EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

En 2022, la France sest découverte électriquement précaire alors que son système de production d'électricité était considéré comme exemplaire. Grâce à son nucléaire civil, outil unique au monde, et au marché européen, la France se pensait jusqu'alors première puissance électrique du continent. Alors que lapprovisionnement n'était plus un problème depuis les années 70, nous avons vu ressurgir limpensable : des risques de blackout, des injonctions au rationnement. En 2022, la France, grande exportatrice d'électricité grâce au nucléaire depuis des décennies, sest demandée comment elle allait passer lhiver...

Aujourd'hui, si nous avons encore de l'électricité, cest parce que nous limportons. La France est devenue un temps lun des pays européens où l'électricité a été la plus chère.

Par voie de conséquence, le paiement de leur facture d'électricité est devenu une préoccupation majeure de nos concitoyens. Ménages, commerces, entreprises, collectivités: à tous niveaux le choc a été violent. Et le devenir des prix de l'électricité constitue une épée de Damoclès qui pèse lourdement sur lavenir de notre pays.

En 2022, le parc nucléaire français na produit que 279 térawattheures (TWh), le plus bas niveau de production de son histoire. Certes, la production sest redressée à 365 TWh en 2023 et devrait atteindre 330 TWh en 2024. Ces chiffres correspondent à des niveaux de production des années 90.

Les raisons de ce naufrage sont connues. Elles sont conjoncturelles bien sûr (retards dans la maintenance liés à la crise sanitaire, phénomènes de corrosion, guerre en Ukraine, grèves sur les retraites) mais aussi et surtout structurelles.

Tout d'abord, la situation actuelle est le résultat de choix politiques. Depuis près de trente ans, nous avons laissé notre nucléaire à labandon, cessé dinvestir et arrêté la recherche engagée pour assurer la relève des réacteurs historiques. En 1998, le gouvernement de Lionel Jospin a ainsi décrété larrêt du surgénérateur Superphénix. En 2019, Astrid, le projet de réacteur nucléaire à neutrons rapides censé prendre la relève des centrales actuelles après 2040, a à son tour été arrêté. L'efficacité productive du système électrique a chuté de 11 % en quinze ans (entre 2007 et 2021) alors que la puissance installée du parc a augmenté de 20 %. Au total, l'énergie non produite représente 32 % des capacités de production du parc nucléaire, soit plus de 170 TWh. Ce qui revient à perdre « tous les deux ans et demi l'équivalent de plus d'une année de production nucléaire ». Dans la suite de cette politique, nous avons même fini par nous engager activement sur la voie dune sortie du nucléaire avec la fermeture en 2020 des deux réacteurs de la centrale de Fessenheim. Notre parc est maintenant vieillissant. Près de 80% de notre capacité nucléaire a été construite entre 1975 et 1990 pour 40 ans. Théoriquement, 80 % du parc français devrait être arrêté entre 2035 et 2050.

Par ailleurs, la France, en phase avec lUnion européenne, sest engagée dans la libéralisation du marché de l'énergie. EDF a dû abandonner son monopole. La loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l'Électricité) a instauré laccès régulé à l'énergie nucléaire historique (ARENH). En vertu de ce dispositif, EDF est tenue de vendre à ses concurrents un certain volume d'électricité produite par son parc nucléaire à un tarif fixe. De quoi, en théorie, permettre aux autres fournisseurs français de lutter à armes égales avec lentreprise nationale et développer, eux-mêmes, une production propre. Côté prix, la concurrence a effectivement permis une chute tendancielle du prix de l'électricité. Mais cest aussi elle qui a causé linflation dont souffre aujourd'hui lEurope. En effet, le prix de l'électricité fixé sur le marché européen de gros nest pas un prix moyen, mais un prix marginal. Cest le coût de la dernière centrale retenue pour satisfaire la consommation qui fait le prix pour toutes les autres. Cela correspond à un impératif rationnel : le système du prix marginal permet de faire systématiquement appel à la centrale disponible la moins chère en Europe pour produire un kilowattheure supplémentaire. Or, aujourd'hui, cette dernière centrale est bien souvent une centrale à gaz. Ce qui conduit de facto à coupler le prix du gaz et celui de l'électricité. Le renchérissement du gaz, lié à la fois à la guerre en Ukraine et à un relèvement du prix du CO2 destiné à lutter contre le réchauffement climatique, a conduit à une multiplication par 20 du prix du kilowattheure entre 2021 et 2022. Côté approvisionnement, louverture à la concurrence et le mécanisme de lARENH nont pas stimulé la production alternative d'électricité en France. EDF assure toujours 85 % de la production nationale d'électricité. LARENH a fait subir à EDF un manque à gagner de 7 milliards deuros en dix ans. En revanche, le marché Européen a permis à la France de ne pas subir de pénuries au plus fort de la crise.

Face à cette situation inédite, le Gouvernement français a réagi début 2022 en instaurant dans lurgence un bouclier tarifaire destiné à plafonner à 4 % la hausse des tarifs de l'électricité. Ce dernier a rempli son office puisque la Cour des comptes a rappelé que, sans lui, les consommateurs français auraient subi une hausse de 35,4 % de leur facture. Mais un tel dispositif ne peut bien sûr être que temporaire. Il a déjà coûté plus de 10 milliards deuros à l'État en 2022.

Pour le long terme, le gouvernement travaille à un mécanisme de remplacement du dispositif de l'ARENH qui arrive à échéance en 2025. Il s'agit d'aboutir à un plafonnement des prix de vente dEDF au niveau de ses coûts.

En termes de stratégie, il s'agit de faciliter lessor des énergies renouvelables mais aussi, et surtout, de relancer le nucléaire civil. En février 2022, le Président de la République a annoncé la construction de 14 EPR2 et le soutien à la filière des petits réacteurs de type SMR (Small Modular Reactor).

Par ailleurs, un accord européen de réforme du marché communautaire de l'électricité a été conclu entre les ministres de l'énergie dans la foulée de cette déclaration. Il rend le nucléaire français éligible aux « contrats pour différence » (CFD) qui sont des contrats de long terme aux prix administrés par les États qui bénéficient déjà aux énergies renouvelables. Cet accord devra être entériné par le Parlement européen et son impact se fera vraisemblablement sentir à partir de 2026.

Dans ce paysage en plein bouleversement, l'Assemblée nationale a rendu public en mars 2023 un rapport d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Ce travail intéressant a permis de tracer un cadre et des perspectives pour l'avenir. Pertinentes pour établir un cadre d'analyse global, ces recommandations peinent à répondre de manière concrète aux questions très précises qui se posent aujourd'hui pour le court, le moyen et le long terme en matière de production électrique française.

D'abord, les annonces du Président de la République ont-elles été suivies d'effet ? A-t-on réagi au bon rythme ou continue-t-on d'accumuler du retard ? Plus fondamentalement, le programme nucléaire annoncé est-il correctement dimensionné ? Lensemble de la programmation pluriannuelle française est bâti sur lhypothèse quen 2050 notre consommation énergétique sera de 40 % inférieure à notre consommation actuelle. Une telle évolution de la consommation est-elle crédible ? Les objectifs fixés pour la relance du nucléaire prennent-ils en compte la nécessaire fermeture de certains réacteurs du parc historique ? Si oui, à quelle hauteur ? Par ailleurs, les objectifs quantitatifs fixés par lexécutif pour développer latome et les renouvelables sont supposés parvenir en 2050 à un mix électrique à peu près équilibré entre les deux. Un tel système sera-t-il pilotable ? Quelle place les SMR sont-ils amenés à prendre dans cette architecture ? Comment répondre au défi des ressources humaines impliqué par la modernisation et ladaptation de notre système électrique ? Et comment le prix de l'électricité évoluera-t-il compte-tenu de l'ensemble de ces facteurs structurels ?

Une commission denquête simpose aujourd'hui pour répondre de manière précise et concrète à ces questions vitales pour la France. Elle permettra dexaminer avec réalisme et précision les perspectives de production et de consommation d'électricité dans notre pays. Elle tâchera de déterminer quelle pourrait être la trajectoire des prix de l'électricité en France en fonction de ces fondamentaux et dhypothèse de réforme. Elle examinera si les actes actuellement projetés sont bien en phase avec les déclarations d'intention du gouvernement et du Président de la République. Il y va de lavenir de notre pays car, chacun en a bien conscience maintenant, il ny aura pas davenir sans électricité.

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