Gouvernement sur la préoccupation des victimes de l'amiante face à une décision de justice qui est tout de même symbolique puisque c'est la première dans la longue série d'actions engagées depuis 1997.

Certes, il ne s'agit pas de stigmatiser telle ou telle entreprise, et loin de moi une telle intention, mais il ne faudrait pas qu'à l'avenir cette décision soit interprétée dans le sens d'une diminution de la responsabilité des uns et des autres.

De chaque côté, celui des salariés comme celui des employeurs, il y a des droits et des devoirs, mais la prévention en matière de santé dans le travail est aussi un aspect suffisamment important, en particulier dans le cas de l'amiante, pour que le Gouvernement lui accorde tout sa vigilance.

Il s'agit en l'occurrence d'une décision de justice et j'ai bien compris, même si je ne suis pas juriste, qu'elle ne saurait être mise en cause. Cependant, lorsque l'on rencontre les victimes, on ne peut qu'être sensible à leur désarroi. Nous devrions un jour être capables de faire la synthèse entre ces deux aspects.

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