EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« Qu'est-il donc arrivé à EDF ? Comment se fait-il qu'un tel bloc en apparence inébranlable et résilient à toutes perturbations, la reine des entreprises de service public, bien-aimée des Français, respectée des gaullistes et des communistes comme des libéraux, premier électricien nucléaire dans le monde, occupe aujourd'hui l'actualité des situations à problèmes ? »( Stoffaës, Christian)

Si les réponses à ces questions sont multiples, il n'en demeure pas moins que la libéralisation du secteur de l'électricité s'est clairement faite contre EDF et la mise en oeuvre de l'accès régulé au nucléaire historique (ARENH) par la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, dite loi NOME, en est une des illustrations.

Présentée à l'origine comme une solution compatible avec les exigences d'ouverture du marché de l'électricité imposées par la Direction Générale de la concurrence, en lieu et place du TARTAM (tarif réglementé et transitoire d'ajustement au marché) qui permettait aux entreprises électro-intensives d'accéder au nucléaire historique à un tarif plus proche des coûts de production1(*), ce dispositif fait obligation à EDF de céder un quart de sa production d'électricité nucléaire à ses concurrents.

Ainsi, l'opérateur historique se doit de vendre jusqu'à 120 terawatts-heures (TWh) par an de sa production d'origine nucléaire, à un tarif bloqué de 42 euros par mégawatt-heure (MWh), toute évolution de ce tarif restant soumise à l'acceptation préalable à la Commission européenne.

Il s'agissait, selon les promoteurs de cette solution, de conserver la possibilité, pour les consommateurs et les industriels, de bénéficier des « coûts avantageux » du parc nucléaire tout en favorisant l'émergence d'une concurrence voulue par Bruxelles. Concurrence, qui devait en contrepartie développer ses propres moyens de production.

Certes, la loi de 2010 a permis d'exclure du marché concurrentiel la fourniture de l'électricité d'origine nucléaire ; toutefois, comme le souligne les conclusions de la commission d'enquête sur la souveraineté énergétique de la France, la rente du nucléaire ne devait pas être transférée d'EDF vers ses concurrents, mais bien vers les consommateurs français. De même, les coûts de l'entreprise publique devaient être intégralement couverts par la méthode de calcul du prix de l'ARENH. Or ce mécanisme asymétrique n'a pas eu les effets escomptés.

Après 10 années, le bilan est accablant. Non seulement les fournisseurs alternatifs n'ont développé quasiment aucun moyen de production, mais l'ARENH est devenu un outil spéculatif en faveur des tradeurs qui a affaiblit l'opérateur historique et entrainé la hausse du tarif réglementé de vente de l'électricité.

1/ L'ARENH, un gouffre financier pour EDF

Il est aujourd'hui impossible de nier que l'ARENH a joué un rôle dans la dégradation de la situation financière d'EDF. S'il est difficile d'estimer précisément son coût, la Cour des comptes indiquait dans un rapport publié le 5 juillet 2022 que ce mécanisme a généré une perte de recettes pour le secteur nucléaire d'environ 7 milliards d'euros entre 2011 et 2021

Or, loin de remettre en cause ce dispositif qui pèse sur les capacités d'investissement d'EDF, le gouvernement l'a encore élargi dans le cadre de la mise en place du « bouclier tarifaire ».

Au cours de l'année 2022, dans un contexte où la production nucléaire était en forte baisse - passant de 380 TWh en 2019 à 280 TWh en 2022 - la décision d'un relèvement du plafond d'ARENH de 100TWh à 120TWh a contraint EDF à acheter au prix de marché (qui ont pu atteindre jusque 1000 euros/Mwh) l'électricité nécessaire, tant pour satisfaire ses propres clients que pour répondre à la demande ARENH de ses concurrents, qui ont quant à eux continué à faire des bénéfices (notamment, Total Energie a amassé quelque 19 milliards d'euros de bénéfices en 2022).

Cette situation a conduit à une aggravation sans précédent de la situation financière d'EDF, la conduisant à déposer un recours contentieux auprès du Conseil d'État, et une demande indemnitaire auprès de l'état, pour obtenir compensation de ses pertes alors estimées à 8,34 milliards d'euros.

En tout, cette décision de relèvement du plafond de l'ARENH pourrait coûter à EDF jusqu'à 10 milliards d'euros alors que, comme le souligne la mission flash du Sénat de juin 2023 sur la fraude à l'ARENH2(*), aucun contrôle n'a été effectué sur les prix ni sur les pratiques des concurrents alimentés par ces nouveaux volumes.

Enfin, il faut noter que le coût de production du nucléaire historique varie autour de 48 euros par MWh, voire 53 euros par MWh selon différentes sources. Or le décret permettant l'évolution du tarif de l'ARENH n'a jamais été publié, figeant ce dernier 42 euros, ce qui ne permet pas à EDF de financer le prolongement des centrales et ses nouveaux investissements.

2/ L'ARENH, un mécanisme asymétrique et spéculatif

Comme le souligne la CRE, l'asymétrie du dispositif, c'est-à-dire la possibilité de laisser le choix aux fournisseurs alternatifs de demander des volumes d'ARENH lorsque les prix de marché sont élevés, et de ne pas en demander lorsque les prix de marché sont inférieurs au prix des volumes d'ARENH, est une faiblesse qui a été préjudiciable à EDF ».

En effet, si EDF est obligée de vendre à ses concurrents 100 à 120 TWh à 42€/MWh, ces derniers ne sont pas obligés de l'acheter à ce prix. De ce fait, l'ARENH peut être assimilé à une option gratuite.

Lorsque les prix de l'électricité sur les marchés de gros sont élevés, les fournisseurs alternatifs sollicitent davantage d'ARENH et la satisfaction de ces demandes a contraint EDF à racheter sur les marchés suffisamment d'électricité pour pouvoir honorer ses obligations, ce qui a entraîné des surcoûts significatifs pour l'entreprise publique. En revanche, lorsque les prix sur le marché sont bas, les fournisseurs se détournent de l'ARENH et EDF s'en retrouve pénalisée.

Dit autrement, alors que le prix de marché est régulièrement descendu en dessous de l'ARENH à partir de 2016, les fournisseurs concurrents d'EDF, les clients industriels et les traders du marché ont pu s'approvisionner sur le marché quand le prix était en dessous de l'ARENH et même, fin 2016, aller jusqu'à revendre de l'électricité sur le marché, quand le prix était au-dessus de l'ARENH, tout en se réapprovisionnant au tarif de l'ARENH réalisant au passage d'importants profits.

Ce mécanisme concurrentiel est ainsi devenu au fil des ans un instrument financier visant à alimenter les superprofits des grands groupes énergétiques privés au détriment de notre outil public et du service rendu aux usagers. Ce caractère asymétrique de l'ARENH est une véritable aberration.

3/ L'ARENH et hausse du TRVE

La mise en place de l'ARENH et la modification de la méthode de calcul des TRVE reflètent un autre phénomène de la libéralisation qui ne s'est pas limité à la recomposition des anciens monopoles publics EDF et GDF, de leurs missions ou à l'entrée de nouveaux fournisseurs, et qui bouleverse de plein fouet la façon dont la valeur de l'électricité est établie : le remplacement des tarifs fixés par l'État par des prix définis par le marché.

Il existe une différence fondamentale entre le tarif et le prix : alors que le tarif est fixé par une décision politique ou administrative, en rapport avec une évaluation des coûts et de la poursuite d'intérêt général, la formation d'un prix est le résultat non contrôlé et incertain du mécanisme de marché qui se dissocie des coûts de production voire de la rationalité économique.

Ainsi depuis la loi « NOME », « il ne s'agit plus de faire bénéficier le consommateur final des coûts de production d'EDF, en vue de contenir les prix, mais de permettre aux concurrents de proposer des offres au moins aussi attractives que les offres au TRV » (Marie Lamoureux, Droit de l'énergie)

Comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport de juillet 2022, « depuis 2019, et pour les années suivantes, le mode de calcul des TRV a été adapté par la CRE pour tenir compte de l'atteinte du plafond au guichet de l'ARENH (demandes d'ARENH supérieures à 100 TWh) et de l'écrêtement opéré sur les volumes d'ARENH demandés par les fournisseurs alternatifs ».

Il y a écrêtement ARENH lorsque la totalité de la demande des fournisseurs alternatifs dépasse le volume disponible de 100 TWh. Cette situation a eu lieu pour la première fois en 2018. Lorsqu'une situation d'écrêtement se présente, ayant reçu moins de volumes d'ARENH qu'ils n'en avaient demandé, les fournisseurs ont dû acheter de l'électricité sur le marché de gros pour continuer à satisfaire leurs clients, ce qui a rendu leurs offres moins compétitives que le tarif réglementé. Toutefois, pour faire en sorte que ces opérateurs puissent concurrencer les TRVE et donc EDF, la CRE a répercuté un écrêtement de la composante ARENH dans les TRVE, selon une méthodologie publiée dans une délibération du 11 janvier 2018. (« L'écrêtement de l'ARENH se traduit par une diminution de la part du TRV fondée sur le prix fixe de l'ARENH. Mais l'exposition du TRV à la volatilité des prix de marché a été accrue par le choix fait par la CRE de valoriser la part écrêtée de la composante ARENH, au sein du TRV, en fonction des prix de marché moyennés sur le seul mois de décembre précédent l'année de consommation plutôt que sur 24 mois » Rapport de la Cour des comptes 2022.)

Ce volume écrêté, pesant pour environ 25% du volume dans le TRVE, a ainsi été valorisé en 2021 à 257 €/MWh, expliquant une grande partie de la hausse du TRVE avant bouclier tarifaire au nom du maintien d'une concurrence factice.

Ainsi comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport de 2022, « l'atteinte du plafond de l'ARENH et les modalités de prise en compte de l'écrêtement des demandes d'ARENH dans le calcul des TRV ont fortement accru ces dernières années l'exposition des bénéficiaires des TRVE aux hausses des prix du marché de gros. La valorisation de cet écrêtement sur une période restreinte de cotation a ainsi lourdement compromis la stabilité des TRV (...). Ce résultat appelle à court terme à revoir la méthodologie de calcul utilisée jusqu'à présent pour la composante écrêtée de l'ARENH, afin que les TRVE retrouvent un degré de stabilité suffisant » c'est pourquoi en sus de la suppression de l'ARENH, nous proposons une modification de la méthode de calcul du TRVE. La restauration de tarifs réglementés de l'électricité assis sur une méthode de calcul plus juste et fondés sur les coûts réels de production, transport et commercialisation est essentielle.

4/ Fraude à l'ARENH

Plus encore, les usagers et usagères se sont trouvés confrontés à une multiplication des pratiques commerciales trompeuses et abusives, et le nombre de saisines du Médiateur national de l'énergie est en constante augmentation.

Comme le souligne la mission flash sur la fraude à l'ARENH, « les pratiques frauduleuses peuvent être de deux ordres. D'une part, un fournisseur peut augmenter artificiellement sa demande totale d'ARENH, ce qui a pour conséquence d'augmenter le taux d'écrêtement du dispositif, et donc l'exposition de l'ensemble des consommateurs français aux prix de gros de l'électricité. D'autre part, un fournisseur peut augmenter le nombre de clients sur la période de calcul des droits à l'ARENH puis les minimiser - par exemple en appliquant de fortes hausses tarifaires - pour revendre ses droits sur le marché de gros de l'électricité, ce qui a pour effet de priver ses propres consommateurs du bénéfice de ces droits. »

Durant la crise de l'énergie, le mécanisme de l'ARENH s'est ainsi trouvé au coeur de circuits frauduleux mis en place pour tirer profit de l'inflation record constatée sur les marchés et ce, dès le guichet infra-annuel 2022, dont la demande accréditée s'est élevée à un niveau anormalement haut.

Située à 160 TWh pour l'exercice 2022, contre 140 en moyenne, celle-ci reflète une stratégie d'anticipation savamment établie par les fournisseurs alternatifs dès les premiers signes de l'inflation sur les prix de l'énergie. Avant-même le déclenchement de la guerre en Ukraine, les prix sur les marchés de gros avaient déjà commencé à augmenter, du fait de la reprise économique mondiale post-Covid et des tensions sur l'approvisionnement provoquées par cette dernière.

Dans un contexte de maintenance du parc nucléaire français, dont la moitié des réacteurs était à l'arrêt, le constat était évident ; l'électricité allait se vendre plus cher durant l'hiver, et il y avait un coup à jouer.

Ainsi, certains fournisseurs alternatifs, conscients des bénéfices à réaliser, ont délibérément surévalué leurs besoins en électricité pour l'année 2022. La méthode est sans scrupules ; il s'agissait pour ces derniers de maximiser leur portefeuille de clients sur la période d'avril à octobre, qui sert de base d'analyse à la CRE pour octroyer les volumes demandés.

Ce système encourage ainsi certains fournisseurs alternatifs à faire en sorte d'avoir le plus de clients possibles durant l'été, pour obtenir un quota d'ARENH avantageux ; puis, une fois l'automne arrivée, à dissuader ces clients de rester pour ne pas écouler l'intégralité du quota.

Cette technique leur permet alors de revendre au prix du marché la part du quota qu'ils n'ont pas écoulée et qu'ils ont obtenue à 42e/MWh. Dans un contexte où les prix ont oscillé entre 300 et 1000 euros le MWh durant des mois, la manoeuvre est loin d'être anodine.

Ces pratiques ne se résument pas à quelques cas isolés, et de nombreux usagers et usagères ont ainsi subi les conséquences de ces pratiques frauduleuses. En pleine crise énergétique, qui a exposé les consommateurs finals à une inflation sans précédent, un véritable système de trading s'est ainsi mis en place sur la base du mécanisme de l'ARENH, dont le relèvement du plafond à 120 TWh devait pourtant servir à contenir l'inflation vécue par les consommateurs finals.

Profitant des dysfonctionnements du marché européen de l'électricité et de l'augmentation du volume ARENH, certains fournisseurs (72 fournisseurs sur 100 ont abusé de l'ARENH, selon les contrôles effectués par la Commission de régulation de l'énergie) ont ainsi exagéré leurs besoins, ce qui aurait eu pour effet de faire augmenter les TRVE de 16 % en 2022 et de 5 % supplémentaires en 2023.

Au terme de multiples enquêtes diligentées sur les pratiques de plusieurs fournisseurs alternatifs, la CRE, dans le cadre de son dispositif de contrôle a posteriori, a pénalisé 58 fournisseurs alternatifs qui seront redevables du CP1 - un mécanisme tendant à régulariser les demandes effectuées au guichet ARENH pour une base prévisionnelle en neutralisant le bénéfice théorique réalisé par le fournisseur en cas de demande excédentaire par rapport à ses droits - à hauteur de 1,6 milliard d'euros.

Pour ce qui concerne le CP2, un mécanisme visant à pénaliser les demandes excessives des fournisseurs alternatifs au guichet ARENH - c'est-à-dire les demandes dépassant la marge de tolérance pour une simple erreur de prévision - ce sont 14 opérateurs qui ont été pénalisés, pour un montant de 21,9 millions d'euros.

Mais là encore, le mécanisme de l'ARENH s'avère très profitable aux fournisseurs alternatifs. S'il est de notoriété que les montants versés au titre du CP2 reviennent à l'État, par un versement des recettes à EDF suivies d'une déduction de la compensation de ses charges de service public de l'énergie, il ressort toutefois des auditions menées par la mission d'information du Sénat que l'affectation du produit issu du CP1 est moins évidente.

En effet, celui-ci étant réparti entre les fournisseurs alternatifs au prorata de la perte causée à chacun, il semble possible, dans ce système, que des acteurs ayant bénéficié du CP1 aient pu eux-mêmes se rendre coupables des abus sanctionnés par le CP2. Ce système de sanctions, appliqué par la CRE pour la première fois en 2023, ne corrige ainsi pas les torts causés aux consommateurs finals ; pire encore, il crée un circuit dans lequel des opérateurs coupables d'abus reçoivent, une fois de plus, une indemnisation.

Le constat est sans appel, plus personne n'est en mesure de se satisfaire d'un mécanisme qui ruine méthodiquement l'entreprise historique, contrainte de vendre à bas prix une part croissante de sa production pour favoriser ses concurrents et qui entraîne une augmentation vertigineuse des TRVE.

C'est pourquoi cette proposition de loi propose de supprimer ce mécanisme (article1), de conforter un tarif de vente de l'électricité dont la méthode de calcul permettra sa stabilité (article 2) et de l'étendre à tous les consommateurs (article 3).

* 1 En effet, à partir de 2003, les prix de l'électricité connaissent une hausse décorrélée des couts de production et une hausse inattendue et continue des prix qui poussera les industriels en particulier les « électro-intensifs » (industrie de l'aluminium, papetiers...), à revendiquer un retour au fonctionnement administré et d'une tarification.

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