EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Les mineurs étrangers isolés qui franchissent nos frontières nationales, désormais appelés Mineurs non accompagnés (MNA) selon la terminologie européenne, sont de plus en plus nombreux. Ces MNA, ou évalués comme tels, sont pris en charge par les services de l'Aide sociale à l'enfance (ASE) des Conseils départementaux.

L'année 2022 a vu une augmentation des arrivées de mineurs isolés étrangers en France (+30,64 % par rapport à l'année 2021) avec la fin des restrictions de déplacements liées au Covid-19. 14 782 MNA ont été pris en charge par les services de l'aide sociale à l'enfance. Les trois principaux pays de provenance de ces jeunes sont la Côte d'Ivoire, la Guinée et la Tunisie1(*).

Ces mineurs non accompagnés sont majoritairement des garçons (93,2 %), âgés de plus de 16 ans pour environ 75 % d'entre eux. Toutefois, la proportion de filles (6,8 %) est en hausse par rapport à 2021. On compte 1 012 jeunes filles reconnues MNA en 2022 (584 en 2021).

Les MNA représentent aujourd'hui entre 15 % et 20 % des mineurs pris en charge par l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Le coût moyen de la prise en charge au titre de l'ASE est estimé en moyenne à 50 000 euros par mineur et par an, couvrant le logement, la nourriture, les frais d'éducation et de formation. Les moyens consacrés à cette mission par les départements ont plus que doublé en 20 ans, pour atteindre près de 10 milliards d'euros, assumés entièrement par les départements.

Ces derniers, désignés comme unique entité devant assurer la prise en charge de ce public, sont responsables de la mise à l'abri de ces personnes, de leur évaluation à la minorité et à l'isolement, et, sur décision de justice, de leur prise en charge dans le cadre de la protection des enfants confiés. Ainsi, l'État fait supporter aux seuls départements l'accueil des MNA et la quasi-intégralité de son coût, considérant que cette mission relève entièrement de la protection de l'enfance.

Par exemple, le département des Bouches-du-Rhône présidé par Martine Vassal, prenait en charge 200 jeunes migrants en 2015 ; d'ici à la fin de l'année, ce département pourrait en avoir 2000, soit une augmentation de 900%, avec un budget qui a bondi de 8 à 80 millions d'euros en huit ans.

Le département de l'Ain, présidé par Jean Deguerry, a consacré un budget de 5,6 millions d'euros aux MNA en 2022. Les dépenses pour 2023 vont atteindre 7,7 millions d'euros et les projections pour le budget primitif 2024 s'établissent à 8,7 millions d'euros.

Or, les départements ne disposent d'aucune marge de manoeuvre pour réguler les flux entrants de mineurs étrangers et isolés. En effet, la gestion des flux migratoires est une compétence régalienne, qui impose à l'État d'assurer le contrôle des frontières et la négociation, le cas échéant, des traités européens et des accords bilatéraux avec les pays d'origine des migrants.

Aussi, face à l'engorgement des structures d'accueil, les départements ont eu recours à l'hébergement en hôtel pour l'accueil provisoire d'urgence et les décisions de placement. Or, la loi Taquet du 7 février 2022 prévoit d'interdire d'ici 2024 ce type d'hébergement pour les mineurs afin de leur assurer des conditions de logement décentes et adaptées. 

La loi Taquet systématise également pour les Départements la proposition d'accompagnement des jeunes majeurs entre 18 et 21 ans, ce qui implique la mise en place de nouveaux dispositifs et moyens dédiés.

Les conseils départementaux ont, par ailleurs, alerté sur les difficultés rencontrées pour répondre aux besoins spécifiques de certains jeunes :

- l'absence de lieux d'hébergement adaptés aux jeunes filles, de plus en plus nombreuses, et aux mineurs non-accompagnés très jeunes, aux situations sanitaires dégradées (victimes de multiples traumatismes ou confrontés à des problèmes de toxicomanie) ;

- le manque de dispositifs pour les jeunes sous l'emprise de réseaux (trafics, prostitution...) face à une recrudescence des cas de traite des êtres humains ;

- la mise sous tension des dispositifs d'accueil pour prendre en charge les jeunes en situation d'errance ;

- l'existence de déserts médicaux dans certains territoires qui rend difficile la prise en charge des besoins en santé des mineurs isolés.

Dans l'absolu, la compétence en matière de MNA n'a jamais été dissociée légalement de la compétence générale en matière de la protection de l'enfance et aucune des nombreuses réformes de la protection de l'enfance n'est revenue sur le principe, même si elle a fait l'objet de mesures d'organisation spécifiques.

Par exemple, la circulaire « Taubira » de 2013 a créé le dispositif national pour permettre de répartir la charge des évaluations et des prises en charge.

Afin que toute personne déclarée MNA puisse bénéficier des mêmes conditions d'accueil, d'évaluation et de prise en charge, la loi du 14 mars 2016 rend notamment les services départementaux de l'ASE responsables de la mise « en place d'un accueil provisoire d'urgence pour une personne se déclarant mineur et privée temporairement ou définitivement de la protection de sa famille »2(*).

Enfin, la loi du 7 février 2022 relative à la protection de l'enfance avait pour ambition de rendre plus équitable la répartition des MNA sur le territoire, en prenant en considération les spécificités socio-économiques des départements, en particulier leur niveau de pauvreté, et en valorisant ceux accompagnant les MNA lors de leur passage de la majorité. Le texte rend enfin obligatoire pour tous les départements le recours au fichier d'aide à l'évaluation de la minorité (AEM), pour éviter le nomadisme administratif.

D'ailleurs, dans un rapport de 2022, le Défenseur des droits a renouvelé sa mise en garde contre toute tentation de glisser vers un droit spécial des MNA.

En l'état actuel du droit, la protection de l'enfance prime donc sur le droit du séjour en France au regard notamment de la Convention internationale des droits de l'enfant du 20 novembre 1989, ratifiée par la France le 7 août 19903(*).

La mise à l'abri doit être immédiate, et même la rétention provisoire à la frontière est en principe prohibée.

Pour autant, l'écart qui peut exister entre le nombre d'étrangers qui se déclarent MNA et la réalité des faits démontre un détournement du système très protecteur de l'ASE.

Comme l'a notamment démontré le rapport d'information du Sénat n° 854 (2020-2021), du 29 septembre 2021, 90 % des jeunes migrants se déclarent mineurs, alors qu'en réalité près de 70 % sont évalués majeurs, car ils savent que notre politique des mineurs est très protectrice4(*).

Il convient aujourd'hui de considérer que, face à l'ampleur du phénomène, le prisme migratoire et du droit au séjour doit primer.

En effet, le phénomène des MNA est de nature fondamentalement migratoire, indissociable de problématiques de maintien de l'ordre public. Il déséquilibre désormais dangereusement le fonctionnement de l'ASE, qui ne dispose pas de compétences et de moyens adaptés, en particulier pour faire face à des circonstances exceptionnelles (réquisitions par exemple).

C'est pourquoi, comme le souhaite l'association « les Départements de France » (résolution du 11 octobre 2023), nous devrions créer un statut tiers de « jeune migrant » conduisant l'État à prendre en charge sa responsabilité et à assumer le coût de la mise à l'abri des personnes étrangères se déclarant mineures, sans présomption de minorité, raison qui conduit aujourd'hui automatiquement à les placer sous la responsabilité des présidents de départements.

Avec ce dispositif, les « jeunes migrants » deviendraient « mineurs non accompagnés » dès lors qu'ils ont été évalués mineurs (et de façon incontestable) par les départements (une fois les recours épuisés et après avoir obtenu toutes les réponses nécessaires auprès des pays d'origine notamment). Dans ce cas ils seront protégés au titre de l'ASE (article 1er).

Pour autant, nous devons également envisager un dispositif « donnant-donnant » avec les pays d'origine, à l'image du dispositif voté en Commission des lois du Sénat à l'occasion de l'examen en première lecture du Projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration5(*) et adopté le 19 décembre 2023. En effet, l'article 47 prévoit des restrictions à la délivrance de visas et une conditionnalité de l'aide au développement envers les États peu coopératifs en matière migratoire.

C'est pourquoi, cette proposition de loi envisage que le visa de long séjour puisse être refusé au ressortissant d'un État délivrant un nombre particulièrement faible de laissez-passer consulaires, ne respectant pas un accord bilatéral ou multilatéral de gestion des flux migratoires ou ne coopérant pas avec la France dans le cadre des procédures judiciaires et administratives tendant à évaluer l'âge des ressortissants étrangers qui se déclarent mineurs et sont privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille (article 2).

Si nous n'agissons pas, nous prenons le risque d'avoir des présidents de départements qui seront prêts à se mettre en dehors de la loi car ils ne peuvent plus subir financièrement cette charge de plus en plus considérable, cela même au détriment des mineurs en danger.

Par exemple, après une première alerte en septembre 2023, le Département de l'Ain se voit dans l'incapacité de répondre à toutes ses obligations légales. Dès le 1er décembre 2023 et pour une période d'au moins trois mois, le président du département de l'Ain a décidé de suspendre l'accueil des « arrivées directes » de mineurs non accompagnés, en espérant toutefois continuer à faire face aux réorientations de la cellule nationale du ministère de la justice.

C'est pourquoi cette proposition de loi appelle à prendre la mesure du drame qui se joue dans une immense majorité de départements aujourd'hui au regard de cette situation humainement intenable.

* 1 https://www.vie-publique.fr/en-bref/290953-mineurs-etrangers-non-accompagnes-le-bilan-de-la-situation-en-2022#:~:text=Ces%20mineurs%20non%20accompagn%C3%A9s%20sont,2022%20(584%20en%202021).

* 2 Art. R. 221-11, I du code de l'action sociale et des familles.

* 3 Son article 2 prévoit notamment que « les États parties s'engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou autre de l'enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation »

* 4 Plus précisément, en 2019 sur 37.212 évaluations réalisées, seulement 12.237 jeunes étaient des mineurs. Par conséquent, 67 % n'étaient pas mineurs https://www.senat.fr/rap/r20-854/r20-854_mono.html#toc17

* 5 Considérant qu'il n'est pas tolérable que l'absence de coopération de certains États en matière de délivrance de laissez-passer consulaires n'emporte aucune conséquence, la commission a en effet inscrit explicitement dans la loi, la possibilité de moduler l'aide au développement qui leur est attribuée et de restreindre la délivrance de visas long-séjour à l'encontre de leurs ressortissants https://www.senat.fr/rap/l22-433/l22-43313.html#toc105.

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