EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

« J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. » Beaucoup de jeunes gens se retrouvent aujourd'hui dans les mots de Paul Nizan1(*). Mais plutôt que l'amour ou les idées, ce sont aujourd'hui l'inflation et l'absence de réponse proportionnée à leur précarité qui les « menacent de ruine », dès le commencement de leur vie adulte.

En dégradation continue depuis quinze ans, les conditions de vie des étudiant.e.s ont atteint après le Covid un niveau très inquiétant : 46 % d'entre eux avouent désormais sauter des repas pour des raisons financières - « contre » 29 % de la population globale, 40 % ont renoncé à se chauffer l'hiver dernier2(*). Également, un quart des étudiantes annoncent renoncer à des protections hygiéniques, un tiers des étudiantes précaires3(*). Nombre d'entre eux renoncent à des soins, à des activités culturelles ou sportives. Ces données convergent avec celles publiées par l'Observatoire de la vie étudiante. Cette situation a un impact sur leur réussite mais aussi sur la santé physique et mentale des étudiant.e.s. Aujourd'hui, la précarité étudiante dépasse largement le cas des seuls étudiant.e.s boursier.e.s et touche tous les enfants des classes moyennes, sachant que les enfants d'ouvriers ne représentent que 10 % des effectifs à l'Université.

Dès le 6 juillet 2021, le rapport de la mission sénatoriale « Accompagnement des étudiants : une priorité et un enjeu d'avenir pour L'État et les collectivités4(*) » soulignait, avant même la dégradation intervenue dans le contexte inflationniste5(*), la fragilité du financement de la vie étudiante. Selon ce rapport, les ressources mensuelles moyennes des étudiants s'élèveraient à 919 euros, composées d'aides familiales (42 %), de revenus d'activité (25 %) et d'aides publiques (23 %). Pour la majorité d'entre eux s'acquittant d'un loyer (57 %), le logement constitue le premier poste de dépenses (484 euros en moyenne), le nombre de places en cités universitaires couvrant seulement 7 % des besoins, avec de fortes disparités nationales. Les communes, les métropoles et les départements sont les premiers témoins des difficultés des jeunes à se loger et à se déplacer, et du sous-investissement de l'État dans les logements universitaires : elles multiplient dorénavant des aides locales pour pallier les limites de la solidarité nationale6(*).

C'est ainsi que, face au constat d'un taux de 22,6% des moins de 30 ans vivant sous le seuil de pauvreté dans le Grand Lyon, la Métropole expérimente un « revenu solidarité jeunes »7(*). En Loire Atlantique, c'est le département qui pallie les limites du soutien étatique, avec l'expérimentation d'un Revenu jeunes8(*), dont le bilan après un an d'exercice illustre la nécessité de lier aide à la jeunesse et études ou apprentissage : neuf jeunes aidés sur dix y avaient un niveau inférieur ou égal au baccalauréat. Les collectivités se mobilisent donc dores et déjà pour répondre à la détresse de la jeunesse, en l'absence d'une réponse forte de l'État.

La dégradation des conditions de vie des étudiant.e.s découle de la dégradation de celles de leurs parents, donc de l'accroissement des inégalités sociales en France. Au global, l'aide familiale représente 42 % des ressources des étudiant.e.s, devant les revenus du travail - 40 % sont contraintes d'exercer une activité professionnelle en parallèle de leurs études.

Le système de bourses de l'enseignement supérieur, à bout de souffle, ne garantit plus l'effectivité du principe de l'égalité d'accès aux études supérieures. Il ne permet pas d'atténuer les inégalités d'origine, et encore moins de les réduire, a fortiori pour les étudiant.es précaires non boursier.e.s. Une récente note du Ministère de l'enseignement supérieur portant sur les bacheliers de 2014 montre que les étudiants précaires non boursiers sont ainsi davantage orientés vers les filières courtes, et que ceux qui arrivent à poursuivre leurs études obtiennent, en moyenne, un niveau de diplôme moins élevé que les autres9(*) : « Les précaires boursiers ont cependant eu de meilleurs résultats que les autres étudiants précaires : 29 % d'entre eux ont obtenu un diplôme de niveau bac + 5, contre 23 % des précaires non boursiers et 35 % de l'ensemble des bacheliers 2014 » selon cette note. La dégradation de la situation économique des ménages intervenue depuis le Covid devrait amplifier la tendance pour les générations suivantes de bacheliers.

Les réformes ponctuelles ont permis la création d'une dixième mensualité de bourse en 2011, de revoir les barèmes, puis enfin, pour la première fois cette année universitaire 2023-2024, le versement de mensualités estivales réservées à quelques-uns. Ces réformes restent en dessous des attentes de la population étudiante.

Dans ce contexte économique difficile pour les familles, l'apprentissage est en plein essor, avec la promesse d'études rémunérées : il concerne 837 000 apprenti.e.s en 2022, contre 321 000 en 2018. Pourtant, les jeunes qui choisissent des voies professionnelles sont également impactés par le contexte inflationniste, le coût de leurs déplacements pendulaires, l'augmentation du prix des loyers10(*). Leur grille de rémunération ne garantit pas leur autonomie financière, malgré leur engagement professionnel précoce : celle-ci commence à 27 % du salaire minimum d'insertion, soit 373 euros nets mensuels.

Une réforme structurelle s'impose. En juillet dernier, un rapport de l'Inspection générale de l'Éducation du Sport et de la Recherche rattachée au Ministère de l'Enseignement supérieur envisage également une « réorganisation du réseau des oeuvres et la mise en place d'une allocation étudiante dans le cadre de la « solidarité à la source »11(*).

La solidarité nationale doit prendre le relais de la solidarité familiale qui s'épuise et perpétue ces inégalités. Aider les étudiant.e.s, les apprenti.e.s, c'est aussi aider leurs familles en difficulté.

Cette proposition de loi vise donc à instaurer une allocation autonomie, sans condition de ressources, s'inspirant de nombreuses recommandations en ce sens : après les revendications de syndicats étudiants12(*), celle de l'économiste Philippe Aghion en mars 2022, et désormais celle de présidentes et présidents d'universités le 19 septembre dernier.

Comme ces derniers le soulignent dans une tribune parue dans Le Monde13(*), une forme d' « allocation autonomie » existe déjà en droit français pour les étudiant.e.s des écoles normales et de Polytechnique, où les enfants d'ouvriers ne représentent que 2 % des effectifs. Il convient d'achever la démocratisation de l'accès aux études supérieures et d'étendre ce dispositif à l'ensemble des formations de l'enseignement supérieur. D'autres États européens, comme le Danemark, ont déjà mis en place ce genre d'allocation à destination de sa jeunesse.

Le I de l'article unique de la proposition de loi remplace le système de bourses, prévu à l'article L. 821-1 du code de l'éducation par une allocation autonomie dont le montant est établi à l'échelon maximal de rémunération d'un apprenti de moins de 25 ans, soit 78 % du salaire minimum de croissance, soit environ 1 092 euros net, indexés sur l'inflation14(*). Pour les étudiant.e.s, l'allocation est intégralement versée par l'État via les oeuvres universitaires. Pour les apprenti.e.s, un solde complète leur rémunération nette par les entreprises afin qu'ils bénéficient du même montant d'allocation au cours de leur formation, ce dès leur seizième année, par la création d'un nouvel article L.531-4 du même code.

Les conditions pour en bénéficier : être âgé de 18 à 25 ans -16 à 25 ans pour les apprenti.e.s- être inscrit dans une formation professionnelle ou un cursus de l'enseignement supérieur, être en situation d'autonomie fiscale et financière effective vis-à-vis de ses parents, sauf nécessité extrême, et se consacrer totalement à ses études, donc ne pas être lié par un contrat de travail. Dans son rapport de 2021 déjà cité, la mission sénatoriale soulignait le risque de concurrence entre travail et étude, pénalisant aujourd'hui 8 % des étudiant.e.s. Pour les enfants issus de familles modestes, dans ces cas-là, une aide exceptionnelle ponctuelle continuera à être assurée par les CROUS, sur conditions de ressources15(*).

L'assiduité est la seule forme d'engagement demandée à l'étudiant. Le dispositif du « régime spécial d'études » est pris en compte : il permet des aménagements pour concilier le déroulement des études à des besoins spécifiques et adapter les temps d'études aux certaines contraintes de santé, familiales, etc.

Le II de l'article unique de cette proposition de loi est le gage financier du texte. Pour une réforme structurelle de cette envergure, la dimension financière n'est pas négligeable. Les estimations de son coût, qui dépend du montant de l'allocation envisagée et du périmètre des bénéficiaires (conditions d'âge, de parcours universitaires, etc.), varient de 6,5 milliards d'euros selon les projections de Philippe Aghion en mars 202216(*), à 34 milliards d'euros selon l'UNEF.

Côté financement, la réforme ici proposée permettrait de rendre plus visibles et lisibles les nombreux dispositifs dirigés vers la jeunesse, donc de les rendre plus efficaces, en ciblant directement étudiant.e.s et apprenti.e.s, plutôt que leurs parents ou les entreprises et les centres de formation des apprentis. Selon le sociologue Tom Chevalier : « Plus les États reconnaissent le statut d'adulte des jeunes, plus les jeunes ont confiance dans les institutions. Les jeunes Danois disent qu'ils sont en pleine confiance avec l'État. En France, on dépense beaucoup d'argent pour eux, mais cela demeure invisible puisque cet argent passe par les familles. Quand il est versé directement dans la poche des jeunes, ça devient visible, ils savent que l'État fait quelque chose pour eux.17(*) »

Le rapport parlementaire conduit dans le cadre de l'examen de cette proposition de loi pourrait permettre d'évaluer précisément les sources de financement possibles, dès lors que cette allocation se substituerait à l'ensemble des aides et des dépenses fiscales existantes. On peut d'ores et déjà citer les aides au logement (15,8 milliards d'euros dans la loi de finances pour 2023), dont l'efficacité est régulièrement contestée : une partie pourrait être fondue dans l'allocation universelle autonomie d'études. Autre politique présentée comme une politique de soutien à la jeunesse, la prise en charge des contrats d'apprentissage par l'État, créditée aux entreprises et aux centres de formations d'apprentis plutôt qu'aux apprenti.e.s eux-mêmes, représente désormais 10,3 milliards d'euros en 2023. Un rapport de l'Inspection générale des finances et de l'Inspection générale des affaires sociales publié en juillet 2023 montre justement les limites de ce système « inflationniste et éclaté », « non soutenable » caractérisé par un « surfinancement manifeste 18(*)». Il convient donc d'envisager rapidement sa refonte dans l'allocation universelle d'autonomie d'études, qui englobe également les apprenti.e.s. Enfin, plusieurs dépenses fiscales pourraient contribuer substantiellement au financement de l'allocation : la disparition de la demi-part de quotient familial par jeune majeur rattaché au foyer fiscal de ses parents permettrait de financer l'allocation à hauteur de plusieurs milliards d'euros19(*), mais également la réduction d'impôt pour les enfants scolarisés dans le supérieur (183 euros par enfant étudiant - qui représentait un coût de 195 millions d'euros en 2021), ou la déduction d'impôt pour pension alimentaire versée à un enfant majeur20(*).

S'y ajouteraient également les crédits du programme 231 « vie étudiante » (3,1 milliards en 2023), finançant le système actuel de bourses, ainsi que le produit de la Contribution à la vie étudiante et de campus (177 millions d'euros en 2023, seulement partiellement reversés aux réseaux de CROUS).

Un remplacement du système de bourse par une allocation universelle autonomie d'études aurait enfin des effets de second rang sur le chômage des jeunes et son indemnisation (3,5 milliards en 201321(*)), qu'il faut déduire du coût global du dispositif.

L'ensemble des dispositifs existant cités s'approche du coût estimé par l'UNEF, l'estimation la plus haute. Dans l'attente d'un chiffrage plus précis au moment de l'élaboration du rapport, un « gage tabac » classique est donc prévu au II.

* 1 P. Nizan, Aden Arabie, 1931

* 2 Selon l'enquête réalisée par l'association étudiante COP1 https://www.sudouest.fr/economie/inflation/precarite-et-inflation-pres-d-un-etudiant-sur-deux-a-deja-renonce-a-un-repas-par-manque-d-argent-16617575.php

* 3  https://www.maire-info.com/la-lutte-contre-la-precarite-etudiante-reste-une-priorite-du-gouvernement-malgre-des-mesures-jugees-insuffisantes--article2-27819

* 4 https://www.senat.fr/rap/r20-742/r20-742.html

* 5 Voir l'enquête de l'IFOP sur l'impact de l'inflation sur la précarité étudiante, septembre 2023 https://www.ifop.com/publication/inflation-et-precarite-quelle-realite-pour-les-etudiants-en-france/

* 6 Aides sur critères sociaux pour les étudiant.e.s en formations médicales, aides à la mobilité internationale, aides aux transports, participations à la construction de logements étudiants...

* 7 https://www.grandlyon.com/services/revenu-solidarite-jeunes

* 8 https://www.loire-atlantique.fr/44/tout-savoir-sur-/avec-le-revenu-jeunes-le-departement-aide-les-18-25-ans-a-sortir-de-la-precarite/c_1384510

* 9  https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2023-07/ni-sies-2023-06-28739.pdf

* 10 Voir les revendications de l'Association nationale des apprentis de France pour les dernières élections présidentielles : https://drive.google.com/file/d/1jYCTpEK2ulS7vmcGW83k-NmyvFmCkbHw/view

* 11 Voir l'annexe 4 page 51 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2023-07/rapport-igesr-22-23-002b-28831.pdf

* 12  https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/pour-une-allocation-dautonomie-pour-les-etudiants-maintenant-20210209_W6CLKNR2PBDOXLVR3ETXUD7HK4/

* 13 https://www.lemonde.fr/education/article/2023/09/19/nous-presidentes-et-presidents-d-universite-appelons-a-la-mise-en-place-d-une-allocation-d-etudes-pour-tous-les-etudiants_6189959_1473685.html

* 14 Voir l'article D. 6222-26 du code du travail https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000038033238

* 15 https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1024

* 16 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/25/un-revenu-universel-de-formation-serait-de-nature-a-promouvoir-l-autonomie-des-jeunes_6119130_3232.html

* 17 https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2019-1-page-13.htm

* 18  https://www.igf.finances.gouv.fr/files/live/sites/igf/files/contributed/IGF%20internet/2.RapportsPublics/2023/2023-M-032-02_Rapport_Financement_CFA.pdf

* 19 Depuis 1998 le quotient familial est considéré comme le mode de calcul normal de l'impôt sur le revenu et donc retiré de la liste des dépenses fiscales. En conséquence, son coût n'apparaît plus dans le document annexé à la loi de finances annuelle dit « Évaluations des voies et moyens » et son Tome 2 consacré aux dépenses fiscales. Selon la DREES, le quotient familial représentait 12,8 milliards d'euros en 2017 : https://www.hcfea.fr/IMG/pdf/l_evolution_des_depenses_sociales_et_fiscales.pdf . En 2013, la demi part pour les jeunes majeurs était estimée à 1,83 milliards d'euros selon des micro-simulations : https://www.hcfea.fr/IMG/pdf/F3_Fiche_Le_lien_fiscal_entre_les_jeunes_adultes_et_leurs_parents_v2016_04_12.pdf

* 20 Voir Première Partie, III. B. 1) c) du rapport sénatorial déjà cité : https://www.senat.fr/rap/r20-742/r20-742.html

* 21  https://www.hcfea.fr/IMG/pdf/F3_Fiche_Le_lien_fiscal_entre_les_jeunes_adultes_et_leurs_parents_v2016_04_12.pdf